LA GUERRE

1870-1871

 

CHAPITRE VII. — BELFORT.

 

 

La défense des Vosges. — Affaire de la Bourgonce (6 octobre). — Cambriels à Besançon. — Werder refoulé à Châtillon-le-Duc et à Auxon-Dessous. — L'armée de la Côte-d'Or ; Sencier, Lavalle, Fauconnet. — Les Badois à Dijon (31 octobre). — Michel et Crouzat. — Challemel-Lacour et Bressolles. — Garibaldi, Bordone et l'armée des Vosges. — Combat d'Autun. — Premier combat de Nuits (30 novembre) et échauffourée de Châteauneuf (3 décembre). — Second combat de Nuits (18 décembre). — L'expédition de l'Est. — Bourbaki. — Lenteurs et retards. — De Serres. — Combat de Villersexel (9 janvier). — Werder sur la Lisaine. — Bataille d'Héricourt (15-17 janvier). — Retraite de l'armée de l'Est. — Arrivée de Manteuffel. — Kettler devant Dijon. — Marche de Bourbaki sur Pontarlier. — Clinchant. Convention de Verrières. — L'armée française internée en Suisse. — Siège de Belfort. — Le colonel Denfert. — Sortie de la garnison (18 février).

 

Dès la seconde quinzaine de septembre, sous l'impulsion du nouveau gouvernement, des bataillons de mobiles et des corps de partisans s'étaient rassemblés dans les départements de l'Est, sur les confins de l'Alsace et dans les Vosges. Le député alsacien Keller levait la compagnie des francs-tireurs du Haut-Rhin. Des officiers réunissaient la jeunesse des territoires envahis : c'étaient le capitaine du génie Varaigne, le capitaine du génie Bourras qui formait avec des Alsaciens et des Lorrains le bataillon franc des Vosges, le capitaine d'artillerie Perrin énergique et rude que ses soldats appelaient le père la Trique, le lieutenant Pistor. Un blessé de Sedan, le général Cambriels, nommé commandant supérieur de la région de l'Est, tâchait d'organiser la résistance ; il confiait à Perrin la défense des Vosges ; il obtenait de la délégation une brigade de 8000 hommes, conduite par le général Dupré. Mais que pouvaient, même dans un pays de chicane, ces bandes inexpérimentées ? Perrin, marchant sur Baccarat, se voyait soudain délaissé par sa colonne et ne gardait avec lui qu'une seule compagnie.

Werder qui menait dans les Vosges la division badoise et deux brigades prussiennes, l'une d'infanterie, l'autre de cavalerie, eut donc la besogne aisée. Le 6 octobre, son lieutenant Degenfeld, débouchant par Raon-l'Etape et Etival, attaquait le général Dupré à la Bourgonce. Malgré la bravoure des officiers, de Pistor, de Varaigne, de Dupré qui tous trois furent blessés en s'efforçant d'entraîner leur monde, les mobiles prirent la fuite dans le plus grand désordre. Il avait fallu pour les maintenir sous le feu que Dupré courût, le pistolet au poing, de la droite à la gauche et de la gauche à la droite durant quatre heures. 60 Prussiens arrêtèrent plus de 500 tirailleurs des Vosges. Vainement le colonel Dyonnet criait à ses hommes de se lever et de charger à la baïonnette ; ils restaient couchés à cent cinquante pas de l'ennemi. Cambriels rallia les fuyards derrière la Vologne ; mais ils étaient épuisés par la fatigue et par les pluies ; ils se plaignaient d'avoir des cartouches mouillées ; ils manquaient de tout. Craignant d'être tourné ou cerné dans la montagne, Cambriels abandonna les Vosges et, pour conserver ses coudées franches, recula sur Besançon.

Sa retraite parut inexplicable et fut qualifiée de trahison : on le déclarait fou ; on proposait de le renvoyer, de le juger. Gambetta arriva. Il rendit justice à Cambriels et prescrivit l'offensive : Perrin devait opérer avec une colonne mobile de 5.000 hommes dans les Vosges autour du massif du Thillot ; pendant ce temps, Cambriels constituerait à Besançon une armée véritable et solide. Mais déjà Werder avait pris Épinal, Lure, Luxeuil, et s'avançait vers l'Ognon. Cambriels et Perrin le refoulèrent à Châtillon-le-Duc et à Auxon-Dessous. Le général prussien qui pensait se saisir de Besançon par un coup de main, se contenta de masquer la place et , suivant l'ordre de Moltke, marcha sur Dijon.

Deux nouvelles armées se formaient alors dans la contrée : l'une, celles des Vosges, à Dôle ; l'autre, celle de la Côte-d'Or, à Dijon. L'armée des Vosges, commandée par Garibaldi, ne comptait encore que 7.000 hommes répartis en deux brigades. L'armée de la Côte-d'Or comprenait 20.000 hommes et avait successivement trois chefs : d'abord, le général Sencier qui tombait malade ; puis le médecin Lavalle qui présidait le Comité défensif de la région et qui montrait une telle inexpérience que ses mobiles exaspérés le mettaient en prison ; enfin le brave et ardent colonel Fauconnet. Ces deux armées, celle des Vosges et celle de la Côte-d'Or, jointes à celle de l'Est, ne pouvaient-elles couvrir et protéger Dijon ? Mais ni Garibaldi ni Cambriels ne se croyaient préparés à cette tâche. En vain, le 21 octobre, l'administration de la guerre sommait Cambriels de communiquer son plan stratégique d'ensemble, et menaçait de le destituer, si elle ne recevait pas le lendemain une réponse satisfaisante. Cambriels répondit qu'on lui brisait le cœur, mais qu'il n'avait trouvé que le chaos et qu'il s'exposerait à un désastre s'il menait au combat des bataillons de mobiles qui n'étaient ni habillés, ni chaussés, ni instruits, ni disciplinés ; il demeura sous les murs de Besançon. Quant à Garibaldi, il recula sur Dôle lorsque la cavalerie badoise eût délogé de Pesmes une bande de ses francs-tireurs. Restait, pour défendre Dijon, l'armée de la Côte-d'Or. Mais Fauconnet qui venait la commander au matin du 27 octobre, tombait au milieu de troupes désorganisées : le médecin-colonel Lavalle n'avait gardé ni la ligne de la Vingeanne ni le poste important de Pontailler, et il prétendait conserver la direction des opérations au point de vue moral ! Un Conseil de guerre décida l'évacuation de Dijon. Mais l'ost, comme on disait autrefois, sait rarement ce que fait l'ost. A cet instant Werder avait ordre d'investir les places d'Alsace et de marcher sur Vesoul. Lorsqu'il sut que Dijon était évacué, il résolut d'occuper la ville et de donner ainsi, sans coup férir, un centre de ravitaillement aux armées allemandes. Il rencontra pourtant une résistance inattendue. Les Dijonnais voulaient combattre ; ils prirent les armes et repoussèrent les premiers éclaireurs. A cette nouvelle, Fauconnet revint sur ses pas et fit tète à deux brigades badoises au village de Saint-Apollinaire, puis dans les faubourgs. Mais il n'avait pas d'artillerie et il fut mortellement atteint. La lutte, dit-il avant de mourir, est inutile et on ne pourra empêcher l'ennemi d'entrer. La municipalité interrompit le feu. Le 31 octobre, les Badois s'établissaient à Dijon.

