ÉVACUATION DES PAYS-BAS — SOUPÇONS — COMMISSAIRES ENVOYÉS, AVEC LE MINISTRE DE LA GUERRE, AU QUARTIER GÉNÉRAL DE SAINT-AMAND — LEUR ENTRETIEN AVEC DUMOURIEZ — LEUR ARRESTATIONDÈS le 23 mars, Dumouriez s'était abouché avec l'étranger. Le colonel Montjoye, en demandant un armistice déguisé, avait fait les premières ouvertures. Le général, disait l'aide de camp, voulait mettre fin aux malheurs de la France, dissoudre la Convention, restaurer la monarchie, et Montjoye priait Cobourg d'envoyer un officier supérieur à qui Dumouriez ferait des communications de la plus haute importance. Le 25 mars, au soir, le colonel Mack vint dîner au quartier général d'Ath. C'était le Mack qui devait en 1805 capituler dans Ulm, homme intelligent, actif, énergique, doué de toutes les qualités d'un bon chef d'état-major, mais incapable de commander une armée. Après le repas, devant Jacques Thouvenot, Montjoye, le duc de Chartres et Valence, Dumouriez confia au colonel qu'il voulait marcher sur Paris, proclamer Louis XVII, convoquer une assemblée nouvelle ; il comptait que le prince de Cobourg l'aiderait dans cette entreprise et lui donnerait sa parole d'honneur de ne pas l'attaquer. Mack répondit que, tant qu'il y aurait un seul Français en Hollande ainsi qu'en Belgique, tout accommodement serait impossible, et Dumouriez consentit à évacuer les Pays-Bas il passerait, disait-il, la frontière le 30 mars ; les deux armées observeraient un armistice qui ne serait suspendu qu'après avoir été dénoncé vingt-quatre heures auparavant. Il exposa le détail de la grande aventure qu'il allait tenter. Il se mettrait à la tête de son avant-garde qui formerait trois divisions la première se saisirait de la Convention ; la deuxième, du club des Jacobins ; la troisième, du Temple. La masse, ajoutait-il, ne veut pas autre chose que la constitution de 1791. On augmentera les pouvoirs du roi, on ne restituera pas les biens du clergé vendus ou engagés, on rétablira la noblesse et on lui rendra ce qu'elle a perdu, à condition qu'elle attende quelque temps encore, car ce serait fait d'elle et de moi si l'on prononçait son nom en ce moment. Les émigrés, le comte de Provence, tout le premier, ne se mêleront pas du gouvernement ; ils ont, par leur fuite et leur conduite déraisonnable, provoqué tous les crimes et perpétué l'anarchie ; ils devront absolument se soumettre à la constitution. Ne pensez-vous pas, insinua le colonel, qu'il serait nécessaire, pour votre propre sûreté, d'avoir des garnisons autrichiennes dans plusieurs places de France ? Ce serait, répliqua Dumouriez, jeter le soupçon et la méfiance dans mon armée. Il faut éviter jusqu'à l'apparence de l'intervention étrangère. Je ne laisserai pas entamer l'intégrité du territoire. Si j'avais cent vies, je les donnerais pour mettre un terme aux atrocités des jacobins ; si j'en avais mille, je les sacrifierais pour empêcher les puissances étrangères de dicter des lois à ma patrie ! Les officiers présents approuvèrent leur général. Mack, heureux du résultat de sa mission, n'insista pas davantage. Cobourg, qui n'avait plus que 28.000 soldats et qui manquait d'artillerie de siège pour attaquer Anvers et les forteresses des Pays-Bas, obtenait, sans coup férir, ce qui lui aurait probablement coûté des mois et des milliers d'hommes. Dumouriez se raviserait peut-être et la Convention le remplacerait peut-être par un autre. En tout cas, il n'y aurait plus un Français en Belgique ! Dumouriez tint parole. Flers et Tilly capitulèrent à Breda et à Geertruydenberg selon ses ordres, qui leur furent portés par un officier autrichien. Marassé, redoutant l'indiscipline de ses troupes, rendit Anvers sans même attendre l'instruction du général en chef et malgré les reproches de Westermann. De toutes parts, les Français reculèrent, suivis à longue distance par l'armée de Cobourg qui s'acheminait en deux colonnes l'une sur Tournai, l'autre sur Mons. Il y fallut du temps. Le 30 mars, Dumouriez n'avait pas encore évacué Tournai. Le colonel Mack vint lui rappeler sa promesse et le trouva, ainsi que ses