DUMOURIEZ À PARIS — INVASION DE LA BELGIQUE — BATAILLE DU 6 NOVEMBRE 1792 — LE ROCROI DE LA RÉPUBLIQUE — BAPTISTE ET BERTÈCHELE vainqueur de l'Argonne fut félicité, fêté, flatté. Delacroix, qui présidait la Convention, le pria, dans la séance du 12 octobre, de mener encore les Français à la victoire, et Dumouriez répondit que les défilés de l'Argonne étaient les Thermopyles de la France, que les Français avaient été plus heureux que les Spartiates. Le Conseil exécutif approuva tous ses plans et lui donna le commandement illimité, absolu, de la guerre belgique. Comme Dumouriez, les ministres voulaient affranchir la Belgique et le pays de Liège, voulaient municipaliser la rue aux prêtres, c'est-à-dire les bords du Rhin et les électorats ecclésiastiques. Comme Dumouriez, ils pensaient qu'il fallait faire subsister l'armée aux dépens des pays voisins. Lui-même se disait hautement républicain et se proclamait le général des sans-culottes. Il annonçait la révolution de l'Europe et le prochain avènement de la République universelle. Il ménageait à la fois les girondins et les montagnards. Il dîna chez Roland et offrit des fleurs à Marie Phlipon ; il se réconcilia avec Brissot ; il témoigna son estime à Vergniaud ; il voulait attacher à son état-major un frère de Guadet et durant la campagne de l'Argonne, jusqu'au 17 décembre, il correspondait avec Gensonné. Il eut des entrevues avec Danton et Santerre ; il assista le 14 octobre à la séance des jacobins, embrassa Robespierre, causa longuement avec Couthon, félicita ses frères et amis d'avoir commencé une grande époque et leur promit d'arracher les peuples à la tyrannie des rois. Mais il tourna le dos à Marat qui lui reprochait d'avoir sévi contre les volontaires parisiens. Le 19 octobre, il arrivait à Cambrai au bruit des salves d'artillerie et entrait à l'hôtel de ville où un superbe trophée d'armes portait cette inscription La commune de Cambrai s'applaudit d'avoir vu naître Dumouriez le 25 janvier 1739. Il profita de l'enthousiasme qu'il soulevait pour renforcer ses bataillons. : s'il l'eût voulu, écrit Sainte-Foix, toute la ville l'aurait suivi. Le lendemain, il était à Valenciennes. Le 21, au club qui lui offrait le bonnet rouge, il répondait qu'il ne déposerait ce bonnet que pour l'échanger contre les couronnes de fleurs que mériteraient les conquérants de la Belgique. Ce fut de Valenciennes qu'il lança un manifeste aux Belges la République venait à leur secours, venait les délivrer de leurs despotes, venait établir chez eux la souveraineté du peuple le général comptait qu'ils se joindraient aux républicains français. Son armée manquait de tout, et, comme il disait, elle était neuve. L'infanterie n'avait pas assez de force et de solidité pour se mesurer à nombre égal avec celle des Autrichiens. Si la cavalerie avait de bons colonels, ses régiments ne pouvaient rivaliser de vaillance, de hardiesse et de sang-froid avec les dragons de Latour et de Cobourg. Mais Dumouriez pensait avec raison que cette armée devait suppléer à l'expérience par l'enthousiasme et qu'elle aurait l'avantage du nombre. Quatre corps la composaient l'armée du Nord, commandée par La Bourdonnaye, qui entrerait en Belgique par Tournai, Nieuport et Gand ; l'armée dite de la Belgique, que Dumouriez s'était réservée, et qui marchait sur Mons ; l'armée des Ardennes, menée par Valence, qui se portait de Givet sur Namur ; l'armée de d'Harville qui déboucherait par Binche pour aider Dumouriez à s'emparer de Mons et qui, ensuite, pousserait sur Namur par Nivelles et Gembloux. L'effort principal était donc dirigé contre Mons là, en