La guerre était suspendue dans l'Est pour plusieurs semaines. Cambriels donnait sa démission en prétextant sa blessure de Sedan. Son successeur, le général Michel, troublé, anxieux, écrivait qu'on n'avait plus qu'à harceler les Allemands et à leur tuer quelques hommes, que l'armée de l'Est devait se retirer sur Lyon dans le plus bref délai. Gambetta le remplaça par le général Crouzat, qui, plus hardi que Michel, projetait de manœuvrer autour de Besançon et de se jeter sur Belfort et sur les communications allemandes.

Mais la délégation croyait que l'ennemi menaçait Nevers. Elle enjoignit à Crouzat de quitter Besançon et de se poster à Chagny pour protéger le Morvan sans toutefois découvrir Lyon. Le général Crouzat se mit en route et gagna Chagny. Son armée comptait 53.000 hommes et cette marche l'avait, comme il disait, débourrée. Il proposait de l'établir un peu en arrière, dans une position plus solide, à Châlon-sur-Saône, d'où elle pouvait se porter rapidement et à volonté, soit sur Chagny, soit sur Lons-le-Saulnier et Bourg. Mais le 13 novembre, le gouvernement ordonnait à Crouzat de renforcer la première armée de la Loire. 13.000 hommes allèrent tenir garnison à Lyon ; les 40.000 autres s'embarquèrent en chemin de fer et quatre jours après, à raison de 22 trains par jour, arrivaient à Gien par la voie d'Autun et de Digoin : l'armée de l'Est devenait ce 20e corps qui se fit battre à Beaune-la-Rolande.

Il ne restait dans la région de la Saône et du Rhône que deux armées ou semblants d'armée : l'armée des Vosges que Garibaldi avait amenée de Dôle à Autun, et l'armée de Lyon. Mais le désordre régnait à Lyon. Le préfet du Rhône et commissaire extraordinaire de la République, Challemel-Lacour, accusait le général Mazure de tout entraver, de ne rien comprendre à la situation, de s'isoler dans sa caserne, de n'être ni ingambe ni populaire. Il obtint de pleins pouvoirs et demanda sa démission au commandant militaire. Mazure que le ministre de la guerre n'avait pas officiellement averti, refusa de céder. Une émeute éclata et Challemel dut, pour sauver le général, ordonner son arrestation. Bressolles que Gambetta jugeait disposé à marcher, bien qu'un peu épais, remplaça Mazure. Mais, au milieu de l'effervescence populaire et de cette sorte d'anarchie, les bataillons de mobiles, les légions de mobilisés ou légions du Rhône, les légions alsaciennes ne s'organisaient qu'avec beaucoup de lenteur et de difficulté. La population se disait trahie. L'intervention du maire et des comités de toute espèce faisait obstacle aux efforts de Challemel et de Bressolles. Challemel se plaignait de la garde nationale qui se moquait de son autorité et s'adressait directement au ministre de la guerre. Bressolles demandait inutilement que les pouvoirs militaires lui fussent confiés. Pourtant, le 24 novembre, il assurait à l'ours que les forces de Lyon pourraient former bientôt un petit corps d'armée assez sérieux.

L'armée des Vosges, concentrée à Autun et dans les environs, semblait plus solidement constituée que l'armée de Lyon. Elle comprenait, avec quelques bataillons de mobiles, toutes les compagnies franches de la zone des Vosges, et Garibaldi avait fini par réunir 16000 hommes. Mais il aurait mieux valu pour la France que le héros italien fût resté sur son rocher de Caprera. Il n'était plus que l'ombre de lui-même ; malade, incapable de monter à cheval, absolument usé, il se laissait gouverner par Bordone, son chef d'état-major. Ce Bordone, ancien pharmacien, avait d'abord été récusé par Gambetta qui lui reprochait ses antécédents judiciaires et sa conduite scandaleuse. Mais Garibaldi ne voyait que par les yeux de Bordone et il menaçait de partir s'il ne gardait pas Bordone à ses côtés. La délégation accepta Bordone ; elle témoigna sa confiance à cet homme hautain, impérieux, insupportable ; elle le nomma général de brigade ; elle espérait qu'il entraînerait Garibaldi. Vainement Challemel-Lacour écrivait que la présence de Bordone était un objet de découragement et un grave péril ; Gambetta répondait qu'il ne pouvait enlever Bordone à Garibaldi. Par sa ferveur républicaine, par son passé légendaire, et, comme on disait, par son individualité si tranchée, le fameux condottiere échappait en effet à la hiérarchie. La délégation n'osait le mettre sous la dépendance d'un général français. Elle lui donnait carte blanche, prescrivait de le ménager, de ne jamais le contrarier, de ne jamais gêner ses aventureuses entreprises ; et Garibaldi faisait librement et à lui seul sa petite guerre, s'imaginait qu'il couronnait par d'éclatants exploits la fin de sa carrière, lançait des proclamations emphatiques qui glorifiaient son armée cosmopolite, choisie dans l'élite des nations et luttant, non pour la France, mais pour l'avenir humanitaire ! Rien de plus bariolé, de plus bigarré que cette armée, composée d'une foule de corps divers qui s'affublaient de noms prétentieux et ridicules. Mais les vrais garibaldiens, venus d'Italie avec leur chef, l'emportaient sur tout le reste par la pittoresque magnificence de leur uniforme, et aussi par l'indiscipline et la licence des mœurs. Ils avaient l'air de saltimbanques et prodiguaient sur leur costume les galons, les torsades. Quelques-uns étaient des drôles et des coupeurs de bourses. La plupart menaient avec eux des femmes, cantinières, ambulancières, officières, pimpantes et chamarrées. De même que leur général, ils ne parlaient que de la République universelle, et ils accusaient de tiédeur quiconque n'était pas vêtu de la chemise rouge. Pendant que l'ennemi rançonnait les villages de la Bourgogne, ils terrorisaient Autun et se livraient à l'orgie. Si du moins l'état-major avait été actif et instruit ! Mais Bordone s'acquittait seul de la besogne, rédigeait les instructions, recevait les dépêches, interrogeait les espions, et ses officiers, dépourvus d'expérience et ne songeant qu'à leurs plaisirs, ne surveillaient même pas l'exécution des ordres.

