DUMOURIEZ

 

CHAPITRE XII. — LA CONQUÊTE DE LA BELGIQUE.

 

 

CONSÉQUENCES DE JEMAPPES — OCCUPATION DES PAYS-BAS AUTRICHIENS — LASSITUDE DES FRANÇAIS — ADMINISTRATION DE PACHE — LUTTE ENTRE LE MINISTRE ET LE GÉNÉRAL — LE DIRECTOIRE DES ACHATS — LE DÉCRET DU 15 DÉCEMBRE — LA RÉUNION

 

LA journée du 6 novembre donnait aux Français la Belgique jusqu'à la Meuse. Le duc de Saxe-Teschen, puis Clerfayt qui lui succéda dans le commandement, essayèrent en vain de défendre le terrain pied à pied. Les Autrichiens furent défaits le 12 novembre à Anderlecht, le 21 à Cumptich, le 27 à Waroux. Un mois suffit à Dumouriez pour conquérir les Pays-Bas, et tandis qu'il entrait à Bruxelles et à Liège, Miranda s'emparait d'Anvers et Valence, de Namur.

Il projetait même d'envahir la Hollande et il comptait la soumettre rapidement. L'occasion était belle ; elle ne se retrouva plus. Deux fois il proposa d'attaquer les Provinces-Unies et offrit de surprendre Maëstricht ; deux fois le Conseil exécutif, redoutant un conflit avec l'Angleterre, arrêta que la neutralité de la Hollande serait respectée et que Dumouriez emploierait toutes ses forces à repousser les Autrichiens au delà du Rhin le général seconderait Custine qui s'était rendu maître de Mayence et de Francfort ; il se saisirait de Cologne ; pendant ce temps, Beurnonville, qui remplaçait Kellermann, marcherait sur Trèves et Coblenz.

Dumouriez répondit que ce plan était inexécutable pouvait-il, en plein décembre, avec une armée qui se désorganisait, remonter la rive gauche du Rhin par Cologne et Bonn ? Il obéit pourtant, et son avant-garde occupa dans le milieu de décembre Verviers, Herve, Aix-la-Chapelle. Mais tandis qu'il rejetait Clerfayt derrière la Roer, Beurnonville, battu devant Trèves, reculait sur Thionville, et Custine, chassé de Francfort, refoulé sur Mayence, était, comme disait Dumouriez, très compromis.

Les troupes n'allèrent donc pas jusqu'au Rhin. Elles prirent leurs quartiers d'hiver l'armée du Nord ou de Miranda, entre Ruremonde et Tongres ; l'armée de la Belgique ou de Dumouriez, dans le pays de Liège et sur la rive gauche de la Roer ; l'armée des Ardennes ou de Valence, de Huy à Saint-Trond ; la division d'Harville, dans le Namurois.

Leur état de lassitude et de délabrement justifie Dumouriez. Les troupes refusaient de faire un pas de plus ; elles étaient diminuées de moitié ; des bataillons ne comptaient plus que cent à deux cents hommes. Malgré les décrets de là Convention, les volontaires regagnaient leurs foyers ils alléguaient qu'ils ne s'étaient enrôlés que pour défendre le sol national, qu'ils n'avaient d'ailleurs ni nourriture ni habits.

 

Le ministre de la guerre, Pache, successeur de Servan, avait, en effet, désorganisé l'administration.

Laborieux, instruit, et toutefois médiocre, taciturne, sournois, passé de la Gironde à la Montagne pour nuire à Roland, naguère son ami, et pour le supplanter, l'homme noir, comme le nommait un général, Pache s'était entouré de jacobins ardents, résolus, fanatiques l'ingénieur Meusnier, le chimiste Hassenfratz, le mathématicien Vandermonde, Xavier Audouin, Vincent. Il avait rempli ses bureaux de commis ignorants dont le civisme faisait le seul mérite. Il voulait patriotiser l'armée, purger les états-majors, renvoyer tous les commissaires des guerres qu'il regardait comme ennemis de la Révolution. Hassenfratz n'assurait-il pas qu'il fallait des plébéiens à la tête des troupes, que les choses n'iraient bien que si Baptiste remplaçait Dumouriez, et qu'un Auvergnat, un porteur d'eau valait autant que Baptiste ? Tous ces jacobins se défiaient de Dumouriez. On l'accusait de viser à la dictature. On ne perdait aucune occasion de le chapitrer, de l'humilier, de lui rappeler que le pouvoir militaire doit toujours céder au pouvoir civil. Le journal des jacobins, racontant la séance à laquelle assistait Dumouriez, ne disait-il pas sur un ton sec et rogue que les frères et amis avaient accueilli le héros de l'Argonne avec plaisir, mais sans enthousiasme, qu'ils lui avaient accordé de sévères hommages, et que la tâche du général était une dette sacrée dont il rendrait compte à la République ?

