L'armée des princes en Champagne. Incendie de Voncq. Misère et retraite. Combat de Buzancy et de Sy. Représailles des paysans. Exécution des prisonniers. Episodes de la déroute. Invectives contre le roi de Prusse et Brunswick. Ce que devient l'armée. Mépris qu'elle inspire aux alliés. Ordonnance de l'empereur. Le landgrave de Hesse expulse les émigrés. Réponse des conseillers des princes à Bischoffswerder.Les princes français qui commandaient avec le maréchal de Castries la petite armée des émigrés, avaient, après la canonnade de Valmy, établi leur quartier général à Somme-Suippes. Le corps de bataille prit ses campements à Somme-Tourbe. L'avant-garde bivouaqua, d'abord à Saint-Remy, puis à La Croix-en-Champagne, enfin à Suippes. Elle était chargée d'observer les routes de Châlons et de Reims ; de tenir en respect les troupes que d'Harville rassemblait à Aubérive, et de couvrir les derrières de l'armée prussienne. Elle eut, dit Minutoli, quelques escarmouches insignifiantes, et ce fut le seul profit qu'on tira des émigrés dans cette campagne[1]. Un détachement était demeuré à Vouziers. Il incendia Voncq. Ce village, dont la population comptait alors onze cents âmes, est situé à deux lieues de Vouziers, sur une hauteur qui domine la vallée de l'Aisne. Le 24 septembre, des émigrés sommèrent les habitants de Voncq de leur fournir du pain et du fourrage. Les officiers municipaux répondirent que la loi leur défendait d'obéir aux ennemis de la patrie. Les émigrés tirent dans la journée une seconde sommation et menacèrent le village d'une exécution militaire ; ils reçurent un nouveau refus. Dans l'après-midi, une troupe, composée de chevau-légers et de mousquetaires, marcha sur Voncq. La garde nationale, grossie de quelques habitants des communes voisines, résista quelque temps dans les vignes et sur le mamelon de la Cour-le-Comte. Mais la partie n'était pas égale ; il fallut se retirer après avoir tué un cavalier et blessé deux chevaux. Les émigrés envahirent le village. Deux cents maisons, sur trois cents, furent réduites en cendres. Les assaillants s'étaient portés aussitôt vers les habitations des principaux notables, du curé Peignier, du maire Robert, d'un autre Robert, député à la Convention. Ils défendirent aux paysans de faire sortir les chevaux des écuries. Ils empêchèrent une mère de sauver ses trois enfants qui périrent au milieu des flammes. La maison du conventionnel Robert était construite en pierres de tailles et ne brûlait pas assez vite ; ils forcèrent la vieille nourrice de la famille à porter de la paille dans le grenier. Dix-huit habitants de Voncq furent garrottés et emmenés à Vouziers[2]. Ces émigrés qui cantonnaient à Vouziers et dans les environs, passèrent la dernière semaine de septembre dans l'abondance et la sécurité. Leurs pompeux équipages, écrivait Fortair à Dumouriez[3], s'engagent dans les campagnes avec la plus faible escorte, et souvent sans être accompagnés ; ... la présence de ces franco-barbares désole le pays ; ... ces flibustiers envoient fourrager et font contribuer les municipalités. Il n'en était pas de même sur les bords de la Suippe. Les émigrés, mandait Sparre à Servan, sont nus et meurent de faim ; ils paient la livre de pain quinze francs[4]. Les lettres qu'ils envoyaient à leurs amis de Bruxelles et de Coblenz ne contenaient que de navrants détails. Depuis dix jours, disait le comte de Vauban, nous sommes sans tentes, sans équipages, sans vivres. On entendit le vicomte de Caraman s'écrier avec douleur : Dieu seul sait comment cela finira ! Erasme de Contades rapporte dans ses souvenirs que le temps était affreux ; la pluie, froide et continuelle ; nous couchions dans des granges à peine couvertes ; nous avions tous la dysenterie[5]. L'armée des émigrés reprit tristement le chemin de l'Argonne, à travers une boue blanche qui, selon le mot de Neuilly, prenait aux pieds comme de la poix[6]. Elle traversa Saint-Souplet, Sainte-Marie et cette morne plaine dans laquelle elle s'était égarée dix jours auparavant. Elle