Pourtant, la 4e brigade de cette armée des Vosges, conduite par Ricciotti Garibaldi, surprit le 10 novembre à Châtillon-sur-Seine un détachement prussien, Des tirailleurs francs-comtois firent un petit coup de main sur Auxon. Enhardi par ces succès, Garibaldi marcha sur Dijon. Il s'empara le 26 novembre de Pasques et de Prénois ; mais à Hauteville ses troupes furent saisies de panique et se débandèrent. Le lendemain, après un combat de trois heures, l'armée des Vosges fuyait vers Autun. Le général Keller la poursuivait. Un lieutenant-colonel, nommé Chenet, chargé de défendre le poste de Saint-Martin avec la guérilla d'Orient et la guérilla marseillaise, craignit d'être laissé en arrière et sacrifié. Il abandonna sa position sans que Garibaldi en sût rien. Le 1er décembre, dans l'après-midi, Keller traversait Saint-Martin et débouchait sur Autun. Mais il ne sut profiter de l'émoi que causait son attaque imprévue. Les mobiles soutinrent le choc, et un intrépide Polonais, Bossak-Hauké, prit les assaillants à revers. Keller recula.

Keller reculait surtout parce qu'un ordre de Herder le rappelait à Dijon. Un jeune officier réparait à cet instant l'échec de Garibaldi. C'était le capitaine d'état-major Cremer, évadé de Metz, déterminé, audacieux., mais infatué de lui-même, gonflé d'orgueil, tranchant, manquant de tenue, mettant partout où il passait son quartier-général au café de l'endroit. Bressolles envoyé en Bourgogne avec une batterie Armstrong, deux légions du Rhône, un bataillon des mobiles de la Gironde parfaitement mené par le vaillant Carayon-Latour et un bataillon de mobilisés de Saône-et-Loire chaussé de sabots, armé de fusils à piston et surnommé le bataillon de la misère. Ce petit corps était d'abord commandé par Crivisier, capitaine d'artillerie démissionnaire et grand verrier dans la Moselle, promu d'emblée général de division. Mais Crivisier refusa d'obéir à Bressolles ; au lieu de se rendre à Chagny, il se prélassait à Mâcon ; au lieu de concentrer ses forces, il les dispersait malgré leur indignation bruyante, les répartissait sur un front de vingt à vingt-cinq kilomètres ; il ordonnait d'évacuer Nuits et de faire retraite sur Beaune. Il fut, sur les plaintes de Bressolles, remplacé par Cremer.

Cremer avait 6.000 hommes. Il battit le 30 novembre à Nuits une reconnaissance dirigée par l'état-major de Werder en l'accablant sous un feu meurtrier qui partait des hauteurs de Chaux et balayait les rues de la ville. Puis, averti de la pointe malheureuse que Keller avait poussée sur Autun, il se porta jusqu'à Châteauneuf. Keller résista, regagna Dijon ; mais il perdit dans l'échauffourée du 3 décembre plus de deux cents hommes, et les troupes de Cremer, persuadées qu'elles avaient pris l'offensive, se crurent désormais capables de braver les Allemands.

Les généraux français Bressolles, Cremer, Garibaldi, Pellissier, commandant supérieur des légions mobilisées de la Haute-Saône, résolurent alors de réoccuper Dijon. Mettez-vous en route pour le nord, écrivait-on de Bordeaux à Bressolles, nous vous attendons comme le Messie. Mais l'échec d'Autun avait entièrement désorganisé l'armée de Garibaldi. Cremer dut patienter quelques jours. Soudain, le 18 décembre, il était assailli par la division badoise de Glümer : Moltke avait prescrit à Werder de dissiper les rassemblements français pour isoler Besançon et couvrir le siège de Belfort.

Trois colonnes s'avançaient contre Cremer qui tenait Nuits et le plateau de Chaux. Le 32a de marche, la Ire' légion du Rhône, les mobiles de la Gironde défendirent longtemps avec un acharnement extrême la ligne du chemin de fer. Mais la 2e légion du Rhône refusa de sortir de Nuits, et malgré ses commandants qui pleuraient de rage, malgré Cremer qui mit à un officier le revolver sous le menton, presque tous les mobilisés se cachèrent dans les caves et se laissèrent capturer. Les troupes se retirèrent sur le plateau de Chaux et leur artillerie bombarda la ville. Les Allemands payèrent chèrement leur succès ; ils perdaient 900 hommes dont 55 officiers ; Glümer et le prince Guillaume de Bade, frère du grand-duc, étaient blessés ; le colonel de Renz et le major de Gemmingen tombaient mortellement atteints. Toutefois Cremer avait plus de 2.000 des siens hors de combat, et les munitions de réserve lui manquaient pour la lutte du lendemain. Pendant que Werder rentrait à Dijon, Cremer se replia sur Chagny où Gambetta lui ordonna de rester jusqu'à la dernière extrémité, jusqu'à la mort, à cause des mouvements ultérieurs.

 

Le gouvernement avait décidé de frapper un grand coup. Déjà, vers la fin d'octobre, Cambriels assurait qu'une victoire remportée dans l'Est sur le flanc des ennemis compromettrait leur retraite. Déjà, le 20 novembre, Gambetta projetait de constituer une armée qui se jetterait sur les derrières de l'envahisseur pour prendre les Vosges à revers, débloquer Belfort et ramasser tout sur son passage. Ce plan fut définitivement adopté le 19 décembre. La délégation renonçait à secourir directement Paris ; une armée de 100.000 hommes allait non seulement délivrer Belfort, mais pousser sur Épinal, sur Langres, sur Chaumont, couper les communications des Allemands, rompre la base de leurs ravitaillements.

Le général de cette armée était Bourbaki. Après sa mission d'Angleterre, il avait offert son épée au gouvernement de la Défense nationale et reçu le commandement des 15e, 18e et 20e corps qui formaient la première armée de la Loire chassée d'Orléans et refoulée sur Bourges. On lui donna, pour cette expédition de l'Est, les 15e, 18e et 20e corps, commandés par Martineau, Billot et Clinchant, le ne corps que Bressolles avait formé à Lyon, la division Cremer et une réserve d'élite placée sous les ordres du capitaine de frégate Pallu de la Barrière. Il hésitait. Ses amis, attachés à l'Empire, lui reprochaient de servir un gouvernement rebelle. Lui-même devinait sa destinée, rappelait qu'il avait été l'aide de camp de Napoléon, disait qu'on l'accuserait de trahison dès que tomberait la pluie ou la neige. Son patriotisme eut enfin le dessus : Mais le brillant officier avait perdu son ardeur. Il ne croyait pas au succès ; il regardait la résistance comme plus nuisible qu'utile et assurait qu'il voterait pour la paix s'il était un agent de pensée et non un agent de combat ; il répétait tristement qu'on ne fait pas la guerre avec des troupes neuves, nullement encadrées, qui n'ont pas la notion de leurs devoirs, qui ne respectent ni ne craignent leurs chefs, et qui marchent à. l'ennemi sans être organisées, comme si la toile qu'on emploie à peine tissée, ne s'en va pas en charpie !