Il y avait alors plusieurs compagnies chargées de l'habillement, de l'approvisionnement et des charrois de l'armée. La compagnie Masson, dont l'ex-abbé d'Espagnac était le principal intéressé, avait l'entreprise des charrois de toutes les armées en vertu de trois traités signés par Servan. Une compagnie, représentée à l'armée de Dumouriez par le munitionnaire Julliot, fournissait la viande avec la plus grande régularité. Une compagnie dite administration des subsistances militaires, dirigée par Doumerc, livrait et distribuait le pain et les fourrages ; elle avait parfaitement approvisionné les troupes dans l'Argonne, et Dumouriez avait prié Doumerc de garder les mêmes régisseurs des vivres et des fourrages, Le Payen et Boyé.

Par la faute de Pache, tout manqua dès le commencement de la campagne. Dumouriez, sur le point d'entrer en Belgique, n'eut pas un sol et ne reçut ni bidons, ni marmites, ni gamelles, ni chaussures, ni effets de campement. A Jemappes il n'avait ni chirurgiens ni ambulances. Au lendemain de la bataille, il dut emprunter trois cent mille francs à d'Espagnac, deux millions au clergé de Flandre, quatre vingt mille florins aux caisses de Bruxelles, trois cent mille francs à un banquier.

Le commissaire ordonnateur de l'armée, Malus, avait, le 14 octobre, passé un marché de vingt mille sacs de fine fleur de farine d'Angleterre avec Fabre de Paris et Paulet de Douai. Lorsque les fournisseurs se rendirent au bureau de Hassenfratz, celui-ci leur déclara qu'il n'acceptait pas un marché qui fixait le prix du quintal à quarante-huit livres. Dumouriez écrivit à Pache et au Comité militaire de la Convention Hassenfratz pouvait-il rompre un marché autorisé par Servan ? Pache céda.

Mais, le 8 novembre, Malus, sur l'ordre de Dumouriez, passait avec Henry Simons de Bruxelles deux marchés, l'un pour les fourrages à fournir pendant un mois, l'autre pour vingt-cinq mille sacs de farine. Ces deux marchés étaient urgents puisque le ministre n'envoyait rien ; ils étaient, en outre, avantageux puisque Simons consentait à être payé en assignats. Pache refusa de les ratifier et prétendit qu'il avait, par des approvisionnements de farine, assuré l'existence de l'armée pour huit mois.

Puis, superbement, le ministre annonça qu'il avait pris une grande mesure. Il avait créé le 5 novembre le Directoire des achats qui devait entrer en fonctions le 1er janvier. Ce directoire achèterait toutes les subsistances nécessaires aux armées de terre. Il avait pour principaux agents dans l'est de la France et de la Belgique. Simon Pick, Mosselman de Bruxelles, Perlan et Carpentier d'Ostende, les frères Théodore et Baruch Cerfberr, et il se composait de deux membres, le Strasbourgeois Marx Berr, fils d'un juif fameux dans la guerre de Sept ans par ses friponneries, et le banquier genevois Bidermann, ancien associé de Clavière, grand ami des députés de la Montagne et notamment de Fabre d'Églantine, ennemi de Dumouriez qui n'avait pas voulu lui confier les fonds secrets du ministère des affaires étrangères.

