LA GUERRE

1870-1871

 

CHAPITRE IV. — SEDAN.

 

 

Retraite de Mac-Mahon, de Failly et de Douay. — L'armée de Chatons. — Plan de Palikao. — Irrésolutions de Mac-Mahon. Lenteurs et oscillations de ses mouvements. — Marche des Allemands sur Paris. — Leur conversion vers le Nord. — Engagement de Senne (26 août). — Affaire de Buzancy (27 août). Retraite de Mac-Mahon sur Mézières. — Ordre de Palikao. Mac-Mahon se rabat vers Carignan (25 août). — Retards de Douay et de Failly (20 août). — Surprise de Failly à Beaumont (30 août). — Mac-Mahon se porte sur Sedan. — Les Français acculés entre la Meuse et la frontière belge. — Bataille du 1er septembre. — Blessure de Mac-Mahon. — Ducrot et Wimpffen. — Prise de Bazeilles, de Daigny, de Givoune. — Le XIe et le Ve corps prussiens à Fleigneux et à Floing. — Prise du calvaire d'Illy. — Douay écrasé par l'artillerie allemande. — Charge inutile de Galliffet. — Douay et Ducrot rejetés sur Sedan. Le drapeau blanc. — Désespoir de Wimpffen. — Dernier effort sur Balan. — Capitulation.

 

Mac-Mahon, échappé de Frœschwiller, n'avait pu faire sauter le tunnel de Saverne, ni défendre les défilés des Vosges, ni rallier les débris de son armée à Phalsbourg, à Sarrebourg, à Lunéville. La retraite était une vraie déroute. Déjà l'indiscipline gagnait ces soldats qui fuyaient comme des lièvres après s'être battus comme des lions : ils manquaient de tout et ne subsistaient que d'aumônes ; ils se grisaient, maraudaient et pillaient ; deux zouaves demandaient à un officier la bourse ou la vie. Le 11 août, à la nouvelle que les éclaireurs prussiens approchaient de Nancy, Mac-Mahon se dirigeait sur Bayon. Le 15, il atteignait Neufchâteau. Le 17, les restes du 1er corps arrivaient à Châlons par le chemin de fer ; il fallut un jour et deux nuits pour faire quarante lieues en wagon ; on avait cru sur un faux avis que la voie était coupée à Saint-Dizier.

Le 5e corps de Failly gagna pareillement Châlons le 20 août, non sans détours ni délais, à cause des ordres contradictoires qu'il reçut de l'empereur ; il passa par Lunéville, Charmes, Mirecourt et Chaumont.

Le 7e corps, commandé par Félix Douay, avait le 7 août, au lendemain de Frœschwiller, quitté Mulhouse et reculé sur Belfort au milieu de la tristesse des habitants qui voyaient les soldats semer leurs cartouches et jeter leurs fusils sur la route. Le 10 août Palikao ordonnait à Douay de se rendre à Châlons : les troupes s'embarquèrent sur la ligne de Lyon et sur celle de l'Est ; les unes traversèrent Paris par le chemin de fer de ceinture entre Bercy et la Villette, les autres passèrent à Noisy-le-Sec de la ligne de Mulhouse sur celle de Strasbourg ; le 20, elles étaient en Champagne.

Ces trois corps, le 1er, le 5e, le 7e, ainsi que le 12e que Trochu organisait à Châlons, composaient une armée de 120.000 hommes. Le 17 août, dans un conseil de guerre auquel assistaient l'empereur, arrivé la veille de Gravelotte, le prince Napoléon, le maréchal de Mac-Mahon et les généraux Trochu, Schmitz et Berthaut, le commandement de cette armée dite de Châlons fut déféré au duc de Magenta. On décida que Mac-Mahon se porterait aussitôt sous les murs de la capitale que les Allemands allaient sûrement assiéger. L'empereur irait également à Paris : mieux valait qu'il fût aux Tuileries que de se traîner à travers les camps sans autorité, sans pouvoir, et comme s'il eût abdiqué. Trochu serait gouverneur de Paris. Napoléon hésitait à lui confier ce poste ; le prince et Mac-Mahon triomphèrent de ses scrupules en assurant que Trochu était un homme de cœur et d'honneur qui inspirait la confiance, suivait le courant de l'opinion et saurait seul arrêter le mouvement révolutionnaire.

Mais l'impératrice ne voulait pas que l'empereur revint à Paris sous le coup des deux revers de Frœschwiller et de Forbach. Elle déclara qu'il ne rentrerait pas vivant aux Tuileries et qu'il devait rester à Châlons ; Trochu défendrait Paris sans l'empereur et ne nommerait même pas l'empereur dans sa proclamation. Palikao conseillait et encourageait la régente. Vif et ardent, bien que septuagénaire, fécond en projets, méditant de détacher un corps de 30.000 hommes qui jetterait l'épouvante dans le pays de Bade, prêchant l'offensive, activant les services de la guerre qu'il avait trouvés en désarroi, appelant sous les drapeaux tous les gardes mobiles ainsi que tous les anciens militaires au-dessous de trente-cinq ans, stimulant le zèle des généraux, leur donnant parfois d'excellents avis et leur faisant la leçon, mais téméraire et hâbleur, osant dire à la Chambre que Bazaine avait culbuté les Prussiens dans les carrières de Jaumont, ne tenant aucun compte des obstacles, ouvrant aisément son esprit aux illusions et aux chimères, croyant qu'il pourrait sauver la France et l'Empire tout ensemble, Palikao s'opposait avec force à la retraite de Mac-Mahon sur Paris, et il suppliait Napoléon de secourir Bazaine, d'envoyer l'armée de Châlons à l'aide de l'armée de Metz, d'opérer ainsi contre les Prussiens dont il affirmait l'épuisement, une grande et efficace diversion.

Son plan — le plan de Dumouriez en sens inverse — était génial. Mac-Mahon, se rendant à Metz par Verdun, traverserait rapidement l'Argonne, et écraserait le prince royal de Saxe que le 'prince royal de Prusse ne pouvait joindre qu'après trois jours de marches forcées ; sans doute Frédéric-Charles lèverait le siège de Metz pour dégager Albert de Saxe ; mais Bazaine suivrait bon gré mal gré Frédéric-Charles ; les deux armées françaises se réuniraient, et puisque celle de Metz aurait désormais le nombre et celle de Châlons, l'énergie, elles battraient le prince rouge et obligeraient le prince royal de Prusse à se retirer.

L'empereur approuva le plan du ministre et se soumit à l'opinion de la régente. Il ne quitta pas l'armée de Châlons. Où diable, s'écriait un officier, voulez-vous qu'on le mette ? Mais, bien qu'il fit pitié à voir, les soldats ne le saluaient plus, et sa suite, la boutique impériale ou le boulet d'or, comme on la qualifiait, excitait les murmures.

Quant à Mac-Mahon, il était dans de cruelles perplexités. Naturellement faible et irrésolu, il n'avait de décision que sur le champ de bataille. A Frœschwiller, au milieu des balles et des obus, cet homme à la moustache blanche et aux cheveux coupés court, à l'œil bleu et calme, au visage froid, avait été un héros. A près Frœschwiller, ses lettres marquaient un trouble extrême, et depuis qu'il commandait l'armée de Châlons, il hésitait et tâtonnait. La raison l'appelait à Paris où son armée devait se compléter et s'affermir ; l'ordre du ministre et le désir de secourir son camarade le poussaient à Metz. Il promettait de rejoindre Bazaine ; mais, disait-il, Bazaine était bien loin, et la marche qu'il allait faire ne découvrait-elle pas la capitale ?

Mac-Mahon n'osait donc prendre un parti. Il finissait par adopter un moyen terme. Lorsqu'il sut par un faux rapport que la cavalerie allemande se montrait près de Vitry, il abandonna Châlons et cette plaine que Trochu comparait au tapis d'un billard. Le 21 août il s'établit à Reims : il pouvait de là reculer sur Paris par la vallée de l'Oise ou marcher par le nord à la rencontre de Bazaine.