La campagne fut malheureusement compromise dès le début par des lenteurs inouïes. La délégation ne sut pas imprimer aux mouvements la rapidité nécessaire. Elle ménagea les puissantes compagnies des chemins de fer, et si Freycinet, exaspéré, proposait de traduire les directeurs devant la cour martiale, il n'osait, malgré les conseils de Thoumas, centraliser le service des transports entre les mains d'un commissaire muni de pleins pouvoirs. Le personnel des gares, déconcerté, dérouté, recevant de plusieurs côtés des ordres contradictoires, ne sachant à, qui entendre, obéissait au képi le plus galonné, faisait partir d'inutiles régiments de cavalerie avant les batteries d'artillerie. Des tiraillements de toute sorte se produisirent. Il fallut douze jours pour envoyer de Bourges et de Nevers à Chagny et à Châlon-sur-Saône le 18e et le 20e corps ainsi que la réserve. On n'avait que cieux lignes à une seule voie ; elles s'encombrèrent bientôt ; les trains s'arrêtèrent ; les soldats furent bloqués par la neige dans les wagons un jour, cieux jours, trois jours entiers ; des chevaux moururent de froid et de faim. Le 15e corps qui s'ébranla le dernier, éprouva les mêmes retards : les trains qui portaient ses premiers détachements, restèrent immobiles cinq jours durant sans pouvoir aborder Besançon. Si les troupes avaient fait la route par étapes, elles auraient moins souffert et seraient peut-être arrivées plus tôt.

Le chaos se débrouilla. Bourbaki se montrait plein de confiance, de résolution, de bonne volonté. Il pressentait cependant que Freycinet le surveillait et se défiait de lui. Bourbaki, avait dit le délégué, n'est pas l'homme qu'il nous faut, et de Bordeaux, il stimulait le général, l'aiguillonnait, le morigénait, lui reprochait de perdre du temps, le sommait de communiquer chaque soir les positions de l'armée et les plans du lendemain pour que le ministre pût envoyer ses instructions avant la nuit. Il lui avait donné un commissaire extraordinaire, inspecteur des chemins de fer autrichiens, de Serres, et sans doute ce grand jeune homme, intelligent, réfléchi, modeste, doué d'une prodigieuse puissance de travail, plein de ressources et de vues justes, n'avait guère d'autre défaut que d'exiger de ses entours sa propre énergie et son ardente activité. Mais de Serres avait en poche la révocation du général, et il était prêt à la signifier au moment opportun.

Bourbaki avançait néanmoins, par un froid persistant et sur des chemins qu'une couche de verglas rendait difficilement praticables. Il avançait, exécutant, comme il disait, son programme, obligeant Werder dont il menaçait la retraite, à quitter Dijon et Gray sans résistance, remontant entre Saône et Doubs la vallée de l'Ognon et marchant sur Vesoul. Le 6 janvier, il prévoyait que la première rencontre sérieuse aurait lieu au village de Villerséxel qui commande les deux routes de Besançon et de Lure à Belfort, et il ne se trompait pas.

Après avoir concentré ses troupes autour de Vesoul, Werder avait résolu de prendre l'offensive et d'aller au devant de Bourbaki pour le battre ou le retarder. Le 9, par un temps froid, mais beau, sous un ciel clair, les deux armées dont les mouvements se dessinaient nettement dans les moindres détails sur un sol couvert de neige, en venaient aux mains. Les Allemands se saisirent d'abord de Villersexel et du pont de l'Ognon. A une heure de l'après-midi, ils avaient déjà fait 500 prisonniers. Ils enlevaient à cinq heures le hameau de Marat et demeuraient maîtres du village de Moimay, grâce au tir précis de leur artillerie et aux feux rapides de leurs fantassins. Mais, au soir, Bourbaki s'empara de Villersexel. A moi l'infanterie, s'écriait-il au fort de la mêlée, est-ce que l'infanterie française ne sait plus charger ? Il entraîna les régiments du 20e corps qui faiblissaient, les électrisa, leur infusa son propre entrain. Son visage, ordinairement calme et tranquille, s'était soudainement illuminé. Les vastes bâtiments du château de Grammont furent le théâtre d'une lutte obstinée. On combattit dans les chambres, les escaliers, les corridors. Les Allemands occupaient le rez-de-chaussée ; les Français, l'étage supérieur et les caves. Enfin, les premiers s'enfuirent après avoir mis le feu au château. Les deux partis se disputèrent les rues du bourg avec la même fureur. Il fallut emporter les maisons l'une après l'autre ou les brûler en allumant à leur pied des fagots. Le fracas de l'incendie, le craquement des murs, l'écroulement des charpentes, le crépitement de la fusillade qui dura jusqu'à dix heures du soir à la lueur des flammes, dominaient le bruit du canon.

On a blâmé le vainqueur soit de n'avoir pas poussé Werder l'épée dans les reins, soit plutôt de n'avoir pas gagné, en s'élevant vers le nord, la route de Lure à Frahier, pour tourner la droite des Allemands. Mais Bourbaki devait avant tout pourvoir aux besoins de ses troupes. Les convois des Français, écrivait Moltke à Werder, sont organisés de la manière la plus défectueuse et leurs opérations seront constamment liées à la voie ferrée. Moltke disait juste. La ligne de Gray à Vesoul, détruite à divers intervalles, n'était pas rétablie, et Bourbaki dépendait du chemin de fer qui partait de Besançon et aboutissait à Clerval. C'était à Clerval que s'installait sa réserve d'artillerie, à Clerval que s'accumulaient tous ses approvisionnements. Pour renouveler ses munitions et assurer à peu près la nourriture de son armée, Bourbaki restait à portée de Clerval.

Werder put donc sans obstacle exécuter sur le front de l'adversaire une marche de flanc et occuper en avant de Belfort sur une surface de cinq lieues la ligne de la Lisaine dont les points principaux étaient du nord au sud Frahier, Chenebier, Chagey, Héricourt, Bethoncourt et Montbéliard. Il tenait ainsi toutes les routes : à Frahier et à Chenebier, la chaussée de Lure ; à Héricourt et à Montbéliard, les deux chemins qui traversent la Lisaine pour mener, l'un à Belfort, l'autre à Delle. Il n'épargna rien pour augmenter la puissance défensive de sa position ; il établit des tranchées-abris renforcées par un réseau de fils de fer ; il rompit les ponts de la Lisaine, recouvrit de sable, de cendres et de fumier le sol glissant ; il dégarnit sans hésitation le corps d'investissement, appelant de Belfort des détachements et presque tous le s pionniers, plaçant des pièces de siège sur le futur champ d'action, sept au Mont-Vaudois, cinq à la Grange-Dame, six au château de Montbéliard que l'Empire avait déclassé sans raser les remparts, seize autres sur divers points, et l'adversaire devait juger son artillerie formidable.