effet, sur les hauteurs de Jemappes et de Cuesmes, le duc de Saxe-Teschen avait concentré les Autrichiens. Clerfayt qui venait de Champagne et que Valence ne suivit qu'avec mollesse, avait rejoint Saxe-Teschen. Malgré ce renfort, le duc n'avait sous ses ordres que 15.000 hommes. Néanmoins, il comptait vaincre. Il connaissait la bravoure de ses troupes. Au pied de ces hauteurs, six mois auparavant, dans la journée du 29 avril, l'armée de Biron ne s'était-elle pas honteusement enfuie ? Pourquoi l'armée de Dumouriez, bien qu'elle eût trois fois plus de monde — cinq contre deux, disait le Courier de Londres — cette armée encore indisciplinée et incertaine dans ses mouvements, n'aurait-elle pas le même destin ? De vives escarmouches précédèrent la bataille. Durant une semaine les avant-postes ne cessèrent de se fusiller et de se canonner. Le 3 novembre, les hussards impériaux chassèrent de Thulin la légion des réfugiés belges et lui sabrèrent ou prirent quatre compagnies. Le lendemain, Dumouriez, désireux de réparer l'échec, fit emporter par son avantgarde le bois de Sars et le moulin de Boussu. Le 6 novembre s'engageait la bataille. Quaregnon, Jemappes, Cuesmes et Bertaimont étaient les points principaux de la position autrichienne qui formait un demi-cercle. Quaregnon se trouve à droite, en avant de Jemappes ; on ne pouvait donc prendre Jemappes qu'après avoir pris Quaregnon. Jemappes s'élève en amphithéâtre sur une colline et derrière ce village coule le ruisseau de la Trouille alors gonflé par les pluies et bordé de marais. Cuesmes est à gauche de Jemappes. Entre Jemappes et Cuesmes, dans la plaine, s'étendait le bois de Flénu, disparu depuis ; sur l'emplacement de ce bois, à l'endroit dit La Campine, se dresse aujourd'hui le monument commémoratif de la bataille. La hauteur de Bertaimont ou mont Eribus était couronnée par deux petits ouvrages. Derrière Bertaimont est le mont Panisel et derrière le mont Panisel, la hauteur de Nimy. Six compagnies de corps francs étaient à Quaregnon ; cinq compagnies de chasseurs tyroliens, dans le bois de Flénu ; une grande partie de la cavalerie, entre Cuesmes et Bertaimont ; trois bataillons à Bertaimont ; cinq compagnies franches et un demi-escadron à Ciply ; tout le reste à Jemappes et à Cuesmes où Saxe-Teschen avait établi six grosses redoutes armées de canons, trois entre Jemappes et le bois de Flénu et trois au sud de Cuesmes. Dumouriez avait pris les dispositions suivantes. Toutes les attaques devaient s'exécuter en colonnes par bataillon. La gauche, commandée en l'absence de Miranda par Ferrand, le plus ancien des maréchaux de camp, prendrait Quaregnon et tournerait les Impériaux en assaillant l'extrémité droite de Jemappes. Le centre, commandé par le duc de Chartres, enlèverait Jemappes et forcerait la trouée entre Jemappes et Cuesmes. La droite ou avant-garde, commandée par Beurnonville et Dampierre, emporterait Cuesmes. D'Harville, débordant la gauche des Autrichiens, gagnerait le mont Panisel et la hauteur de Nimy pour couper aux vaincus le chemin de Bruxelles. La journée commença par une canonnade qui dura de 7 heures à 11 heures, et l'artillerie française, qui faisait à son armée, dit un contemporain, comme un rempart de bronze, rasa les redoutes autrichiennes. Mais l'attaque ne commença qu'à midi précis. Dumouriez attendait que Ferrand, à son aile gauche, eût pris Quaregnon. Or, Ferrand mit beaucoup d'hésitation et de lenteur à prendre Quaregnon. Il fallut que Dumouriez vînt à 10 heures diriger en personne l'opération. Enfin, à 11 heures, lorsqu'il fut maître de Quaregnon, Ferrand marcha, selon