En réalité, il rétrogradait et ne pensait qu'à se replier sur la capitale. Le soir du 21 août, lorsque le président du Sénat, Rouher, parut au quartier général de Courcelles et demanda, au nom de l'impératrice et de Palikao, que l'armée de Châlons fit sa jonction avec celle de Metz, Mac-Mahon répondit qu'il n'irait pas s'aventurer au milieu des masses allemandes, qu'il éprouverait un revers, et qu'il aimait mieux se diriger sur Paris, conserver à la France une armée qui avait encore assez de cadres pour servir à l'organisation d'une force de deux cent cinquante à. trois cent mille combattants. Rouher s'inclina et, sur sa proposition, l'empereur nomma le duc de Magenta généralissime : le maréchal commanderait, outre l'armée de Châlons, toutes les troupes qui se réunissaient à Paris et sous les murs de Paris.

A cette nouvelle, Palikao se récria, et le 22 août, dans l'après-midi, il écrivait à Napoléon que l'abandon de Bazaine aurait les plus déplorables conséquences et passerait pour un désastre, que Paris découragé ne se défendrait pas. Mais déjà Mac-Mahon avait changé de plan. Dans la matinée du 22, l'empereur recevait une dépêche de Bazaine, datée du 19 août. Bazaine comptait prendre la direction du nord et gagner Châlons, soit par Montmédy et Sainte-Menehould, soit par Sedan et Mézières. Aussitôt le duc de Magenta avait résolu de marcher sur Metz par Montmédy.

S'il avait eu connaissance d'une autre dépêche que Bazaine lui envoyait le 20 août et qui parvint également dans l'après-midi du 22 au quartier général de Courcelles, Mac-Mahon n'aurait peut-être pas tenté de débloquer Metz. Mais le colonel S'ont affidé de l'impératrice, reçut ce télégramme et le garda sans le communiquer au maréchal. Il était ainsi conçu, en termes ambigus et sous la forme équivoque qu'affectionnait Bazaine : L'ennemi grossit toujours autour de moi ; je suivrai très probablement pour vous rejoindre la ligne des places du nord et vous préviendrai de ma marche, si toutefois je puis l'entreprendre sans compromettre l'armée.

Quoi qu'il en soit, le 22, au soir, Mac-Mahon répondait à Bazaine qu'il partait pour Montmédy et serait sur l'Aisne le surlendemain pour agir suivant les circonstances.

Mieux valait dès la veille ou l'avant-veille se porter directement, comme voulait Palikao, de Châlons sur Verdun. Mais, avec un peu de diligence, Mac-Mahon avait le temps de pousser droit au prince de Saxe et de l'accabler. Qu'il brûle les étapes ; que, sans perdre une minute ni regarder en arrière, il fasse six lieues par jour, et le 23 il est au delà de la Meuse ; il a deux jours d'avance sur le prince royal de Prusse ; il bat Albert de Saxe et se joint à Bazaine.

Ce hardi dessein ne fut exécuté qu'avec mollesse, comme à contre-cœur, et peut-être l'armée de Châlons manquait-elle de la vigueur et du nerf qu'exigeait une pareille opération. Elle marcha d'abord avec joie au secours de Bazaine. L'idée seule qu'elle cessait de reculer et allait de l'avant, la consolait de ses misères passées. On se répétait les uns aux autres qu'on était 120.000, qu'on serait en mesure, que les Prussiens pris en queue par Bazaine trouveraient leur tombeau dans les plaines de Champagne. Mais les quatre corps qui composaient l'armée n'étaient pas entièrement réorganisés. Le ter corps, que commandait Ducrot, avait comblé les vides de Wissembourg et de Frœschwiller par les réserves des quatrièmes bataillons. Le 5e corps de Failly était sous l'impression de sa pénible retraite. Le 7e corps de Douay avait une division, celle de Conseil-Dumesnil, qui ne pouvait se remettre encore de l'affaire du 6 août. Le 12e corps, confié au général Lebrun, comprenait trois divisions ; deux, la division Grandchamp et surtout la division Vassoigne formée de douze bataillons d'infanterie de marine, étaient excellentes ; la troisième, la division Lacretelle, ne comptait guère que des conscrits de la classe de 1869. Bientôt des traînées d'hommes au visage empreint de souffrance s'allongèrent sur les routes. Beaucoup disaient qu'on les menait à la boucherie et quittaient les colonnes sans permission pour chercher des provisions ou du tabac, pour s'enivrer dans les auberges, pour chasser le lièvre à travers champs, pour se reposer ou dormir sur le talus des chemins. Les officiers, craignant de ne pas avoir leur monde dans la main au jour de l'action, n'osaient blâmer ni punir. Avait-on fusillé un seul des sacripants qui pillaient au soir du 23 août dans la gare de Reims les trains de vivres et de bagages ? Jamais les corps ne furent au complet. Lorsqu'un combat s'engageait en forêt, les soldats, au lieu de rester sur la lisière, se dispersaient et reculaient pour chercher l'ombre ou tirailler à leur aise, et insensiblement ils se trouvaient de l'autre côté du bois, sans avoir profité de l'abri des arbres.

Les crochets que fit Mac-Mahon, les lenteurs et les perpétuelles oscillations de ses mouvements donnèrent d'ailleurs aux Allemands toujours prompts, ingambes et accoutumés aux longues marches le temps de le rattraper. On s'est plaint de l'inertie de ses escadrons ; elle lui fut utile ; en se bornant à couvrir l'infanterie, sans exécuter de reconnaissances et de pointes, ils ne purent rencontrer l'adversaire qui ne savait plus où étaient les Français. Mais que de retards ! Le 23, l'armée de Châlons s'ébranle et au soir elle atteint la Suippe, Bétheniville, Pont-Faverger. Le 24, elle se détourne sur Rethel pour s'approvisionner et s'appuyer à la voie ferrée. Le 25, Failly et Lebrun demeurent à Rethel, pendant que Ducrot et Douay, faisant trois lieues à peine, gagnent Attigny et Vouziers. Aussi le 26, la cavalerie allemande reprenait-elle le contact qu'elle n'avait plus depuis vingt jours.

 

Les deux armées ennemies qui s'avançaient vers Châlons, l'une par Verdun et l'autre par Vitry, s'étaient mises en marche le 23 août, mais elles avaient perdu la trace de Mac-Mahon. Le prince royal de Saxe tentait un coup de main sur Verdun, et sa cavalerie, traversant le défilé des Islettes, entrait à Sainte-Menehould. Le prince royal de Prusse arrivait à Bar-le-Duc, à Sermaize, à Vassy, et sa cavalerie fouillait les cieux rives de la. Marne, obtenait la reddition de Vitry, envoyait des flanqueurs à Mourmelon et à une lieue de Reims, à Saint-Léonard. On savait donc au quartier-général allemand que l'armée française, formée à Châlons, avait pris le chemin de Reims. Mais on croyait qu'elle n'avait d'autre but que de couvrir Paris. Le 25 août, Moltke qui se dirigeait vers l'ouest, ignorait encore les desseins et les évolutions de 120000 Français qui se portaient vers l'est à deux marches de son aile droite. Les gazettes de Paris lui révélèrent la vérité. Toutes déclaraient qu'il serait honteux d'abandonner l'armée de Metz, et un télégramme venu de Londres annonçait à l'état-major allemand, d'après le Temps du 22 août, que Mac-Mahon courait à l'aide de son collègue. Notre seconde armée, lisait-on dans ce journal, est prête à Châlons, commandée par un homme qui brûle de reprendre sa revanche ; nous allons sans doute apprendre avant peu que cette armée est entrée en ligne, et puisse-t-on avoir à nous dire bientôt qu'elle a réussi, en dépit de tous les efforts de l'ennemi, à donner la main à celle du maréchal Bazaine !

