DUMOURIEZ

 

CHAPITRE X. — LA RETRAITE DES PRUSSIENS.

 

 

LOMBARD ET WESTERMANN — MANIFESTE DE BRUNSWICK — TÉNACITÉ DU GÉNÉRAL FRANÇAIS — INDISCIPLINE DE L'ARMÉE — JALOUSIE DE KELLERMANN — RETRAITE DES PRUSSIENS — MOTIFS DE DUMOURIEZ POUR LA FAVORISER — LES DEMOISELLES FERNIG.

 

VALMY acheva de décourager les alliés. Autrichiens et Prussiens étaient dégoûtés d'une guerre qu'ils jugeaient ruineuse ils avaient hâte d'en finir. Déjà les émigrés avaient tâté Dumouriez. Le comte de Moustier lui avait écrit. Breteuil lui avait envoyé deux émissaires. Fersen avait tenté de l'endoctriner en lui dépêchant Sainte-Foy et en gagnant la baronne d'Angel. L'Autrichien Hohenlohe-Kirchberg lui avait fait des ouvertures. Au camp prussien, même désir d'entrer en pourparlers avec Dumouriez plusieurs personnages influents, le duc de Brunswick, le marquis de Lucchesini, le général Kalkreuth, le lieutenant-colonel Manstein, premier aide de camp du roi, étaient d'avis de terminer la lutte par une négociation.

Mais Dumouriez ne voulait traiter qu'avec les Prussiens. Il déchira la lettre du comte de Moustier en disant au porteur qu'il répondrait à coups de canon, et il rejeta fort loin, comme il s'exprime, les insinuations autrichiennes. En revanche, il fit des avances à la Prusse. Il avait toujours souhaité qu'elle rompît avec l'Autriche et devînt l'alliée de la France nouvelle. N'avait-il pas, le 24 août, écrit à Le Brun qu'il serait aisé de détacher Frédéric-Guillaume qui voyait que ses coffres se vidaient et que rien n'y rentrait ?

 

Le 20 septembre, Lombard, secrétaire de Frédéric-Guillaume, avait été fait prisonnier ; le roi le réclama, et Lombard, délivré, dut emporter un mémoire destiné au monarque et rédigé par l'aide de camp Fortair sur les notes de Dumouriez. Le général ne manquait pas d'exagérer ses forces 75.000 hommes, disait-il, étaient sous les ordres de M. Dumouriez que la confiance universelle avait mis au plus haut degré du pouvoir. Les Prussiens, au contraire, déjà désolés par les maladies, allaient périr de misère et de faim. Pourquoi combattaient-ils la France dont les ressources étaient incalculables, la France qui devait vivre avec eux en bonne intelligence et amitié ? Que le roi de Prusse se retire du pas dangereux où il est, qu'il adopte une politique raisonnable, qu'il cesse de favoriser l'ambitieuse Autriche que son intérêt lui commande d'abaisser.

Lombard s'achemina le 22 septembre vers le camp prussien. Mais il y avait à Sainte-Menehould un adjudant général et commissaire national, l'Alsacien Westermann, ami de Danton et de Petion. Il court après Lombard et le ramène. Dumouriez, obligé de mettre Westermann dans la confidence, lui montre la lettre du roi et le mémoire de Fortair. Là-dessus Westermann demande que Lombard soit échangé contre un prisonnier français, contre Georges, maire de Varennes, et, sur l'ordre de Dumouriez, Lombard écrit au roi qu'il ne sera rendu que contre Georges. C'est Westermann qui porte au camp prussien la lettre de Lombard avec le mémoire de Fortair, et Dumouriez s'applaudit de l'incident Westermann sait l'allemand et saisira quelque renseignement utile ; il a l'esprit liant et fin ; il revient de Paris et il saura satisfaire la curiosité prussienne. Le jour même, Westermann obtenait l'échange de Lombard.

