DUMOURIEZ

 

CHAPITRE VII. — LA GUERRE.

 

 

DÉROUTE DU 30 AVRIL — LAFAYETTE ET LUCKNER — MENIN ET COURTRAI CLAVIÈRE ET ROLAND — RENVOI DES TROIS GIRONDINS — DUMOURIEZ MINISTRE DE LA GUERRE — SA DÉMISSION.

 

LES hostilités avaient déjà commencé. Dès le 22 mars Dumouriez dressait un plan d'opérations il était le véritable ministre de la guerre, et Grave lui obéissait docilement, comme un fils. La France, disait-il, allait déployer ce grand caractère qu'imprime la liberté et couvrir de ses bataillons l'Europe qu'elle éclairait de ses lumières. Tous les points du territoire, sauf deux, n'exigeaient qu'une exacte défensive ces deux points, c'étaient Paris et Lyon dont l'ennemi ne devait pas approcher tous deux demandaient une guerre offensive et extérieure. 30.000 hommes entreraient en Savoie, et cette facile expédition romprait les projets d'invasion dirigés contre le sud du royaume ; l'Espagne, apprenant le châtiment de la cour de Turin, n'oserait attaquer seule ; la ligue helvétique ne serait pas ébranlée dans sa fidélité ; trente ou quarante bataillons de l'armée du Midi viendraient renforcer l'armée du Nord. Quant à l'armée du Nord, elle se jetterait sur les Pays-Bas. Qu'importaient l'insubordination des soldats et l'inexpérience des officiers et des généraux ? Dumouriez avait foi dans l'impétuosité française secondée par le peuple belge en peu de temps les troupes se saisiraient des Pays-Bas et de Liège ; elles auraient dans ce riche pays d'abondants magasins préparés par l'ennemi et un nombreux numéraire facilement échangé contre les assignats. C'est sur les bords de la Meuse qu'on défendrait Paris ; c'est du pays de Liège que partiraient les négociateurs, chargés de conclure une paix qui ne serait pas souillée par l'esprit de conquête car Dumouriez ne voulait pas réunir les Pays-Bas ; il laisserait les Belges faire leur révolution, assurer leur liberté à leur manière, fonder une république fédérative ; ses émissaires et notamment Maret avaient ordre de n'exciter chez les habitants qu'un seul sentiment, la haine contre la maison d'Autriche.

L'armée du Midi n'était pas prête. La guerre n'eut lieu que dans le Nord. Il y avait là trois armées celle du Nord sous le maréchal Rochambeau, celle du Centre sous le général Lafayette, celle du Rhin sous le maréchal Luckner. L'armée du Rhin resterait sur la défensive ; celle du Nord et celle du Centre envahiraient, l'une, le Hainaut, et l'autre, le pays de Liège. Le 15 avril, les instructions furent rédigées. Lafayette se mettrait le premier en mouvement et se dirigerait par Dun et Givet sur Namur ; Rochambeau se porterait du 1er au 10 mai sur Mons et sur Bruxelles, si Lafayette s'emparait de Namur et si une grande insurrection facilitait sa marche.

Mais Dumouriez savait Rochambeau lent, circonspect, maladif, peu enclin à l'offensive. Dès la guerre de Sept ans, avec une perspicacité singulière, il le jugeait bon officier de détail, mais lourd, entêté, incapable d'aller au grand. Le maréchal ne demandait-il pas à l'ennemi, dès le premier jour, au nom de l'humanité, qu'il n'y eût pas d'attaque de vedettes et d'avant-postes jusqu'à ce que les deux armées fussent en état d'ouvrir une guerre franche ? Dumouriez avait donc réservé le rôle principal à son ami Biron, naguère promu lieutenant général. Bien que médiocre militaire, Biron voulait agir très activement. Dumouriez, qui l'appelait un des plus forts arc-boutants de sa machine, lui avait promis le bâton de maréchal et le commandement de l'armée du Centre, si Lafayette venait à s'écarter de son devoir.