entours, aussi ferme qu'auparavant, résolu, comme naguère, à faire sauter la Convention, certain que son armée était inébranlablement attachée à sa fortune. Le lendemain, 31 mars, Dumouriez mettait son quartier général aux Boues de Saint-Amand, au Petit Château, dans l'ancienne demeure des Cernay, non loin de l'établissement thermal. Je me place là, disait-il, dans un ermitage isolé au milieu d'un bois ; je n'aurai qu'un escadron de hussards avec moi et je pourrai y travailler à mon aise. Le parc d'artillerie était à Saint-Amand. L'armée des Ardennes campait à Maulde, celle du Nord, à Bruille. Les flanqueurs de droite, aux ordres de Miaczynski, cantonnaient à Orchies, et les flanqueurs de gauche, à Bavay. La division Neuilly occupait Valenciennes et Condé ; Neuilly commandait à Condé ; Ferrand, à Valenciennes ; Tourville, à Maubeuge ; Duval, à Lille ; Dampierre, au Quesnoy. Ces lieutenants de Dumouriez lui paraissaient sûrs, dociles, prêts à le suivre partout. Dampierre, qui le nommait mon aimable général, était, disait-il, homme de qualité et fait pour bien penser. La crise s'annonçait, et déjà Dumouriez révélait ses desseins à ses ennemis. Le 26 et le 27 mars, il reçut à Tournai la visite de trois jacobins intrigants, à la fois commissaires de leur club et agents du ministre Le Brun l'homme de lettres Dubuisson, le Belge Proli, fils naturel de Kaunitz, le juif Pereyra. Ils offrirent à Dumouriez l'alliance des jacobins et lui rappelèrent ses liaisons avec eux. Ne l'avaient-ils pas ménagé dans sa querelle avec Pache ? Lorsque Hassenfratz le dénonçait, ne passaient-ils pas à l'ordre du jour ? Au mois de janvier, Proli, accompagné de Cloots, de Desfieux et de Seiffert, ne le priait-il pas d'honorer de sa présence les séances du club ? Naguère, le 12 mars, Billaud-Varenne Desfieux Jeanbon Saint-André ne l'avaient-ils pas défendu et n'avaient-ils pas dit Billaud, qu'il n'était pas homme à trahir et à se couvrir d'infamie, Desfieux, qu'il se conduisait bien, Saint-André, que la malveillance seule excitait les soupçons qui l'entouraient ? Pourquoi Dumouriez, qui voulait centraliser le gouvernement, ne serait-il pas le général des jacobins ? Ne pouvait-il culbuter la Convention, pour la remplacer par leur club ? Mais Dumouriez détestait de tout cœur les jacobins, ces jacobins qui récemment, dans leur séance du 18 mars, soutenaient qu'eux seuls avaient fait quelque bien en Belgique, et il disait volontiers qu'il y avait désormais une guerre à mort entre les jacobins et lui, qu'il périrait ou qu'il raserait leur salle et sèmerait du sel sur l'emplacement de leur club. Il répondit donc à Dubuisson et à ses deux collègues Je ne serai votre homme que si vous dispersez la Convention et faites un rempart de votre corps à la famille royale. Voilà le moyen de réparer vos crimes, car votre Société a causé le malheur de la France. Ce fut surtout dans la conférence du 27 mars qu'il dévoila ses plans de restauration. Il fallait la paix, répétait-il, la paix au dehors et au dedans. Lui seul pouvait la négocier parce qu'aucune puissance ne voudrait traiter avec la Convention et le Conseil exécutif. Il terminerait les maux de la France. Il avait quatre pouces de lame à son côté, et il ne souffrirait pas plus longtemps l'existence du tribunal révolutionnaire qui n'était qu'une institution horrible ; l'existence de la Convention qui ne se composait que de régicides, qu'ils eussent, ou non, voté l'appel au peuple ; l'existence de la République qu'il tenait dorénavant pour une folie et une absurdité. Il rétablirait l'ancienne Constitution, si médiocre et vicieuse qu'elle fût ; il la ferait proclamer par l'armée des Mameluks, par sa propre armée qui, d'un camp ou d'une place forte, dirait qu'elle voulait un roi. Sans doute, la Convention le décréterait d'arrestation. Le beau décret ! Comme si on pouvait l'exécuter au milieu de ses troupes ! Mais l'assemblée n'avait pas trois semaines à vivre ; ses arrêtés n'auraient bientôt de validité que dans la banlieue de la capitale. Vainement elle menacerait la vie de la