Une phrase du mémoire de Fortair avait frappé Brunswick. Le général disait que, si le roi se retirait, les négociations rompues au mois de mai pourraient se renouer. Dumouriez venait donc au-devant des Prussiens, il s'offrait ! Brunswick crut qu'il voulait restaurer la royauté, qu'il voulait peut-être marcher sur Paris de concert avec les coalisés.

Manstein fut chargé de filer la négociation. Le 22 septembre Westermann annonçait à Dumouriez et à Kellermann que Manstein leur demandait une entrevue et que Heymann l'accompagnerait. Le soir même, à 7 heures, de leur quartier de Sainte-Menehould, les deux généraux ou, comme ils se qualifiaient, les généraux des armées réunies envoyaient le billet suivant : Si M. l'adjudant général Manstein veut se rendre demain à midi à Dampierre-sur-Auve au quartier du général en chef Kellermann, il y sera parfaitement reçu par ce général ainsi que par le général Dumouriez. Si son compagnon de voyage veut y venir, il faut que ce soit incognito et comme aide de camp, vu les circonstances.

 

Le 23 septembre, Manstein et Heymann qui passait pour l'aide de camp de Manstein dînaient à Dampierre-sur-Auve avec Dumouriez et Kellermann. On convint que les avant-postes cesseraient de tirailler les uns sur les autres pendant les pourparlers, et Manstein mit par écrit, sous le titre de Points essentiels, les propositions de Frédéric-Guillaume le roi désirait que Louis XVI fût remis en liberté ; il ne traiterait qu'avec Louis XVI, mais il voulait que la France eût un bon gouvernement, et les choses ne seraient pas rétablies sur l'ancien pied.

Manstein s'imaginait avoir séduit Dumouriez ; Brunswick croyait même que le roi de France délivré viendrait au camp de Sainte-Menehould traiter en personne avec le roi de Prusse.

Mais, au sortir de la conférence, Dumouriez apprenait que la Convention avait, le 21 septembre, aboli la royauté. La République, qu'il prévoyait, existait désormais. Il écrivit aux ministres que ce premier acte de la Convention était juste, vigoureux, qu'on avait eu raison de sauter le pas, que les modérés devaient lire Plutarque et changer de peau comme le serpent, que les propositions de Manstein étaient par suite et plus que jamais inacceptables. Toutefois ces propositions, ajoutait Dumouriez, prouvaient la détresse de Frédéric-Guillaume il n'avait plus qu'à tenir les Prussiens en panne durant huit jours pour les détruire entièrement sans combat, et l'on ferait bien d'engager une négociation qui traînerait la guerre en longueur.

Le 25 septembre, Manstein invitait Dumouriez à dîner et offrait de le présenter à Frédéric-Guillaume. Le général répondit que la Convention venait d'abolir la monarchie, que la nation assemblée devait autoriser dorénavant toute négociation.

Ce message consterna le roi et ses entours. Les uns proposèrent d'attaquer sur-le-champ les Français ; les autres, et surtout Brunswick, déclaraient qu'on n'avait plus qu'à couvrir Verdun et Longwy. Seul, Manstein prétendit que Dumouriez voulait rester en connexion et il l'invita derechef à dîner. Derechef Dumouriez refusa ; il allégua qu'une députation de ses soldats l'avait prié de ne pas quitter le camp.

Ce fut Manstein qui, le 25, vint dîner à Dampierre-sur-Auve. Le général ne lui cacha pas que le roi de Prusse devait traiter avec la Convention, et lorsque Manstein proposa d'échanger les prisonniers de guerre, Dumouriez répliqua qu'il ne pouvait comprendre les émigrés dans le cartel.

Le 26, l'adjudant général Thouvenot qui, selon le mot de Dumouriez, valait mieux que tous les agents de Le Brun, se rendait au quartier général prussien, au village de Hans. Le cartel d'échange fut signé les émigrés en étaient exceptés. Brunswick et Lucchesini s'entretinrent avec Thouvenot. Le duc promettait de quitter le territoire français si Louis XVI avait une place dans le nouvel ordre de choses. Il faut, répartit Thouvenot, traiter avec la Convention. Elle représente la nation, et l'armée que vous avez en face de vous, est l'armée de la nation. Il n'est pas plus difficile de traiter avec cette nation que de lui faire la guerre. — Mais, demandait Lucchesini, ne pouvons-nous traiter avec l'armée même ?L'armée, riposta Thouvenot, ne s'occupe pas de la politique ; elle se bat.