Pache s'imaginait naïvement que Bidermann et Marx Berr rendraient compte de clerc à maître. Mais ces deux hommes exerçaient un monopole. Vous livrez la Belgique, s'écriait Dumouriez, aux accapareurs et aux avides spéculations d'une compagnie exclusive arrangée par vos bureaux. Comment empêcherez-vous qu'un aussi habile négociant que Bidermann ne spécule pas pour son compte, lorsqu'il est sûr de là défaite de sa marchandise ? Vous êtes entouré de gens qui ne pensent qu'à leur profit personnel ; ils vous font produire des états faux qui nous représentent dans l'abondance lorsque nous sommes réduits à la misère ; et il ajoutait que le ministre, croyant épargner quelque cent mille francs, allait en réalité gaspiller des millions et tout le fruit de la campagne, que son économie n'était qu'une aveugle lésinerie.

L'intègre et sévère Camus, envoyé par la Convention en Belgique, fut du même avis. Est-ce que Bidermann et Marx Berr pouvaient être de simples directeurs, mûs uniquement par le patriotisme ? Les fournisseurs, dont ils présentaient les factures, n'étaient-ils pas des prête-noms et des hommes de paille ? Pourquoi ces directeurs, qui ne devaient entrer en fonctions qu'au 1er janvier, faisaient-ils défendre à l'ancienne administration d'acheter quoi que ce soit pendant les mois de novembre et de décembre, sinon pour dominer le marché, écarter la concurrence et grossir leurs profits ?

Dès le 10 novembre, Perlan et Carpentier d'Ostende raflaient argent comptant tous les blés des Flandres, et, en deux jours, le prix de la rasière de froment augmentait de deux florins. Des agents secrets, marquait Thouvenot à la fin de décembre, accaparent les grains et les fourrages du pays où est l'armée, pour les vendre fort cher.

Dumouriez, irrité, déclara qu'il voulait être maître des subsistances comme des mouvements de l'armée, qu'il voulait passer seul, par le ministère de Malus, tous les marchés nécessaires à l'approvisionnement des troupes. Il somma Pache de ratifier le marché conclu par Malus avec Simons est-ce au milieu d'une campagne qu'on devait casser un marché, fût-il onéreux ? Mais Cambon appuyait Pache. Lui aussi ne voyait dans tout régisseur qu'un aristocrate, dans tout fournisseur qu'un coquin, et tenait Dumouriez pour un fripon entouré de fripons. Il dit à la Convention dans la séance du 22 novembre que Malus, son collègue Petitjean et l'entrepreneur des charrois d'Espagnac ne méritaient aucune confiance, et la Convention ordonna que ces trois personnages seraient arrêtés et traduits à sa barre.

Pache se hâta d'exécuter le décret. Il envoya en Belgique Ronsin et Huguenin, deux jacobins fieffés. Ronsin remplacerait Malus qu'il venait de dénoncer publiquement comme un homme attaché à l'ancien régime et faisant des marchés funestes. Huguenin devrait arrêter Malus, Petitjean et d'Espagnac et les mener à Paris. Là-dessus, lettre indignée de Dumouriez au président de la Convention. On désorganise l'armée ! On suspend sa marche ! On lui ôte ses trois hommes les plus utiles ! On met à la place de Malus le poète Ronsin !

Le 1er décembre, Malus, Petitjean et d'Espagnac, emmenés à Paris, non par Huguenin, mais par Westermann, parurent à la barre de la Convention. Ils se plaignirent de Pache ; ils affirmèrent qu'ils n'avaient agi que .pour nourrir l'armée, et d'Espagnac retraça ses opérations avec tant de clarté, tant de finesse et d'esprit que l'assemblée le couvrit d'applaudissements. Les trois prévenus furent laissés en liberté.

Quatre jours plus tard, le 5 décembre, la Convention recevait une nouvelle lettre de Dumouriez. L'armée était sans pain, sans fourrages, sans argent. On avait rompu les marchés qui assuraient sa subsistance jusqu'au 1er janvier. La caisse militaire ne renfermait pas trois mille livres, et le général avait dû derechef emprunter. Derechef, la Convention s'émut. Elle décréta que Pache rendrait compte, que Malus, Petitjean et d'Espagnac seraient mis à l'Abbaye.