ses instructions, contre l'extrême droite de Jemappes. Dumouriez n'avait plus l'œil sur lui. Ferrand s'engagea dans des prairies marécageuses, pleines de fossés, et ses troupes se rebutèrent. Dumouriez, averti, lui envoie Thouvenot. Thouvenot lance douze bataillons contre Jemappes. Un feu meurtrier les accueille. Par deux fois ils reculent. Mais, en reculant, ils remarquent dans un angle rentrant, à l'endroit où la première redoute se rattache au village, un point dégarni, et par cette brèche ils se précipitent dans Jemappes. Au même moment trois bataillons découvraient une barque et des planches, passaient la Trouille, franchissaient les marais et, au grand étonnement des Autrichiens, tournaient Jemappes par la droite. Au centre, pareil succès. A midi, Dumouriez donne le signal du combat. L'infanterie, commandée par le duc de Chartres, s'avance vers Flénu. Mais les chasseurs tyroliens accablent de leur mousqueterie les premiers bataillons qui pénètrent dans .le bois. La brigade Drouet se débande à la vue des escadrons impériaux et un vide se produit dans la ligne de bataille. La brigade Stettenhoffen qui flanque sa gauche, se déconcerte, s'arrête. Il faut rallier ces troupes en désarroi, et Dumouriez, les officiers de son état-major, son valet de chambre Baptiste Renard, le général Moreton et son aide de camp Dufresse, le- duc de Chartres et son aide de camp César Ducrest, le colonel Kilmaine s'efforcent de les remettre en ordre, de les rappeler à la bataille. Dufresse, ancien acteur, entraîne un bataillon de volontaires en lui chantant Amour sacré de la patrie. Baptiste Renard ramène la brigade Drouet, et Kilmaine, avec des chasseurs et des hussards, occupe la trouée laissée par cette brigade. Le duc de Chartres rassemble les fuyards de Flénu, les forme en une grosse colonne qu'il nomme gaiement le bataillon de Mons et les conduit vers le bois. Avec le bataillon de Mons s'ébranle le centre de l'armée, et avec lui, un bataillon du 5e ci-devant Navarre. En avant, le bataillon de Mons ! En avant, Navarre sans peur ! Petit-fils d'Henri IV, dit Dumouriez au duc de Chartres, montrez-vous digne de lui ! On s'empare du bois, on s'élance sur les pentes de Jemappes, on rejoint Thouvenot et Ferrand, et, après une résistance obstinée, les Impériaux, pris entre deux feux, se retirent sur Mons. A la droite, mêmes péripéties et même dénouement. A midi, huit bataillons, guidés par Dampierre, gravissent les escarpements de Cuesmes et enlèvent les redoutes. Les Autrichiens fuient et trois régiments de cavalerie, hussards de Chamborant, de Berchiny et chasseurs de Normandie, les poursuivent avec vivacité. Mais deux escadrons des dragons de Cobourg et un escadron des dragons de Latour débouchent au grand galop et Berchiny, Chamborant, Normandie tournent bride. Dampierre abandonne les redoutes conquises ; son infanterie se sauve dans la plaine. Par bonheur, Dumouriez arrive. Il crie aux troupes qu'il vient combattre avec elles et qu'elles n'ont rien à craindre. Elles lui-répondent Vive Dumouriez j elles se reforment ; elles refoulent les escadrons impériaux et de nouveau montent à l'assaut de Cuesmes pendant que Dumouriez, à la tête de trois régiments de cavalerie et au chant de la Marseillaise, tourne à gauche les redoutes, y entre par la gorge et tombe ainsi sur les derrières de l'infanterie autrichienne. A 2 heures, Cuesmes est en notre pouvoir. La bataille était gagnée. De tous les points les Impériaux pliaient. Ils traversèrent Mons sans s'arrêter ni à Bertaimont ni au mont Panisel ni sur la hauteur de Nimy ; d'Harville ne les inquiéta pas. Dumouriez avait