franchit de nouveau le défilé du Chesne-Populeux et regagna par Stenay, Marville, Longuyon et Cutry le Luxembourg autrichien[7]. Elle ne fut pas inquiétée, car elle filait derrière l'armée prussienne qui la couvrait contre toute attaque. Elle ne livra que deux petits combats, l'un près de Buzancy, l'autre au village de Sy. Elle se dirigeait sur Buzancy et marchait à la droite des Autrichiens de Clerfayt, lorsque Valence attaqua son arrière-garde. Les républicains prirent un guidon aux émigrés. Cet étendard appartenait à la 6e division des gardes du corps. Il fut porté en triomphe au château de Vouziers où les princes tenaient la veille leur grand couvert et où Dumouriez venait de s'établir. On le suspendit à la fenêtre de la chambre qu'habitait le général, et quelques jours plus tard (12 octobre) un officier de l'armée des Ardennes l'offrait à la Convention. Sur la proposition de Vergniaud, l'assemblée décréta que ce signe de rébellion serait brûlé par la main du bourreau[8]. L'affaire de Sy consola les émigrés de ce léger échec. Des paysans auxquels s'étaient joints des soldats de la garnison de Sedan, les attendaient près de Stonne, à la sortie des Grandes-Armoises. Le marquis d'Autichamp, se mit à la tête de la gendarmerie et de l'escadron de Chamborant et de Lauzun ; il attaqua résolument les républicains qui s'enfuirent dans les bois ; quelques-uns furent sabrés, d'autres faits prisonniers. Le chevalier de La Porte, aide de camp d'Autichamp, périt dans ce combat. Un soldat, qu'il avait oublié de désarmer, lui lâcha par derrière un coup de fusil. De La Porte tomba mort sur la place. Mais l'adjudant major Du Fay le vengea aussitôt en tuant le meurtrier, et Autichamp fit brûler sans miséricorde cinq villages des environs. Plusieurs maisons n'avaient pu brûler ; Autichamp y renvoya la gendarmerie. Presque toute l'armée blâma cette cruauté. Les cendres parlent, disait Contades, et mille familles, réduites par vous à la mendicité, vont publier votre barbarie dans toute la France ; vous ne laisserez sur cette terre à laquelle nous venions rendre le bonheur et la paix, que des traces de sang et de dévastation ![9] Contades avait raison. L'incendie des villages de l'Ardenne acheva de rendre odieux le nom des émigrés. Vainement un grand nombre d'entre eux assuraient sur leur passage qu'ils ne feraient aucun mal aux populations. Vainement, pendant leur séjour à Vouziers, le 2 et le 3 octobre, ils avaient tout payé au poids de l'or[10]. Ils venaient de brûler Voncq et de saccager cinq autres bourgades florissantes. On ne parla plus des émigrés qu'avec horreur ; on se répéta qu'ils avaient rapporté de l'exil les plus cruels ressentiments ; on ne vit plus en eux que des tigres dévorants, altérés du sang de leurs concitoyens[11], et après avoir compté qu'ils seraient reçus avec des acclamations de joie, ils se retirèrent au milieu de l'exécration universelle. On les accusa d'avoir empoisonné les eaux du pays en jetant exprès dans les puits, les fontaines et les ruisseaux les cadavres de leurs chevaux. Les commissaires de la Convention dénoncèrent leur atrocité à la France entière ; cette armée royale, écrivaient-ils à l'assemblée dans une lettre qui fut publiée par les journaux, n'a laissé subsister dans les lieux qu'elle abandonnait, ni grains pour ensemencer les terres, ni chevaux pour les cultiver, ni bestiaux pour fournir à la nourriture des habitants[12]. Mais les paysans exercèrent de terribles représailles. Malheur aux émigrés qui s'écartaient du gros de la troupe ! Beaucoup d'entre eux, épuisés de fatigue, tombaient sur les routes sans pouvoir se défendre et se laissaient prendre comme des moutons. On les massacrait ou les envoyait à Reims. Les malheureux prétendaient, pour sauver leur vie, qu'ils avaient reconnu leur erreur, qu'ils venaient se rallier aux républicains. On ne les croyait pas ; c'est le refrain, disait Westermann, de tous ceux qui sont pris. Aux environs de Sedan, les gens du pays saisirent deux officiers bretons, les fusillèrent et