reine et du dauphin. L'armée marcherait sur Paris qui serait vaincu en huit jours par la famine il suffisait de mettre un corps à Pont-Sainte-Maxence, un autre à Nogent, d'autres postes sur les rivières. Aussi bien la déclaration de guerre à l'Angleterre, cette mesure ridicule de Brissot, réduisait la France à la disette ; la nation n'avait pas assez de blé pour se nourrir et les croisières anglaises ne laisseraient pas un seul navire chargé de grains entrer dans les ports ! C'était peut-être se découvrir trop tôt. Mais la veille, le 26 mars, Dumouriez avait fait à Goguet, commandant temporaire de Bruxelles, les mêmes confidences, assurant que le pays serait perdu si la guerre continuait, qu'il n'y aurait plus de numéraire au 15 mai, que les volontaires ne se signalaient que par leur poltronnerie, que les places de la frontière ne sauraient se défendre, que les insurrections croissaient, que les Français étaient un peuple de fous et d'enragés conduits par des brigands à qui les assassinats ne coûtaient rien, qu'il fallait conclure la paix et, par suite, rallier les honnêtes gens, chasser les conventionnels, faire une révolution dans la Révolution et reprendre cette constitution de 1791 que les Français avaient idolâtrée. La conversation de Dumouriez avec Goguet et les trois émissaires jacobins précipita le dénouement. Les commissaires de la Convention avaient quitté l'armée battue et fugitive. Pendant que Camus et Danton rentraient à Paris, Delacroix, Gossuin, Treilhard, Merlin de Douai et Robert se rendaient à Lille pour veiller sur la frontière menacée, et ils commençaient à se méfier de Dumouriez. Après avoir regardé la lettre du 12 mars comme une rodomontade, après avoir dit que Dumouriez, bien qu'échauffé et exalté, avait pourtant de bonnes intentions, Delacroix jugeait qu'il faisait tout pour accréditer les soupçons qu'excitait sa légèreté. Aussi, le 28 mars, lorsque Delacroix reçut une note, Le dire d'un homme en place, où Goguet retraçait son entretien avec Dumouriez, lorsque Dubuisson et ses deux acolytes lui racontèrent leur entrevue, il décida que le général ne devait plus commander. Il estimait la bravoure, les talents de Dumouriez, et respectait son audace ; mais, sûrement, le vainqueur de Jemappes était un conspirateur, un traître qui voulait enchaîner son pays ou le traîner sur le bord du précipice pour l'arrêter dans sa chute ou se faire déclarer son sauveur, son protecteur ! Le 29 mars, au matin, il tenait conseil avec Gossuin, Treilhard, Merlin, Robert et deux autres commissaires, Lesage-Senault et Carnot, arrivés tout exprès de Douai, et il proposait d'arrêter sur-le-champ Dumouriez. J'irai en personne, s'écriait-il, l'arrêter à la tête de son armée et je lui brûlerai la cervelle s'il ose résister à l'autorité de la Convention ! Mais ses collègues lui remontrèrent que Dumouriez possédait encore la confiance du soldat ; que, si l'armée privée de son chef subissait un désastre, ils seraient eux-mêmes décrétés d'accusation. Par six voix contre une, celle de Delacroix, ils décidèrent d'appeler Dumouriez à Lille où son arrestation serait plus aisée. Ils le requirent de venir le jour même dans l'après-midi pour s'expliquer sur des inculpations graves qui le concernaient, et ils dressèrent à l'avance la liste des questions qu'ils lui poseraient il y en avait quatorze. Ironiquement, Dumouriez répondit qu'il ne pouvait à la fois plaider et commander ; que, s'il allait à Lille, l'armée aurait des craintes ; qu'il ne voulait y aller qu'avec des troupes pour purger cette ville de tous les lâches qui le calomniaient ; que les commissaires n'avaient qu'à lui envoyer deux ou quatre d'entre eux qui l'interrogeraient. Partons tous, tel fut le mot unanime des conventionnels lorsqu'ils reçurent à dix heures du soir la réponse de Dumouriez, et le lendemain, 30 mars, à quatre heures du matin, ils se préparaient à gagner Tournai lorsqu'une nouvelle lettre du général suspendit leur départ il quittait Tournai pour se porter sur Bruille et Maulde où le Conseil exécutif lui ordonnait de