été soldat autant que général. Au lieu d'embrasser l'ensemble de l'affaire, il intervient dans le détail, il se prodigue, il court partout, volant à sa gauche, revolant à son centre, puis à sa droite. Dans cette armée novice ne devait-il pas se montrer et se multiplier ? Il fallait Dumouriez, disait le duc de Chartres, il fallait sa tête pour concevoir l'attaque et son bras pour l'exécuter. Certes, il pouvait autrement conquérir les Pays-Bas. Il n'avait qu'à suivre les Prussiens et, de concert avec Custine, à descendre le Rhin. Ou bien il pouvait marcher sur la Meuse, prendre Saxe-Teschen à revers et le débusquer sans combat. Pareillement, à Jemappes, il avait abordé la position autrichienne de front et sur le point le plus difficile, au lieu d'observer Quaregnon, de tourner les redoutes, et, en poussant par sa droite au delà de Cuesmes et jusqu'au mont Panisel, d'écraser la gauche des Impériaux. Mais il avait voulu frapper un coup d'éclat, remporter une victoire retentissante qui éblouirait les imaginations, donner de la réputation aux armes françaises, prouver que la Révolution saurait vaincre par la force les coalisés qu'elle avait vaincus par l'adresse. Valmy n'était qu'un combat de poste. Jemappes avait été une bataille, la première que la France eût livrée depuis longtemps, et comme le Rocroi de la République. Aussi cette victoire, si disputée, comme dit Dumouriez, et si glorieusement gagnée, fit-elle une impression profonde et en Europe et en France. Les Autrichiens jugèrent que les Français avaient rétabli le renom de bravoure que leur échec du mois d'avril avait terni, et l'Allemagne, qui croyait jusqu'alors qu'ils ne pouvaient être que vaincus en bataille rangée, revint du mépris qu'elle avait pour eux depuis la guerre de Sept Ans. En France l'affaire fut regardée comme une merveille. On répéta que les républicains avaient escaladé, avaient enlevé à l'arme blanche trois étages de retranchements ou, ainsi que s'exprimait Lebrun-Pindare, trois remparts de flammes. On exalta Dumouriez, on affirma qu'il unissait la prudence de Turenne et l'audace de Condé, on vendit son portrait dans les rues de Paris, et le ministre Le Brun donna à la fille qui lui naissait les prénoms de Civilis-Victoire-Jemappes-Dumouriez. Un aide de camp du général, Larue, accompagné du valet de chambre Baptiste Renard, vint annoncer la nouvelle à la barre de la Convention. L'Assemblée décréta que Baptiste, qui ne demandait d'autre récompense que la permission de porter un uniforme national, serait employé dans les troupes de Dumouriez, armé, monté, équipé aux frais de la République. Aussitôt dit, aussitôt fait. Baptiste s'éloigne ; au bout de quelques minutes, dans la même séance, il reparaît, vêtu de cet uniforme national qu'il désire ; le président lui remet une épée .et, pour la seconde fois, l'embrasse au milieu des applaudissements. Quatre mois après, le 6 mars 1793, semblable cérémonie. Le Sedanais Bertèche, dit La Bretèche, lieutenant de gendarmerie, avait, assurait-on, tué sept dragons de Cobourg et sauvé la vie à Beurnonville ; à l'instant où il retirait avec peine son sabre qu'il avait enfoncé jusqu'à la garde dans le corps d'un dragon, il recevait, outre quarante et un coups de sabre, un coup de pistolet qui le blessait au bras et le renversait sous son cheval. Dumouriez le nomma capitaine sur le champ de bataille. Ce n'était pas assez. Comme Baptiste, Bertèche vint se présenter à la Convention qui lui décerna une couronne de chêne et un sabre d'honneur ; le président lui donna le baiser fraternel ; les journaux le qualifièrent de nouveau Dentatus. |