jetèrent leurs cadavres dans un fossé, après s'être emparés de leurs montres et de leur argent. A Longwé, près de La Croix-aux-Bois, les habitants, armés de haches et de pioches, firent main basse sur les bagages des émigrés et vendirent à Vouziers deux voitures remplies de porte-manteaux ; Dumouriez leur donna la moitié de la prise, environ douze mille livres[13]. La cavalerie légère de Beurnonville et de Valence se joignait aux paysans. L'Ajax français, qui laissait échapper les Prussiens, s'acharnait à la poursuite des émigrés. Tous ses hussards, ses corsaires, comme il les nommait, avaient des montres et de l'or ; vous avez fait trêve de feu, disait-il à Dumouriez, mais je n'ai point cessé de courir sur le butin ; je vous recommande ces b... d'émigrés qui ont l'air de pendards et qui nous font tant de mal. Il ajoutait qu'il les enverrait à la guillotine et il se plaignait d'être moins favorisé que Valence qui avait le bon côté pour les captures. Neuf émigrés, pris aux avant-postes, furent menés à Paris, jugés par un conseil de guerre que présidait le général Berruyer, et guillotinés le 23 octobre sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Etre fait prisonnier, écrit Contades, était la chose la plus à craindre, et la pensée de périr à Paris sur un échafaud m'effrayait plus que mille trépas[14]. Les émigrés qui n'avaient pas suivi l'armée prussienne dans l'Argonne, connurent les mêmes misères et les mêmes angoisses. Ils avaient abandonné le siège de Thionville et campaient aux environs de Verdun. Ils croyaient les patriotes enfermés dans les défilés et sur le point de mettre bas les armes. Soudain arriva l'ordre de regagner la frontière. Las Cases et Chateaubriand servaient dans ce corps d'émigrés. Je sortis des rangs, raconte Las Cases[15], et opérai seul ma retraite, succombant sous la fatigue de trop longues marches dans la boue et sous des torrents de pluie, courbant sous un mousquet et tout un attirail qui n'était nuisible qu'à moi. La compagnie de Châteaubriand se débanda. Lui-même, affaibli par la dysenterie, livré au plus violent désespoir, voulut rester dans la terre labourée où il enfonçait jusqu'aux genoux, et y mourir ; ses compagnons durent l'arracher de cette boue et l'entraîner avec eux. On ne rencontrait, dit-il, que des caissons renversés, des affûts et des canons embourbés, des chariots renversés, des vivandières avec leurs enfants sur leur dos, des soldats expirants ou expirés. Il vit sur la grande route, aux portes d'Arlon, une file de voitures attelées ; les chevaux, les uns debout, les autres agenouillés, d'autres appuyés sur le nez, étaient morts, et leurs cadavres se tenaient raidis entre les brancards ; on eût dit des ombres d'une bataille bivouaquant au bord du Styx[16]. Avec l'armée des princes s'éloignaient pour un second exil les émigrés de Lorraine et de Champagne qui croyaient la Révolution terminée et n'avaient revu leur demeure que pour l'abandonner aussitôt. Un vieux chevalier de Saint-Louis, membre de l'Assemblée des notables en 1787, suivi d'un domestique qui portait un petit paquet au bout d'un bâton, quittait son hôtel de Verdun et se dirigeait à pied vers la frontière[17]. Une heure avant l'évacuation de la place, une jeune dame émigrée, sanglotant et se tordant les mains, entrait dans la chambre du lieutenant Minutoli et le conjurait de la sauver, elle, sa mère et son père, de la vengeance des républicains. L'officier ému de pitié, lui offrit son cheval ; mais la jeune femme n'avait pas de voiture et refusait d'abandonner ses parents. Après beaucoup d'efforts, Minutoli installa la famille dans un fourgon de bagages ; elle put quitter Verdun, dit-il dans ses Souvenirs, et je ne l'ai plus revue[18]. Mais onze émigrés, pris dans les chariots de l'ambulance par l'avant-garde de Kellermann, furent menés à Verdun, jetés en prison et le soir même exécutés, l'un après l'autre, sur une place de la ville, à la lueur des flambeaux. Un seul échappe, le plus jeune et le plus malade, Alexis de Villeneuve Laroche-Barnaud. On l'avait oublié au fond de son cachot. Mais un factionnaire l'entend gémir. Il entre : Vous avez de l'argent, donnez-le moi. Villeneuve lui remet trente-huit francs qui lui restaient. Au bout de quelques instants, le soldat reparaît ; il fait endosser au prisonnier une capote grise qu'il vient d'acheter ; il le prend sous le bras, le mène hors de la ville ; allez à Nancy, lui dit-il en le quittant, et engagez-vous dans un régiment de chasseurs[19]. La plupart des émigrés se trouvèrent réunis dans la petite ville d'Arlon, et ce fut là, rapporte l'un d'eux, que le courage abandonna tout le monde. Deux mois auparavant, on entrait en France avec joie ; on croyait revoir à la fin de l'automne la bruyère natale, et le grand bois, et le vieux colombier ; c'était pour tous un plaisir piquant de couper le bois et d'aller puiser l'eau, de laver son linge, de s'éveiller au son de la trompette et de s'entretenir de sa province autour d'un feu de bivouac[20]. Aujourd'hui il fallait fuir, se disperser dans le monde, recommencer la vie d'exil, et cette fois sans joyeuses illusions et sans espoir. La douleur et la consternation, raconte d'Argens[21], étaient peintes sur tous les visages ; les murmures, les plaintes les plus amères et les invectives éclatèrent contre le roi de Prusse et son général Brunswick. Déjà, pendant la campagne, les émigrés s'étaient plaints hautement d'être tenus en laisse et de marcher, comme des prisonniers, entre les colonnes des alliés. La retraite avait à peine commencé qu'ils se crurent trahis. Las Cases dit que le langage ne saurait rendre le ressentiment de ses compagnons contre les Prussiens[22]. La mésintelligence, rapporte Marcillac[23], avait éclaté à un tel degré qu'il eût été dangereux de rencontrer des troupes de cette puissance, les ordres des princes eussent été insuffisants pour empêcher une lutte à outrance. Frédéric-Guillaume, que les émigrés célébraient naguère comme l'Agamemnon moderne, n'était plus que l'opprobre des souverains[24]. Il avait promis eux chevaliers français de leur rendre leur patrie et leur roi ; et il leur imposait la retraite la plus déshonorante, il livrait la vie de Louis XVI sans défense à toute la fureur révolutionnaire ! On l'accusait d'avoir reçu des millions du parti jacobin. On prétendait qu'il était las de la guerre et pressé de retourner à Berlin pour y retrouver ses maîtresses et reprendre le cours de ses débauches[25]. Le généralissime était l'objet des mêmes injures et des mêmes soupçons outrageants. On ne l'appelait plus que le Brunswick. On déclarait que c'était un homme inepte et surfait, fort au-dessous de sa réputation militaire. Ah ! si ces pauvres Allemands avaient été conduits par un Français un peu leste ! Ils auraient mené les sans-culottes à coups de chiquenaude jusqu'à Paris ! Mais le duc s'était fié à la parole de ce petit tigre de Dumouriez qui l'avait trompé[26] ! On lui reprochait la distinction cruelle qu'il avait établie dans le cartel d'échange ; ne devait-il pas, selon toutes les lois de l'honneur, stipuler pour les émigrés comme pour les siens[27] ? On répétait qu'il s'était vendu parce qu'il croyait monter sur le trône de France. Quelle conduite étonnante que celle de M. de Brunswick, disait Breteuil, c'est un homme dans la boue ![28] Les mémoires de Contades[29] respirent encore la colère de l'émigration : On fuit sans s'être battus. Duc de Brunswick, vous avez laissé notre sang se glacer dans nos veines de froid, de misère et de honte. C'est à l'Europe entière que vous en répondrez. Vous avez tenu son sort entre vos mains ; votre retraite sans coup férir a ébranlé tous les trônes ! Tous maudissaient cette guerre si gaiement engagée et si tristement finie. Tous se demandaient ce qu'ils allaient devenir. Que de malheureux qui n'auraient bientôt plus de pain à manger ! Les neuf dixièmes d'entre eux seraient littéralement réduits à l'aumône. Déjà, de Verdun, quelques-uns imploraient le secours des plus riches. Je ne puis vous exprimer, écrivait Imard de Cancelade au comte d'Egmont, combien tout le monde est navré de la tournure qu'ont prise les choses ; nous ne savons, mon frère et moi, quel parti prendre ; jamais nous n'eûmes autant besoin de votre protection. Le jeune duc d'Harcourt mandait à son père qu'il était dans une position affreuse et comme dans une mer de désolation ; j'irai, ajoutait-il, vous joindre à Aix-la-Chapelle où nous chercherons à prendre les moyens les plus économiques pour passer notre hiver avec le peu qui nous reste. Des scènes déchirantes eurent lieu au camp d'Arlon lorsque les princes donnèrent l'ordre maladroit d'accorder des congés à quiconque voudrait se retirer. Les uns rentrèrent en France en disant qu'ils aimaient autant être massacrés que de mourir de faim. Les autres jetèrent leur uniforme ou, dans leur rage le mirent en pièces et, revêtus de la blouse du paysan, repassèrent la frontière pour gagner, à travers mille dangers, la Vendée et la Bretagne. D'autres, reniant leur foi monarchique, s'engagèrent sous un faux nom dans les armées de la république victorieuse. Plusieurs se brûlèrent la cervelle. Le reste reflua sur Liège où, sur l'ordre de la cour de Vienne, les débris de l'armée des princes devaient prendre leurs quartiers d'hiver[30]. Mais plus que jamais les émigrés étaient méprisés et haïs
de leurs alliés. Minutoli assure que l'armée prussienne les détestait parce
qu'elle les regardait comme les auteurs de cette guerre désastreuse[31]. Laukhard les
nomme le rebut de l'humanité[32]. Le témoin
oculaire leur attribue tout l'insuccès de l'expédition ; ces ex-Français, écrit-il, ont
été nos pires ennemis ; ce sont de grands hâbleurs, des archi-menteurs qui
n'ont fait qu'entasser gasconnades sur gasconnades[33]. Les généraux
eux-mêmes ne dissimulaient pas l'aversion profonde que leur inspiraient les
princes français et leur armée. Le 24 avril, au début de la guerre,
l'adjudant général Latour-Foissac, conférant à Mons avec Beaulieu, voyait de
la fenêtre un rassemblement d'émigrés ; vous
regardez là, lui dit l'Autrichien, des hommes
qui nous sont fort incommodes ; il y en avait beaucoup ici, mais j'en ai fait
partir un grand nombre[34]. Le 8 octobre,
pendant que La Barolière et Galbaud s'entretenaient devant Verdun avec le duc
de Brunswick et Kalkreuth, ils virent s'approcher le maréchal de camp
Klinglin, portant la cocarde blanche ; Brunswick lui fit signe de se retirer
: Voilà, dit-il à Galbaud, comment je traite
les émigrés, je n'ai jamais aimé les traîtres, faites d'eux ce que vous
voudrez, peu nous importe[35]. Le 23 octobre, sur la proposition de Buzot appuyée par
Danton, la Convention décrétait que les émigrés étaient bannis à perpétuité
du territoire de la République et que tous ceux qui repasseraient la
frontière seraient punis de mort, comme s'ils avaient été pris les armes à la
main. Le même jour, l'empereur ordonnait à ses gouverneurs et officiers des
Pays-Bas autrichiens d'arrêter tout Français de l'armée des princes qui ne se
trouverait pas dans l'endroit désigné pour -les cantonnements. Les émigrés
qui n'auraient pas loué une maison ou un appartement, seraient chassés du
pays, comme gens sans aveu. S'ils voulaient rester en Belgique, ils devraient
remettre à l'officier de police une note signée de leur nom, qui indiquerait
leur dernier domicile et leur état[36]. Thugut
proposait même de déblayer entièrement
les Pays-Bas autrichiens de cette foule importune. Mais, — ajoutait-il après
réflexion — ces émigrés, sans habits, sans souliers,
prêts à périr de faim, sont physiquement hors d'état d'exécuter l'ordre qu'on
leur donnerait de se disperser ; peut-être même se jetteraient-ils dans les
bois ; peut-être infesteraient-ils les grands chemins ; il faudrait les
expulser à main armée et les exterminer. On doit donc, concluait
Thugut, subvenir encore, dans les premiers moments,
à leurs plus pressants besoins, mais avec l'économie la plus stricte et la
plus sévère[37]. Voilà les
secours que l'Autriche donnait à l'émigration vaincue ! Le landgrave de Hesse ne fit pas tant de façons. Quelques émigrés avaient suivi sa petite armée. Leur détresse était si grande qu'ils envahirent, dans la nuit du 8 novembre, les villages de Langen-Dernbach et de Herborn et mirent le paysan à contribution ; ils avaient pris la cocarde tricolore et se donnaient pour des soldats de Custine ! Guillaume IX ordonna de les désarmer aussitôt et défendit à tous les émigrés sans exception de séjourner dans ses États[38]. Plusieurs arrivèrent à Mayence. On les reçut, dit un témoin oculaire, autrement qu'au mois de juillet, car on leur imputait les désastres de la coalition et on savait Custine à quelques lieues de là[39]. Il leur fut interdit de demeurer dans la ville ; on leur permit seulement de la traverser et d'aller, sous escorte, d'une porte à l'autre[40]. Les malheureux se rendirent à Ratisbonne ; leurs habits sont en guenilles, écrivait-on au Moniteur[41], leurs chevaux sont harassés, et ils ne s'en servent que tour à tour ; ils sont tellement changés qu'ils ont perdu même leur étourderie ; ces hommes, quoique bien coupables, font presque pitié. Seul, le roi de Prusse ne démentit pas sa générosité. Il fit offrir aux comtes de Provence et d'Artois par son favori Bischoffswerder le château de Hamm sur les bords de la Lippe. Mais, lorsque le général prussien eut représenté aux conseillers des princes qu'il faudrait peut-être, après le succès d'une seconde campagne, détruire les abus de l'ancien régime, on se récria, on répondit que l'émigration victorieuse n'accorderait ni une seule grâce ni un seul changement. Monsieur, dit un des plus fougueux, nous savons que le roi de Prusse se laisse approcher par des hommes séduisants, mais dangereux. Il serait affligeant qu'il leur laissât de l'influence, car les monarchiens sont aussi criminels à nos yeux que les démagogues. Si les souverains alliés adoptaient des erreurs si contraires à la nature du pouvoir monarchique, nos princes les remercieraient de leur secours[42]. Les émigrés n'avaient rien appris ni rien oublié. |
[1] Der Feldzug, 263.
[2] Moniteur du 1er octobre ; rapport de Peignier et du maire Robert ; discours du conventionnel Robert ; lettre de M. Léon Robert, ancien député du département. La Convention accorda provisoirement à la commune une somme de 200.000 livres (27 novembre, Moniteur du 28), mais le député Robert réclama et obtint pour le village une indemnité de 772.623 livres (Trois questions relatives à l'indemnité à accorder à Voncq, 1793).
[3] Fortair à Dumouriez, Rethel, 27 septembre (arch. guerre).
[4] Sparre à Servan, 28 septembre (arch. guerre).
[5] Fersen, II, 39 ; Contades, 70. Cf. Revue rétrospective, IV, p. 23 (journal d'un officier de l'armée des princes) pendant les douze jours que nous passâmes dans ce misérable endroit (à la Croix-en-Champagne] il est difficile de se faire une idée de la misère que nous firent éprouver la continuité du mauvais temps, la disette de vivres, le manque d'eau, les alertes continuelles.
[6] Neuilly, 52.
[7] 8 octobre, de Stenay à Marville; 9, Longuyon ; 11, Lexy ; 12, Arlon ; 21, Liège (Geschichte der Kriege in Europa, 87).
[8] Brémont, 67 : Moniteur du 13 octobre.
[9] Marcillac, 112 ; Crossard, 13-14 ; Contades, 80-81 ; Neuilly, 51 ; Minutoli, der Feldzug, 302 : Revue rétrospective, IV, p. 28.
[10] Brémont, 67.
[11] Contades, 61.
[12] Lettre des commissaires du 2 octobre, Moniteur du 6 ; lettre de Kellermann à Servan, même jour : ils n'ont laissé aux paysans que les yeux pour pleurer et poussé l'atrocité jusqu'à emporter la dernière chemise que ces pauvres gens avaient sur le corps.
[13] Westermann à Pétion, 1er octobre (Ternaux, IV, 548) ; Brémont, 65-66 ; Forneron, Hist. gén. des émigrés, I, 356 ; Gaudy, art. cité, 26 : le bagage fut la proie des paysans qui revenaient de tous côtés.
[14] Beurnonville à Dumouriez, 5 octobre (Ternaux, IV, 545-546) ; Moniteur du 21 octobre ; Révolutions de Paris, n° 172, p. 199-206 ; Contades, 86-87.
[15] Las Cases, Mémorial, V, 230.
[16] Mém. d'outre-tombe, II, 58 ; Peltier, 60 ; d'Argens, 55-56.