camper, dans une position qui couvrait les places du Nord ; il serait le 31 mars à Saint-Amand et là, il attendrait les commissaires. Les conventionnels convinrent de se rendre le 31 mars à Saint-Amand, d'arrêter Dumouriez et de le remplacer par le plus ancien des lieutenants généraux. Ils espéraient entraîner les troupes par une proclamation et par l'ascendant qu'ils croyaient exercer sur elles. Il faut, disait le fougueux Delacroix, que Dumouriez obéisse ; s'il fait un mouvement, je vous demande l'autorisation de l'abattre d'un coup de pistolet. Mais ce n'étaient pas eux qui devaient faire le voyage de Saint-Amand pendant que Dumouriez négociait avec Mack, la Convention avait agi. Le 24, le 25, le 26 mars, la lettre terrible du 12 avait paru dans les journaux de Paris et le 26, le Comité de défense générale qu'on nommait aussi le Comité de salut public, ce Comité que l'assemblée avait renouvelé après Neerwinden et composé de vingt-cinq membres, tenait sa première séance, en présence d'un grand nombre de conventionnels. Le ministre Beurnonville lut une lettre de Dumouriez qui proposait l'évacuation de la Belgique. Elle partagea les assistants. Prieur de la Marne, Levasseur de la Sarthe s'étonnèrent, s'indignèrent de l'abandon du peuple belge, et Robespierre, traitant Dumouriez de dictateur, déclara qu'on ferait bien de le destituer. Mais Dubois-Crancé répondit qu'il avait des preuves en faveur de Dumouriez, que le général était encore nécessaire et devait agir à sa guise, selon ses propres plans. Danton et Camus se joignirent à Dubois-Crancé. Si Dumouriez, affirma Danton, avait des torts graves, s'il voulait élever la Belgique et la Hollande comme ses enfants et à sa manière, s'il s'entourait de révolutionnaires brabançons qui le poussaient à des sottises, il était le seul homme de guerre qu'eût la France. Gardons-le, conclut Danton, tout en le surveillant. L'orage grondait. Il gronda de nouveau à la Convention, dans la séance du 27, où Cambon témoigna que Dumouriez répandait à profusion en Belgique la lettre du 12 mars dans laquelle il attaquait les décrets de la Convention. Cette lettre, ajoutait Cambon avec colère, semblait ignorée en France et on la cachait soigneusement au peuple. Ne fallait-il pas faire un rapport sur cet acte d'un général ambitieux et sur l'exécution du décret du 15 décembre ? Robespierre appuya Cambon. Il assura que la puissance de certains généraux devenait vraiment redoutable. Sur sa motion, l'assemblée décida que la lettre du 12 mars serait lue dans la séance du lendemain. La lettre du 12 mars ne devait être lue ni le 28 ni le 29. Le Comité de défense générale hésitait à se prononcer. Enfin, le 29, dans sa séance du soir, il condamna Dumouriez. Ce fut une dramatique séance. Petion annonça d'abord que Miranda était, la veille, arrivé de l'armée et qu'au dire de Miranda, il y avait dans l'état-major de Dumouriez d'infâmes intrigants, des ennemis de la liberté ; que le général en chef méditait une trahison ; qu'il voulait abandonner entièrement la Belgique ; qu'il disait tout haut que la France n'était pas faite pour la République ; qu'il rentrerait à la tête de son armée pour marcher sur Paris et renverser les pouvoirs constitués ; qu'en ce moment, sans doute, il levait le masque. Puis, parut Beurnonville. Il lut une lettre de Dumouriez, datée du jour précédent. Et quelle lettre ! Dumouriez traçait le plus noir, le plus affligeant tableau de la situation les autorités civiles ne cessent de traverser les projets de l'autorité militaire ; les soldats, surtout les volontaires, se livrent au brigandage ils n'ont plus de vivres et de munitions, plus d'habits et d'armes ; les Autrichiens peuvent forcer la frontière où il leur plait, prendre les places sans résistance, envoyer jusqu'aux environs de Paris 20.000 hommes de cavalerie qui ravageront et ruineront tout ; et lui, Dumouriez, ne saurait les arrêter comme en 1792 où la France avait des ressources pécuniaires, du républicanisme, de l'énergie ; la Convention, de l'ensemble et du prestige. Il demande qu'on pèse bien