Ce ne fut que le 13 janvier que Bourbaki se remit en branle pour repousser d'Arcey et de Sainte-Marie les avant-postes de Werden. Le 15, entre 43.000 Allemands et 130.000 Français, commençait la lutte où se jouait le destin de Belfort, et le commandant de la forteresse, entendant le canon et voyant de loin la fumée, faisait tirer par toutes ses pièces cinq coups à blanc pour donner signe de vie à l'armée de secours et lui dire qu'elle était attendue. On combattit durant la journée entière sans résultat. Au soir, l'ennemi conservait encore le château de Montbéliard, Bethoncourt, le moulin de Bussurel, la colline du Mougnot qui forme une solide tète de pont en avant d'Héricourt. Toutefois Bourbaki ne voulait s'emparer d'Héricourt qu'après avoir débordé la droite de Werder. Cremer et Billot étaient chargés de ce mouvement tournant ; le premier, venant de Lure, devait passer la Lisaine à une demi-lieue en amont de Chagey, et le second, se saisir de Chagey. Mais Billot qui marchait à travers les bois dans des sentiers encombrés de neige, ne déboucha qu'à deux heures devant Chagey, et s'il engagea contre les Allemands une vive canonnade, s'il tenta à trois reprises d'emporter Chagey et si ses zouaves y pénétrèrent un instant, il n'avait pas à la fin du jour un avantage sérieux. Quant à Cremer, il fit diligence ; mais lui aussi perdit du temps parce qu'il trouva de très mauvais chemins et surtout parce qu'il se croisa dans deux villages avec les troupes de Billot ; il échoua contre Chenebier et arriva trop tard pour franchir la Lisaine en avant de Chagey.

La bataille se renouvela le 16 janvier. Partout, en face du château de Montbéliard, à Bethoncourt, à Bussurel, au Mougnot, à Chagey, les Français fléchirent sous le feu des batteries allemandes. Chaque fois que l'artillerie de Billot essayait de se déployer sur la lisière des bois, elle était réduite au silence par le canon, du Mont-Vaudois qui lui culbutait hommes et chevaux. Mais Cremer et l'amiral Penhoat qui commandait une division de Billot, se rendirent maîtres de Chenebier après un combat où se signalèrent les braves Girondins. Le général Degenfeld qui défendait ce poste avec deux bataillons, abandonna Frahier et recula sur Echevanne. L'armée de l'Est n'était plus qu'à deux lieues de Belfort !

Aussi, le 17 janvier, Werder enjoignait-il de rentrer à Chenebier coûte que coûte. A quatre heures et demie du matin, au milieu des ténèbres, dans le bois en avant de Chenebier, les grand'gardes françaises étaient surprises par l'infanterie du général Keller. Mais Penhoat résistait opiniâtrement dans le village qu'il avait fait barricader et garnir d'abatis. Une violente fusillade refoula toutes les attaques des Badois, et ils durent, comme la veille, rétrograder sur Frahier. L'armée de l'Est était donc victorieuse à l'aile gauche. Oui, mais elle n'avait pas bougé ; elle piétinait sur place et n'avançait pas. Qu'importait que Cremer et Penhoat eussent conquis Chenebier s'ils n'osaient marcher vers Belfort ? Sur le reste du champ de bataille, Bourbaki n'avait pu dans la matinée du 17 qu'entretenir un feu de mousqueterie et d'artillerie. Il comprenait qu'il ne forcerait pas les lignes de la Lisaine. Son armée en avait assez. La nuit, les Allemands ne laissaient dans la plaine que leurs avant-postes, et presque tous, par un froid de 18 degrés, s'abritaient dans les granges et les maisons. Les Français bivouaquaient, exténués de fatigue et rebutés de leurs inutiles efforts, accroupis auprès de misérables feux de bois vert qui ne flambaient pas, fouettés par un vent aigu, transis, aveuglés par la neige qui tourbillonnait autour d'eux et leur montait jusqu'aux genoux. Les chevaux n'avaient d'autre nourriture que le genêt, et on les vit se manger mutuellement les crins. Les hommes mêmes étaient tourmentés de la faim. Les vivres n'arrivaient pas ou ne venaient que très lentement. Il n'y avait à Clerval ni quais de débarquement ni voies de garage, et les trains chargés d'approvisionnements s'échelonnaient sur toute la ligne de Nevers à Clerval, fort loin des troupes. Les convois qui s'acheminaient de Clerval vers Héricourt et Montbéliard faisaient à peine un kilomètre par heure sur le verglas des routes. Les bêtes d'attelage passaient la journée entière à tomber, à se relever, puis à retomber encore. Bourbaki avait demandé pour elles des fers à crampon et des clous à glace ; elles n'avaient que des clous ordinaires.

Déjà la débâcle commençait. Le 16 janvier, pendant que leurs camarades se battaient, cinquante hommes descendaient de grand'garde pour se reposer au village de Béverne en disant qu'ils étaient tous malades. Dans la plupart des compagnies, sur 180 soldats, 40 ou 50 seulement allaient au feu. Quelques-uns se mutilaient pour entrer à l'ambulance ; d'autres demeuraient en arrière et se cachaient dans les fermes, les étables et les bois, s'enfuyaient à la première alerte, répandaient partout la panique, se représentaient comme les uniques survivants d'une action qu'ils n'avaient pas même vue, assuraient qu'ils manquaient de munitions bien qu'ils n'eussent pas déchargé leur fusil, juraient qu'ils n'avaient pas eu de pain depuis trois jours bien qu'ils fussent repus, et déblatéraient contre l'intendance bien que l'intendance, agissant dans un pays mangé par les envahisseurs, sur des chemins impraticables et par le moyen de charretiers qui ne cessaient de déserter, eût presque accompli des prodiges.

Bourbaki se retira donc. Le 22 janvier il arrivait à Besançon. Mais, quand il eût débloqué Belfort et accablé Werder, les Allemands étaient en nombre assez considérable pour détacher contre lui des forces imposantes. Sitôt que Moltke avait su que des prisonniers faits le 5 janvier appartenaient à la première armée de la Loire et que cette armée s'était transportée de Bourges à Châlon par les voies ferrées, il avait envoyé au secours de Herder les deux corps, le IIe de Fransecky et le VIIe de Zastrow, qui couvraient le blocus de Paris aux envi nuls de Montargis et d'Auxerre. Manteuffel commandait cette armée dite armée du Sud. II se porta délibérément vers Vesoul, à travers les montagnes et les forêts du plateau de Langres par des chemins raides et malaisés, tantôt remplis d'eau, tantôt lisses comme une glace. Il partait le 14 janvier de Châtillon-sur-Seine et le 19 ses premières troupes étaient à Gray. Dès qu'il apprit la retraite des Français, il changea de plan. Jusqu'alors il voulait se jeter sur leur arrière-garde ; mais c'était les affaiblir, et non les anéantir. Manteuffel devina qu'ils reculeraient sur Lyon. Il résolut de leur barrer la vallée de la Saône en aval de Besançon et de ne leur laisser d'autre issue que les routes difficiles du Jura. Son armée fit une conversion à droite et marcha vers le Doubs.