Sans perdre un moment, Moltke arrêta l'élan des armées allemandes sur Paris. Un grand mouvement de conversion tourna vers le nord toutes les lignes de marche et tous les fronts. La cavalerie du prince royal de Saxe remonta dans l'Argonne. Dès le 26 août avait lieu entre Allemands et Français une escarmouche qui retardait Mac-Mahon. Un escadron saxon rencontra à Senuc, sur la rive gauche de l'Aire, le 4e hussards. La brigade Bordas, s'imaginant qu'elle avait devant elle des forces supérieures, recula de Grandpré sur Buzancy et abandonna la route de Vouziers qu'elle croyait coupée. Une autre brigade, conduite par le général Dumont, alla rejoindre et ramener la brigade Bordas. Douay, redoutant une attaque, prévint Mac-Mahon. Le maréchal, qui s'était porté de Rethel sur Tourteron, se dirigea le lendemain, pour soutenir son lieutenant, sur Vouziers et Buzancy ; puis, lorsqu'il sut que Douay n'était pas entamé, sur Voncq et Le Chesne. Il n'avait plus qu'un jour d'avance, s'écria Palikao, il l'a perdu !

Le 27, tandis que l'infanterie d'Albert de Saxe occupait Dun et Stenay, sa cavalerie assaillait les escadrons de Failly dans les rues de Buzancy. Il était dés lors évident que l'armée française marchait vers la Meuse. Mais elle n'avait pas encore atteint la rivière. Moltke décida de l'attaquer incontinent sur la rive gauche : tous les corps se porteraient dans la direction de Vouziers, de Buzancy et de Beaumont, les uns obligeant l'adversaire à faire tête, les autres, qui ne combattaient que des jambes, le gagnant de vitesse.

A ce même instant, le 27 août, dans la soirée, Mac-Mahon qui démêlait justement la situation, renonçait à. toute jonction avec Bazaine et rétrogradait sur Mézières. Il mandait au ministre que l'armée d'Albert de Saxe établie sur la rive droite de la Meuse gênait ses mouvements, que l'armée du prince royal de Prusse arrivait à Châlons et menaçait de lui couper sa ligne de retraite, qu'il n'avait aucune nouvelle de Bazaine et que s'il se dirigeait sur Metz, il serait attaqué de front par une partie des troupes de Frédéric-Charles ; il cesserait donc de marcher vers l'Est et dès le lendemain se rapprocherait de Mézières.

Cette fois encore, comme au 22 août, Palikao désapprouva le duc de Magenta. Il répondit aussitôt que l'armée de Châlons ne pouvait reculer sur Paris, que le retour de l'empereur déchaînerait la révolution dans la capitale, qu'il fallait à tout prix délivrer Metz, que si le prince royal de Prusse changeait de direction, Mac-Mahon avait dans sa marche tournante quarante-huit heures ou du moins trente-six ou trente heures d'avances Il sommait le maréchal, au nom du conseil des ministres et du conseil privé, de secourir Bazaine et promettait de lui envoyer un nouveau corps commandé par Vinoy.

Et cette fois encore Mac-Mahon obéit, consentit, à son corps défendant, à se rabattre sur Carignan et Montmédy ! Ses troupes cheminaient déjà vers Mézières et, animées par l'espoir de se battre sous les murs de Paris, semblaient aller d'un pas plus assuré. Elles rebroussèrent, attristées de cette volte-face, pressentant un malheur, fatiguées par des routes défoncées et par une pluie glacée, continuelle, qui les perçait jusqu'aux os. A peine firent-elles, celles-ci huit, celles-là quinze kilomètres. Le soir du 28 août, Lebrun était à Stonne ; Ducrot à la Besace ; Failly qui formait la droite de l'armée, à Bois-des-Dames ; Douay qui devait suivre et appuyer Failly, à Boult-aux-Bois. L'ennemi ne se montrait guère. Moltke ne voulait pas provoquer l'offensive des Français avant d'avoir concentré toutes ses forces. Mais l'armée d'Albert de Saxe envoyait des avant-gardes à Voncq, à Attigny, à Nouart, et l'armée du prince royal de Prusse poussait son VIII corps à Sainte-Menehould et une division de cavalerie à Vouziers.

Mac-Mahon avait résolu de traverser la Meuse le 30 août au plus tard à Monzon et à Remilly. Le 29, Lebrun passait la rivière à Monzon, et Ducrot, qui se dirigeait sur Raucourt, était certain de la passer sans encombre. Mais Failly et Douay ne fournissaient pas les traites sur lesquelles comptait le maréchal. Douay voit de loin les vedettes allemandes sur les hauteurs ; il comprend que les ennemis ne l'attaquent pas encore parce qu'ils n'ont que de la cavalerie, et toutefois ces escadrons l'environnent, l'agacent, le harcèlent, entravent sa marche par des démonstrations et de fausses alertes. Au lieu de camper à la Besace, il s'arrête à l'entrée du défilé qui mène d'Oches à Stonne. Quant à Failly, il atteint Beaumont, mais malaisément et après de longs et funestes détours. Le capitaine de Grouchy, qui vient lui donner l'ordre de remonter vers Beaumont et de là vers Monzon, est capturé par des uhlans. Failly marche donc sur Stenay conformément à ses précédentes instructions ; l'avant-garde saxonne l'assaille au plateau de Bois-des-Dames, et lorsqu'elle cesse le combat pour regagner les coteaux de Nouart, il est quatre heures du soir. A cet instant Failly apprend par un autre officier les intentions du maréchal ; il se rejette sur Beaumont où ses têtes de colonne arrivent dans la nuit, et son arrière-garde, le lendemain à cinq heures du matin. Ses troupes sont harassées ; des soldats tombent comme des masses dans la boue du chemin et se laisseraient écraser par les roues des canons si leurs camarades ne les portaient sur les côtés de la route.

Mais les dépêches enlevées au capitaine de Grouchy indiquaient à Moltke les mouvements de Mac-Mahon. Il prescrivit à l'armée d'Albert de Saxe d'attaquer Beaumont dans la matinée du 30 août ; elle serait soutenue par l'aile droite de l'armée du prince royal de Prusse.

 

Beaumont est dans un fond que des bois épais dominent de trois côtés. Au lieu de garder les hauteurs et notamment les collines des Gloriettes, Failly avait répandu ses troupes autour de la ville. Il ne devait marcher sur Mouzon que dans l'après-midi et il montrait une incroyable sécurité. Les officiers prenaient leurs aises. Les soldats, en manches de chemise, flânaient, cherchaient des vivres, allumaient des feux de cuisine, fourbissaient les armes, menaient les chevaux à l'abreuvoir. Pas de poste, pas de sentinelle, pas la moindre précaution d'usage, et de loin l'ennemi prit d'abord ces hommes insouciants pour des bohémiens au gîte ou pour des bourgeois de Beaumont qui visitaient par divertissement un campement évacué.