ces tristes vérités. Y eut-il jamais une crise plus dangereuse ? Jamais peuple fut-il frappé de cet esprit de vertige ? Et à ce peuple français porté aux excès Dumouriez oppose les Impériaux dont il loue la modération les Impériaux laissent les émigrés sur les derrières, ils traitent avec douceur les prisonniers et les blessés, ils accordent à Marassé une capitulation honorable. Pourquoi ne pas profiter de ces ménagements ? La France est perdue si l'inexpérience et l'exagération dirigent encore son gouvernement : On ne fonde les Républiques que sur la vertu ; on ne les soutient qu'avec du courage, de l'ordre et de la sagesse. Cette lettre excita l'indignation des assistants. Ils ne pouvaient croire que le désastre eût atteint de telles proportions et que l'armée fût réduite à cet état désespérant de confusion et de misère. Non Dumouriez essayait de décourager, d'effrayer la nation ; Dumouriez trahissait la République il était d'accord avec ces Autrichiens dont il vantait la mansuétude et les égards ; il voulait, de concert avec eux, rétablir un roi En deux endroits de sa lettre, et comme s'il portait un défi à la Convention, ne parlait-il pas du royaume de France ? L'ennemi, disait-il, peut mettre à feu et à sang la partie du royaume qui avoisine Paris, et encore : En 1792 le royaume n'était pas déchiré par la guerre civile. La discussion dura jusqu'à trois heures du matin. La plupart des conventionnels étaient persuadés que Dumouriez avait décelé ses intentions liberticides ; quelques-uns pensaient que ses revers lui avaient détraqué la cervelle mais, traître ou fou, il ne pouvait plus commander l'armée il fallait, selon le mot de Danton, le décrocher. La séance finissait lorsque Le Brun entra dans la salle et lut le rapport où Dubuisson racontait son entretien avec Dumouriez. Le doute n'était plus possible. Le Comité résolut de mander Dumouriez à la barre de la Convention. Des commissaires de l'assemblée, accompagnés par le ministre de la guerre qui saurait imposer à l'armée le respect et le silence, iraient porter cette sommation au général ; vingt-quatre heures après leur départ, Cambacérès monterait à la tribune pour lire au nom du. Comité les pièces accusatrices, lettre du 12 mars, lettre du 28 mars, rapport du jacobin Dubuisson, et la France apprendrait en même temps la trahison de Dumouriez et son châtiment. Ainsi fut fait. Le 30 mars Camus annonçait à la Convention que le Comité avait décidé, durant la nuit et après une longue délibération, des mesures de sûreté contre les trames perfides qui s'ourdissaient dans l'armée de la Belgique. Il proposait donc, au nom du Comité, de mander Dumouriez à la barre de la Convention et d'envoyer aussitôt à l'armée de la Belgique le ministre de la guerre avec quatre commissaires de l'assemblée, Camus, Quinette, Lamarque, Bancal, investis du pouvoir de suspendre et. d'arrêter les fonctionnaires militaires et civils. La proposition fut décrétée. La Convention se contenta d'adjoindre aux quatre commissaires Lazare Carnot, membre du Comité de la guerre, qui venait de se rendre dans le département du Nord pour inspecter les places. Le soir même, à huit heures, Beurnonville et les commissaires couraient sur la route de Lille. Le lendemain matin, ils rencontraient le courrier Languet qui portait une lettre de Dumouriez au ministre. Dans cette lettre, datée du 29, Dumouriez écrivait qu'il appelait à lui les garnisons d'Anvers, de Bréda, de Geertruydenberg qui n'avaient capitulé que pour mieux servir la patrie et qu'il divisait son armée en deux portions, l'une qui combattrait les ennemis extérieurs et les empêcherait d'envahir le territoire, l'autre qui combattrait les ennemis intérieurs et rendrait à la partie saine de la Convention, jusqu'alors opprimée, sa force et son autorité. Il refusait d'aller à Lille où le mandaient Delacroix et cinq commissaires il ne livrerait pas sa tête à un tribunal arbitraire ; il ne se remettrait pas comme un agneau entre les mains des malveillants ; il ne se jetterait pas comme Curtius dans le gouffre après s'être