Le 22 avril, Dumouriez envoya de nouvelles instructions. Les circonstances, disait-il en termes exprès, obligeaient d'adopter un système d'invasion 'qui favoriserait l'insurrection générale des Belges. Lafayette s'ébranlerait vers le 30, sans attendre les moyens de campement qui lui manquaient, et à cette époque, Rochambeau porterait, de Valenciennes, son avant-garde à Mons et jusqu'à Bruxelles. Cette avant-garde serait commandée par Biron qui la réunirait à Quiévrain. Elle serait soutenue à droite et à gauche par des démonstrations qui se feraient l'une de Lille sur Baisieux et Tournay, l'autre de Dunkerque sur Furnes. On croyait ainsi que, Biron n'aurait affaire qu'aux garnisons de Mons et de Bruxelles.

Le succès semblait certain. Selon Dumouriez, Biron prendrait facilement Mons qui n'avait que de vieilles murailles en terre de tourbe ; il serait le 4 mai à Bruxelles et le 15 à Ostende ; il recevrait à Bruxelles une députation des États qu'il enverrait à Paris où Dumouriez tâcherait d'amalgamer tous les partis ; il ne ferait pas de propagande ; il ménagerait les prêtres et les moines ; il caresserait les paysans et les révolutionnaires de toute sorte.

On a souvent blâmé Dumouriez d'avoir prescrit cette offensive. Il avait raison. Fersen n'écrivait-il pas à cette date que le moment était très critique ; que la cour de Vienne n'avait fait aucune disposition ; que ses troupes étaient dispersées dans le pays par pelotons ; que si les Français attaquaient, ils auraient sûrement l'avantage ; qu'ils battraient en détail tous les détachements ; qu'ils soulèveraient la contrée ? Mais les généraux français ne surent pas mener les soldats ; ils prétendaient, avant d'obtenir un succès, trouver chez les Brabançons un chaleureux accueil, tandis que les Brabançons, fort naturellement, attendaient le succès des Français pour se prononcer. Le pays, comme disait Fersen, n'était que trop disposé à la révolte ; cependant, vît-il paraître cent mille. Dumouriez, il ne s'insurgerait pas tant que les Autrichiens ne seraient pas vaincus.

Qui ne sait comment les choses tournèrent le 30 avril ? Le détachement parti de Dunkerque sous les ordres de Carle parut devant Fumes où il n'y avait personne, et il n'entra pas dans la ville.

A Baisieux et à Quiévrain les colonnes se mirent en déroute.

A Baisieux, Théobald Dillon disposait de 5.000 hommes ; il se replia précipitamment sans avoir combattu ; sa cavalerie étonnée, saisie de panique, entraîna dans sa fuite l'infanterie et regagna Lille en criant qu'on l'avait conduite à la boucherie ; Dillon et le colonel Berthier furent massacrés et quatre prisonniers autrichiens, pendus.

A Quiévrain, Biron avait plus de 6.000 hommes contre les 3.000 Autrichiens de Beaulieu. Il ne sut pas diriger ses bataillons qui ne firent que tirailler sans but et le lendemain soir, lorsqu'il se repliait, sous prétexte qu'il avait devant lui des forces considérables et qu'il ne voyait venir ni Belges ni déserteurs, ses troupes, en proie à une folle terreur, se débandèrent en criant à la trahison. A ces nouvelles, Lafayette qui faisait diligence et qui, le 30 avril, avait atteint Givet, arrêta sa marche.

 

Soyons des foudres, avait écrit Dumouriez à Biron : cela est nécessaire contre les Autrichiens et plus encore contre les clubs et les oisifs de Paris. Ni Biron ni ses soldats n'avaient été des foudres. Mais Dumouriez, comme s'exprimait l'Anglais Gower, tenait ferme et avait la vertu du courage. Ses ennemis le traitaient de fou, de brouillon, d'ambitieux, qui, comme un autre Louvois, voulait, de Paris, diriger les opérations militaires ; il répondait que Louvois n'avait pas étudié comme lui trente années durant l'art de la guerre et que Rochambeau et Lafayette n'étaient ni des Turenne ni des Condé.