Les Allemands firent donc à loisir leurs préparatifs d'attaque. Silencieusement, sans être vus, ils s'approchèrent de Beaumont. Le 30 août, à midi, après une marche difficile à travers les taillis et par des sentiers détrempés, le IVe corps de Gustave d'Alvensleben occupait les plateaux au sud de la ville. A midi et demi les obus pleuvaient dans le camp français. Il y eut d'abord parmi les troupes une indicible confusion. Bientôt pourtant une défense vigoureuse s'organisa. De courageux régiments se portèrent en avant et criblèrent de balles les batteries d'Alvensleben et les bataillons qu'il engageait en première ligne. Mais il fallut plier sous le feu du canon prussien, il fallut céder aux charges réitérées de l'infanterie d'Alvensleben, il fallut abandonner Beaumont, les tentes, les bagages et sept pièces. L'artillerie avait eu le temps de s'établir sur la route de Monzon ; elle riposta longtemps à l'adversaire, et les bataillons, après lui avoir permis d'atteler ses chevaux en bâte et de se poster au delà de Beaumont, se réfugièrent derrière elle. Mais elle dut reculer sur la ferme de la Harnoterie et sur le plateau de Yonck, puis sur le bois de Givodeau. Alvensleben contournait Beaumont. Le XIIe corps saxon se déployait à l'est de la ville sur les hauteurs de Létanne. A l'ouest arrivait l'aile droite du prince royal de Prusse, et une partie du 1er corps bavarois, longeant la lisière des bois, tombait sur le flanc des Français. Cent cinquante pièces tonnèrent contre l'artillerie de Failly. Les Bavarois s'emparèrent de la ferme de la Thibaudine, et, avec les Prussiens, de la ferme de la Harnoterie. Alvensleben enleva les coteaux de Yonck et la fonderie Grésil. Les Saxons entrèrent dans le bois de Givodeau. Refoulés sur le mont de Brune et autour de Villemontry, les Français luttèrent avec acharnement et repoussèrent l'assaillant dans les fourrés de Givodeau par une fusillade très nourrie et par un feu intense de mitraille et d'obus. Mais, malgré la violence de la canonnade et l'énergique résistance de l'infanterie, une des brigades d'Alvensleben, la brigade Zychlinski, emporta le mont de Brune et se saisit de dix pièces. Villemontry fut conquis ainsi que la ferme Givodeau. Les troupes de Failly durent enfin se retirer sur le faubourg de Mouzon, non sans combattre encore dans les jardins et les maisons, au cimetière, aux abords du pont. Vainement Lebrun prêtait la main à Failly. Vainement, sur la rive droite de la Meuse, la division Lacretelle et la réserve d'artillerie, garnissant la pente des bois, prenaient le corps saxon en écharpe et l'empêchaient, l'une par ses chassepots, l'autre par ses mitrailleuses, de s'étendre le long de la Meuse et de tourner Villemontry. Vainement la brigade Villeneuve, puis deux autres brigades débouchaient du faubourg de Mouzon. Ces secours couvraient avec peine la retraite de Failly et fléchissaient sous les efforts de l'aile gauche d'Alvensleben appuyée par une nombreuse artillerie. Le 5e cuirassiers s'élançait contre une compagnie d'infanterie prussienne qui l'accueillait par une mousqueterie terrible à bout portant ; le colonel Contenson recevait le coup mortel ; 10 officiers étaient tués ou blessés ; un sous-officier qui se jetait sur le capitaine prussien et l'obligeait à une sorte de duel, succombait sous les balles et les baïonnettes ; les cuirassiers s'enfuyaient vers la Meuse et trouvant les ponts incendiés, gagnaient la rive droite à la nage. A huit heures l'action finissait. Failly, sauvé par Lebrun, passait la Meuse après avoir mis 3.500 Prussiens et Saxons hors de combat. Mais il perdait 1.800 hommes atteints par le feu, 3.000 prisonniers et une grande partie de son canon. Le 5e corps offrait le plus navrant spectacle. Le général de Wimpffen, vigoureux, décidé, plein de confiance en lui-même, venait à cet instant, sur l'ordre de Palikao, remplacer Failly. Il ne put que très laborieusement rallier des régiments épars. Infanterie, cavalerie, artillerie, bagages se mêlaient et se confondaient. Les soldats s'arrêtaient à tous les cabarets.

Le 7e corps de Douay était de même éprouvé, quoique moins rudement. Au matin du 30 août, Mac-Mahon en personne prescrivait au général de passer la Meuse coûte que coûte dans la soirée sous peine d'avoir 60.000 Prussiens sur les bras. Douay se dirigea sur Raucourt par le défilé de Stonne, entendant au loin la canonnade de Beaumont, devinant un désastre qu'il refusait de partager, talonné par les ennemis et ne répondant pas à leur feu, se hâtant vers la Meuse non sans émotions ni mésaventures. Une brigade de la division Conseil-Dumesnil se trompait de chemin, et les Bavarois du général de Tann qui la surprenaient à Warniforêt, la poursuivaient dans sa fuite, et attaquaient l'arrière-garde de Douay entre Raucourt et Haraucourt. De plus en plus alarmé, Douay accélérait sa marche vers le pont de Remilly ; il arrivait près de Remilly à Angecourt ; mais la cavalerie de Bonnemains encombrait la route, et les dernières colonnes de Ducrot franchissaient la Meuse. La nuit tombait. Il fallait s'arrêter et malgré leur inquiétude, les soldats s'endormaient ; durant deux heures, à une demi-lieue des avant-postes bavarois, l'artillerie restait sans soutien I Enfin, la cavalerie de Bonnemains s'engageait sur le pont affaissé, ployant déjà sous le poids des charges qu'il avait portées. A la lueur des feux allumés sur les deux bords, les cuirassiers aux grands manteaux blancs passaient la rivière. Après eux, venaient trois batteries et deux régiments. Mais le jour allait poindre ; Douay, informé que Sedan était le centre de ralliement, filait par la rive gauche avec la division Liébert et l'artillerie de réserve. Le reste des troupes se servait du pont et rejoignait sur la rive droite la division Conseil-Dumesnil qui la veille avait traversé la Meuse à Villers. Le matin du 31 août, Douay entrait à Sedan avec son 7e corps ; les hommes étaient exténués et sommeillaient à peine assis.

Douay désorganisé, Failly complètement défait, Lebrun englobé dans la déroute de Failly, tels étaient les résultats de cette journée de Beaumont qui préparait et annonçait Sedan. Seul Ducrot demeurait intact. Il partait de Raucourt, passait la Meuse à Remilly et arrivait à Carignan. Mais à quoi servait-il de tenir Carignan et la route de Montmédy ? Pouvait-on marcher au secours de Bazaine avec une armée battue ? Le 31 août, à une heure du matin, Mac-Mahon envoyait à Palikao cette laconique dépêche : Mac-Mahon fait savoir au ministre de la guerre qu'il est forcé de se porter sur Sedan.

 

Sedan, dit un officier, est un vrai pot de chambre dominé de toutes parts, et Custine écrivait en f193 que la place était mauvaise, qu'elle avait des maisons élevées, des rues étroites, une population immense en un lieu resserré et qu'en peu d'instants le feu de l'ennemi la rendrait inhabitable. Mac-Mahon occupa donc les hauteurs environnantes qui forment un grand cercle de Bazeilles à Saint-Mendes sur la rive droite de la Meuse et qui par leurs ravins et leurs couverts offraient de précieux avantages à la défense. A l'aile droite le 12e corps de Lebrun prit position à Bazeilles et à la Moncelle. Au centre, le 1er corps de Ducrot s'établit à Daigny et à Givonne. A l'aile gauche, le 7e corps de Douay tenait le plateau qui s'étend au nord du vaste bois de la Garenne, du calvaire d'Illy au village de Floing. Les malheureuses troupes du 5e corps que Wimpffen essayait de reconstituer, servaient de réserve et bivaquaient au Vieux-Camp qui touche à l'enceinte de Sedan. La cavalerie était derrière Ducrot et Douay.