Naturellement, Pache ne rendit aucun compte. Quant à Malus, Petitjean et d'Espagnac., ils se justifièrent pleinement. Le Comité de la guerre complimenta d'Espagnac et, au mois de janvier, la Convention réintégra Petitjean et Malus.

Mais, tandis que ce procès se plaidait devant la Convention à la honte de Pache, l'armée ne cessait de souffrir, et froidement, les agents du Directoire des achats, Pick et Mosselman, informaient Dumouriez qu'ils ne devaient pas fournir de farines avant le 1er janvier. L'armée serait-elle livrée à la famine pendant six semaines ? Hors de lui, Dumouriez somma Ronsin de conclure un marché sous quarante-huit heures. Ronsin était éperdu ; il n'entendait rien à son métier et il avait défense expresse de faire des emprunts et de passer des marchés. Pourtant, il reconnut qu'on n'avait plus de pain que pour trois jours et plus de fourrages du tout, que la caisse était vide, l'armée incapable de bouger. Il emprunta 174.000 livres sur les neuf chapitres de la ville de Liège et maintint le marché conclu par Malus avec Simons !

A cet instant, le 10 décembre, arrivait un agent du Directoire des achats, Lipmann Cerfberr, qui venait préparer le service de janvier. Dumouriez refusa de recevoir cet échappé d'Israël, cet agent de la faction financière et juive soutenue par les bureaux. Mais Lipmann Cerfberr, lui aussi, dut avouer que la situation était navrante : Tout manque, écrivait-il à Paris, et l'armée dépérit. Il dut destiner au mois de décembre les fonds du mois de janvier. Il dut, pour ne pas perdre la confiance, payer l'arriéré de l'ancienne administration. Dès le 26 décembre, il n'avait plus d'argent, ne pouvait plus rien, n'annonçait plus rien. Voilà pourquoi Dumouriez ne poussa pas jusqu'à Cologne le ministre, comme s'exprime le général, le tenait dans l'engourdissement et le mettait dans la détresse. Son témoignage est confirmé par les rapports des commissaires de la Convention, par les lettres des officiers. Les hommes ne touchent pas de solde et n'ont pour vêtement que des guenilles. La viande leur est exactement fournie et le pain manque rarement. Mais il y a disette absolue de fourrages. Le 9 décembre, le commandant de l'artillerie déclarait que les chevaux mouraient dans la boue !

Vaincu par les clameurs qui s'élevaient contre lui, Pache ordonna de prendre dans les magasins du Nord et du Pas-de-Calais de la paille et de l'avoine pour six semaines et du foin pour deux mois. Mesure tardive et inefficace ! Pourquoi envoyer de France du foin à six sous la livre au lieu de l'acheter à Liège dix-huit deniers ? Malus avait trouvé en Belgique une étoffe solide et chaude pour les capotes qui auraient valu chacune de vingt-cinq à trente francs ; Pache envoyait des capotes d'un drap mince qui ne duraient pas deux mois et revenaient chacune à cinquante ou soixante francs Dumouriez faisait faire à Liège d'excellents souliers à trois livres cinq sols la paire ; Pache envoyait des chaussures de vieux et mauvais cuir qui coûtaient sept à huit francs et qu'il fallait réformer Dumouriez aurait payé les piquets trois sous pièce ; Pache les expédiait de France en dépensant dix sous par piquet ! Pache acceptait des effets qui ne portaient même pas la marque du fournisseur !

Le 1er janvier 1793 le Directoire des achats entra en fonctions. Mais Dumouriez prévoyait avec raison que ce Directoire, plus accoutumé au monopole qu'au service des armées, ne saurait pas remplir sa tâche. Au bout de deux semaines, Ronsin avoua que ses opérations étaient nulles. Le Directoire n'avait à Liège ni magasins ni agents ni argent. Il n'avait à Louvain que du fourrage pour un jour. Il ne faisait que de petits envois partiels. Durant tout le mois de janvier les généraux ne cessèrent de déplorer son impéritie. Était-ce impéritie ? Non ; c'était friponnerie, et, s'il fallait employer des fripons, mieux valaient, comme on disait alors, ceux qui gagnaient beaucoup en nourrissant l'armée que ceux qui gagnaient davantage en la laissant périr. Pache alléguait imperturbablement qu'il ignorait les douceurs du repos, qu'il passait les nuits à donner des instructions, que des querelles d'amour-propre causaient tout le mal. Mais cet Aristide de la République avait ruiné les troupes et arrêté leur course victorieuse ; il avait cassé les marchés grâce auxquels elles vivaient ; il les avait privées de leurs commissaires ordonnateurs ; il leur avait imposé l'incapable Ronsin et ce Directoire des achats qui ne pourvoyait nullement à leur subsistance ; il avait accru leur indiscipline et leur désordre.