Dès le 30 avril, il disait que Biron ne pouvait rentrer à Valenciennes, que Biron devait, sans se rebuter, attaquer les Autrichiens, prendre Mons et marcher sur Bruxelles, pendant que Rochambeau pousserait sur Tournai et Lafayette sur Namur. De nouveau, il recommandait l'offensive. Il s'indignait des crimes commis par les soldats, de leur licence sans bornes, de leur frénésie. De pareils hommes auraient-ils jamais assez d'obéissance et de constance pour se plier aux détails d'une défensive méthodique ? Auraient-ils jamais assez de patience et de fermeté pour supporter des sièges, et dans les places, ne suivraient-ils pas les impulsions des factieux ? Il fallait donc mener l'armée à l'ennemi, la rendre agissante, et puisque le trésor national n'avait plus que vingt-six millions de numéraire, l'invasion des Pays-Bas fournirait l'argent qui manquait.

Biron se lamentait. Dumouriez s'efforça de le remonter. Biron n'est-il pas au-dessus d'un revers ? Qu'il remette de la discipline dans ses troupes ; qu'il leur représente leur faute et la honte qui en résulte ; qu'il leur apprenne à marcher, à manœuvrer ; qu'il redouble de courage : Comptez sur celui à qui vous vouliez confier votre maîtresse et léguer votre épée !

Mais il fallait un Dumouriez à la tête de cette armée. Rochambeau avait donné sa démission en alléguant qu'il n'était plus qu'une pièce passive et que les ministres et particulièrement Dumouriez voulaient jouer toutes les pièces de l'échiquier. Qui commanderait ? Biron, encore ému de Quiévrain, jurait qu'il aimait mieux être tué comme soldat que pendu comme général. Dumouriez choisit Luckner qui, le 24 avril, écrivait que les Français devaient quitter une défensive ruineuse et contraire à leur nature. Il fit l'éloge de Luckner, ce jeune homme qui le consolait de la vieillesse de l'armée. Luckner sauverait la France. Guidés par lui, les volontaires seraient invincibles ils feraient fuir l'adversaire numériquement faible qui venait les narguer, et Dumouriez conseillait au maréchal de les mettre en. colonnes par bataillon, les intervalles garnis d'artillerie et de cavalerie légère ; ainsi, ils auraient plus de cœur, et leurs mouvements seraient plus vifs et moins irréguliers.

Luckner ne valait pas mieux que Biron. Il arriva le 15 mai à Valenciennes où il trouva Rochambeau ; il appela Lafayette, et les trois personnages eurent, le 18, une conférence dont ils envoyèrent le procès-verbal à Paris.

Que contenait ce procès-verbal ? Tout d'abord, Rochambeau donnait une dernière fois sa démission malgré les instances des deux autres qui la regardaient comme un malheur public. Puis, les trois signataires exprimaient le regret que la guerre eût été déclarée dans un moment où l'armée n'était pas en état de la faire. Enfin, Luckner et Lafayette assuraient que leur situation et celle de l'ennemi détermineraient dorénavant les opérations offensives, qu'aucune d'elles ne pouvait réussir sans un secret inviolable, et qu'ils se concerteraient avec une confiance réciproque sur celles qui leur paraîtraient praticables ou utiles.

Le ministre répondit le 24 mai aux trois signataires du procès-verbal ; il faut résumer sa lettre à Lafayette qui est vive, pressante, patriotique.

Lafayette disait que, le 20 avril, l'armée n'était pas en état de faire la guerre. Or Dumouriez avait sous les yeux les rapports de Duportail, d'Alexandre de Lameth, de Narbonne, de Crublier d'Obterre ; les généraux avaient confirmé ces rapports ; le ministre avait avec Lafayette travaillé sur la carte et réglé le plan offensif, résolu avec Lafayette et Grave que les troupes se réuniraient à Metz pour se porter avec leur artillerie et leurs vivres sur Dun et de là sur Givet où elles seraient le 1er mai.