Ce cirque de hauteurs, compris entre la Meuse et les ruisseaux de Floing et de Givonne, était plutôt un campement qu'un champ de bataille. Il est presque partout commandé par un second étage de collines dont les Allemands devaient se saisir. Mac-Mahon aurait dû, suivant le conseil de Ducrot, quitter ses emplacements, s'adosser aux bois de la frontière et non au bois de la Garenne, se poster à Saint-Menges et à Fleigneux en gardant Floing et Illy. Sa droite eût été à Saint-Mendes et à Floing ; sa gauche, à Fleigneux et à Illy ; son centre, à Sedan dont le canon balayait le plateau de la Garenne. Il dominait ainsi le chemin de Mézières et la vallée de la haute Givonne tout ensemble, et s'installait, comme disait Ducrot, sur la circonférence même et non au centre de la circonférence décrite par l'ennemi. Aussi Ducrot voulait-il avec son 1er corps occuper Illy ; aussi Douay occupait-il de son chef dans la matinée du 31 août le mamelon de Saint-Menges qu'il devait délaisser ensuite à cause de la faiblesse de l'effectif du 7e corps. Mais le maréchal de Mac-Mahon s'imaginait n'avoir devant lui que 70.000 Allemands et ne pensait pas qu'il serait attaqué. Au lieu de se hâter et de gagner au plus tôt les routes du nord, il s'attardait à Sedan pour ravitailler son armée et lui donner du repos. Il assurait qu'il aurait le temps de manœuvrer, d'opérer sa retraite et de se rendre à Mézières par la rive droite de la Meuse sans être inquiété, en usant du chemin tout récent de Saint-Menges et de Vrignes-aux-Bois : il croyait, ainsi que Napoléon, que les ennemis ignoraient l'existence de cette route qui n'était pas marquée sur les cartes françaises et qui figurait sur les cartes allemandes.

Mais les Allemands faisaient diligence et profitaient de l'inaction du maréchal pour l'enserrer de toutes parts. Le 30 août, entre onze heures du soir et minuit, Moltke avait ordonné de marcher en avant dès la pointe du jour et d'acculer l'adversaire dans un espace aussi restreint que possible entre la Meuse et la frontière belge : l'armée du prince royal de Saxe devait barrer à l'aile gauche des Français la route de Montmédy ; l'armée du prince royal de Prusse agirait contre leur front et leur aile droite ; s'ils se réfugiaient en Belgique sans être aussitôt désarmés, ils y seraient poursuivis.

Le 31 aoùt, tandis que l'armée de Mac-Mahon se concentrait à Sedan, les Allemands l'environnaient déjà. Sur la rive gauche de la Meuse, la cavalerie du prince royal de Prusse, hussards et uhlans, entrait à Wadelincourt, à Frénois, à Villers-sur-Bar. Le XIe corps, marchant par Stonne et Cheveuges, arrivait à Donchery et trouvait intact le pont de la Meuse : un officier du génie était venu de Sedan pour le détruire, mais pendant qu'il rangeait ses hommes, le train qui l'avait amené repartait avec la poudre et les outils. Les Prussiens s'emparaient du pont de Donchery, jetaient un second pont à côté du premier et faisaient sauter le pont du chemin de fer. Le Ve corps cheminait derrière le XIe et poussait son avant-garde à Chéhéry, à dix kilomètres de Sedan. Le 1er corps bavarois, commandé par le général de Tann, se portait à Remilly et à Pont-Maugis. Ses batteries canonnaient l'artillerie de Lebrun établie sur les pentes de la Moncelle. Ses pontonniers jetaient deux ponts à Aillicourt. Ses chasseurs se saisissaient du pont de Bazeilles que les Français se préparaient à rompre. Déjà les appareils étaient disposés sous les arches. Mais les chasseurs bavarois s'élançaient, gravissaient le remblai, enlevaient le pont au pas de charge, précipitaient les barils de poudre dans la Meuse, s'abritaient derrière les baies de la rive droite et, s'enhardissant, pénétraient dans Bazeilles ; assaillis par une nombreuse infanterie, ils battaient en retraite, repassaient le fleuve, gardaient et barricadaient le pont. Au soir du 31 août, l'année du prince royal de Prusse, forte de 4 corps et de 2 divisions de cavalerie, appuyée au besoin par la division wurtembergeoise et par une troisième division de cavalerie, était donc prête à traverser la Meuse et à tomber sur le flanc des Français s'ils tentaient de s'échapper vers l'ouest.

Sur la rive droite, pendant qu'Alvensleben demeurait, en réserve à Monzon, la garde prussienne et le corps saxon entraient à Sachy et à Douzy, après avoir raflé des approvisionnements considérables et capturé tous les isolés et les traînards. Les pointes d'avant-garde étaient à Francheval et à Pourru-Saint-Remy. L'armée du prince royal de Saxe s'étendait ainsi de la Meuse à la frontière belge et fermait aux Français les débouchés de l'Est.

Que pouvait contre ce déploiement de forces l'armée de Mac-Mahon pelotonnée autour de Sedan ? Les officiers prévoyaient une catastrophe. Flambés ! Pris dans une souricière ! Bloqués comme Bazaine ! Voilà les mots qu'ils échangeaient. Nous sommes perdus, disait le général Doutrelaine à Douay. — C'est aussi mon opinion, répondait Douay, il ne reste qu'à faire de notre mieux avant de succomber. Ducrot montrait à son entourage le fer à cheval que dessinaient les Allemands, ou, comme il s'exprimait encore, leur éternel mouvement de capricorne, et il allait reposer au bivouac du 1er zouaves pour avoir un bon régiment sous la main si les troupes se débandaient pendant la nuit. Wimpffen, couché sur le sol, sans tente ni couverture, ne pouvait dormir et ne cessait de penser à la situation critique de l'armée. Il voudra le lendemain percer sur Carignan, comme Ducrot, sur Mézières. Mais les issues seront bouchées. De quelque côté que se replient les Français, ils se heurteront aux Allemands et lors même qu'ils réussiraient par un effort suprême à briser le cercle qui les entoure, non sans subir d'horribles pertes, ils seraient dispersés et rejetés en Belgique.

 

Le 1er septembre s'engageait la bataille décisive. 140.000 Allemands s'ébranlaient contre 90.000 Français. Trois de leur corps d'armée se dirigeaient vers la Givanne. Trois autres gagnaient la route de Sedan à. Mézières. Un septième faisait face à Sedan et son rôle ne fut pas le moins important. C'est le Ile corps bavarois ; il garnit les hauteurs de Wadelincourt et de Frénois, et pendant que ses chasseurs traversent le fau- bourg de Torcy et s'approchent des ouvrages de Sedan pour abattre les servants sur leurs pièces, son artillerie tonne soit contre les remparts de la place, soit par-dessus la ville sur les positions françaises qu'elle prend à revers.

Dès quatre heures du matin, dans le crépuscule et le brouillard, les Bavarois du général de Tann passent la Meuse et se glissent vers Bazeilles dont ils comptent s'emparer par surprise. Les officiers donnent leurs ordres à voix basse ; les soldats marchent doucement, sans pousser un cri, sans tirer un coup de fusil. Leurs hurrahs n'éclatent que lorsqu'ils sont dans Bazeilles. Mais l'infanterie de marine veillait ; elle occupe les maisons les plus solides et les endroits les plus propres à la défense, le château Dorival, la villa Beurmann, le parc de Monvillers ; elle arrête les assaillants par un feu meurtrier. La lutte s'opiniâtre et s'acharne ; les deux partis se renforcent, jettent à tout instant des troupes fraîches dans la mêlée ; des habitants de Bazeilles combattent à côté des braves marsouins ; sur plusieurs points le village est en flammes. Les Saxons secondent les Bavarois. Ils se saisissent de la Moncelle ; ils se logent dans le bois Chevalier ; ils repoussent la division Lartigue qui tente de les débusquer.