jeté comme Decius dans les bataillons ennemis ; il ne serait pas la victime de vils assassins. Non il allait en finir ; il allait sauver l'État, arracher la nation à la honte. Que voyait-il partout, sinon des dénonciations, des factions, des crimes, des hommes qui se couvraient de boue les uns les autres, qui se menaçaient du poignard, des scélérats qu'on soutenait au lieu de les punir, au lieu d'en faire justice, comme le demandait l'armée qu'ils avaient désorganisée et réduite à l'extrémité ? Pourquoi le Comité qui, à une demi-douzaine d'individus près, paraissait bien composé, laissait-il certains personnages tyranniser l'assemblée au moyen des tribunes ? La France serait sauvée, non par les métaphores, non par les clameurs et les piques, mais par la discipline, par la prudence, par un plan sage, et ce plan, c'était de négocier puisqu'on ne pouvait plus se battre, c'était de faire la paix. A cette lettre du 29 mars Dumouriez avait joint une proclamation aux départements du Nord et du Pas-de-Calais. Il jurait à ces départements de défendre leurs limites, de protéger leurs forteresses, de combattre non seulement les ennemis extérieurs, mais l'anarchie, monstre bien plus dangereux, qui prend les formes et le langage d'un patriotisme exagéré ; il assurait que ses camarades, quoique diminués par la désertion, sauraient rassembler les braves autour d'eux, rallier les autres qui reviendraient de leurs erreurs, et rétablir le règne de la loi. Après avoir lu cette proclamation et la lettre du 29 mars, les commissaires poursuivirent leur route, mais ils retinrent le courrier Languet et l'emmenèrent avec eux pour le renvoyer à Paris avec la nouvelle de l'exécution du décret. A midi, ils étaient à Roye où ils trouvaient Treilhard. Plus loin, à Péronne, ils rencontrèrent un second courrier de Dumouriez qui remit à Beurnonville une lettre du 30 mars. Elle contenait les mêmes plaintes et les mêmes récriminations. L'ennemi, disait Dumouriez, s'avançait à travers un pays mangé ; il avait préparé ses magasins, il était sur la frontière, et que lui opposait-on ? Une armée dénaturée qui n'avait pas de quoi vivre pendant dix jours, qu'il faudrait éparpiller dans des places dépourvues de tout. Mais lui, Dumouriez, ne se décourageait pas. Bien mieux, les atrocités des jacobins contre lui le poussaient à bout ; il soutiendrait tous les articles de sa lettre du 12 mars ; les sophismes orgueilleux d'un Cambon, d'un Robespierre ne perdraient pas un homme qui avait sauvé et qui sauverait encore la patrie. Tout cela ne pouvait durer ; la Convention était livrée au despotisme des tribunes, et sa majorité contrainte au silence par la minorité ; il viendrait lui rendre l'éclat et la considération qu'elle n'avait plus. Plus de concession aux scélérats. Avec l'énergie d'un homme libre, il proclamait des vérités imposantes et nécessaires. Si la guerre continuait, elle deviendrait terrible ; les Anglais désoleraient la côte et renforceraient les rebelles ; les Autrichiens passeraient les frontières et en même temps les lois de sang et les exagérations d'une licence barbare achèveraient de détruire tout lien social. Les Français périraient-ils donc comme les juifs de Jérusalem ? Ne pouvait-on remédier à ces maux affreux par une fermeté sage et une prudence froide, au lieu de tout braver, sans rien calculer, avec une aveugle frénésie ? Ne pouvait-on, s'entendre avec les puissances qui nous combattaient et dont l'intérêt même était de nous ménager et de faire promptement la paix ? Les commissaires hâtaient de plus en plus leur marche. Le 1er avril, à huit heures et demie du matin, ils arrivaient à Lille. Leur collègue Carnot, qu'ils comptaient y trouver, était, la veille, parti pour Arras ; ils ne l'attendirent pas ; ils lui donnèrent rendez-vous à Douai pour le lendemain. Après avoir été escortés jusqu'à Orchies par le colonel et le lieutenant-colonel du 13e régiment de chasseurs à cheval, deux hommes fameux, Saint-Georges et Alexandre Dumas, après avoir échangé quelques mots avec le jeune colonel Macdonald qui venait de