Lafayette avait mandé le 28 avril que, lors même que les moyens lui manqueraient, il tâcherait de s'en passer, et, sans doute, il avait mis de la promptitude dans ses mouvements. Mais, franchement, avait-il exécuté l'ordre précis d'amener à Givet pour le 1er mai et ses chevaux d'artillerie et les subsistances de ses troupes ? Pourquoi ne pas diriger son avant-garde de telle sorte qu'elle fût à Givet pour le 28 avril ? Pourquoi, dès son arrivée à Metz, ne pas mettre en route l'artillerie ? Ce retard n'avait-il pas causé de grands embarras ?

Lafayette disait qu'on avait eu des revers parce qu'on avait avancé de quelques jours l'exécution du plan. Mais ce plan avait-il causé la fuite des troupes ? L'armée de Rochambeau manquait-elle de moyens pour entrer en campagne ?

Lafayette avait dit qu'il saurait reconnaître la confiance que le ministère avait en lui, et maintenant il s'efforçait de discréditer et de perdre le ministère !

Il écrivait qu'il se renfermerait dans un secret inviolable et qu'il se concerterait avec Luckner sur les opérations. Le ministre n'aurait donc que les fonctions d'un premier commis ! Lafayette ne devait-il pas, au moins, lui communiquer, en gros, le plan qu'il aurait arrêté ?

Mais Dumouriez — telles étaient ses expressions — ne pensait qu'à sauver la chose publique qu'une discussion ouverte mettrait dans le plus grand danger. Il annonçait donc à Lafayette que les Autrichiens, encore en petit nombre, ne pouvaient défendre les Pays-Bas et que les habitants n'attendaient qu'une entrée vigoureuse des Français pour se mettre en insurrection. Il affirmait que Lafayette et Luckner réunis pouvaient sur-le-champ envahir la Belgique sur un ou deux points et la conquérir que, dans quinze jours, lorsque les Autrichiens auraient reçu des renforts, tout projet d'attaquer serait impossible ; que, dans un mois, quand les Prussiens se joindraient aux Autrichiens, la défensive même deviendrait presque impraticable. Il ne demandait pas le secret de Lafayette. Il savait que la confiance ne se rétablirait pas de sitôt entre eux deux. Mais il avait toujours soutenu Lafayette et il le soutenait en ce moment où le résultat du triumvirat des généraux était une diatribe contre un ministère qui ne voulait que leur gloire et leur avantage. Il croyait que Lafayette était l'espoir de la nation française, et il promettait de l'aider à relever les courages, à réparer la honte d'un premier échec. Cet échec était-il si grave ? A quoi se réduisait-il ? A quelques aunes de toile, à quelques marmites, à quelques officiers déserteurs et démissionnaires. Il n'y avait pas là de quoi se désespérer. Que Lafayette agisse ; qu'il fasse par les meilleurs moyens agir des troupes inexpérimentées ; personne, pas même ses amis, ne fait plus de vœux que Dumouriez pour ses succès.

Lafayette répliqua le 29 mai que les armées n'avaient pas été outillées comme elles devaient l'être et qu'elles avaient manqué de tout, mais qu'il ferait son devoir et que le service public, même dans ses rapports avec Dumouriez, ne souffrirait pas un instant ; Luckner et lui exécuteraient avec zèle ce qui était possible en se gardant le secret à cause de l'indiscrétion inexplicable qui révélait jusqu'alors aux ennemis les plans du ministre ; quelle que fût l'opinion de Dumouriez, il ne croyait pas la défensive impraticable et il se défendrait tant qu'un pouce de terrain en France resterait libre.

 

Malgré Lafayette, Dumouriez voulait absolument l'invasion de la Belgique. Valence avait beau écrire que l'état de l'armée le faisait frémir ; que tout y manquait, principalement l'ordre et la méthode dans les détails du service et de l'état-major ; qu'il semblait qu'on ne pût sortir de la confusion ; Dumouriez répondait justement qu'on ne pouvait rester dans le camp de Valenciennes qui donnait aux Autrichiens l'air du courage et aux Français la réalité de la consternation ; que l'armée, à Valenciennes, ne reprendrait ni discipline ni confiance ; que le tempérament des Français était trop vif et que l'oisiveté tuait en eux toutes les vertus ; qu'il leur fallait l'action, une continuelle mobilité. Plus que jamais il recommandait d'attaquer, et d'attaquer sans retard si l'on attendait l'ennemi, on serait forcé partout ; il fallait de meilleures troupes pour défendre un pays que pour l'assaillir.