Les jours se passaient, et Dumouriez ne perdait pas l'espoir de détacher le roi de Prusse. Le 27 septembre, il envoya un second mémoire. Pourquoi Frédéric-Guillaume ne traiterait-il pas avec la République ? Serait-il toujours l'instrument de l'Autriche ? Ne pouvait-il rompre avec des brigands ? Qu'il n'écoute plus le point d'honneur qu'il comprenne ses vrais intérêts ; qu'il abandonne les émigrés qu'il tolère dans son armée, et ces indignes alliés, ces barbares Autrichiens dont il est la dupe. La nation française l'aime, l'estime, et ses troupes ne peuvent se résoudre à le regarder comme leur ennemi.

Le roi de Prusse se fâcha tout rouge lorsqu'il lut le mémoire. Quoi ! Dumouriez lui faisait la leçon, lui conseillait de s'associer à des factieux, à des révoltés, aux hommes du 10 août ! Dumouriez assurait qu'il parlait avec franchise ; mais cette franchise, c'était de l'effronterie, de l'insolence Manstein dut répondre aussitôt à Dumouriez. Il pria le général de ne plus revenir sur les liaisons de la Prusse avec la cour de Vienne le roi avait pour principe de demeurer fidèle à ses engagements, et ce principe ne pouvait qu'augmenter la bonne opinion qu'avait de lui la nation française.

Lucchesini — qui n'était arrivé que le 24 septembre — avait dicté cette réponse ; il se piquait de deviner Dumouriez et de le vaincre en astuce. Il déclara d'emblée à Brunswick et à Frédéric-Guillaume que les Français profitaient de ces pourparlers pour se fortifier et qu'il fallait répliquer à l'outrageant mémoire de Dumouriez par un autre mémoire, montrer avec éclat que la Prusse ne pactisait pas avec la Révolution, opposer à l'abolition de la royauté un nouveau manifeste. Le 27 septembre, il rédigea ce manifeste. La Législative, disait-il, avait suspendu le roi, et la Convention, prise du même esprit de vertige, prétendait détruire une monarchie qui comptait quatorze siècles d'existence. Mais l'empereur d'Allemagne et le roi de Prusse exigeaient la liberté de Louis XVI et de sa famille, exigeaient le rétablissement de la dignité royale, exigeaient que cette dignité fût désormais à l'abri des avanies. Si la nation française refusait d'obéir à cette demande péremptoire, elle subirait tous les maux qui marchent à la suite des armées. Le manifeste, signé par Brunswick, c'était le troisième partit le jour même.

La réponse de Dumouriez fut énergique et brève. Il écrivit à Manstein, le 28 septembre, qu'on ne traitait pas de la sorte un peuple souverain, qu'on ne tarderait pas à s'en repentir, que les Français indignés ne penseraient plus qu'à combattre. Il n'y a aucun citoyen, mandait-il à Le Brun, qui ne s'élève à la juste fierté d'un républicain et qui ne prenne les armes pour punir la morgue de ces princes allemands. Dites à nos augustes représentants qu'ils peuvent faire plus tranquillement que jamais leurs lois et que nous les soutiendrons de nos baïonnettes et de nos canons. Il n'y aura dans les deux armées ni un lâche ni un homme faible.

La négociation était finie. Pourtant, le 29 septembre, Manstein proposa un nouveau rendez-vous à Dumouriez qui, selon lui, n'avait pas saisi le véritable sens de la déclaration. Dumouriez se contenta de répondre que cette déclaration était imprimée partout ; qu'elle portait avec elle la menace et la guerre qu'une nation républicaine et qui n'avait pas été vaincue, ne traiterait pas sur les conditions de son esclavage.

Mais sa tactique avait réussi. Cette semaine de pourparlers valait une victoire. Brunswick préparait sa retraite et Manstein n'avait écrit le 29 septembre que pour prolonger la trêve et gagner un jour.

 

Le camp ennemi de Hans ou de la Lune était, en effet, un camp de misère ni fourrage, ni eau potable dans cette Champagne pouilleuse qu'un officier comparait aux déserts de Barca ; un pain rebutant et qui manqua plusieurs jours ; pas d'autre viande que la viande de cheval ; pas de sel ; le sixième des soldats atteint de la dysenterie ; tous profondément découragés, blottis sous de mauvaises tentes que la pluie souvent abattait, accroupis dans la boue autour de feux misérables, craignant un désastre, et se disant les uns aux autres que tout le pays, que le ciel même était contre eux. Aussi, le 29 septembre, fallut-il se retirer. L'impossibilité physique d'agir, écrivait l'envoyé d'Autriche, et le manque de subsistances nous forcent d'abandonner la position. Les alliés ne comptaient plus que 17.000 hommes valides ; s'ils avaient par extraordinaire vaincu l'ennemi, s'ils étaient arrivés devant Paris, leur nombre eût été tellement réduit qu'ils n'auraient pu, témoigne un émigré, surmonter la plus faible résistance.

Mais pendant que Dumouriez amusait et usait les envahisseurs, il luttait contre la défiance de ses soldats, contre la rivalité de Kellermann, contre les sollicitations de Servan qui le priait de décamper, et ses compatriotes lui causaient presque autant d'ennui que les Prussiens.

Il eut le mérite de tenir bon. Se retirer sur Vitry, c'était livrer Reims, Châlons et la chaussée de Paris. Se retirer sur Châlons, c'était livrer le Barrois et la Lorraine. Dans l'un et l'autre cas, les alliés hiverneraient au milieu d'un pays fertile et prépareraient une seconde campagne. Il ne fallait donc pas se retirer du tout, et pour ne pas se retirer, il fallait être les plus forts. C'est pourquoi Dumouriez appela Dubouquet de Châlons au Fresne et d'Harville de Reims à Auberive ; il rassemblait ainsi près de 80000 hommes qui couvraient Reims et Châlons sans découvrir Vitry, qui par leur masse imposaient à l'adversaire, qui peu à peu l'enfermaient dans un cercle de fer et l'acculaient à la forêt d'Argonne. Entre les deux partis qui s'offraient à lui, la retraite et la réunion, il avait opté pour la réunion.

A vrai dire, les Prussiens, en se postant à la Lune, avaient barré la route de Châlons par Sommevesle et Auve. Les convois que recevaient les Français devaient prendre la chaussée qui relie Châlons à Vitry et le chemin difficile qui conduit de Vitry à Sainte-Menehould par Possesse et Élise à travers des marais et des bois. Le pain manqua durant deux jours dans le camp français. Dumouriez dut haranguer ses soldats, les animer par des saillies et des mots familiers. Il dut menacer les sept bataillons de fédérés que Beurnonville avait amenés de Châlons, de ne pas les rater s'ils se comportaient mal. Il dut sévir contre deux bataillons de Paris, le bataillon des Lombards et le bataillon Républicain.

A l'inquiétude et à l'indiscipline de l'armée s'ajoutait la jalousie de Kellermann. Bien que Dumouriez fût son ancien, Kellermann ne voulait être ni paraître son lieutenant, et il l'engageait vivement à gagner Châlons, à défendre la ligne de la Marne. Pourquoi tenir avec acharnement les gorges de Sainte-Menehould ? Les Prussiens n'allaient-ils pas s'emparer de Vitry ? Le 24 septembre, il proposait de marcher sur Châlons sans perdre un instant, et, le 25, il écrivait à Dumouriez Vous vous entêtez à Sainte-Menehould, mais je ne donne pas dans vos grandes mesures ; vous avez votre armée et moi la mienne ; vous ne pouvez disposer de mes troupes ni me dicter mes mouvements ; nous sommes deux généraux indépendants l'un de l'autre.

Que faire pour mater Kellermann, pour ramener ce brave soldat à la tête faible et vacillante ? Dumouriez envoie à Paris un de ses officiers, Vialla, le futur général, dépeindre la situation.

Il demande à Servan une décision claire, catégorique : réunion ou retraite. Il demande à Danton une réponse précise, un oui ou un non.

Dans le secret de son cœur, il méprise Danton ; il connaît sa vénalité ; l'année précédente, presque jour pour jour 23 septembre 1791, lorsqu'il a su que l'agitateur avait été menacé de prise de corps dans l'assemblée électorale par un huissier, il a écrit à Gallois : Quelque mépris que j'aie pour d'Anton, et pour cause, je suis indigné que, pour faire la cour à la cabale ministérielle et corruptrice qui le soudoyait, le tribunal parisien du 6e arrondissement ait eu la témérité de vouloir le faire arracher de l'assemblée électorale. Mais Danton est devenu ministre. Dumouriez invoque le caractère fort et l'énergie du ministre : Si on est content de mon plan, il faut me laisser faire, et le Conseil exécutif nomme Dumouriez commandant en chef des deux armées.

Pourtant, Kellermann s'obstine. Le 29 septembre, il veut encore se poster sur la Marne et la Vesle. Mais Danton s'est énergiquement prononcé pour Dumouriez. Au plus habile la direction de la guerre ! Ce jour même, 29 septembre, Fabre d'Églantine arrive au camp français, flatte Kellermann, caresse son amour-propre, lui promet le bâton de maréchal le bon billet ! et assure Dumouriez de l'appui de Danton.

Reste Servan. Vous commanderez les armées, avait-il écrit à Dumouriez le 27 septembre, puisque vous êtes l'ancien, et vous n'en aimerez pas moins Kellermann. Mais il faisait les mêmes objections que Kellermann, et Vialla remarquait que les dépêches de Dumouriez semblaient déplaire au ministre de la guerre. Servan, lui aussi, était d'avis qu'il fallait se retirer derrière la Marne. Dès le 1er septembre ne disait-il pas que la défense de la Marne offrait de grandes ressources ? Ne priait-il pas Dumouriez, le 2 septembre, de se porter sur Sainte-Menehould, voire sur Châlons, et, le 7, de se rapprocher de Châlons ? Le 18, n'avouait-il pas qu'il aurait mieux aimé savoir Dumouriez à Châlons ? C'est que Servan n'avait d'autre pensée que de couvrir Paris dont il redoutait la tourbe fluctuante. Même pendant que Dumouriez négociait avec les Prussiens, Servan lui conseillait d'abandonner l'Argonne. Le général répondit crânement qu'il ne se souciait pas des frayeurs de Paris, qu'il resserrait les ennemis dans un pays malheureux et dépouillé, qu'il ne ferait pas une retraite qui découragerait l'armée.

Son plan réussit ; lorsque, le 30 septembre, les Prussiens se mirent en retraite, il put dire avec fierté que la France aurait été en danger s'il n'avait pas eu ce qu'on appelait son obstination et s'il n'avait pas résisté à l'opinion universelle.

 

La retraite des Prussiens commencée, Dumouriez la favorisa il pouvait les écraser à Grandpré ; il les laissa passer. Il avait hâte de se jeter sur la Belgique, d'entreprendre cette invasion des Pays-Bas qu'il n'avait que différée, et, durant la campagne de l'Argonne, il n'avait pas cessé de suivre, selon son expression, les affaires de la révolution brabançonne. Il craignait, en outre, et ce sont encore ses propres termes les hasards d'une guerre trop longue en France même. Il craignait qu'un coup de désespoir des Prussiens ne vînt à produire dans son armée une crise fâcheuse, et Beurnonville, Ajax Beurnonville, comme il le surnommait, l'exhortait chaque jour à temporiser. Enfin, il se reprenait à croire que les Prussiens deviendraient bientôt nos alliés.

Les Prussiens, désireux d'opérer leur retraite sans être inquiétés, avaient résolu d'imiter Dumouriez et de joindre la diplomatie à la guerre. Pendant tout le mois d'octobre, Brunswick, Kalkreuth, Lucchesini usèrent de négociations insidieuses ; ils souhaitaient la paix ; ils faisaient l'éloge de la France ; sans parler de l'Autriche et des émigrés, ils écoutaient complaisamment le mal qu'on en disait. Le Conseil exécutif provisoire avait chargé Westermann d'annoncer au roi de Prusse que Louis XVI ne pouvait être mis en liberté et qu'il serait jugé, mais qu'il était traité dans sa prison avec de grands égards. Westermann alla dîner avec le roi de Prusse et il écrivit que tout allait bien, que les Prussiens se séparaient d'avec les Autrichiens.

Dumouriez pensait comme Westermann. Dans ses lettres des premiers jours d'octobre il mande que Frédéric-Guillaume, furieux contre ses alliés, finira par renouer et par préférer la France à l'Autriche. Si les Prussiens veulent se séparer, avait-il dit le 26 septembre, je leur ferai un pont d'or à condition qu'ils abandonnent l'Autriche et les émigrés. Les Prussiens eurent l'air d'abandonner Autriche et émigrés ; Dumouriez leur fit un pont d'or. S'ils se retirent, disait-il encore le 18 septembre, ce ne sera que par le même défilé, et c'est là où je les attends. Il ne les attendit pas. Ils franchirent ce défilé librement et sans obstacle.

Le 2 octobre, il se rend à Vienne-la-Ville pour assister de près à leur retraite ; de là, il arrête la marche de ses lieutenants ; de là, il ralentit les mouvements de Kellermann qui met trop de vivacité dans la poursuite. Kellermann voudrait, de Fontaine-en-Dormoise, tomber sur les derrières des Prussiens au passage de l'Aisne. Dumouriez l'envoie vers Revigny, puis le rappelle à Fontaine, puis lui ordonne de quitter Fontaine lorsque les ennemis auront traversé le défilé, et Kellermann, stupéfait, mais docile, perd ainsi quatre jours. De même Dampierre qui, le 2 octobre, est encore sur le mont d'Yvron. De même, Stengel qui reste sur la Tourbe. De même, Beurnonville qui bivouaque paisiblement dans les taillis de l'Argonne ; Beurnonville qui n'entre à Grandpré qu'au matin du 5 octobre ; Beurnonville qui se plaint à Manstein des retards de l'arrière-garde prussienne et qui, sur l'ordre de Dumouriez, tire alors quelques coups de canon pour la forme ou, comme lui écrit le général en chef, afin qu'on ne dise pas qu'une armée encombrée de malades ait passé des défilés très difficiles sans avoir subi la moindre attaque.

Les contemporains soupçonnèrent la vérité, et des journalistes reprochèrent à Dumouriez d'avoir trop poliment reconduit les Prussiens. Mais il comptait fermement sur l'alliance de ces Prussiens qu'il ménageait. Les ministres l'approuvèrent. Le 6 octobre, ils décidaient que le général irait jusque dans les Pays-Bas poursuivre l'Autrichien, le plus mortel ennemi de la République. Tous pensaient que le roi de Prusse allait se détacher de l'Autriche. Le Brun n'avait-il pas dit, le 30 septembre, qu'il fallait faciliter sa sortie ?

Le 5 octobre, lorsque l'armée prussienne eut franchi l'Argonne, Dumouriez quitta Vienne-la-Ville ; le lendemain, au château d'Autry, il chargeait Kellermann de pousser les alliés hors du territoire et d'obtenir sans effusion de sang la reddition de Verdun et de Longwy ; le i, il était à Paris.

 

Ainsi se terminait la première campagne de la Révolution, dite campagne de 1792 ou campagne de l'Argonne. Rien d'éclatant, mais de curieux épisodes, de saisissantes péripéties. Dumouriez a été maladroit ; il vient trop tard à Sedan, il n'occupe les débouchés de l'Argonne qu'au dernier moment, il perd la Croix-aux-Bois. Mais Brunswick a été plus maladroit que lui ; il n'a osé marcher ni sur Sedan ni sur les défilés ; il n'a pas inquiété la marche des Français débusqués de Grandpré ; il a laissé Beurnonville et Kellermann opérer leur jonction avec Dumouriez. Peu à peu l'équilibre s'est donc rétabli, les envahisseurs ont dû s'arrêter ; les Français ont fini par avoir la supériorité du nombre.