prendre à Orchies le commandement du régiment de Picardie, ils entraient, vers six heures du soir, à Saint-Amand. Dumouriez les reçut au Petit-Château, dans une salle du rez-de-chaussée. Il y avait là Valence, coiffé d'un bonnet noir qui cachait sa blessure, Jacques Thouvenot, Bannes, Nordmann, Lescuyer, Devaux, de Nyss, Romme, Rainville, les deux demoiselles Fernig et la plupart des officiers de l'état-major. Dumouriez embrassa Beurnonville, il salua Camus, il félicita Bancal et Quinette de leur modération, il ne parla pas à Lamarque qui présidait alors le club des jacobins. Beurnonville lui annonça que les commissaires venaient lui notifier un décret de la Convention. Apparemment, dit Dumouriez en regardant Camus, c'est pour m'arrêter. Camus ne répondit pas, et il allait lire le décret, lorsque Beurnonville proposa d'entrer dans le cabinet du général. Mes actions, répliqua Dumouriez, n'ont jamais redouté le grand jour ; un décret rendus par sept cents personnes n'est pas un mystère, et mes officiers, mes camarades peuvent tout voir et tout entendre. Cependant, sur les instances de Beurnonville, il consentit à passer dans son cabinet. Valence seul le suivit. La porte resta ouverte les officiers ne voulaient pas perdre de vue leur général. Camus présenta le décret. Dumouriez lut la pièce. Ce décret, dit-il, me semble déplacé ; je ne puis quitter l'armée dans la situation où elle est ; il faut d'abord que je la remette en ordre. — Général, répondit Camus, nous ne pouvons composer avec notre devoir. — Songez à la responsabilité que vous assumez, si vous me suspendez ; acceptez plutôt ma démission. — Nous n'avons pas pouvoir d'accepter votre démission. Et que ferez-vous, après l'avoir donnée ? — Ce qui me conviendra ; mais je n'irai pas à Paris me faire condamner par le tribunal révolutionnaire. Vous ne reconnaissez pas le tribunal révolutionnaire ? — Non. Jamais je ne me soumettrai à ce tribunal barbare et je ferai tout pour en délivrer mes compatriotes. Cette institution est l'opprobre d'une nation libre. — Mais, objectèrent les collègues de Camus, pourquoi n'iriez-vous pas à Paris ? La ville est tranquille. Vous n'avez rien à craindre. Vous paraîtrez à la barre de la Convention et non devant le tribunal révolutionnaire. Vous ferez taire la calomnie. — Je connais Paris aussi bien que vous. Marat et les tribunes dominent la Convention je ne serai pas à l'abri de leurs fureurs ; ma contenance seule suffirait à me condamner. — Nous vous accompagnerons, dirent alors Quinette et Lamarque, nous vous couvrirons de notre corps, nous répondrons de votre sûreté. — Allons donc ! Irai-je seulement jusqu'à Paris ? On m'égorgerait en chemin. Des assassins sont échelonnés sur la route ; l'on a mis à Roye, à Gournay, à Senlis des hussards et des dragons de la République pour se défaire de moi. Des courriers me l'ont dit. — Général, interrompit Bancal, rappelez-vous l'obéissance et l'abnégation des généraux romains. — Eh vous défigurez l'histoire. Est-ce que les Romains ont tué Tarquin ? Ils avaient une république bien réglée et d'excellentes lois. Nous, nous sommes dans un temps d'anarchie. Des tigres désirent ma tête ; je ne veux pas la leur donner, et je fais cet aveu sans crainte d'être soupçonné de faiblesse. — Bref, dit Camus, vous ne voulez pas obéir au décret de la Convention ? — Je vous ai exposé mes motifs, et je vous prie de ne pas en venir aux extrémités ; retournez à Lille et laissez-moi ici si je me sépare de mon armée, elle se débandera entièrement. — Eh bien, s'écria Beurnonville, je vous remplacerai, je connais cette frontière ; tant que j'y ai commandé, elle n'a jamais été insultée ! — Alors, mon cher Beurnonville, vous êtes venu me souffler mon commandement ? — Oh ! vous savez bien que je n'ai accepté le ministère que pour mettre les armées en état de faire campagne. Mon poste est, non pas ici, mais sur les bords de la Moselle ; c'est là que m'attend mon armée ; je n'ai d'autre désir que de la rejoindre. — Un État, remarqua Bancal, ne peut subsister lorsqu'un général s'élève au-dessus