LA GUERRE

1870-1871

 

CHAPITRE PREMIER. — WISSEMBOURG.

 

 

La France en 1866. — Ministère de Niel. — Loi du 1er février 1868. La garde mobile. — Le Bœuf. — L'incident Hohenzollern. La dépêche d'Ems. — Séance du 15 juillet. — Déclaration de guerre. — Illusions de la France. — Pas d'alliances. — L'armée française. — Désordre et confusion. — Insuffisance des préparatifs. — Pénurie des choses les plus nécessaires. — État-major et officiers. — Infanterie, cavalerie, artillerie. — Infériorité du nombre. — Indécision et manque d'initiative des généraux. — Napoléon à Metz. — Proclamation du 28 juillet. — Puissance de la Prusse. — Le patriotisme germanique. — Marche des armées allemandes. — Affaire de Sarrebrück (2 août). — Surprise de Wissembourg (4 août). — Le Geisberg.

 

La guerre entre Allemands et Français était inévitable, et dès 1866 les esprits perspicaces pressentaient qu'elle éclaterait au moindre incident. La Prusse écrasait l'Autriche, annexait le Nassau, la liesse électorale, le Hanovre, Francfort et les duchés de l'Elbe, organisait la Confédération de l'Allemagne du nord, imposait des traités d'alliance offensive et défensive aux États de l'Allemagne du sud, et disait fièrement qu'elle avait pour mission de fonder l'unité germanique. Napoléon III était humilié, dupé. Il n'obtenait pas la rectification de frontières qu'il rêvait et les compensations territoriales que Bismarck lui faisait entrevoir, soit Mayence, le Palatinat bavarois, la Hesse rhénane, les possessions prussiennes de la Sarre, soit la Belgique et Genève, soit Luxembourg. Il n'osait parler haut et ferme parce qu'il n'avait qu'une faible armée et un matériel insuffisant. Ses ressources étaient en 1866 épuisées par la guerre du Mexique. L'infanterie employait encore un fusil qui se chargeait par la bouche ; dans nombre de régiments, les compagnies comptaient à peine 40 hommes ; les places fortes manquaient de canons rayés. Ducrot fermait les portes de la citadelle de Strasbourg sous prétexte de réparer les ponts-levis et en réalité pour se garder contre un coup de main ; les services de l'artillerie n'auraient pu fournir sur-le-champ à un simple corps d'armée ses batteries montées sur roues et prêtes à partir.

Le maréchal Niel, actif, énergique, tenace, résistant au besoin à l'empereur, prit le ministère de la guerre au mois de janvier 1867. Il disait volontiers qu'on n'était plus en paix et qu'entre la Prusse et la France n'existait qu'une espèce d'armistice. Des officiers allèrent sur son ordre étudier les routes qui mènent à Berlin ; et l'un d'eux, le capitaine Samuel, suivit en avril 1868 sous un déguisement le général de Moltke qui parcourait la frontière des provinces rhénanes pour reconnaître les positions.

Il s'efforça d'organiser l'armée. Il donna à l'infanterie autant de chassepots qu'on en put fabriquer. Il pourvut de canons rayés les places principales de l'Est et fit mettre sur roues, avec chargement de guerre, le matériel des batteries de campagne. Il porta le nombre des batteries de cent trente à cent soixante-quatre. Il détermina dans tous ses détails la composition de trois armées, l'armée d'Alsace, l'armée de Lorraine et l'armée de réserve qui seraient confiées à Mac-Mahon, à Bazaine et à Canrobert.

Il élabora la loi du 1er février 1868, qui supprimait l'exonération, rétablissait le remplacement direct et fixait la durée du service à cinq ans dans l'armée permanente et à quatre ans dans la réserve. L'armée active, formée d'engagés, de réengagés et de ceux que désignait le tirage au sort, comprendrait 400.000 et, avec la réserve, 800.000 soldats. Elle aurait comme auxiliaire la garde nationale mobile, composée de tous les hommes remplacés ou exemptés, c'est-à-dire de 400.000 hommes. Le temps devait manquer à ce grand essai de réforme militaire. La réserve ne pouvait avoir de consistance

avant cinq ou six ans. La garde mobile n'existait que sur le papier et n'atteindrait son entier développement qu'en neuf années. Elle ne se réunissait pour s'exercer que quinze fois par an, et chaque fois, un jour au plus, comme s'il était possible en une seule journée de se rendre au lieu de réunion, aux rappels, aux rassemblements, aux distributions, et de regagner le logis ! Elle n'excitait que méfiance ; les uns prétendaient qu'elle se soulèverait contre le gouvernement et la société ; les autres, après l'avoir vue manœuvrer gauchement au Champ de Mars, déclaraient qu'elle ne vaudrait jamais rien.

Niel ne demandait que quinze millions pour organiser la garde mobile. C'est qu'il n'avait foi que dans l'armée active. Il croyait sincèrement qu'à elle seule et malgré l'infériorité du nombre, elle soutiendrait l'effort des Allemands ; il répétait qu'elle était encore dans ses quartiers lorsque les Autrichiens dépassaient Novare et menaçaient Turin, qu'elle les avait néanmoins refoulés et qu'elle ferait de même reculer les Prussiens. Au Corps législatif et au Sénat il n'hésitait pas à dire qu'elle était parfaitement constituée et pourvue de tout.

Son successeur, Le Bœuf, brave, intelligent, portant beau, avait sous des airs (le franchise et de rondeur militaires une grande légèreté d'esprit, un ridicule amour de la popularité et l'humeur d'un courtisan. Pour plaire à une Chambre avide d'économies, il consentit à diminuer le budget de la guerre et à réduire de 10.000 hommes le contingent annuel. Il multiplia les congés. Déjà, comme président du comité de l'artillerie, il avait refusé de créer vingt-huit batteries nouvelles. dont huit à cheval, en disant qu'on avait toujours trop de canons. Ministre, il refusa de transformer vingt à trente batteries à pied en batteries montées. Niel avait demandé pour subvenir aux dépenses de la garde mobile en 1870, un crédit de cinq millions et demi ; Le Bœuf se contenta de deux millions. Une commission nominée par Niel avait proposé d'excellentes mesures qui devaient assurer l'exactitude et la rapidité du service des chemins de fer ; Le Bœuf ne la réunit pas. Il croyait que la diplomatie saurait conjurer la guerre, et à la veille des hostilités il faisait emmagasiner, pour les préserver des intempéries, les affûts des pièces de sûreté qui garnissaient les remparts des places du nord-est.