Afin de faire quelque chose, Luckner et Lafayette convinrent dans la conférence du 18 mai d'attaquer la Flandre maritime, de tomber ainsi sur les derrières des Autrichiens et de les rejeter vers le Rhin en prenant Courtrai, Gand et Bruxelles. Ce grand mouvement serait exécuté par Luckner, tandis que Lafayette occuperait le camp retranché de Maubeuge.

Lafayette vint, en effet, occuper le camp de Maubeuge, et il eut de petites affaires qui aguerrirent son armée. Dans l'une d'elles, le 11 juin, à la Glisuelle, succomba Gouvion qui commandait l'avant-garde. Mais pourquoi Lafayette restait-il immobile sous les murs de Maubeuge ? N'aurait-il pas mieux fait de pousser en avant et après avoir masqué Mons, de marcher contre Audenarde et Bruxelles pour fermer la retraite, aux ennemis que Luckner refoulait sur Menin, Courtrai et Gand ?

Il est vrai que Luckner ne se pressait guère. Le vieux maréchal craignait de hasarder sa réputation, et Maret prédisait qu'il attaquerait, qu'il aurait quelques avantages inutiles et qu'il reviendrait après avoir obéi aux ministres sans servir leurs projets et sans compromettre sa gloire. Il y a des ordres, écrivait la reine à Fersen, pour que Luckner attaque ; le ministère le veut et Luckner s'y oppose.

Le 9 juin, Luckner se mit en marche à pas de tortue. Il prit Menin le 17 et Courtrai le 18 après un léger combat. Avec un peu d'audace, il pouvait s'emparer de Gand ; les Autrichiens étaient, cette fois encore, en petit nombre. Il s'arrêta le 30, il rentrait à Lille !

C'est que tous les généraux d'alors tournaient leurs regards vers la capitale ; c'est qu'ils se souciaient plus du roi, de l'Assemblée et des jacobins que de l'armée. A la fin d'avril, les Lameth, Clermont-Tonnerre, Du Port, Beaumetz ne projetaient-ils pas de séduire Biron ? Ne comptaient-ils pas que Biron aurait des succès, qu'il mènerait à Paris son armée victorieuse pour chasser l'Assemblée, former une Convention nationale, établir un nouveau gouvernement dont ils avaient le plan tout prêt ? Lafayette ne faisait-il pas le même calcul ? N'écrivait-il pas à Jaucourt qu'il aspirait à la' dictature et qu'il s'en -croyait digne ? Ne disait-il pas que la situation militaire l'intéressait moins que la situation politique et qu'il engagerait bientôt contre les factieux un combat à mort, dût-il les attaquer seul ? Telle fut la cause principale de la retraite de Luckner. Ses entours, Charles de Lameth, Berthier et autres feuillants, le dominaient ; dès qu'ils surent que Dumouriez qu'ils haïssaient, n'était plus ministre, ils décidèrent le maréchal à regagner la frontière.

 

Depuis le 15 juin, Dumouriez, en effet, n'était plus ministre.

Dès le début, il avait entraîné ses collègues par son ascendant. Ils dînaient ensemble deux fois par semaine Dumouriez les charmait par son esprit et sa gaieté. Un jour qu'il racontait de galantes prouesses, Clavière lui dit plaisamment en montrant le valet de chambre : Général, vous avez fait sourire Baptiste. Si Dumouriez jugeait Roland et Clavière un peu pédants, s'il se moquait de leur raideur puritaine, il savait éviter toute discussion et par une repartie piquante prévenir les disputes. Il surnommait Roland Thermosiris ; il comparait Clavière à Sully ou à Colbert ; il vantait le zèle de Grave qui, malgré sa faible santé, s'acquittait avec zèle d'une tâche fatigante. Mais, au bout de deux mois, Grave quitta le ministère de la guerre. