LA GUERRE

1870-1871

 

CHAPITRE VIII. — SAINT-QUENTIN.

 

 

La lutte en Normandie. — Estanceliu, Gudin, Briand. — Organisation de la défense dans le Nord. — Testeliu, Farre, Villenoisy. — Deux points des Allemands sur Saint-Quentin. — Combat de. Villers-Bretonneux (27 novembre). — Entrée des Allemands à Amiens (28 novembre). — Capitulation de la citadelle d'Amiens (30 novembre). — Prise de la Fère. — Combat de Buchy et reddition de Rouen (5 décembre). — Faidherbe. Bataille de l'Hallue ou de Pont Voyelles (23 décembre). Bataille de Bapaume (3 janvier). — Capitulation de Péronne (9 janvier). — Bataille de Saint-Quentin (19 janvier).

 

La lutte s'était organisée en Normandie et dans le Nord comme sur les rives de la Loire et de la Saône.

En Normandie, le député Estancelin qui recevait le titre et les pouvoirs de commandant général des gardes nationales de la Seine-Inférieure, du Calvados et de la Manche, préparait, de concert avec le général Gudin, la défense de Rouen. Tandis qu'Estancelin poussait dans les derniers jours de septembre une reconnaissance jusqu'à Mantes et Meulait, Gadin rassemblait quelques bataillons derrière l'Epte, puis derrière l'Andelle. Au mois d'octobre, le général Briand prit la direction de l'armée dite de Normandie. Il avait deux régiments de cavalerie donnés par la délégation, plusieurs régiments de marche, des mobiles, des mobilisés, des francs-tireurs qui battaient l'estrade et engageaient sur divers points, à Formerie, à Ecouis, au Thil, à Vernon, de légères escarmouches. Les préfets et la délégation faisaient sonner très haut ces petites affaires d'avant-poste. Mais les Allemands se contentaient pour l'instant d'occuper Gisors, d'étendre leur zone d'approvisionnements et de couvrir le siège de Paris.

Dans le nord, le médecin Testelin était commissaire délégué du gouvernement pour les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme et de l'Aisne. Il éprouvait de grandes difficultés : les généraux se bornaient à garder les places et à équiper les mobiles. Mais Testelin se fit adjoindre le colonel Farre, directeur des fortifications de Lille, qui reçut le grade de général. Aidé de Farre, du lieutenant-colonel du génie Villenoisy, des intendants Richard et Montaudon, il forma des régiments de marche, des bataillons de mobiles, deux escadrons de gendarmes et deux escadrons de dragons. 279 officiers et sous-officiers, évadés de Sedan et de Metz, fournirent des cadres à ce nouveau corps, le 22e, que le gouvernement et la population baptisaient du nom d'armée du Nord. Un colonel de la garde, Lecointe, promu général, conduisait la première brigade. La deuxième brigade avait à sa tête le colonel Derroja ; la troisième, le colonel du Bessol ; la quatrième, le colonel Rittier. Le chef d'escadron Charon commandait l'artillerie qui comptait sept batteries, quatre de 3 et trois de 12. Déjà Bourbaki, général en chef de l'armée, projetait de se porter sur Beauvais et Creil.

Mais les Allemands s'ébranlaient enfin. Ils n'avaient, fait d'abord que deux pointes sur Saint-Quentin. Une première fois, le 8 octobre, ils n'étaient qu'en petit nombre, et leur détachement, composé de trois escadrons de dragons et d'une compagnie et demie de landwehr, recula devant une barricade dressée dans le faubourg et sous la fusillade des gardes nationaux, des pompiers et des francs-tireurs que le préfet de l'Aisne, le vaillant Anatole de la Forge, animait par son exemple. La seconde fois, le 21 octobre, ils parurent en forces : les mêmes dragons avaient pour soutien trois bataillons de landwehr et une batterie ; Saint-Quentin dut payer une contribution.

Après la prise de Metz, une armée allemande, formée de deux corps, le Ier et le VIIIe, marcha contre les rassemblements du Nord. Manteuffel la commandait. Il se dirigea sur Amiens qui lui donnait tout ensemble le passage de la Somme et le chemin de Rouen. Bourbaki, dénoncé comme impérialiste, avait été rappelé. Farce qui menait provisoirement l'armée française, vint se poster entre la Somme et l'Avre avec 25.000 hommes dont beaucoup savaient à peine tenir un fusil. La brigade Paulze d'Ivoy qui constituait la garnison d'Amiens, couvrit la Ville en se fortifiant au nord de Dury. La brigade Derroja occupa Longueau. La brigade du Bessol s'établit à Gentelles, à Cachy, à Villers-Bretonneux. La brigade Lecointe était en réserve, niais devait intervenir tout entière dans l'action.

Le combat qui décida du sort d'Amiens et qui porte le nom de Villers-Bretonneux, s'engagea le 27 novembre. L'armée du Nord reprit Gentelles qu'elle avait perdu, et, sur le soir, refoula les assaillants vers Domart ; elle défendit Cachy et envoya de là des essaims nombreux de tirailleurs contre la ligne ennemie ; elle résista longtemps derrière les retranchements qu'elle avait élevés sur le chemin de Cachy et sur le remblai de la voie ferrée. Mais son artillerie finit par manquer de munitions, et l'infanterie allemande, au bruit des tambours et des hourrahs, s'élança sur Villers-Bretonneux. La tenue des mobiles, avoue Testelin, fut déplorable ; ils s'enfuirent en jetant à terre leurs musettes, leurs paquets de cartouches, leurs objets d'équipement, et entraînèrent les troupes de ligne qui furent repoussées jusqu'au pont de Corbie. Amiens était découvert, et d'ailleurs Gœben qui marchait droit sur la ville, avait emporté toutes les positions, Saint-Nicolas, les ruines du vieux château de Boves, Saint-Fuscien, Saint-Sauflieu, Hébécourt, le cimetière et les ouvrages de Dury.

Le 28 novembre, pendant que Farre et Paulze d'Ivoy battaient en retraite sur Arras, les Allemands entraient à Amiens. Ils sommèrent le commandant Vogel de leur ouvrir la citadelle. Vogel leur répondit par un refus ; mais cinq compagnies prussiennes entamèrent un feu violent de mousqueterie contre la garnison, Vogel fut tué, et le 30 novembre le fort capitulait. Trois jours auparavant, la petite place de la Fère, bombardée durant quarante-huit heures, avait succombé ; elle assurait aux Allemands la voie ferrée de Reims à Amiens et à Creil ; elle leur livrait un considérable matériel d'artillerie qui servit à l'armement de la citadelle d'Amiens.

Rouen ne tarda pas à subir le destin d'Amiens, et l'armée de Normandie, le destin de l'armée du Nord. Le 29 novembre, le comte de Lippe qui commandait à Gisors, envoyait des reconnaissances sur Etrépagny et les Thilliers. Dans la nuit, le détachement qui gardait Etrépagny, était surpris et mis en fuite par une colonne que dirigeait le général Briand. Aussitôt Manteuffel partait d'A miens et s'avançait sur Rouen par Neufchâtel et Forges-les-Eaux. Briand fut déconcerté ; il avait, presque au même instant, sur l'ordre de la délégation, et non sans répugnance, fait ses dispositions pour marcher vers Paris, puis, après un contre-ordre, interrompu son mouvement ; et soudain, au milieu de ce va-et-vient, l'envahisseur débouchait sur un point où nul ne l'attendait Le 4 décembre l'aile gauche le l'armée de Normandie était culbutée à Buchy et son arrière-garde sabrée par des hussards. Le lendemain, Briand, craignant, selon ses propres termes, d'être attrapé dans une souricière, abandonnait Rouen. La municipalité voulait résister à outrance, sonner le tocsin. Mais la foule, se croyant trahie, assiégeait la maison commune et tirait des coups de fusil sur les fenêtres. C'est trop, disait le parlementaire prussien au Conseil, c'est trop d'avoir à la fois l'invasion étrangère et la révolution. Le 5 décembre, deux brigades allemandes prenaient possession de Rouen, et dans les jours suivants de grosses colonnes parcouraient le pays. Elles s'emparaient de Vernon et d'Évreux. A Dieppe où elles saluaient la mer par des chants et des cris d'allégresse, elles enclouaient les batteries de côte et détruisaient les sémaphores. Le 31 décembre, le général de Bentheim attaquait Grand-Couronne et emportait Château-Robert. L'armée de Manteuffel constitua désormais deux groupes, reliés d'ailleurs par le chemin de fer : l'un, conduit par Bentheim et composé du 1er corps et de la brigade des dragons de la garde, occupait Rouen et surveillait le corps que le général Loysel organisait au Havre ; l'autre, mené par Gœben et formé du VIIIe corps, du détachement de Senden, de deux divisions de cavalerie et de la brigade provisoire de la garde, tenait les bords de la Somme.

Manteuffel, maître de Rouen, aurait peut-être marché sur le Havre. Mais l'armée du Nord l'appelait de nouveau. Elle avait un général en chef capable de faire tête aux meilleurs capitaines de l'Allemagne. Ce général était Faidherbe. Ancien colonel du génie et gouverneur du Sénégal où il avait montré les aptitudes de l'homme de guerre et un remarquable talent d'administrateur, il commandait la division de Constantine au début des hostilités. Les républicains de Lille, ses compatriotes, le signalèrent à la délégation, en assurant qu'il était très bon au point de vue politique. Faidherbe vint en Flandre. Prudent et avisé, moins hardi et moins brillant que Chanzy, il sut ménager ses bataillons novices, et sans les engager à l'aventure, même lorsqu'ils avaient un succès, leur choisir avec soin d'avantageuses positions de combat, les ramener sous les forteresses du Nord où ils trouvaient un abri sûr et puissant, les manier avec assez d'habileté pour troubler l'adversaire et le tenir incessamment en haleine. C'est un homme, disait Gambetta, qui pense et qui prévoit, rare trouvaille dans le temps où nous vivons.

L'armée du Nord comptait à ce moment quatre divisions, les divisions Derroja et du Bessol, la division de l'amiral Moulac qui renfermait les fusiliers marins, et la division du général Robin qui ne se composait que de gardes nationales mobilisées. Les divisions Derroja et du Bessol formaient le 2e corps, commandé par Lecointe ; les divisions Moulac et Robin, le 23e corps, placé sous les ordres de Paulze d'Ivoy. Le 9 décembre, Faidherbe se mettait en marche, répandant par le bruit de son approche l'espoir et la confiance parmi les populations de la Somme et de la Seine-Inférieure, enlevant la petite ville de Ham et y faisant 210 prisonniers, rejetant deux colonnes allemandes l'une vers la Fère et l'autre vers Amiens, s'établissant sur les hauteurs qui dominent la rive gauche de l'Hallue, et dans tous les villages des deux bords, Vecquemont au confluent de l'Hallue et de la Somme, et en amont, Daours, Bussy-les-Daours, Querrieu, Pont-Noyelles, Fréchencourt, Behencourt, Montigny, Bavelincourt, Beaucourt et Contay.

Moltke avait prescrit de fondre sur toute armée qui se déploierait en rase campagne. Fidèle à ce programme, Manteuffel courut au-devant de Faidherbe avec 23.000 soldats et 108 bouches à feu. Faidherbe avait 78 pièces, dont 12 de montagne, et 35.000 hommes.

La bataille de l'Hallue ou dé Pont-Voyelles se livra le 23 décembre à onze heures du matin. Vers quatre heures du soir, après une série d'engagements très vifs, la division Kummer avait emporté sur les rives de l'Hallue Vecquemont, Daours, Bussy-les-Daours, Querrieu, Pont-Noyelles et Fréchencourt ; mais, à Vecquemont, elle n'osait pousser au delà dé la rivière, et à Pont-Noyelles ainsi qu'à Fréchencourt, elle n'avait pas délogé les Français de leurs hauteurs. La division Barnekow s'emparait des autres villages situés en amont de l'Hallue, Montigny, Behencourt, Bavelincourt et Beaucourt ; mais elle n'avait pu déborder la droite des positions ni assaillir les coteaux où Faidherbe avait installé son artillerie. A quatre heures et quart, lorsque tombait l'obscurité, les Français prenaient l'offensive sur presque tous les points et pénétraient dans le bois de Beaucourt et dans les villages de Bavelincourt, de Pont-Noyelles, de Bussy-les-Daours, de Daours, de Vecquemont. Ils étaient refoulés, notamment à Pont-Noyelles et à Daours où les Allemands les chargeaient à l'arme blanche ; toutefois ils gardaient Bavelincourt et y défiaient un retour agressif de l'ennemi.

L'armée du Nord avait donc montré ténacité dans la défense et vigueur dans l'attaque. Mais les Allemands qui ne perdaient que 900 des leurs, lui faisaient un millier de prisonniers et lui mettaient plus de mille hommes hors de combat. Quelques centaines de mobiles et de mobilisés s'étaient enfuis pendant l'action. Faidherbe jugea que ses troupes ne pourraient le jour suivant recommencer la lutte avec le même avantage. Elles avaient supporté d'excessives fatigues et bivouaqué la nuit sur le champ de bataille par un froid de sept à huit degrés au-dessous de zéro, sans bois pour allumer du feu et sans autre aliment que du pain gelé. Le 24, à deux heures de l'après-midi, après avoir envoyé dans la matinée plusieurs volées de canon et jeté des tirailleurs sur la rive droite de l'Hallue, le général opérait sa retraite en un ordre parfait et assez prestement pour être hors de vue à l'aube du lendemain. L'armée marchait sur Arras ; la bise cinglait les visages ; des glaçons pendaient à toutes les barbes.

Faidherbe reparut bientôt. Les Allemands avaient investi Péronne dont la possession devait leur garantir la ligne de la Somme, et Kummer, établi à Bapaume, couvrait le siège de la place. Le 2 janvier, l'armée du Nord s'avançait pour dégager Péronne, et bien que repoussée devant Sapignies, elle s'emparait d'Achiet-le Grand et de Bucquoy. Le 3, au matin, par un temps brumeux et presque glacial, elle assaillait Kummer à Bapaume et, grâce à sa supériorité numérique, elle était victorieuse. Elle emporta tous les dehors de la position prussienne : Favreuil, Biefvillers, Grévillers, Saint-Aubin, Avesnes-les-Bapaume et le faubourg de Bapaume ; elle prit, plus au sud, Tilloy et attaqua Ligny ; elle déborda l'aile gauche des ennemis. Kummer, exposé aux feux croisés d'une nombreuse artillerie, recula sur Bapaume pour défendre la vieille enceinte avec le courage du désespoir. Mais il reçut des renforts. Saint-Aubin fut reconquis et le flanc droit de Kummer assuré Tilloy également réoccupé protégea son flanc gauche. Il conserva Bapaume. Néanmoins ses munitions étaient consommées et ses troupes avaient grand besoin de repos : il évacua la ville le lendemain et se replia derrière la Somme. Le lendemain, Faidherbe, lui aussi, abandonnait les villages qu'il avait enlevés, et rétrogradait. Peut-être eût-il mieux fait de suivre sa pointe, ne fût-ce que pour rendre son succès plus ample et plus retentissant. Mais le circonspect général avait vu, à son extrême gauche, la division Robin se retirer précipitamment sous le feu de deux batteries et ne participer aucunement à l'action ; il apprenait qu'une foule de mobiles se réfugiaient dans les ambulances sous prétexte de maladie ou de blessure ; il savait que son armée était lasse et, cette fois encore, très rudement éprouvée par le froid de la nuit ; il craignait enfin, s'il se risquait plus loin, d'être enveloppé par des forces considérables qui seraient venues d'Amiens et même des environs de Paris.

Le 9 janvier, six jours après le combat de Bapaume, Péronne capitulait. Faidherbe fut stupéfait et outré : il croyait que la place résisterait plus longtemps puisqu'elle avait ses défenses intactes et qu'une armée de secours manœuvrait à six lieues d'elle. Mais les envahisseurs tenaient désormais la clef de la Somme, et lorsque les Français se portèrent derechef en avant sur des routes glissantes, pour reconnaître les passages de la rivière, ils trouvèrent tous les ponts coupés et tous les villages de la rive gauche barricadés et retranchés. Faidherbe se tourna vers Saint-Quentin et menaça la ligne de la Fère et, de Compiègne. A peine avait-il commencé son mouvement que son arrière-garde était attaquée à Tertry, à Caulaincourt, à Pœuilly. La lutte fut âpre et défavorable aux Français qui laissèrent entre les mains des Allemands 500 prisonniers. Imperturbable, Faidherbe concentra ses 40.000 hommes à Saint-Quentin et attendit le choc. C'était le 19 janvier. Il devinait que Paris se préparait à un suprême effort et voulait, lui aussi, se dévouer.

Sa position formait un demi-cercle autour de Saint-Quentin, à l'ouest et au sud de cette ville : Paulze d'Ivoy à l'ouest, entre Fayet et le moulin de Rocourt, du canal de la Somme à la route de Cambrai ; Lecointe, au sud, entre Grugies et Gauchy, de l'autre côté du canal jusqu'à la route de Paris ; la brigade Pauly, composée des mobilisés du Pas-de-Calais, à Bellicourt, pour protéger les lignes de retraite.

32.000 Allemands s'avançaient sous les ordres de ce Gœben dont la statue s'élève aujourd'hui sur une des places de Coblentz. Les deux lieutenants de Gœben, Kummer et Barnekow, le premier, à gauche, et le second, à droite, n'avaient d'autre instruction que d'aborder l'ennemi. Il ne s'agissait, disait Gœben, que de marcher avec énergie et de culbuter ce qu'on aurait devant soi. L'armée française était en effet, suivant le mot du général prussien, faiblement organisée. Sa situation restait la même ; et comme toutes les armées de la province, au rebours de ce qui se produit d'ordinaire, elle ne s'aguerrissait pas en guerroyant. Les marins ne cessaient de se distinguer par leur valeur, mais la plupart des mobiles et les mobilisés demeuraient hésitants et timides. La moitié des troupes, avoue Faidherbe, combattait sérieusement et diminuait à chaque affaire ; l'autre moitié ne faisait que figurer sur le champ de bataille. A Saint-Quentin, sans les bourrades des médecins indignés, 200 mobiles, se prétendant malades, auraient pris dans la fabrique Lebé les lits destinés à de pauvres blessés qui gisaient au dehors, sur le sol de la cour.

Barnekow lutta sept heures devant la ligne qui s'opposait à lui. Partout, à la sucrerie de Grugies, au moulin de Giffécourt, à Contescourt et à Neuville Saint-Amand, il trouva la résistance la plus énergique, et par intervalles les Français, saisissant à leur tour l'offensive et s'avançant sur le remblai de la voie ferrée, refoulèrent l'assaillant vers Essigny-le-Grand. Mais à trois heures de l'après-midi, Barnekow, protégé par trente pièces d'artillerie, s'emparait de Castres, de Contescourt, de Giffécourt, de la sucrerie de Grugies, de la hauteur d'A-tout-vent, de Neuville Saint-Amand. Malgré le feu nourri de ses canons et la vigoureuse fusillade de son infanterie, malgré la bravoure du colonel Aynès qui fut mortellement atteint et du commandant Tramond, malgré la ténacité de la brigade Pittié, une des meilleures de l'armée, Lecointe dut céder enfin aux charges impétueuses des compagnies prussiennes et reculer sur le faubourg d'Isle et la gare.

A l'ouest de la ville, la bataille offrait les mêmes péripéties et le même dénouement. Là aussi, elle flottait indécise jusqu'au milieu de l'après-midi. Si les Français abandonnaient à Savy quelques bouquets d'arbres, ils conservaient le reste du bois ; s'ils perdaient le village de Fayet, ils finissaient par le réoccuper ; ils gardaient Francilly ; ils obligeaient Kummer à demeurer strictement sur la défensive. Mais, à trois heures, Kummer, renforcé d'une réserve, poussait sur Saint-Quentin par la chaussée de Ham. Il enlevait l'Épine de Dation, Francilly, Oestres. Seul Fayet résistait, et la brigade Michelet, secondée par la brigade Pauly, contint jusqu'à six heures un gros détachement, conduit par le comte de Gœben. Néanmoins, Kummer poursuivait sa marche, et, maître du bois de Savy, puis du moulin de Rocourt, grâce au feu intense de ses huit batteries qui réduisait au silence le canon de l'adversaire, il rejetait les Français sur le faubourg Saint-Martin. Craignant d'être cerné, Faidherbe commanda la retraite. Lecointe s'engagea sur la route du Cateau, et Paulze d'Ivoy, sur celle de Cambrai. Paulze d'Ivoy reçut l'ordre trop tard. Les brigades Michelet et Pauly qui formaient sa droite, avaient eu le temps d'évacuer Fayet. Mais son aile gauche tiraillait encore avec obstination dans les jardins et aux barricades du faubourg Saint-Martin. Elle fut attaquée sur ses derrières, et le chef d'escadron Richard, premier aide de camp du général en chef, n'échappa qu'avec peine, à coups de revolver, et après avoir été pris plusieurs fois. A six heures et demie, l'affaire se terminait. Les Allemands avaient 9.400 hommes hors de combat ; 1.000 Français étaient tués ou blessés, et 9.000 capturés.

Faidherbe se dérobait de nouveau et ne laissait que six .canons à son vainqueur. Mais l'armée du Nord ne pouvait plus tenir la campagne. Saint-Quentin l'avait brisée. Des milliers de jeunes soldats, démoralisés, harassés, se traînaient sur les chemins, sans dire un mot, sans lever la tête que pour jeter un regard désespéré sur les gens qu'ils rencontraient. Quelques-uns, incapables de marcher, s'affaissaient dans la boue. La plupart se plaignaient de leurs souliers dont les semelles, composées d'une feuille de carton entre deux tranches de cuir, ne duraient que cinq jours. La cavalerie de Gœben ramassait des centaines d'éclopés. Une soixantaine de Français se rendait à quatre hussards qui l'enfermaient dans une église jusqu'à l'arrivée de leurs renforts. Des partis allaient insulter le glacis de Landrecies et sommer Cambrai de capituler. N'était-il pas évident que les Allemands feraient en cinq ou six semaines la conquête de l'Artois et de la Flandre, dès que Paris serait rendu ?