C'est alors, à six heures et demie, que Mac-Mahon reçoit un éclat d'obus qui lui déchire la fesse gauche. II quitte le champ de bataille en désignant pour son successeur le général Ducrot, quoique moins ancien que Wimpffen et que Douay, Ducrot apprend la nouvelle à huit heures, et sa figure d'ordinaire calme et froide exprime le découragement et la douleur. Il lève les bras au ciel et s'écrie : Grand Dieu, que voulait donc faire ici le maréchal ! Mais son émotion ne dure qu'un instant, et après avoir déclaré qu'il accepte la lourde responsabilité du commandement, il dicte d'une voix ferme des ordres de retraite. On s'étonne autour de lui, on le regarde avec consternation, on ose lui dire que la retraite entraînera la déroute. Ducrot répond que la retraite est la seule chance de salut, que pour ne pas être cernée, l'armée doit se dégager, se concentrer sur le plateau d'Illy, se replier vers Mézières. Il se rend auprès de Lebrun, et inutilement Lebrun objecte que ses troupes ont l'avantage, qu'elles perdront en reculant l'énergie et la confiance, qu'elles ne traverseront qu'avec de grandes difficultés le bois de la Garenne. Ducrot lui réplique que les Allemands manœuvrent pour prendre l'armée sur ses derrières et l'envelopper complètement ; il prescrit à l'infanterie de marine de protéger la retraite, et déjà, pendant que la division Lartigue contient les Saxons sur la Givonne, la brigade Gandil et la brigade Lefebvre qui n'ont pas encore donné, remontent vers le bois de la Garenne.

Mais une seconde fois l'armée allait changer de général. A neuf heures, Wimpffen faisait savoir à Ducrot qu'une lettre de Palikao conférait le commandement au cas où malheur adviendrait à, Mac-Mahon. Il avait attendu quelques instants avant de revendiquer le droit que lui donnaient son ancienneté et l'ordre du ministre. Mais la retraite prescrite par Ducrot lui paraissait impraticable. Comment plusieurs corps déjà fatigués feraient-ils sans trouble, au milieu du champ de bataille, par un chemin difficile, six kilomètres de marche pour le moins ? Ne seraient-ils pas resserrés par l'assaillant et vivement refoulés sur les troupes nombreuses qui s'emparaient de la route de Mézières ? Pourquoi ne pas lutter encore ? Lebrun ne tenait-il pas ferme à Bazeilles ? Ne saurait-on, comme lui, tenir partout jusqu'à la nuit et se battre sur place de même qu'à Valmy ? Wimpffen enjoignit donc à Lebrun de rester à Bazeilles — Tu auras, lui disait-il, les honneurs de la journée —, et à Ducrot, de garder ses positions : Il nous faut, s'écriait-il avec exaltation, il nous faut une victoire !Nous serons trop heureux, lui répondit Ducrot, si nous avons une retraite.

La bataille continue clone plus ardente. Pour faciliter le mouvement qu'il projetait, Ducrot avait envoyé vers la Moncelle et le parc de Monvillers la division Lacretelle. Elle faisait des progrès dans la vallée de la Givonne. Ses tirailleurs qui ne portaient l'uniforme que depuis quelques jours, obligeaient par une vive fusillade les batteries saxonnes à rétrograder. Pareillement, à Bazeilles, la division Vassoigne et la brigade Carteret gagnaient du terrain, repoussaient les Bavarois sur la place du marché. Mais à onze heures les Bavarois et les Saxons, renforcés en infanterie et surtout en artillerie, appuyés par le tir efficace de leur canon, avaient refoulé l'assaillant suit sur Fond-de-Givonne, soit sur Balan et les hauteurs adjacentes. Bazeilles brûlait. Épuisés par une lutte de plusieurs heures, noircis par la poudre et la fumée, les Bavarois du général de Tann abandonnaient le village incendié pour se poster à la gare et dans les jardins du nord-ouest. Mais une brigade du He corps bavarois, détachée de Frénois, secourait le général de Tann ; elle traversait les prairies à gauche de Bazeilles, entrait dans Balan, et après une violente mousqueterie, enlevait le parc du château. A une heure, Lebrun était rejeté dans le Vieux Camp.

Comme Bazeilles et Balan, Daigny tombait aux mains des Allemands. La première brigade de la division Lartigue, la brigade Fraboulet de Kerléadec, défendait d'abord la rive de la Givonne avec vigueur ; elle faisait plier l'infanterie saxonne et, sous là protection des mitrailleuses, marchait contre le bois Chevalier. Mais son artillerie fut rapidement démontée. Lartigue, Fraboulet, le chef d'état-major d'Andigné étaient blessés. Les zouaves et les chasseurs à pied, lassés et manquant de confiance, n'avaient plus la même ardeur qu'à Frœschwiller. Tournée sur ses deux ailes, chassée peu à peu des broussailles et des carrières, puis de Daigny et du parc de la Bapaille, la brigade se retirait à dix heures derrière la Givonne.

La garde prussienne, venue de Carignan par Pourru-aux-Bois et Francheval, se liait à la droite des Saxons. Elle prenait Villers-Cernay, Haybes, Givonne ; elle prenait La Chapelle où résistait bravement le W bataillon des francs-tireurs de Paris, dit Lafon-Mocquart. Quatorze batteries établies sur la rive gauche de la Givonne, entamaient une terrible canonnade contre la division Wolff qui tenait les positions de la rive droite. Vers midi des nuées de tirailleurs français fondaient sur Givonne ; mais elles se dissipaient bientôt et disparaissaient sous un feu écrasant. Dix de nos pièces entraient hardiment dans le village pour riposter de plus près ; avant même qu'elles fussent décrochées, une compagnie de fusiliers prussiens les capturait avec toute leur escorte. Isolée et bientôt débordée sur sa gauche, la division Wolff recula vers Sedan.

Tandis que les Bavarois, les Saxons, la garde prussienne arrivaient par l'est et se rendaient maîtres de tous les passages de la Givonne, l'armée du prince royal de Prusse, division wurtembergeoise, XIe et Ve corps prussiens, avançait par l'ouest.

La division wurtembergeoise qui servait de réserve, traversait la Meuse à Dom-le-Mesnil et barrait la route de Mézières.

Le XIe et le Ve corps prussiens, commandés, l'un par Gersdorff, et l'autre, par Kirchbach, passaient la rivière à Donchery, puis tournaient à droite par le défilé de la Falizette entre la presqu'ile d'Iges et le bois du Grand Canton. Gersdorff occupait les villages de Saint-Menges, de Fleigneux, de Floing. L'infanterie de Douay — division Liébert — tenta de reprendre Floing ; niais après un combat furieux où Gersdorff fut frappé à mort, elle bicha pied. batteries du XIe corps garnirent au sud-est de Saint-Venges, entre Floing et Fleigneux, les crêtes des hauteurs. Un des plus jeunes et des plus brillants généraux de l'armée française, promu de l'avant-veille, le marquis de Galliffet, essaya d'enlever cette artillerie qui lui semblait en l'air ; ses trois régiments de chasseurs d'Afrique, accueillis par une pluie d'obus et par le feu nourri de l'infanterie, tournèrent bride.

Le commandant du Ve corps prussien, Kirchbach, venait dans le même temps se poster en avant de Fleigneux et faire sa jonction avec la garde royale. Il réunissait ses 12 batteries aux 14 batteries du IXe corps. A midi, 144 pièces, croisant leurs feux avec celles de la garde, se déployaient contre Illy et le bois de la Garenne, rectifiant leur tir au troisième coup, envoyant leurs obus comme au polygone avec la plus remarquable précision. Les troupes de Douay ne purent résister à cette canonnade formidable. Trois batteries françaises furent désorganisées en dix minutes. Infanterie, cavalerie, artillerie s'abritèrent clans le bois. A une heure, huit compagnies prussiennes du XIe corps s'emparèrent du calvaire d'Illy.