Soudain, au mois de juillet 1870, se produisait l'incident qui causait l'explosion. Un prince prussien, Léopold de Hohenzollern, acceptait, avec l'agrément du roi Guillaume, chef de sa famille, la couronne d'Espagne. Le ministère Ollivier, menacé d'un échec diplomatique et redoutant les clameurs de l'opposition, fit à Berlin des représentations énergiques. Mais déjà le député Cochery avait déposé une demande d'interpellation, et la presse, grossissant les choses, criait que la mesure était comble et que la Prusse envoyait un proconsul à la frontière des Pyrénées. Le fi juillet, le duc de Gramont, ministre des affaires étrangères, portait au Corps législatif une imprudente et provocante déclaration : le gouvernement ne souffrirait pas qu'une puissance, plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, rompît l'équilibre européen et mit en péril les intérêts et l'honneur de la France ; si cette éventualité se réalisait, ajoutait le ministre, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse. Le prince de Hohenzollern abandonna sa candidature et le roi de Prusse approuva ce désistement. Napoléon III ne cachait pas sa satisfaction : L'île, disait-il, qui a subitement apparu dans la mer, est de nouveau recouverte par les eaux ; il n'y a plus de motif pour faire la guerre. Mais, cédant aux suggestions de ses entours, l'empereur exigea que le roi Guillaume promit de ne jamais consentir à la candidature des Hohenzollern, s'ils la posaient encore. Guillaume était alors à. Ems. Il répondit le 13 juillet à l'ambassadeur français Benedetti qu'il refusait de s'engager sans terme et pour tous les cas. Benedetti insista. Un aide de camp vint lui dire que le roi ne pouvait faire davantage.

Bismarck saisit la balle au bond. Il avait craint un instant de compromettre son œuvre et il s'écriait naguère qu'il ne combattrait les Français que s'ils lui tiraient à bout portant des coups de fusil. Mais il savait que la Prusse était prête et certaine du succès. La cour de Berlin, l'état-major, les officiers se moquaient du gouvernement impérial, dépréciaient son armée, affirmaient à l'envi que la France serait avant peu une seconde Espagne. Dès 1869, le ministre Schleinitz avait dit que l'Alsace serait allemande dans dix-huit mois. Moltke ; causant avec un notable badois, assurait que les départements du Rhin seraient bientôt réunis au pays de Bade et que l'Allemagne aurait ainsi entre Vosges et Forêt-Noire une province superbe traversée par un grand fleuve dans toute sa longueur. Rien, disait la comtesse de Pourtalès à Ducrot, rien ne peut détourner la guerre ; si vous saviez quels énormes préparatifs se font de tous côtés, avec quelle : ardeur les Prussiens travaillent pour transformer et fusionner les troupes des États récemment annexés, quelle confiance règne dans tous les rangs de la société et de l'armée !

Lorsqu'il apprit le résultat de l'entrevue du 13 juillet, Bismarck dinait à Berlin avec Moltke et Roon. Serons-nous vainqueurs ?, demandait-il à Moltke, et sur la réponse affirmative du général, il prenait le crayon et usant de son pouvoir de ministre des relations extérieures, rédigeait la fameuse dépêche dite dépêche d'Ems. Il la lisait à Roon et à Moltke qui l'approuvaient et jugeaient qu'elle ferait son effet ; puis il l'envoyait aux représentants de l'Allemagne du nord à l'étranger. Elle était ainsi conçue : L'ambassadeur français a demandé à Sa Majesté le roi à Ems de l'autoriser à télégraphier à Paris que Sa Majesté s'engageait pour tout l'avenir à ne jamais donner son consentement dans le cas où les Hohenzollern reviendraient sur leur candidature. Sa Majesté a refusé alors de recevoir de nouveau l'ambassadeur français et lui a fait dire qu'elle n'avait plus rien à lui communiquer.

En réalité, le roi Guillaume n'avait refusé de recevoir Benedetti que pour ne pas continuer l'entretien sur un sujet épuisé. Quelques instants plus tard, avant de quitter Ems, il accueillait l'ambassadeur dans le salon de la gare et lui disait que son gouvernement poursuivrait les négociations. Benedetti ne se plaignait nullement, ne parlait nullement d'une insulte. Mais le cabinet français tomba dans le piège que Bismarck lui tendait. Dès qu'il connut la dépêche prussienne, il l'interpréta comme un outrage et Gramont s'écriait que la Prusse avait souffleté la France. Le 15 juillet, Ollivier demandait au Corps législatif un crédit de cinquante millions et annonçait que le ministère avait rappelé les réserves pour soutenir la guerre qu'on lui offrait. Vainement Thiers objecta que le fond était accordé, que la Prusse avait fait droit à la principale réclamation du gouvernement, que la France obtenait le désistement du Hohenzollern et l'acquiescement du roi Guillaume à cette renonciation, que le ministère se jetait dans des querelles de mots et rompait sur une question de forme, qu'il ne fallait pas, pour des motifs de pure susceptibilité, verser des torrents de sang et causer la mort de milliers d'hommes. On lui répliqua : Allez à Coblenz, et on le qualifia de trompette des désastres. Vainement Jules Favre, Gambetta, Buffet demandèrent avec Thiers que la Chambre prit connaissance de la dépêche prussienne, non pas de la dépêche reproduite dans les télégrammes des agents français, mais de la dépêche officielle qui notifiait la résolution du roi Guillaume. La majorité de la Chambre se prononça contre cette communication ; le rapporteur de la coin-mission chargée d'examiner les projets du gouvernement déclara que la France ne pouvait tolérer l'offense ; Ollivier assura qu'il acceptait sans remords, d'un cœur léger et confiant, la grande responsabilité qui de ce jour commençait pour lui ; que les dépêches et protocoles de chancellerie importaient peu ; que, d'après les récits de la Prusse, le roi avait refusé d'entendre une dernière fois Benedetti, et que la France essuyait un affront. Les subsides furent votés, et le 19 juillet l'état de guerre existait entre la France et la Prusse.

Mais cette guerre fatale, cette guerre qui, selon le mot de Gambetta, devait vider la question de prépondérance entre la France et l'Allemagne, tout le monde la voulait. Depuis trois ans l'impératrice pressait le ministre, soit Niel, soit Le Bœuf, de mettre l'armée en mesure, et plus d'une fois elle avait dit que son fils ne régnerait pas si le malheur de Sadowa n'était effacé. La camarilla croyait rétablir par une guerre glorieuse le pouvoir personnel de l'empereur, affermir la dynastie, confisquer de nouveau la liberté. La France se jugeait amoindrie par les agrandissements démesurés de la Prusse et brûlait de prendre une revanche d'amour-propre, de donner une leçon à l'ambitieuse nation qui l'offusquait, d'humilier cette parvenue. Thiers lui-même, tout en trouvant l'occasion détestablement choisie, avouait qu'il désirait plus que personne la réparation des événements de 1866. La plupart des journaux affirmaient sur le ton le plus jactancieux que l'armée impériale mènerait l'ennemi tambour battant et ne ferait des Prussiens qu'une bouchée. Le public partageait l'illusion de ces gazetiers ignorants et fanfarons. La guerre débutait comme une émeute. Des bandes parcouraient les boulevards de Paris en criant : à Berlin ! Le départ des troupes eut lieu sans calme ni dignité. On laissa la population fraterniser avec elles et leur verser à boire dans les gares. Les soldats s'enivraient, vociféraient, chantaient à tue-tête, n'écoutaient plus la voix de leurs officiers. Partout retentissaient les airs belliqueux du Ça ira et de la Marseillaise que le gouvernement proscrivait naguère et qu'il autorisait à cette heure pour échauffer le patriotisme. Mais quelques sages qui gémissaient à l'écart se rappelaient que Napoléon Ier faisait défiler son armée au son de ces hymnes révolutionnaires lorsqu'il commençait la courte campagne qui finit à Waterloo.