Il est vrai que Garibaldi était à Dijon. Mais Manteuffel se doutait que les bandes de l'aventurier italien se garderaient de lui faire échec. Une simple brigade commandée par le général Kettler fut chargée de les amuser et, s'il était possible, de leur enlever Dijon. Vainement le condottiere recevait de toutes parts des renseignements sur les troupes prussiennes qui défilaient tranquillement au-dessus de sa tête et presque sous ses yeux. Vainement Freycinet, perdant patience, reprochait à Bordone d'abandonner Bourbaki, de susciter sans cesse des difficultés et des conflits pour justifier l'inaction de Garibaldi. Les champions de l'univers opprimé se promenèrent aux alentours de Dijon et jusqu'à sept kilomètres, sans rien rencontrer ni rien voir, et ils regagnèrent triomphalement la ville aux sons de la Marseillaise. Soudain, le 20 janvier, parut la brigade Kettler. Elle n'avait que 7.000 hommes. Garibaldi crut apercevoir 50.000 Allemands pour le moins. Il résista pourtant, et durant trois jours il eut à peu près l'avantage. Le 21, la brigade Kettler prenait d'assaut les villages de Plombières, de Hauteville, de Messigny et les maisons situées au pied du monticule de Talant ; mais elle perdait plus de 300 hommes et n'avait plus de munitions. Le 22, elle se reposait et s'approvisionnait. Le 23, elle s'emparait de Pouilly après un très vif combat et poussait jusqu'au faubourg Saint-Martin. Ce fut là que la brigade de Ricciotti Garibaldi trouva sous un monceau de cadavres le drapeau du 61e régiment d'infanterie, couvert de sang et déchiré par les balles, le seul drapeau, avec celui du 16e conquis par Cissey à Rezonville, que l'armée allemande eût laissé dans cette guerre aux mains des Français. Épuisé par la lutte, perdant de nouveau près de 400 des siens, l'audacieux Kettler en resta là ; mais il tenait Garibaldi en respect, le clouait à Dijon, et assurait à Manteuffel la liberté des mouvements.

Manteuffel marchait en effet sans répit ni relâche. Il entrait à Pôle après un petit engagement qui lui valait, outre la ville, plus de deux cents wagons de vivres. Il se saisissait aux environs de Dampierre de quatre ponts sur le Doubs ; il refoulait Cremer qui tentait de l'arrêter à Dannemarie ; il s'emparait de Quingey, où il faisait huit cents prisonniers, de Mouchard, d'Arbois. Son lieutenant Werder occupait Clerval et Baume-les-Dames.

Quel parti prendrait Bourbaki ? Il avait tâché de garder Quingey : mais les troupes qui défendaient ce poste, fuyaient sans coup férir et entrainaient dans leur déroute les renforts que le général leur envoyait à Busy. Il avait chargé Bressolles de tenir le plateau de Blamont et les défilés de la chaîne escarpée du Lomont ; mais les mobilisés de Bressolles abandonnaient ces importantes positions. Allait-il demeurer paralysé autour de Besançon ? C'était capituler à brève échéance, puisque la place n'avait de munitions de bouche que pour quinze jours. Se frayer un chemin vers l'ouest ou le ? Cette trouée désespérée était impossible dans l'état moral et physique de l'armée, après les souffrances qu'elle avait endurées. Il ne reste d'autre voie que celle de Pontarlier.

Bourbaki convoque un Conseil de guerre. Tous ses lieutenants proposent de reculer sur Pontarlier. Seul, Billot assure que l'armée peut se faire jour vers .luronne. Mais Bourbaki lui offre le commandement, et Billot se récuse en disant qu'un général en chef qui voudrait risquer une semblable tentative, doit avoir le prestige de Bourbaki. On prend donc la route de Pontarlier pour se glisser le long de la frontière suisse et gagner la vallée du Rhône : Cremer tiendra le ravin de la Loue, et Bressolles reviendra coûte que coûte sur le Lomont.

Mais déjà Manteuffel est à Salins, malgré la vigoureuse canonnade des forts qui suspendent, à la prière du maire, leur feu sur la ville. Cremer recule de Salins sur Levier. Bressolles voit son corps d'armée se sauver sans combattre. Je n'ai jamais compté, s'écrie Bourbaki, sur le service des troupes de Bressolles ; elles ne peuvent entendre un coup de fusil sans fuir ! Lui-même veut partir avec le 18e corps pour reconquérir les positions perdues : le 18e corps emploie toute une nuit et une journée entière pour traverser Besançon et passer de la rive droite sur la rive gauche du Doubs. Affolé, redoutant les soupçons, accusé de recommencer Metz ou Sedan, Bourbaki braque un revolver sur son front et lâche la détente. En cas de sacrifice de l'armée, avait dit Regnier à Bismarck, il se brûlera la cervelle. La prophétie s'accomplissait. Mais le général survécut à sa blessure ; la balle s'était aplatie sur son crâne comme sur une plaque de fonte.

A l'instant où Bourbaki essayait de mourir, il était relevé de son commandement. Depuis quelques jours Freycinet se plaignait de ses dépêches insipides et émollientes, de ses hésitations et de son découragement, de ses mouvements à peine sensibles sur la carte. Il le blâmait de ne pas hâler sa retraite sur le Doubs, de ne pas préserver la voie de Besançon à Lyon ; autant j'admire votre attitude sur le champ de bataille, lui écrivait-il, autant je déplore la lenteur avec laquelle votre armée a manœuvré avant et après les combats. Le général ne pouvait-il se dégager, ressaisir ses lignes de communications, reprendre Dôle, gagner Auxonne, secourir Dijon et l'héroïque Garibaldi, puis se diriger vers Chagny ? Il se retirait .sur Pontarlier ! Etait-ce Pontarlier qu'il voulait dire ? Pontarlier près de la Suisse ? Mais cette marche lui préparait un désastre inévitable ; il serait obligé de capituler ou de se rejeter sur le territoire helvétique ; il trouverait partout les Allemands, devant lui et avant lui ! A ces objurgations Bourbaki répondait tristement qu'il ne méritait pas le reproche de lenteur, qu'il n'avait jamais perdu une heure ni pour aller ni pour revenir, que la tâche dépassait ses forces, que le commandement était un martyre, qu'il ne saurait supporter plus longtemps le labeur que le gouvernement lui infligeait. Faire l'opération prescrite par Freycinet, c'était ordonner à Chanzy de s'emparer de Chartres. Il ne disposait, ajoutait-il, que de 30.000 combattants, et ses seules troupes passables étaient les trois-quarts du 18e corps de Billot, la réserve de Palu de la Barrière et une partie de la division Cremer. Pourrait-il refouler un adversaire supérieur en nombre ? Pourrait-il enlever Dôle, passer entre deux rivières que tenait l'ennemi, exécuter une double marche de flanc ? Et il con-chiait : Je tiendrai le plus longtemps possible de Salins à Pontarlier et au Lomont ; c'est tout ce que je puis faire ; mais je me considère comme perdu. Ce fut sa dernière dépêche.