Ducrot, alarmé par le fracas de la bataille, avait couru de toute la vitesse de sa monture vers Illy en se frayant un chemin à travers le torrent des hommes et des chevaux. Il rencontre Wimpffen au sud du bois. Le cercle, lui dit-il, se resserre de plus en plus ; l'ennemi attaque le calvaire d'Illy ; hâtez-vous d'envoyer des renforts, si vous voulez conserver cette position, — Eh bien, répond Wimpffen, chargez-vous de cette tâche ; rassemblez ce que vous trouverez de troupes de toutes armes et tenez ferme par là, tandis que je vais voir ce que devient Lebrun. Au nom du général en chef, Ducrot ordonne aux brigades Gandil et Lefebvre de se rendre à l'ouest du bois de la Garenne, au général Forgeot d'amener en face de Fleigneux et de Floing l'artillerie de réserve, à la division de cavalerie Margueritte qu'il conduit lui-même, de marcher vers Floing, en longeant la crête du plateau.

Mais à la Moncelle et à Balan Wimpffen jugea la situation si grave qu'à son tour il demanda des renforts. La gauche du 12e corps, écrivait-il, était fort engagée, et Douay devait fournir à Lebrun tous les secours dont il pouvait disposer. Douay envoya la brigade Maussion et la division Dumont qu'il remplaça par la division Conseil-Dumesnil tenue jusqu'alors en seconde ligne. Mais les bataillons de Dumont et de Maussion se croisèrent au sud du bois de la Garenne avec la brigade. Lefebvre, et les batteries de la garde prussienne crachèrent la mitraille au milieu de ces masses confuses. La brigade Lefebvre s'enfonça sous le couvert du bois et se dispersa. La brigade Maussion et la division Dumont refluèrent sur le plateau.

Sans se déconcerter, Douay réunit tous les fantassins de la division Dumont, qu'il forme en une grosse colonne, et s'élance vers le calvaire d'Illy pour le reconquérir. Mais battue de front et de flanc par une grêle de projectiles, prise de panique, cette infanterie se sauve dans une effroyable confusion. Aidé de Doutrelaine, de Renson, de Dumont et de Liégeard, Douay rallie les fuyards, les reforme en bataillons, leur donne comme soutien la brigade Maussion, les cache aux regards de l'ennemi par une haie très épaisse et les ramène sur le plateau où Doutrelaine, qui de sa haute taille dépasse la plupart des soldats, leur sert de jalonneur sous les obus. Deux batteries de la réserve arrivent au galop pour couvrir l'attaque. Mais que peuvent-elles, malgré leur abnégation et leur mépris du danger, contre le feu convergent des pièces allemandes ? A peine ont-elles tiré trois fois qu'elles sont désemparées, pulvérisées. D'autres batteries les remplacent aussitôt. Elles prennent de meilleures dispositions ; elles répondent plus énergiquement à l'ennemi ; elles détournent sur elles tout l'effort du canon prussien. Au bout d'une demi-heure leurs affûts sont brisés, leurs servants et leurs attelages, couchés par terre ; leurs caissons, broyés ; — quarante coffres sautèrent en cette journée dans le seul corps de Douay. Elles se dérobent en abandonnant leur matériel. Et l'infanterie suit l'artillerie ! A deux heures, éperdue, affolée, elle descend et roule vers Sedan !

La division Liébert tenait encore les croupes de Floing et de Gazai. Mais, comme disait Douay, elle ne se battait plus que pour l'honneur. Déjà réduite, accablée d'obus, elle se voyait pressée et débordée par des bataillons frais qui débouchaient du village de Floing. Ducrot fait appel à la cavalerie : qu'elle charge par échelons sur la gauche, balaye ce qu'elle a devant elle, se rabatte à droite et prenne en flanc toute la ligne ennemie. Chasseurs d'Afrique, chasseurs à cheval, hussards, lanciers, cuirassiers se précipitent vers l'ouest. Margueritte les conduit ; il tombe blessé par une balle qui lui traverse les joues et lui coupe la langue ; mais il jette des cris rauques en avant ! et de la main ordonne d'attaquer. Vive Margueritte, répondent les chasseurs d'Afrique, vengeons-le ! Galliffet prend le commandement. Nous sommes désignés, dit-il à ses officiers, pour protéger l'armée, et il est probable que nous ne nous reverrons pas ; je vous fais mes adieux. Il fond sur l'infanterie qui gravit les escarpements et atteint la crête du plateau. Plusieurs charges s'exécutent coup sur coup, et durant une demi-heure, au son des trompettes et au milieu du crépitement des balles qui frappent les sabres et les fusils ou qui pénètrent dans la chair des chevaux avec le bruit d'un fer rouge plongé dans l'eau, la cavalerie française s'élance, se replie, se rallie, repart avec le même enthousiasme et la même rage, et. ne cesse de tourbillonner sur les pentes de Floing. Elle assaille des artilleurs qui se défendent avec le sabre ou l'écouvillon ; elle enfonce les lignes des tirailleurs ; elle renverse et culbute des pelotons, des compagnies. Ô les braves gens ! s'écriait le roi Guillaume qui de Frénois assistait à l'action, et un autre témoin, un officier français, assure que le spectacle était émouvant, sublime, inoubliable. Mais partout l'infanterie prussienne profite des fossés, des haies et des moindres accidents du sol pour s'embusquer. Une fusillade continuelle refoule peu à peu tous les chocs de ces beaux régiments qui se sacrifient héroïquement à l'armée et laissent sur le terrain plus de la moitié de leur monde. L'infanterie prussienne s'avance en poussant ses hourrahs. La division Liébert reculait pas à pas. Des bandes de chevaux qui galopent sans cavaliers désorganisent ses rangs. Les vainqueurs lui arrachent les hauteurs de Floing et le hameau de Cazal, menacent de lui couper toute retraite, et déjà touchent au nord de Sedan. Après avoir vainement cherché quelques positions oit puisse se prolonger la résistance, Douay ramène la division Liébert en assez bon ordre sur le glacis de la place.

Durant les charges de Galliffet, Ducrot essayait d'entraîner la brigade Gandil. Par trois fois il tente un retour offensif, et l'épée au poing, se met avec les officiers de son état-major, à la tète des bataillons ou fractions de bataillons qui restent autour de lui. Quelques hommes le suivent ; les autres démoralisés s'enfuient vers Sedan.

C'en était fait. Entre trois et cinq heures, par le nord, par l'ouest, par l'est, les Allemands, garde prussienne, Saxons, XI' corps, abordent le bois de la Garenne. On tiraille et se bat à. la lisière, clans les massifs et sur une grande clairière près de la ferme de Quérimont. A cinq heures, tous les défenseurs du bois ont posé les armes et gagné Sedan, Sedan dont les faibles remparts semblent offrir un sûr refuge au soldat, Sedan qui depuis le premier coup de canon exerce, de même qu'un aimant, une irrésistible attraction sur des troupes lasses et découragées, Sedan où les fuyards, loin d'être à l'abri du feu, reçoivent comme s'ils étaient sur le champ de bataille des obus de tous les points de l'horizon !