 

L'Empire qui déclarait si précipitamment la guerre, avait-il donc des appuis en Europe ? Comptait-il sur des alliances ?

L'Angleterre disait que la France avait rompu la paix sans cause sérieuse, par jalousie et par orgueil. Lord Granville estimait que le roi Guillaume avait raison de tirer l'épée plutôt que de se soumettre à l'injustifiable demande de l'empereur. Toute la presse britannique s'indignait lorsque d'irréfutables documents communiqués au Times par Bismarck révélaient que Napoléon III convoitait la Belgique.

La Russie était liée à la Prusse par des engagements secrets. Vainement, à la fin de 1869, le général Fleury venait comme ambassadeur à Pétersbourg. Il plaisait au tsar qui l'emmenait en traîneau dans ses chasses à l'ours ; mais on ne lui offrait pas la révision du traité de Paris, et il reconnaissait bientôt que le souverain était dominé par les influences prussiennes. Bismarck approuvait à l'avance la politique moscovite en Orient et ne cessait d'exciter le chancelier Gortschakov contre l'Autriche qui prétendait faire de la Gallicie un Piémont polonais. L'empereur Alexandre avait donc promis à son oncle le roi Guillaume de rester neutre, en ajoutant qu'il s'unirait à la Prusse, si le cabinet de Vienne se prononçait pour la France.

Cette attitude de la Russie décidait du rôle de l'Autriche, de l'Italie et du Danemark. Napoléon se flattait d'avoir le concours du Danemark, et le général Trochu recevait le commandement d'un corps expéditionnaire qui devait débarquer sur les côtes de la Baltique. Mais le 3 juillet le duc de Cadore, chargé de se rendre à Copenhague pour conclure l'alliance, était encore à Paris. Six jours auparavant, sur les conseils du tsar et lorsque le président des duchés de l'Elbe la menaçait d'une invasion du Jutland, la cour danoise déclarait qu'elle ne prendrait aucune part à la guerre.

L'Autriche hésitait. A l'entrevue de Salzbourg, Napoléon et François-Joseph se juraient de s'entr'aider, s'ils étaient attaqués par la Prusse, et au mois de février 1870, l'archiduc Albert, le vainqueur de Custozza, présentait aux Tuileries un plan d'opérations communes. Ce plan fut exposé par l'empereur le 19 mai dans une conférence à laquelle assistaient Le Bœuf, Frossard, Lebrun et Jarras. La France aurait deux armées : l'une pousserait sur Coblentz et Mayence ; l'autre déboucherait par Kehl sur Stuttgart, pour séparer les États du Sud de ceux du Nord et tendre la main à l'armée autrichienne pendant que l'armée italienne entrerait dans le Tyrol. Mais les Prussiens qui se concentraient en vingt jours, n'auraient-ils pas le temps de se jeter dans le Wurtemberg et d'écraser l'envahisseur sous leur nombre ? Les membres du conseil ne manquèrent pas de remarquer que la France agirait seule durant six semaines et qu'en cas de défaite elle serait évidemment abandonnée par ses alliés, qu'il ne fallait pas croire aveuglément à de simples promesses. L'empereur ne partageait pas la méfiance de ses généraux, et la conférence prit fin sans qu'on eût rien décidé, sinon que la France ne pouvait combattre la Prusse qu'en s'unissant à l'Autriche et à l'Italie. Quelques jours plus tard, le général Lebrun arrivait à Vienne : François-Joseph lui dit franchement qu'il adhérait au projet de l'archiduc Albert, mais qu'il était dans une situation difficile, qu'il avait à ménager des peuples de races diverses, qu'il ne saurait s'engager à déclarer la guerre en même temps que la France. Il tint un semblable langage après le 15 juillet. Son ministre Beust écrivait que l'Autriche contribuerait dans les limites du possible au succès des armes de Napoléon. Mais Beust ajoutait que le tsar la surveillait et pesait sur elle ; que les Allemands de l'empire s'agitaient et voyaient dans le duel de la France et de la Prusse le commencement d'une lutte nationale ; que les Hongrois manifestaient du mauvais vouloir. Il insinuait que la guerre si lestement provoquée n'était pas nécessaire, que Napoléon n'avait pas consulté François-Joseph, que l'Autriche ne se croyait nullement obligée d'emboîter le pas derrière la France, et finalement il lâchait, non sans regret, le mot neutralité.

L'Italie suivit l'exemple de l'Autriche. Elle consentit pourtant à s'unir avec elle contre le cabinet de Berlin : Napoléon avait rappelé de Home la brigade d'occupation. Mais, si Victor-Emmanuel promettait de fondre avec 40.000 hommes sur la Bavière, c'était au 15 septembre seulement et à condition que l'armée française eût pénétré dans l'Allemagne du sud. L'Italie attendait donc le résultat des premières batailles, et elle allait profiter des défaites de la France pour envahir les États pontificaux. Lorsqu'aux derniers jours d'août, le prince Napoléon vint prier le roi, son beau-père, de diriger un corps d'armée sur Belfort par le mont Cenis ou sur Munich par les Alpes, il n'obtint qu'un refus : Victor-Emmanuel et ses ministres n'avaient plus d'autre idée que de résoudre sans délai la question romaine.

 

Le duc de Gramont assurait d'un ton superbe qu'on aurait après une victoire plus d'alliés qu'on voudrait. Mais aurait-on la victoire ? Nous sommes prêts, archi-prêts, disait Le Bœuf ; si  la guerre durait un an, nous n'aurions pas un bouton de guêtre à acheter, et il affirmait que son administration ferait face avec la plus grande promptitude aux nécessités de la situation, qu'on n'avait rien à craindre, que l'armée aurait huit jours d'avance sur les ennemis et leur porterait un coup foudroyant. Il donnait ordre sur ordre : ordre de rappeler les militaires de la réserve et de la deuxième portion du contingent des classes de 1865, 1866, 1867 et 1868 ; ordre aux régiments d'infanterie .de former trois bataillons actifs à six compagnies, un quatrième bataillon à quatre compagnies et un dépôt de deux compagnies ; ordre aux régiments de cavalerie de former quatre escadrons de guerre ; ordre d'habiller, d'armer, d'équiper la garde mobile de la Seine et de la région du Nord-Est. Il autorisait l'organisation de compagnies de francs-tireurs.