Et Dumouriez les commande. Il leur faut un général qui sache mener de front la guerre et la diplomatie. Que de gens croyaient qu'il n'était qu'un soldat de fortune incapable de diriger les affaires politiques ! Que d'autres croyaient qu'il n'était qu'un homme de plume qui n'entendait rien aux choses militaires Il a su lutter à la fois contre Brunswick et Lucchesini, prouver qu'il était, comme il disait l'année précédente à Montmorin, expérimenté en politique et en guerre.

Aussi, les derniers jours du mois de septembre sont-ils les plus beaux de sa carrière. Quel contraste entre le camp de la Lune et le camp de Sainte-Menehould Au camp de la Lune, les Prussiens, délabrés, exténués par leurs privations, dépérissent dans l'inaction et la faim. Au camp de Sainte-Menehould, l'armée française, encouragée par son général, convaincue, comme écrivait Marceau, qu'il faut souffrir pour la patrie, pro patriâ parti oportet, chante gaîment la Marseillaise et acclame la nouvelle République.

Sainte-Menehould offre l'aspect le plus animé. Que de bruit, que de mouvement dans la petite ville d'ordinaire silencieuse et morne ! De tous côtés les ouvriers fabriquent des clous, réparent les armes ou construisent des fours. De gros équipages traversent les rues. Des troupes bivouaquent sur les places. Les chasseurs de Stengel et de Beurnonville amènent des prisonniers. Deux hussards prussiens de Köhler montent gravement la garde devant la maison du général en chef. Voici les commissaires de la Convention, Carra, Sillery, Prieur de la Marne dans leur berline. Voici Dumouriez, suivi de son domestique, qui monte le cheval blanc de Lafayette. Voici les demoiselles Fernig qui passent au galop, Théophile et Félicité Fernig, que les commissaires ont comparées à Jeanne d'Arc, ni grandes ni jolies, mais bien faites, bien prises dans leur uniforme, portant une carabine en bandoulière. On raconte qu'elles se sont signalées en Flandre aux avant-postes de Maulde, qu'elles aiment la danse aux baïonnettes, qu'elles ont blessé ou tué leur bonne part d'Autrichiens. Dumouriez les a naguère appelées dans l'Argonne et attachées à son état-major, et ces deux jeunes filles qu'il nomme ses enfants, qui se montrent, dit-il, encore plus extraordinaires par leur pudeur que par leur courage, jettent sur cette campagne de 1792 un rayon de grâce et d'héroïsme ; de même qu'à Sainte-Menehould, de même qu'au camp français, parmi les jeunes citoyens qui composaient l'armée, elles sont, selon l'expression des commissaires, respectées et honorées ! Instant inoubliable Les soldats admirent, adorent Dumouriez ; ils l'appellent leur père, et Dillon, voyant la sérénité' qui ne l'abandonne jamais, s'écrie qu'il est digne du commandement. Le pays partage les sentiments de l'armée. La grandeur du danger réunit tous les esprits autour du général. De Châlons, Laclos lui écrit que cette campagne qui fera époque dans l'histoire, a sauvé la patrie. De Paris, les ministres, les députés, ses amis intimes le félicitent d'épargner le sang français et par ses manœuvres, par ses négociations, d'éloigner du territoire Prussiens, Autrichiens et émigrés. Le Brun l'assure que la France entière le regarde comme son héros, qu'il a l'estime et l'approbation absolue du Conseil exécutif, qu'il a été le premier à faire de grandes choses et qu'il sera le premier à recueillir la reconnaissance de ses concitoyens. Vialla lui marque que tout le monde a les yeux fixés sur lui et que la confiance nationale l'environne !