Aussi dès le 18 décembre Dumouriez demandait-il un congé. Il ne l'obtint qu'avec peine et sur une menace de démission Pache savait que le général venait à Paris pour le culbuter.

 

Dumouriez venait aussi pour plaider la cause de la Belgique. Il avait dit, en commençant la campagne, que les Belges devaient y gagner leur liberté et la France leur alliance. Dans son manifeste, tout en les sommant d'établir la souveraineté du peuple et de renoncer à leurs despotes, il déclarait que la France ne se mêlerait nullement de la constitution qu'ils voudraient adopter. Il recommandait à ses lieutenants de ne pas s'immiscer dans l'administration ni dans aucun détail de la politique, et, lorsqu'ils se saisiraient des caisses publiques, de réserver cet argent, comme les impôts, à la formation d'une armée nationale belge. La Bourdonnaye, qui le jalousait et qui cherchait à lui échapper, fit percevoir les taxes au profit de la France et décréta dans le Tournaisis et à Tournai un emprunt forcé d'un million de livres qu'il proposa de convertir en contribution Dumouriez le fit rappeler.

Il laissa donc les villes élire en pleine liberté leurs administrations provisoires. Mais quel fut le résultat des élections ? Vainement il avait installé des clubs ; vainement il avait exhorté les Belges à renoncer aux États. Liège, Mons, Charleroi, Bruxelles élurent une administration démocratique. Partout ailleurs les statistes eurent l'avantage. La Belgique ne voulait pas du système français. Le 27 novembre, plus de sept mille Bruxellois parcoururent la ville en criant Vivent les États. La cabale des prêtres et des États, reconnaissait Dumouriez, règne sur les trois quarts du pays.

Pourtant il désirait que ce pays pût se constituer, s'administrer, s'armer. Il n'avait pas proclamé le cours forcé des assignats. Faire cette proclamation, disait-il, serait commettre un acte de violence qui révolterait les habitants et nuirait au commerce. Il ordonna même que les soldats paieraient tout en numéraire.

Mais, à Paris et dans la Convention, un grand parti demandait l'annexion de la Belgique afin de donner à la France ses limites naturelles et de grossir ses revenus. Les commissaires écrivaient que la réunion de cette riche contrée rétablirait les finances ; Cambon et Clavière la regardaient comme l'unique ressource.

Le 15 décembre, Cambon fit adopter le célèbre décret connu sous le nom de décret du 15 décembre. Dans tous les pays où entreraient les généraux français, ils proclameraient la suppression des autorités, l'abolition des impôts et privilèges ; le peuple serait convoqué pour organiser une administration et une justice provisoires ; nul ne voterait et ne serait élu qu'après avoir prêté serment à la liberté, à l'égalité et renoncé par écrit aux privilèges dont le décret prononçait l'abolition ; tous les biens meubles et immeubles appartenant au fisc, au prince, à ses fauteurs et satellites, aux établissements publics, aux corps et communautés laïques et ecclésiastiques, seraient mis sous la sauvegarde et la protection de la République française l'administration provisoire nommée par le peuple serait chargée de la surveillance et régie de ces biens meubles et immeubles ainsi que de la fixation des contributions, pourvu qu'elles ne fussent pas supportées par la partie indigente et laborieuse du peuple ; des commissaires de la Convention iraient fraterniser avec cette nouvelle administration ; des commissaires du Conseil exécutif ou commissaires nationaux se rendraient en Belgique afin de concerter avec les généraux et les administrations provisoires les mesures de défense et les moyens de pourvoir aux armes, habits et subsistances.