Au milieu de ce désarroi Wimpffen ne désespérait pas, et tandis que Douay et Ducrot luttaient infructueusement sur les plateaux d'Illy et de Floing, il avait pris une résolution suprême. Plutôt que de capituler dans Sedan, ne valait-il pas mieux se frayer. une issue vers Carignan et Montmédy ? A une heure, il envoyait ses instructions ; Lebrun se porterait derechef sur Bazeilles ; Ducrot appuierait le mouvement de Lebrun et dirigerait ses efforts sur la Moncelle ; Douay ferait l'arrière-garde ; l'empereur accompagnerait l'armée. Après avoir erré tristement dans la matinée sur les hauteurs de la Moncelle, parmi les projectiles, sans trouver la mort qui eût expié ses fautes et ennobli son désastre, Napoléon avait regagné l'hôtel de la sous-préfecture. Wimpffen le pria de venir : Que Votre Majesté vienne se mettre au milieu de ses troupes qui tiendront à honneur de lui ouvrir un passage. Mais l'ordre que Wimpffen donnait à ses généraux, pouvait-il être exécuté ? Douay qui le reçut à deux heures objecta qu'il n'avait plus que trois brigades dépourvues d'artillerie et de munitions. Ducrot qui le reçut à trois heures, lorsqu'il descendait à Sedan, déclara que tout était perdu. Quant à l'empereur, il répondit que Wimpffen, au lieu de sacrifier plusieurs milliers d'hommes sans aucune chance de succès, devait entrer en pourparlers avec l'ennemi. Il comprenait mieux que personne que l'armée ne saurait prolonger le combat. A deux heures et demie, après avoir consulté son entourage, il fit hisser le drapeau blanc sur le donjon. Mais ce drapeau n'arrête pas les hostilités. Ducrot arrive. Napoléon lui déclare qu'il veut éviter désormais toute effusion de sang et lui dicte l'ordre de cesser le feu sur la ligne entière ; Ducrot refuse de signer l'ordre en alléguant qu'il ne commande que le 1er corps. Le chef de l'état-major général, Faure, se récuse également. Lebrun se présente : Selon les lois de la guerre, dit-il, il faut, pour demander un armistice, non pas arborer un drapeau blanc, mais envoyer une lettre signée par le général en chef. Il écrit la lettre et se charge de la porter à Wimpffen.

Pendant ce temps Wimpffen, après avoir inutilement attendu la réponse de ses lieutenants et de son souverain, essayait de faire sa trouée. Il échoua. A deux heures, la division Goze, la division Grandchamp, la division Vassoigne, la brigade Abbatucci, des bataillons de zouaves, le 47e de ligne abordaient les hauteurs qui dominent Haybes, Daigny, la Mancelle, Balan, et avançaient à travers les bois et les jardins. Mais le feu des pièces allemandes réunies en 21 batteries labourait le terrain en tous sens et contrebattait l'artillerie française qui tirait en avant du camp retranché par-dessus son infanterie. Écrasées par les projectiles qui les prenaient de front, d'écharpe et de revers, menacées d'être tournées sur leur gauche, paralysées par la retraite du ter et du 7e corps qui se précipitaient comme une avalanche du bois de la Garenne, arrêtées d'ailleurs à chaque instant par les clôtures et les parcs, les troupes se rejetèrent, les unes dans le fond de Givonne, les autres autour de Balan.

A quatre heures, près de la porte de Balan, Wimpffen reçoit la lettre de Napoléon qui l'invite à négocier. Répondez à l'empereur, dit-il avec indignation, que je refuse de parlementer et que je continue à combattre. Il tient le même langage à Lebrun. Ce général est suivi d'un sous-officier qui porte, en guise de drapeau blanc, une serviette au bout d'une lance. Pas de capitulation, s'écrie Wimpffen, qu'on fasse disparaître ce drapeau !, et aux applaudissements des soldats, son aide-de-camp arrache le fanion. Lebrun explique qu'il s'agit d'armistice, et non de capitulation. Mais Wimpffen ne veut ni signer ni même lire la lettre que Lebrun lui remet au nom de l'empereur ; il n'a plus d'autre désir, d'autre pensée que de percer sur Carignan. Eh bien, dit Lebrun, nous sacrifierons deux ou trois mille hommes sans résultat ; mais, puisque vous le voulez, marchons !

Wimpffen entre à Sedan et l'épée à la main, pousse jusqu'à la place Turenne, appelle à lui les troupes qui s'entassent dans la ville, les anime, les ébranle : En avant, mes amis, en avant, à la baïonnette ! Son aide de camp d'Ollone crie que Bazaine arrive. Le général Faure fait abattre le drapeau blanc. Les clairons donnent le signal d'un mouvement offensif. 9.000 soldats de tous corps et de toutes armes, quelques gardes mobiles, de courageux Sedanais accompagnent Wimpffen. On sort de Sedan, on pénètre dans Balan, on s'empare du village, on refoule les Bavarois sur Bazeilles. Quatre généraux, Wimpffen, Lebrun, Gresley, Abbatucci entraînent l'héroïque colonne. Wimpffen, hors de lui, ne cesse de répéter en avant ! Mais bientôt, sous le feu de 18 pièces établies sur les hauteurs au nord-ouest de Bazeilles, cette poignée de combattants recule et se disperse. A l'extrémité de Balan, Wimpffen jette un regard en arrière ; personne ne le suit ; il se résigne à rebrousser chemin.

A cinq heures et demie Wimpffen rentrait à Sedan où se pressaient, s'accumulaient les fuyards, criant qu'ils étaient trahis, se bousculant et s'injuriant, piétinant sur les morts et les blessés. Fantassins, cavaliers, voitures, caissons, canons, encombraient la ville et rendaient la circulation impossible. Pour aller d'une rue dans une autre, le payeur de l'armée dut se mettre à quatre pattes et passer sous le ventre des chevaux. De toutes parts retentissait la sonnerie de cessez le feu. Le drapeau blanc flottait de nouveau sur la citadelle. Du rempart, des soldats agitaient leur mouchoir. Les braves qui venaient de brûler leur dernière cartouche aux abords de la place dans les bouquets de bois et à l'abri des enclos, regagnaient Sedan et occupaient les chemins couverts. Devant les palissades, Prussiens, Bavarois, Saxons, sans distinction de rang et de grade, se serraient les mains avec émotion et chantaient le lied Chère patrie, tu peux être tranquille. Un parlementaire, le colonel Bronsart de Schellendorf, sommait l'armée française de capituler, et repartait accompagné du général Reille qui portait au roi Guillaume la lettre célèbre de Napoléon : N'ayant pas pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu'à rendre mon épée entre les mains de Votre Majesté. Le roi répondait qu'il acceptait l'épée de Napoléon et demandait qu'un officier général muni de pleins pouvoirs vînt traiter avec Moltke.

Wimpffen avait donné sa démission. Mais Ducrot, Douay, Lebrun déclarèrent qu'il exercerait jusqu'au bout le commandement qu'il avait revendiqué le matin, et l'empereur le pria de faire son devoir. Ulcéré, sentant, comme il disait, qu'il allait pour toujours briser son épée. Wimpffen se rendit à la sous-préfecture. Une scène violente eut lieu devant Napoléon et les chefs de corps. Wimpffen, outré de colère, assura que les généraux avaient refusé de lui obéir. Ducrot, furieux, accusa Wimpffen d'avoir causé la catastrophe par une folle présomption.

A dix heures du soir, dans une maison de Donchery, Wimpffen conférait avec Moltke. En paroles brèves, précises, cassantes, le chef de l'état-major prussien exigea que l'armée française fût prisonnière de guerre. L'infortuné Wimpffen, arrivé de l'avant-veille et forcé presque aussitôt d'apposer son nom au bas d'une capitulation dont il n'était pas responsable, se récria contre de pareilles conditions. Vous n'avez plus de munitions et de vivres, lui répliqua Moltke, et je puis brûler Sedan en quelques heures. Six cent quatre-vingt-dix canons entouraient la ville !

Le lendemain, après une délibération du conseil de guerre qui reconnut la lutte impossible, Wimpffen signait la capitulation. Les Allemands n'avaient que 6.000 hommes hors de combat. Les Français livraient, avec Sedan, quatre cent dix-neuf pièces de campagne et cent trente-neuf pièces de rempart ; 3.000 d'entre eux étaient tués et 14.000 blessés ; 3.000 franchirent la frontière belge ; 83.000 restèrent parqués durant dix jours au milieu des plus grandes souffrances physiques et morales dans la presqu'île d'Iges et ne quittèrent ce camp de la misère que pour titre menés eu captivité. Napoléon avait demandé vainement que Farinée fût autorisée à passer sur territoire neutre. Il n'était plus qu'un prisonnier de guerre ; il rendait, non l'épée de la France, mais sa propre épée, et lorsque Bismarck lui proposait de négocier, il répondait que le gouvernement de l'impératrice-régente pouvait seul faire la paix.