Mais Le Bœuf reconnaissait que la garde mobile n'était encore qu'en voie de formation et qu'elle ne pouvait même surveiller le chemin de fer de Lyon à Strasbourg. Comme Niel, il ne comptait que sur l'armée régulière. Par malheur, un de ses premiers actes fut de briser le plan de mobilisation. Niel avait fait grouper sur le papier les brigades, divisions et corps des trois armées d'Alsace, de la Lorraine et de la réserve, et rédiger à l'avance les ordres et les lettres de service ; il suffisait d'écrire à l'encre les noms et les numéros tracés au crayon ; en vingt-quatre heures tout était expédié. Mais l'empereur et Le Bœuf voulurent être, l'un, généralissime, et l'autre, major général. On refit donc le travail de répartition du personnel et du matériel ; on créa une armée unique, l'armée du Rhin, composée de la garde, des réserves de cavalerie et d'artillerie, et de sept corps d'armée formés chacun de trois divisions d'infanterie et d'une division de cavalerie. Puis, comme Canrobert, Mac-Mahon et Bazaine n'étaient plus commandants en chef, on remania de nouveau le plan d'organisation pour donner à chacun de ces trois maréchaux un corps d'armée de quatre divisions d'infanterie et une division de cavalerie de trois brigades. Enfin, on passa quarante-huit heures à correspondre avec l'empereur et avec le général Frossard qui devait d'abord diriger le génie de l'armée et qui désira rester à la tête des troupes qu'il exerçait au camp de Châlons.

Il n'y avait donc qu'une seule armée, l'armée du Rhin. Le 1er corps était confié à Mac-Mahon, duc de Magenta ; le 2e, à Frossard ; le 3e, à Bazaine ; le 4e, à Ladmirault ; le 5e, à Failly ; le 6e, à Canrobert ; le 7e, à Félix Douay ; la garde, à Bourbaki. Le 1er corps se réunissait à Strasbourg ; le 2e, à Saint-Avold ; le 3e, à Metz ; le 4e, à Thionville ; le 5e, à Bitche ; le 6e, à Châlons ; le 7e, à Mulhouse ; la garde, à Nancy. Toute l'armée se disséminait ainsi sur une ligne de soixante-dix lieues en face d'un adversaire qui naguère étonnait l'Europe par la concentration rapide de ses forces et l'audace de ses mouvements. Napoléon et Le Bœuf commettaient la même erreur que François-Joseph quatre années auparavant : en 1866, l'Autriche avait une armée unique répandue sur les confins de la Moravie et de la Bohème.

L'empereur et le ministre croyaient prendre l'avance en jetant aussitôt les régiments tels quels à la frontière. Mais la mobilisation des réserves qu'ils ordonnaient dès le soir du 14 juillet se fit avec une extrême lenteur. Les dépôts étaient souvent très loin des régiments, parfois à l'autre bout de la France, et il arriva qu'un homme du département des Pyrénées-Orientales dut, avant de gagner Metz ou Strasbourg, se rendre en Bretagne pour s'habiller et s'équiper, ou qu'un Alsacien dont le régiment se trouvait en Alsace, alla à Bayonne recevoir son fourniment. Par suite de ces chassés-croisés, un grand nombre de ces réservistes ne rattrapèrent leur bataillon que tardivement, quelquefois lorsqu'il était au feu ou en pleine retraite. Beaucoup s'égarèrent et s'égrenèrent sur le chemin. Ceux-ci se faisaient héberger dans les gares. Ceux-là ne pouvaient partir à cause de l'encombrement des voies, et durant plusieurs jours les réservistes du Bas-Rhin, retenus et bloqués à Strasbourg, errèrent par bandes dans les rues en demandant l'aumône. Certains n'atteignirent jamais leur destination et furent recueillis par d'autres régiments. Le 29 juillet, des majors annonçaient à leurs corps qu'ils avaient des détachements de réservistes tout prêts, mais que l'ordre de les diriger sur les bataillons de guerre n'était pas encore donné !

La concentration s'opéra de même, parce qu'elle se confondit avec la mobilisation. Les corps d'armée n'étaient pas, comme aujourd'hui, tout formés, et à l'exception des divisions de Paris, de Lyon et de Châlons, les troupes s'éparpillaient sur la surface de la France. États-majors et services administratifs, artillerie et génie, infanterie et cavalerie, forces actives et réserve s'entassèrent dans les trains. Hommes, chevaux, matériel, approvisionnements, tout débarquait pêle-mêle et dans la plus grande confusion aux principaux points de rassemblement. Pendant quelques jours la gare de Metz fut un chaos qu'il paraissait impossible de débrouiller : on n'osait vider les wagons : on déchargeait les denrées pour les recharger et les expédier ailleurs ; tandis qu'on envoyait du foin aux magasins de la ville, ces mêmes magasins envoyaient du foin à la gare. Le général Michel écrivait de Belfort qu'il ne savait que faire, qu'il ne trouvait ni sa brigade ni son général de division. Un autre cherchait l'état-major de son artillerie. Un intendant courait après un corps de cavalerie qui n'existait pas.

Pourtant, grâce à l'activité de la compagnie des chemins de fer de l'Est, la concentration fut à peu près et tant bien que mal achevée en dix jours, et deux semaines suffirent pour répartir entre les corps d'armée toute l'artillerie, personnel, batteries, parcs. On crut un instant que l'armée prendrait aussitôt l'offensive. Le dépôt de la guerre envoyait des cartes de la région rhénane par énormes paquets. Les pièces et affûts de l'équipage destiné au siège de Coblenz arrivaient à Metz.

Mais tout manquait. Pas d'argent pour faire vivre les troupes : Failly assurait qu'il n'y avait rien dans les caisses publiques, rien dans les caisses des corps. Pas de munitions de bouche : les intendants ne trouvaient d'approvisionnements nulle part ; Le Bœuf ne passait que le 20 juillet un marché pour la fourniture de la viande, et huit jours plus tard il écrivait à Paris qu'on n'avait pas de biscuit pour se porter en avant. Pas de fours de campagne ; pas d'ustensiles et d'effets de campement ; pas de marmites, de bidons, de gamelles ; pas de tentes et de couvertures ; pas d'attelages : Ladmirault, se rendant à Boulay, laissait à Thionville son trésor et son ambulance parce qu'il n'avait pas de chevaux et de voitures ; Frossard, marchant sur Sarrebruck, recevait l'ordre de prendre, pour traîner son équipage de pont, ce qu'il aurait sous la main. Pas d'infirmiers et d'ouvriers d'administration ; ceux qu'on voulait tirer de la réserve avaient été envoyés dans leurs dépôts en Algérie et lorsqu'ils revenaient, ils tombaient au milieu de la déroute. Pas de caissons de médicaments, pas de brancards, pas de cacolets. La défense aussi peu préparée que l'attaque. Les places insuffisamment armées ou dépourvues de leur matériel de guerre et de leurs provisions de siège ; Thionville, Neuf-Brisach, Schlestadt sans garnison ; Sedan et Mézières sans biscuits ni salaisons ; les forts de Metz ouverts à la gorge et nullement revêtus ; pas d'ouvrages sur les hauteurs de Hausbergen qui dominent Strasbourg et que l'empereur avait inutilement visitées en 1867 ; pas de forts autour de Toul sur le mont Saint-Michel et les côtes environnantes ; pas de forts autour de Verdun, sur les côtes Saint-Barthélemy et Saint-Michel ; les travaux des Perches et de Bellevue à l'est et au sud de Belfort à peine ébauchés ; le génie surpris partout, comme disait Frossard, en flagrant délit de fortification ; mais lorsque le comité proposait de consacrer cent dix millions à la construction des camps retranchés, le gouvernement n'osait en demander que cinquante, et la Chambre n'en accordait que trente-deux !

Il y avait sans doute des voitures de transport à Vernon et à Châteauroux ; mais il fallait trois mois pour les faire sortir. Il y avait à Paris et à Versailles de beaux docks de campement ; mais les effets qu'ils renfermaient ne pouvaient arriver en temps utile à cause de l'obstruction des voies ferrées. On n'avait même pas pratiqué de Metz à Paris une communication directe, et la ligne du chemin de fer s'interrompait à Verdun ! Malgré les demandes réitérées des intendants, on n'avait formé ni à Thionville, ni à Metz, ni à Strasbourg, ni à Belfort, aux grands points de concentration, des magasins de vivres et de munitions, d'habillement et d'armement. On ne trouvait dans l'arsenal de Strasbourg ni aiguilles, ni rondelles, ni tètes mobiles de rechange pour les fusils. A Frœschwiller, des batteries durent quitter le champ de bataille pour chercher des munitions au parc de réserve et, faute de poudre, les sapeurs ne purent faire sauter le pont de Bruchmühl. Débrouillez-vous, disait-on à ceux qui se plaignaient, et cette formule, venue d'Afrique, descendait du général aux colonels, aux officiers et aux soldats.

Bref, en 1870, comme en 1854 et en 1859, l'armée était dénuée des choses les plus nécessaires. Déjà, à. Gallipoli, Saint-Arnaud se lamentait parce qu'il n'avait ni ambulances, ni train, ni transports, ni approvisionnements, ni effets de campement, et il accusait le ministère d'incurie. Déjà, en Italie, les troupes vivaient au jour le jour, et l'empereur s'écriait que les bureaux étaient bien coupables, que les Français n'étaient jamais prêts à cause des vices du système général d'administration et qu'ils avaient l'air d'enfants qui n'ont pas fait la guerre. Vous autres Français, disait un officier prussien, vous voyez dans un combat une partie de plaisir et vous entrez en campagne comme si vous alliez à la chasse aux mésanges. Ç'a toujours été le défaut de la nation, de ne pas se soucier des moyens, de ne rien tenir pour impossible et de croire obstinément au succès, même quand elle n'avait que les plus faibles ressources.

Tout fut donc improvisé, livré au hasard et au désordre. De son chef, sans informer la direction de l'artillerie, Le Bœuf prescrivait de distribuer aux soldats quatre-vingt-dix cartouches. Il oubliait qu'ils avaient déjà leurs cartouches de sûreté, et les hommes, surchargés, portant cent à cent trente cartouches, jetèrent ou donnèrent celles qui les gênaient ; à la fin, ils n'en avaient plus ; on dut faire une nouvelle distribution et plusieurs millions de cartouches furent gaspillés.

Pas d'idées arrêtées, mais une indécision inouïe. On voulait et on ne voulait pas. On ne savait discerner le bon du mauvais. On adoptait successivement toutes les opinions, et la dernière l'emportait parce qu'elle était la dernière. Pour alléger les soldats qui souffraient de la chaleur, on les débarrassa de leurs couvertures qu'ils regrettèrent ensuite. On leur ôta les shakos pour leur donner les képis, et la garde fit la campagne en bonnet de police ; mais on hésita tellement à prendre cette mesure qu'en l'espace de quelques heures elle fut ordonnée, contremandée, puis derechef ordonnée, et elle eût été contremandée pour la seconde fois, si l'on n'avait su qu'elle recevait un commencement d'exécution. Le 4 août, à la nouvelle que des troupes prussiennes passaient à Trèves, on envoyait coup sur coup quatre ordres contradictoires à la garde impériale : d'abord de quitter Metz, puis de rester à Metz, puis de marcher sur Volmerange, enfin de se rendre non à Volmerange, mais à Courcelles-Chaussy.

Nul secret, nulle discrétion. A Metz, durant toute la guerre, tes ordres à peine donnés furent connus dans la ville et le camp. Au début des hostilités, le quartier général siégeait à l'Hôtel de l'Europe, en un caravansérail ouvert à tous venants, et l'état-major travaillait dans une petite salle où les étrangers pénétraient aussi bien que les chefs. L'hôtel regorgeait de monde ; des journalistes y logeaient ; des officiers y amenaient leurs femmes ; un général y installait sa famille. Une foule de gens curieux el bavards remplissaient la cour, les escaliers, les couloirs, et le correspondant d'une gazette anglaise, le Standard, publiait la composition exacte et l'emplacement des corps.

Les troupes allaient comme à la débandade et leurs marches se faisaient dans une indicible confusion. A chaque instant se produisaient des à-coups. Il eût fallu supprimer les deux tiers des bagages et obliger les officiers à porter le nécessaire dans un petit sac. Mais d'interminables lignes de voitures ralentissaient, alourdissaient les mouvements de cette armée qui ressemblait, disait-on, à celle de Darius. Les convois n'arrivaient pas et les distributions n'étaient pas régulières. On couchait à la belle étoile, sous l'averse, et le 6 août, des témoins clignes de foi déclarent que le pain manque encore et que le soldat n'a jamais été nourri.

Les officiers de l'état-major auraient dû veiller au bon ordre et s'assurer que les instructions du généralissime s'exécutaient. Mais ils n'étaient pas, comme en Allemagne, l'élite de l'armée, et ils ne montrèrent ni le zèle assidu, ni l'intelligence de la guerre, ni la science que prouvèrent en 1870, sans nulle exception, tous les membres de l'état-major prussien. Choisis dans les premiers de Saint-Cyr, parce qu'ils avaient passé à vingt ans un heureux examen, beaucoup d'entre eux, médiocres, paresseux, confinés dans le stérile labeur des bureaux, ou bornés aux fonctions d'aide de camp, ne savaient ni lire sur une carte, ni établir un campement, ni diriger les manœuvres des différentes armes, ni faire plusieurs lieues au galop, ni parler la langue allemande.