Il est aisé de deviner quel était le but du décret installer des administrations impuissantes qui finiraient par prescrire la circulation des assignats ; créer durant la période électorale une sorte d'anarchie ; disposer librement des biens séquestrés ; tirer du pays tout le numéraire.

La Belgique entière, excepté Liège, Mons et Charleroi, accueillit le décret avec indignation. Comme elle, Dumouriez protesta. Il voulait émanciper la Belgique, et non la conquérir. Le décret du 15 décembre était, selon lui, un décret de violence et de tyrannie, un acte qui ne montrait que de l'avidité et de la précipitation. La France n'abusait-elle pas de la victoire ? Si elle désirait le remboursement des frais de la guerre, n'était-ce pas le peuple souverain de la Belgique, représenté par une assemblée, qui devait solder cette indemnité ? L'armée française ne serait-elle pas la victime d'un décret que la plupart des Belges tenaient pour injuste et oppressif ? Il faut, disait Dumouriez, que la République, pour être forte, unisse l'équité à ses intérêts ; il faut qu'elle se fasse aimer ; il faut qu'elle mette les peuples de son côté, qu'elle les gagne par la douceur et la prudence. Qu'elle demande donc aux Belges d'avoir une armée et d'accepter ses assignats. Qu'elle traite avec les négociants et capitalistes belges qui passeront tous les marchés contre assignats, sans exiger de numéraire. Si elle a besoin d'espèces pour payer ses dépenses, est-ce que les richesses du clergé belge, l'or que recèlent les caves d'Anvers, les revenus publics des Pays-Bas ne lui offrent pas une triple source d'emprunts ? N'a-t-elle pas à sa disposition les domaines de la maison d'Autriche et les biens du clergé français ? Mais pour les gérer et les vendre, il faut employer des Belges qui en connaissent la valeur et non un tas de Français grassement appointés. Je ne serai pas, concluait-il, l'Attila de la Belgique ; je ne veux pas être regardé comme un traître par une nation que je n'ai entretenue que de la loyauté française !

Il refusa d'exécuter le décret. Mais les commissaires de la Convention lui déclarèrent qu'il devait plus que tout autre l'exemple de l'obéissance. Ils le menacèrent de le suspendre, de l'envoyer à la barre de l'assemblée. Dumouriez proclama le décret, et lorsqu'il se rendit à Paris, il s'indignait autant contre la Convention que contre Pache. Elle s'aliène les cœurs, s'écriait-il, et les Belges ne respireront plus que haine et vengeance contre nous !

Ce fut durant son absence, dans les mois de janvier et de février 1793, que s'opéra la réunion. Vainement il avait créé à Bruxelles un Comité militaire chargé d'organiser une armée belge ; cette armée n'exista que sur le papier. Vainement il avait tenté de faire élire une Convention belge qui siégerait dans la petite ville d'Alost les commissaires envoyés en Belgique par le pouvoir exécutif s'opposèrent partout à la convocation des assemblées primaires. Seule, Bruxelles eut le temps de nommer les électeurs qui choisiraient les députés, et, sur 21 sections, 20 donnèrent la majorité aux statistes. Ce vote exaspéra les Français, et après le décret du 31 janvier 1793, lorsque la Convention eut décidé que les populations émettraient leur vœu sur la forme de gouvernement qu'elles voulaient adopter, la réunion se fit. Est-il besoin d'ajouter qu'elle se fit sous l'impulsion des généraux, des clubs, des représentants, des commissaires nationaux et de leurs adjoints, ou, comme dit un de ces missionnaires, au milieu de tout l'appareil de la force et par tous les moyens de tactique révolutionnaire ? Le peuple de chaque ville était convoqué dans une église entourée ou remplie de soldats ; un commissaire prononçait une harangue ; les clubistes applaudissaient ; les assistants votaient la réunion par acclamations ou en levant leurs chapeaux. Mais ces votants étaient en petit nombre. La réunion, en réalité, n'eut pas une voix sur mille. Liège même ne la vota qu'avec des réserves et sous conditions. C'est ainsi que les Français proclamaient, selon le mot de Dumouriez, la loi sacrée de la liberté et de l'égalité, comme le Coran, le sabre à la main, et la Belgique regrettait les Autrichiens.