Gambetta hésitait, pour le remplacer, entre Clinchant et Billot, deux généraux qu'il estimait et qu'il avait spécialement chargés d'animer de leur ardeur le tiède Bourbaki. Il jugeait Billot plus capable et pl us intelligent ; il choisit Clinchant, plus régulier et plus ancien.

Le successeur de Bourbaki ne put que continuer le mouvement de retraite. Retraite qui rappelait Moscou à quiconque voyait du haut de la route de Pontarlier à travers les sapins se dérouler au loin cette longue et lamentable file d'hommes et de fourgons ! Les chevaux souffraient de la fatigue et de la faim : ceux-là s'abattaient à tout moment et finissaient par ne plus se relever ; ceux-ci dévoraient l'écorce des arbres et rongeaient les arrière-trains des charrettes ou les roues des caissons. Les soldats se traînaient péniblement, tantôt enfonçant jusqu'à mi-jambes dans la neige, tantôt trébuchant et glissant, mornes, baissant la tète, ne parlant que pour geindre ou jurer, abandonnant sur le bord du chemin les camarades qui tombaient épuisés ou malades. A l'étape, ils s'entassaient dans les maisons et se laissaient choir sur le plancher, ou, de crainte d'être piétinés par les survenants, se tenaient debout, serrés les uns contre les autres, ne songeant qu'à se réchauffer, et le matin il fallait réveiller à grands cris et à coups de bottes ces êtres inertes et abrutis par un lourd sommeil.

Le 28 janvier, Clinchant atteignait Pontarlier et tàchait de gagner le département de l'Ain par Mouthe et Chaux-Neuve, en longeant les limites de la Suisse sur deux routes qui passent au fond des vallées et mènent à Morez et à Gex, soit par Foncine et Saint-Laurent, soit par la Chapelle-des-Bois. Mais il était dejà pris entre deux feux, à Morteau par Werder et à Champagnole par Manteuffel. Les avant-gardes allemandes poussaient sur Sombacourt, Chaffois et Frasne. Un bataillon capturait à Sombacourt deux généraux, 48 officiers et 2.700 hommes. Clinchant se crut sauvé par l'armistice que Jules Favre signait alors à Versailles. Mais Favre avait consenti que la ligne de démarcation ne fùt tracée dans l'Est que lorsque la situation militaire serait exactement connue, et Moltke télégraphiait à Manteuffel que la trêve ne s'étendait pas encore aux départements de la Côte-d'Or, du Doubs et du Jura. A cette nouvelle, Gambetta fut exaspéré. Il se précipita dans le cabinet de Freycinet, la dépêche à la main, et saisit Thoumas par la cravate : Je comprends, s'écriait-il, qu'un avocat tremblant de peur ait commis cette balourdise, cette infamie ; mais Favre était assisté d'un général ; que le sang de l'armée de l'Est et la honte de la défaite retombent sur lui !

Clinchant qui s'était arrêté, se voyait poursuivi, pressé de plus en plus. Ses soldats se plaignaient d'être les seuls à se battre pendant que le reste de la France avait la paix. Un bataillon des Pyrénées-Orientales se rendait à quelques uhlans, et lorsqu'il était dégagé par des compagnies du 83e, il refusait de reprendre les armes en disant qu'il aimait mieux être captif que de pâtir davantage. Les routes se fermaient. Le passage de Foncine tombait aux mains de l'ennemi. Clinchant espérait encore percer par la Chapelle-des-Bois, bien que le chemin ne soit en plusieurs endroits qu'un simple sentier. Mais cette issue lui fut également barrée lorsque les Allemands se répandirent sur les bords du lac de Saint-Point, s'emparèrent des Granges Sainte-Marie et coupèrent ainsi la route de Mouche. Il résolut de se jeter en Suisse et conclut avec Hans Herzog, général des troupes de la Confédération, la convention des Verrières. Le ter février, son arrière- garde, composée du 18e corps et de la réserve, évacuait Pontarlier et livrait sous la protection des forts de Joux et de Larmont un dernier et violent coin-bat dans le défilé de la Cluse. Le lendemain, après avoir perdu depuis quatre jours 15.000 prisonniers et un considérable matériel de guerre, Clinchant franchissait la frontière. 80.000 hommes de l'armée de l'Est, pour la plupart hâves, déguenillés, sordides, hébétés, insensibles à la catastrophe qui les frappait, n'ayant plus d'autre souci que de manger et de dormir près d'un bon feu, furent internés sur le territoire helvétique. Les escadrons de Cremer et sa batterie Armstrong montée sur traîneaux, les cinq bataillons de la division d'Ariès, la cavalerie du général de Longuerue, une partie de la cavalerie du 20e corps avaient pu échapper à temps. Busserolles et Pallu de la Barrière, l'un avec trente, l'autre avec cinquante hommes, gagnèrent Gex par les montagnes.

Garibaldi abandonna Dijon. Freycinet l'avait d'abord félicité de sa résistance et le proclamait le premier général de la République. Mais lorsque la délégation fit appel au grand cœur et au génie du condottiere et le pria de tenter une diversion en faveur de Clinchant, il se contenta d'envoyer des bandes de francs-tireurs aux environs de Dôle, et sitôt qu'il apprit que la Côte-d'Or n'était pas comprise dans l'armistice et que le général Hann de Weyhern rejoignait Kettler avec deux .brigades badoises, il recula sur Lyon.