des lois. Général, allez-vous imiter Lafayette dont vous avez si hautement réprouvé la conduite ? Vous êtes chéri des Français. Voulez-vous qu'ils vous méprisent et vous haïssent ? — Le sort de la République ne dépend pas d'un homme, Cambon vous l'a répété. La République n'existe pas. C'est Marat, c'est le club des jacobins qui s'élève au-dessus des lois, et non Dumouriez. Je ne cherche pas à éluder un jugement. Que la nation ait un gouvernement solide et je demanderai moi-même un tribunal. Aujourd'hui, ce serait un acte de démence. Je désobéis, mais je ne désobéis qu'à la tyrannie. Le temps s'écoulait. Huit heures allaient sonner et les commissaires voulaient renvoyer à Paris le courrier Languet qui annoncerait à la Convention l'exécution du décret. Sur un signe de Camus, ils passèrent dans une chambre voisine afin de délibérer. Beurnonville restait avec Dumouriez pour répondre de sa personne. Demeurez avec moi, dit Dumouriez au ministre. Rappelez-vous tout ce que vous avez souffert des anarchistes. N'êtes-vous pas la victime désignée de Marat ? — Ma situation est horrible, répliqua Beurnonville, vous allez prendre un parti désespéré ; je vous le demande en grâce, faites-moi subir le même sort qu'aux députés. — N'en doutez pas, et je crois, par là, vous rendre service. Les deux hommes, ainsi que Valence, rentrèrent dans la salle commune au milieu des officiers de l'état-major qui juraient de retenir leur général, fût-ce par la violence, s'il se laissait mener à Paris. Docteur, dit Dumouriez au premier médecin Menuret, quel topique me conseillez-vous de mettre sur cette plaie ? — Le même que l'an dernier, au camp de Maulde, un peu de désobéissance. Au bout d'une heure, les députés reparurent ; Camus s'avança vers Dumouriez qui s'adossait à la cheminée. Citoyen général, vous connaissez
le décret qui vous mande à la barre de la Convention, voulez-vous l'exécuter
? — Non. — Vous désobéissez à la loi. — Je suis nécessaire à mon armée. — Vous vous rendez coupable. — Et puis ? — Aux termes du décret, nous mettons les scellés sur vos papiers. — Je ne le souffrirai pas. Un murmure d'indignation courait parmi les officiers. Dites-moi, reprend Camus, les noms de ces gens-là. Ils se nommeront eux-mêmes. Les officiers se nomment. Je m'appelle Devaux. — Je m'appelle de Nyss. Dumouriez présente les demoiselles Fernig : Voici les demoiselles Fernig. Pouvez-vous douter de leur civisme ? — C'est affreux ! s'écrie une des jeunes filles. — Assez, dit Camus, ce serait trop long ; que tous me donnent leur portefeuille. Vous, général, au nom de la nation et de la loi, nous vous suspendons de vos fonctions ! Cette fois, les officiers ne murmurent plus ; ils parlent, ils protestent hautement : Vous suspendez notre général,
notre père, celui qui nous menait à la victoire ! Quelques-uns s'emportent en menaces : Il faut les pendre ! Dumouriez apaise d'un geste les officiers : C'est trop fort, et cette scène doit finir. Lieutenant, appelez les hussards ! Un lieutenant ouvre la porte qui donne sur la cour ; des hussards entrent, entourent les commissaires : Arrêtez ces hommes, leur dit Dumouriez en allemand, mais sans leur faire de mal. Il touche le bras de Beurnonville : Mon cher Beurnonville, vous êtes arrêté aussi, mais vous garderez vos armes. Messieurs, vous me servirez d'otages. Beurnonville se débat ; il crie qu'il est le ministre de la guerre ; il donne des ordres ; les hussards ne l'écoutent pas. Général, dit Camus à Dumouriez, vous perdez la République ! — C'est plutôt vous, vieillard insensé ! Le ministre, les commissaires, leurs secrétaires furent conduits à Tournai et livrés à Clerfayt. Le 30 mars, Dumouriez avait dit au colonel Mack : Il y a à Lille des commissaires de la Convention qui projettent de m'arrêter et de m'envoyer à Paris ; mais c'est moi qui les arrêterai, et je vous les enverrai. Il avait tenu parole ; dans un billet à Clerfayt, il priait le général autrichien de garder ces députés d'une assemblée tyrannique, pendant qu'il allait, durant la trêve promise, empêcher les crimes de Paris. |