Il en était de même du reste des officiers. Ils avaient le sentiment de l'honneur ; ils s'acquittaient diligemment du service quotidien ; ils connaissaient théorie et règlements. Mais ils vivaient sur le fonds d'instruction qu'ils avaient acquis autrefois, sans le développer ni l'étendre. Quelques-uns, confondant la Meuse et la Moselle, plaçaient Sedan et Metz sur la même rivière. D'autres croyaient que Wissembourg était en Bavière et que le Rhin coulait à Mulhouse. Un colonel annonçait gravement que les Allemands avaient franchi le fleuve à Forbach. Des généraux ignoraient que Sedan fût fortifié et ne savaient comment écrire le nom de Monzon. A quoi bon étudier ? Le mérite ne donnait pas l'avancement. Si l'on conseillait à des officiers de se livrer au travail personnel, ils citaient les camarades puissamment recommandés qui leur passaient sur le corps. En Prusse, durant deux mois, disait un attaché militaire, j'ai rencontré plus de lecteurs des Mémoires de Napoléon qu'en France durant vingt-cinq ans.

L'infanterie était solide et brave. Elle avait une arme excellente, le chassepot. Mais les soldats portaient une trop lourde charge, et leur sac les écrasait. Ils n'avaient pas l'habitude de la marche à travers champs ; en 1859, entre la bataille de Magenta et celle de Solférino, ils ne firent pas plus de deux lieues par jour. La guerre d'Afrique les avait accoutumés à l'insouciance ; convaincus qu'ils se tireraient toujours d'affaire à force de vaillance, ils ne se gardaient pas à grande distance et ne prenaient aucune des précautions indispensables pour s'éclairer. Enfin, ils ne formaient pas, comme en Prusse, la nation armée et ne présentaient pas l'image réduite de la France entière. C'étaient les plus ignorants et les plus besogneux, les déshérités de la fortune, qui se battaient, tandis que les plus riches et les plus instruits, moyennant une somme d'argent, échappaient au service militaire. Pauvres gens, écrit un capitaine au lendemain de Frœschwiller, s'ils avaient de quoi manger, ils chanteraient volontiers malgré notre défaite ; ils ne sentent pas comme nous tout ce qu'elle peut avoir de désastreux pour la France, et le mot patrie ne fait vibrer aucune corde en eux ! Aussi, dès les premiers jours, la discipline s'affaiblit rapidement. Même dans la belle et glorieuse armée de Metz, il y eut beaucoup de pillards et de traînards. Durant l'action, dix-huit à vingt hommes par compagnie restaient au camp pour faire la soupe. Sitôt les fusils mis en faisceaux, chacun s'éloignait pour marauder ou courir le pays. Le soir de Rezonville, une multitude de soldats quittèrent leur régiment pour aller dormir sans péril dans les rues et les champs de Gravelotte ; ils rejoignirent leurs corps au matin, mais, s'écriait un général, avait-on jamais rien vu de pareil dans une armée ?

La cavalerie, élégante, superbe, intrépide aux jours de bataille, ne se signala que par des charges aussi funestes qu'admirables. Elle frappait de la pointe mieux que la cavalerie prussienne, mais elle maniait le cheval avec moins d'adresse. Elle ignorait absolument le service d'exploration et les moyens de couvrir la marche de l'armée ; elle ne sut faire ni patrouilles, ni reconnaissances ; lorsque des paysans lui annonçaient la présence de l'ennemi, elle leur répondait qu'ils avaient la berlue, qu'ils avaient du Prussien dans l'œil.

L'artillerie était suffisamment exercée, et les Allemands louèrent son habileté, son énergie, son extraordinaire courage. Elle fut héroïque dans toutes les occasions, notamment à Frœschwiller et à Sedan où elle soutint longtemps avec le dévouement le plus méritoire une lutte inégale. Mais elle ne disposait que de 154 batteries : les Français avaient deux canons par mille hommes et leurs adversaires trois à quatre. Les pièces, presque toutes du calibre de 4, se chargeaient par la bouche, et leur portée était moindre que celle des pièces allemandes, qui se chargeaient par la culasse. Les projectiles n'avaient pas de fusées percutantes et le 1er septembre, sur le plateau d'Illy, la plupart s'arrêtèrent ou éclatèrent avant d'atteindre le but. Quant aux mitrailleuses, elles ne firent pas les merveilles qu'en attendait Napoléon Ill ; cet engin mystérieux et formidable, capable, au dire d'un journal, de tuer la guerre à la première bataille, ne tirait efficacement qu'à 1.800 mètres. Le système français était donc incontestablement inférieur au système prussien, et le général Liégeard assurait après Sedan qu'on devait le refaire entièrement. C'est que l'artillerie, étant l'arme qui coûte le plus, avait été l'objet principal des réductions et des économies ; c'est que l'empereur avait confiance dans le matériel de Solférino et surtout dans les mitrailleuses qui se fabriquaient secrètement aux ateliers de Meudon.

Enfin, l'armée du Rhin comprenait à peine 268.000 hommes dans les premiers jours du mois d'août. On proposa d'incorporer la garde mobile dans l'infanterie régulière, et l'empereur demandait si l'on ne pourrait augmenter de cent moblots chaque bataillon de ligne. Nul doute que ces jeunes gens, encadrés ainsi, façonnés à la discipline, entrainés par l'exemple, n'eussent bientôt égalé les vieux soldats. II était trop tard, et on objecta la loi.

Et pourtant, malgré l'infériorité du nombre, l'armée impériale eût peut-être défendu la frontière avec succès, et après tout, la supériorité de son chassepot. sur le fusil Dreyss compensait la faiblesse de son artillerie. Mais elle n'eut à sa tète que des chefs inhabiles, indécis, dépourvus de l'esprit d'initiative. Aucun d'eux n'avait médité les écrits des grands capitaines ; ils ne connaissaient de leur métier que la partie que Napoléon ler appelle la partie terrestre, et on les vit subordonner passivement leurs opérations à celles de l'ennemi, subir des batailles et n'y rien comprendre, se blottir sous des forteresses au lieu de tenir la campagne, reculer devant de simples démonstrations, négliger des positions avantageuses, manquer de belles occasions, et par incurie et inertie donner dans les plus graves périls.

 

Le 28 juillet, après avoir confié la régence à l'impératrice, Napoléon III arrivait à Metz. Son plan était de passer le Rhin entre Maxau et Germersheim, de déboucher dans le pays de Bade et, conformément au projet de l'archiduc Albert, de séparer l'Allemagne du nord de celle du sud, d'imposer à la Bavière et au Wurtemberg la neutralité, de rétablir ainsi par un coup d'audace l'équilibre des forces, d'entraîner après une éclatante victoire l'Autriche et l'Italie. Mais il comprit aussitôt que l'armée, manquant des choses les plus indispensables, ne pouvait, suivant le mot de Bazaine, avoir encore toute sa mobilité. Dès le 20 juillet, il mandait à Mac-Mahon de ne faire aucun mouvement avant huit jours.

Il n'avait déclaré la guerre que sous la pression de la cour. Au milieu de l'enthousiasme des populations, lui seul restait grave, triste, presque abattu. Incapable de se tenir à cheval, rongé par une cruelle maladie, il semblait avoir perdu toute volonté ferme. Il ne croyait plus à son étoile et se laissait aller au fond de l'abîme, comme vingt années auparavant il se laissait porter aux cimes de la grandeur humaine, avec le même air froid et somnolent, le même fatalisme rêveur. La proclamation qu'il fit paraitre le 28 juillet trahissait son angoisse. Il annonçait que la guerre serait longue et pénible, qu'il faudrait combattre une des meilleures armées de l'Europe dans une région hérissée d'obstacles et de forteresses. Tandis que ses entours ne parlaient que d'Iéna, il songeait à Sadowa.

L'empereur n'ignorait pas la puissance de son adversaire, et il savait fort bien que la Prusse avait, à elle seule, en 1866, mis 350.000 hommes sur pied. Le colonel Stoffel, attaché à l'ambassade de Berlin, les officiers que Niel envoyait en mission secrète ou qui suivaient les manœuvres prussiennes chaque année au mois de septembre, les agents diplomatiques, Benedetti, Rothan, avaient écrit à Paris que l'Allemagne entière marcherait contre la France ; que l'armée du roi Guillaume, formée de toutes les classes de la nation, animée d'un ardent patriotisme et d'un profond sentiment du devoir, instruite, exercée, excitant par la précision et l'ensemble de ses évolutions l'admiration des gens du métier, rompue aux habitudes de la grande guerre, menée par des hommes qui avaient fait les campagnes du Danemark et de Bohême, commandée par un état-major qui se recrutait parmi les plus capables et les plus studieux, cieux fois plus nombreuse que l'armée française, munie d'un excellent matériel et d'une artillerie supérieure à la nôtre par la portée et la justesse du tir, pouvait en vingt jours se concentrer sur la frontière ; que toutes les mesures de la mobilisation étaient prévues jusque dans leurs derniers détails et qu'elle s'exécutait avec une absolue régularité ; que, dès la déclaration des hostilités, l'autorité militaire prenait possession de toutes les voies de fer, de toutes les gares et de tous les quais d'embarquement et de débarquement aménagés exprès pour le transport des troupes ; que le gouvernement défendait aux journaux de divulguer la moindre nouvelle, même la plus insignifiante, sur les mouvements.

Tout se vérifia comme l'avaient annoncé les correspondants de nos ministères. Les moins passionnés des Allemands, écrivait Stoffel, éprouvent à notre endroit les sentiments qui animent un homme contre un autre homme qui l'incommode incessamment, et Benedetti avait prédit que les plus obstinés des particularistes s'effaceraient et se tairaient au début d'une guerre contre la France, que le peuple allemand tout entier seconderait la Prusse avec une sorte d'exaltation, que les masses regarderaient la lutte comme nationale. Vainement l'Empire n'en voulait qu'à la Prusse et, pour ménager le patriotisme germanique, profitait d'une affaire qui n'avait rien d'allemand, la candidature d'un Hohenzollern au trône d'Espagne. Les journaux d'outre-Rhin répétaient que l'ambassadeur de Napoléon III avait insulté le roi Guillaume et que la France avait, dès les préliminaires de l'incident, l'irrévocable intention de prendre les armes. Malgré leurs rancunes et la haine que leur inspirait l'arrogance prussienne, la Bavière et le Wurtemberg, dont Gramont espérait la neutralité, exécutèrent fidèlement les traités d'alliance. A Munich, en dépit d'une forte minorité, le ministre de la guerre obtint de la Chambre un crédit extraordinaire en disant qu'il s'agissait, non de la question espagnole, mais de la question allemande, et le roi Louis ajoutait qu'il marcherait avec son puissant allié pour l'honneur de l'Allemagne et par suite pour l'honneur de la Bavière. Le roi Charles de Wurtemberg lançait, le 17 juillet, l'ordre de mobilisation et son ministre affirmait que l'intégrité de la patrie commune était menacée, qu'il fallait se joindre à. la Prusse. L'Allemagne, réconciliée et unie, selon l'expression du roi Guillaume, comme jamais elle ne l'avait été, se leva contre son vieil et traditionnel adversaire. Elle avait depuis le XVIe siècle deux ennemis héréditaires, le Turc ou le loup, le Français ou le renard. Elle courut sus au renard. Hurrah ! Germania, s'écriait Freiligrath, tu rentrais la moisson en dansant, mais une autre danse commence, et hardie, penchée vers le Rhin dans l'ardeur de juillet, tu tires ton épée et t'avances pour protéger ton foyer ! Le peuple allemand est un ; Souabe et Prusse marchent la main dans la main ; nord et sud ne font qu'une armée. Un esprit, un bras, un seul corps, une seule volonté, voilà ce que nous sommes aujourd'hui. Malheur à toi, Gallia ! et le poète montrait le Haff et le Belt, l'Oder et l'Elbe, le Necker et le Weser, même le Main bruissant de tous leurs flots et s'épandant vers la frontière. Un chant peu populaire jusqu'alors, la Wacht am Mein, qui célèbre le Rhin et appelle la jeunesse allemande à la garde du fleuve, vola sur toutes les bouches. Le roi de Prusse accorda une amnistie pour les crimes et délits politiques, et il rétablit l'ordre de la croix de fer fondé par son père en 1813 dans la guerre dite de la délivrance.

Trois armées se constituèrent sans hâte ni trouble, mais sans retard, avec calme, de la façon la plus prévoyante et la plus sûre, la plus méthodique et la plus réglée, d'après les tableaux de marelle et de transport qui furent suivis à la lettre : la première armée, commandée par Steinmetz ; la deuxième armée guidée par le prince Frédéric-Charles, le fameux prince ronge, le vainqueur de Drippel et le vigoureux combattant de Sadowa ; la troisième armée conduite parle prince royal de Prusse et formée de tous les contingents du sud. Steinmetz et Frédéric-Charles s'acheminèrent vers la Sarre, l'un par Trèves et Sarrelouis avec 50.000 hommes, l'antre par Mayence, Mannheim, Kaiserslautern et Neunkirchen avec 180000 hommes. Le prince royal de Prusse, dont l'armée, composée de 100.000 hommes, se concentrait à Landau, devait se jeter en Alsace et empêcher une irruption française dans l'Allemagne méridionale. Le roi Guillaume avait le commandement suprême : il n'était pas grand général ; mais, passionné pour les choses militaires, il avait assidument inspecté les troupes et par sa sollicitude, son activité, son entrain, stimulé l'officier et le soldat. Les trois hommes qui, selon le mot de Guillaume, aiguisaient et dirigeaient l'épée, Bismarck, Itoon, Moltke, accompagnaient le monarque.

Bismarck, portant l'uniforme de colonel de cuirassiers, coiffé d'une casquette blanche à turban jaune, sanglé dans une tunique blanche, organisa le service de la presse et mena les négociations. Roon, ministre de la guerre, approvisionna les armées. Moltke dicta les opérations et les mouvements, Moltke à la figure maladive et ridée, au regard fixe et perçant, aux lèvres minces, Moltke, l'habile et savant stratégiste, consciencieux, réfléchi, plein de bon sens, préparé depuis longtemps à sa Liche par les études les plus profondes, pénétré de cette grande idée que les armées devaient marcher séparées et combattre réunies, résolu de saisir l'offensive et d'attaquer les ennemis dès qu'il les aurait rencontrés, convaincu que la puissante organisation des Allemands et leur supériorité numérique décideraient la victoire.

Un instant Moltke avait cru que l'adversaire, qui courait à la frontière sans attendre ses réserves ni compléter ses régiments dans les garnisons, renonçait aux avantages d'une mobilisation régulière pour couper les voies ferrées et surprendre les armées allemandes au milieu de leur concentration. Mais les Français ne bougeaient pas ; au lieu de se développer dans les plaines du Palatinat, comme avait dit Gramont, ils restaient sur leurs propres limites, résignés à la défensive et se comparant eux-mêmes à une ligne de douaniers.

Cependant, l'empereur, s'arrachant à ses hésitations, se déterminait à passer la frontière et à s'emparer de Sarrebrück. Le 30 juillet, le 2e, le 3e et le 4e corps se rendaient à Bening, à Saint-Avold et à Boulay. L'entreprise devait être dirigée par Bazaine qui la confia à Frossard. Elle eut lieu le 2 août et réussit aisément. Il n'y avait à Sarrebruck qu'un bataillon et trois escadrons qui se replièrent après quelques salves. Napoléon manda ridiculement à Paris que le prince impérial avait ramassé une balle tombée tout près de lui et que des soldats pleuraient en le voyant si calme.

Mais le 3 août Moltke déclarait qu'il était temps de prendre partout l'offensive, et le 4, le prince royal de Prusse battait une division française à Wissembourg.

 

Le maréchal de Mac-Mahon, qui commandait à Strasbourg le 1er corps d'armée, disposait des quatre divisions d'infanterie Ducrot, Abel Douay, Raoult, Lartigue et de la division de cavalerie Duhesme. Le 3 août, Abel Douay se postait à Wissembourg ; Ducrot, à Lembach ; Raoult, à Reichshoffen ; Lartigue, à Haguenau. Mais la division Douay était jetée en flèche et ne pouvait recevoir de secours si les ennemis l'attaquaient brusquement. Elle avait mis un régiment au Pigeonnier, un autre régiment à Soultz, un bataillon à Seltz, et ne comptait que 5.000 hommes. Les forces qui gardaient la Basse-Alsace semblaient si peu nombreuses aux Allemands qu'ils croyaient que Mac-Mahon irait bientôt. rejoindre à Metz le gros de l'armée française. Aussi le prince royal de Prusse avait-il ordre de passer la Lauter le 4 août et de refouler sur Haguenau la poignée d'hommes qu'il trouverait devant lui : il saurait si Mac-Mahon avait reculé sur les Vosges, et, dans ce cas, après avoir laissé quelques troupes sous les murs de Strasbourg, il se dirigerait vers Sarreguemines.

Le 4 août, au matin, Abel Douay était surpris par les Allemands. Il avait, à l'aube, envoyé deux escadrons de chasseurs en reconnaissance au delà de la Lauter, et les chasseurs n'avaient pas vu les masses qui s'assemblaient derrière le Bienwald. A huit heures et demie, des hauteurs de Schweigen, une batterie bavaroise, dont les épaulements étaient construits depuis huit jours, ouvrait le feu et la division Bothmer attaquait Wissembourg.

Le combat se livra sur trois points : à la gare, où le général Pelle s'était porté sur-le-champ avec une batterie et le 1er régiment de turcos qui poussait des cris de guerre et agitait en l'air ses chechias ; à Wissembourg, où se trouvait un bataillon du 74e de ligne ; sur le Geisberg, où s'établissait la brigade Montmarie, appuyée par une batterie de 4 et une batterie de mitrailleuses.

Jusqu'à midi, les turcos du général Pellé, s'abritant derrière les arbres de la route, les tas de pierres, et les plis du terrain, supportèrent l'effort de l'assaillant. Mais l'avant-garde du Ve corps prussien et deux divisions du lie corps vinrent au secours des Bavarois. Pellé, craignant d'être enveloppé, abandonna la gare et gagna le Geisberg.

Wissembourg, déclassé trois années auparavant, avait encore sa muraille et son fossé. Aussi, jusqu'à midi et demi, le bataillon du 74e défie toutes les attaques. Mais un feu terrible d'artillerie l'oblige à quitter la porte de Landau. Les Bavarois baissent le pont-levis et se jettent dans la ville. Acculé à la porte de Bitche, entouré par une masse d'ennemis, le bataillon du 74e met bas les armes, et ces valeureux soldats, au nombre de cinq cents, harassés et mornes, ne sont plus qu'un troupeau de prisonniers que le vainqueur enferme dans l'église.

Restait le Geisberg. La batterie de mitrailleuses postée sur la colline des Trois Peupliers, causait un grand mal aux Allemands. Mais une bombe fit sauter son caisson de munitions et Abel Douay fut mortellement blessé par un éclat d'obus. Pelle prit le commandement. Il tint quelque temps sur la crête du Geisberg ; puis, grâce à la résistance du château, se replia sur Lembach. 200 soldats occupaient ce château formé de bâtiments aux murs épais, élevés, infranchissables. Ils repoussèrent tous les assauts. Sous les décharges qui partaient des fenêtres et des ouvertures de l'édifice, le régiment des grenadiers du roi perdit la plupart de ses officiers et son drapeau passa de main en main. Vainement des Prussiens pénètrent dans la cour intérieure et tentent (l'incendier la maison en allumant des bottes de paille au pied des murs. Il faut attendre l'artillerie qui gravit péniblement la colline. Enfin, cernés de toutes parts, accablés par une pluie de projectiles, les défenseurs du château consentent à capituler.

Les Allemands avaient 1.500 hommes, dont 91 officiers, hors de combat, et ils croyaient s'être battus contre plus de deux divisions. Mais cette journée du 4 août commençait la série des surprises et des revers. Wissembourg annonçait Frœschwiller et Sedan. L'armée impériale, trop peu nombreuse, fractionnée, mal éclairée, mollement conduite, irrémissiblement vouée à la défaite, allait être écrasée par l'armée allemande dont les longues colonnes noires s'étendaient déjà sur les routes de la Basse-Alsace à perte de vue. Le surlendemain, à travers les rues de Wœrth, passait durant des heures entières une file ininterrompue et indéfiniment déroulée de bataillons et de régiments criant hourrah, les Bavarois au casque à chenille, les Prussiens au casque pointu, des cuirassiers, des hussards noirs et rouges, et il semblait aux habitants épouvantés que toutes les armées du monde s'étaient rencontrées chez eux. Pauvre France, s'écriaient-ils, tu es perdue sans ressource !