 

Belfort succombait en même temps que l'armée de l'Est. Treskow qui commandait le corps d'investissement, composé des Ire et 4e divisions prussiennes de réserve, n'avait cerné la ville que le 3 novembre. Le gouverneur, l'habile et tenace Denfert-Rochereau, eut le loisir de se préparer au siège. Il termina les travaux commencés par ses devanciers ; il acheva les forts des Hautes et des Basses Perches ; il éleva le fort de Bellevue, simple ouvrage en terre, mais bien situé qui couvrait la gare et qui fut relié par une tranchée au fort des Barres ; il mit en état de défense les villages de Danjoutin et de Pérouse. A l'abri de ses canons, il disputa toutes les positions extérieures ; il était décidé, disait-il, à ne pas se laisser enfermer dans la fortification, et la place était à ses yeux, non pas une ligne où il fallait se confiner, mais un point d'appui et une sorte d'immense batterie de protection. Grâce à ce système hardi de reconnaissances, de surprises et de petits combats, Denfert retarda longtemps, les progrès de l'assiégeant. Malheureusement, il ne disposait, pour entreprendre des sorties, que de quatre pièces de campagne, et sa garnison, presque entièrement formée de gardes mobiles, était inexpérimentée. Sur 16.000 hommes, 3.000 seulement, un bataillon du 84e commandé par le brave Chapelot et deux bataillons du Rhône, avaient une valeur sérieuse. Le 5 décembre, lorsqu'un incendie éclatait au fort de Bellevue, le 2e bataillon de la Haute-Saône, terrifié par les obus, refusait d'éteindre le feu et, malgré les menaces et les coups de bâton, se couchait dans la neige ; il fallut le dissoudre. Quatre jours après, une compagnie d'éclaireurs n'osait sortir de ce même fort pour se jeter sur les travailleurs ennemis. Les lettres des mobiles contenaient des aveux si décourageants et de si navrants détails qu'on dut les supprimer, et les ballons n'emportèrent plus que des missives lues par l'état-major.

Treskow qui n'avait au début que 10000, et ensuite 16.000 hommes, put donc passer peu à peu de la défensive à l'offensive. Lentement, serrement il gagna du terrain. Il s'empara du Mont qui n'est qu'à deux kilomètres de Belfort, des villages d'Essert, de Cravanche, de Bavilliers ; il prit au pied du fort de Bellevue la ferme de la Tuilerie ; il ouvrit la première, puis la deuxième parallèle contre Bellevue. La brume et les tourbillons de neige cachaient souvent les points de tir ; les munitions manquèrent parfois ; les pionniers ne creusaient que difficilement les tranchées dans un sol tantôt durci par la gelée, tantôt détrempé par la pluie et la vase. Mais Bellevue fut criblé de projectiles, et le 3 décembre commençait le bombardement qui devait durer 73 jours.

Quatre-vingt-dix-huit mille obus tombèrent sur la ville pendant tout le siège. La population murmura d'abord et se plaignit des périls qu'elle courait ; elle accusa le gouverneur de se terrer dans un trou du château. La gazette locale insinua que la résistance était inutile. Mais Treskow se convainquit bientôt qu'il ne pourrait brusquer la capitulation à force de bombes. Les habitants vécurent dans les caves. Le maire Mény et le préfet Grosjean les animèrent par leur exemple. Stehelin, Laurent, Belin dirigèrent le service des guetteurs d'incendie. Les canons du Château, de la Justice et de la Miotte concentrèrent presque tous leurs feux sur le front d'attaque. Le capitaine de la Laurentie qui commandait les batteries du Château, employa le tir indirect et obtint de son artillerie le maximum de portée soit en masquant les pièces et en réglant le pointage d'après des repères très précis, soit en les inclinant et les plaçant sur des affûts de siège dont les crosses s'enterraient dans des fosses soutenues par des morceaux de rails ; la chute d'une poutre lui meurtrit les cuisses, mais il se fit étendre dans une caisse et continua de diriger ses hommes. Le capitaine Thiers défendit Bellevue avec une indomptable énergie. De sa casemate de la Tour des Bourgeois, reliée aux forts et aux villages par un réseau de fils télégraphiques, Denfert imposait à tous son inflexible volonté, interdisant au Conseil municipal de se réunir, ne convoquant jamais le Conseil de guerre, prenant l'avis des officiers qui désiraient conférer avec lui et appréciant leur valeur, assignant aux plus capables les postes les plus importants, communiquant avec eux sans aucun intermédiaire, leur indiquant avec netteté leur tâche et leurs ressources, mais sans les mener à la lisière, leur abandonnant les détails d'exécution, exigeant d'eux des rapports circonstanciés, dictant plus de trois mille ordres, finissant par vanter le dévouement des Belfortains et écrivant à Gambetta que la ruine des propriétés privées ne causait pas une seule défaillance.

Rebuté, Treskow résolut d'attaquer Belfort non par l'ouest, mais par le sud. Il avait pris Andelnans et le bois de Bosmont. Dans les derniers jours de décembre, après avoir reçu 10.000 hommes de renfort, il installait, en dépit des obstacles du terrain, de nouvelles batteries à Bavilliers, au bois de la Brosse, sur le Bosmont. Il se saisissait le 8 janvier de Danjoutin. L'expédition de Bourbaki l'obligea de ralentir les travaux et de distraire plus de la moitié de son armée pour couvrir le siège. Mais dans la nuit du 20 au 21 janvier, à la suite d'un combat qui lui coûtait près de 200 hommes, il s'emparait de Pérouse, et il ouvrait aussitôt la première parallèle, sur une longueur de dix-huit cents mètres environ, contre les forts des Hautes et des Basses Perches. Le 26, au soir, il ordonnait d'assaillir ces deux forts qu'il croyait presque ruinés par ses batteries et occupés par de mauvaises troupes. Le feu violent de la garnison refoula les agresseurs ; 10 officiers et 427 soldats furent tués, blessés ou capturés ; Belfort nous coûte cher, s'écriait Moltke.

Treskow revint au siège régulier et aux travaux d'approche à sape volante. Les Allemands éprouvèrent d'extrêmes souffrances. Les tranchées qu'ils construisaient dans un sol rocailleux, au milieu de pluies torrentielles, étaient sans cesse battues par le canon de la place. Mais la retraite de Bourbaki avait consterné les Français, et, comme disait Denfert à Gambetta, les forts devaient tenir moins longtemps que les dehors ; les munitions d'artillerie s'épuisaient, et il était impossible d'opposer des difficultés notables à la marche de l'ennemi. Le 28 janvier, les assiégeants ouvraient la deuxième parallèle contre les Basses et Hautes Perches. Les cieux mamelons n'étaient plus qu'un informe amas de terre et n'avaient que des pièces hors de service. Denfert les abandonna le 8 février. Mais, des Perches, Treskow dominait le Château qui n'est qu'à mille mètres de distance. Le 13 février, malgré les chemins défoncés, il avait établi 97 bouches à feu, prêtes à faire chacune 80 décharges et à détruire ce point central de la défense. Par bonheur, l'armistice fut étendu deux jours plus tard à la région de l'Est. Le colonel Denfert, autorisé par le gouvernement à capituler, sortit de la ville le 18 février avec armes et bagages. Il eut la gloire de tirer le dernier coup de canon, et sa résistance à la fois longue et vigoureuse conserva Belfort à la France.