[17] Gœthe, Camp. de France, 161.
[18] Minutoli, Erinnerungen, 149-150.
[19] Villeneuve Laroche-Barnaud, 120-124.
[20] Chateaubriand, Mém. sur le duc de Berry, chap. VIII, et chant VI des Martyrs.
[21] D'Argens, 56-57.
[22] Las Cases, Mém., 21, et Mémorial, V, 230.
[23] Marcillac, 111.
[24] Dampmartin, Mém., 306, et Montrol, Hist. de l'émigration, 114.
[25] Neuilly, 50.
[26] Moniteur du 24 octobre ; lettre de Bruxelles interceptée.
[27] Peltier, 57.
[28] Fersen, II, 387. Cf. Revue rétrospective, IV, p. 24 (journal d'un officier de l'armée des princes). La conduite du duc de Brunswick nous paraissait tellement odieuse que les plus violents l'accusaient hautement de trahison.
[29] Contades, 72-74.
[30] Moniteur du 26 octobre, lettres interceptées, et Corresp. orig. des émigrés, II, 174-180 ; d'Argens, 58 ; Dampmartin, 306 ; Fersen, II, 48-49 : d'Allonville, III, 116.
[31] Minutoli, der Feldzug, 301 : den ganzen Hass des Heeres.
[32] Laukhard, III, 29 et 34.
[33] Témoin oculaire, I, 4-5, 49-50, 50, 55, 75. Erzlügner... gewaltige Windbeutel... unsere ärgsten Feinde ; Dumouriez aux commissaires, 3 octobre : la colonne des émigrés, méprisée également des deux côtés.
[34] Mémoire de Latour-Foissac (arch. guerre).
[35] Voir ci-dessus la conversation de Brunswick avec Galbaud ; comparez aussi Invasion prussienne, 276-281, les lettres de Lombard et Strantz, art. cité, 104.
[36] Moniteur du 14 novembre ; Ternaux, IV, 352-353.
[37] Thugut à Cobenzl, 23 octobre (Vivenot, Vertrauliche Briefe von Thugut, I, 3).
[38] Ditfurth, die Hessen, 138, et Moniteur du 22 novembre (lettre de Francfort, du 11).
[39] Eickemeyer, Benkwürdigkeiten,
1845, p. 124.
[40] Forster, Sämmtliche Schriften,
VIII, 234.
[41] Moniteur du 7 novembre.
[42] Dampmartin, Mém., 307. Je ne puis clore ce chapitre sans citer un joli passage des Mémoires de la duchesse de Gontaut (Bibl. nat. Réserve) : Le désordre de la défaite fut horrible. Nous nous trouvâmes entourés de troupes qui couvraient les chemins. Nous étions obligés d'aller au pas. Les soldats malades cherchaient le repos sur les voitures et en surchargeaient l'impériale. A la fin de chacune de ces pénibles journées, on cherchait un gîte, une grange ; un peu de paille était disputé ; et quand on apercevait un clocher qui faisait espérer un asile, on avait la douleur de s'en voir privé par ces mots si durs affichés aux portes des villes des petits étals que nous traversions : Ici les juifs et les émigrés ont défense d'entrer. Un épisode ranima un moment la gaieté française. Une grange spacieuse, de la paille fraîche donnaient l'espérance d'une bonne nuit. La duchesse de Guiche, Mmes de Poulpry, de Lage, etc., ma mère et moi, nous couchâmes rangées le long de la muraille. Un chasseur de la duchesse de Guiche, un sabre à la main, avait consigne de nous bien garder. Au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par des coups redoublés et par une voix de femme demandant asile. Ouvrez, c'est moi ! On ouvrit. Mme de Calonne, femme du ministre entra parée, crêpée, fardée, poudrée, belle robe à queue, paniers, souliers à talons. Où sont les appartements ? dit-elle. Elle regarde avec terreur. Mais que vois-je ? Un hôpital ! Des femmes sur la paille ! Un homme armé ! Holà ! où sont mes laquais ? De la lumière ! Des flambeaux ! Les laquais accourent et, la grange une fois illuminée, ses cris redoublent. Où suis-je ? Que vois-je ? Des pendus à la muraille ! Alors nous vîmes aussi vingt-quatre moutons écorchés, accrochés, prêts à être livrés le lendemain au marché. Alors chacun se reconnut, et nous de rire (p. 19-20).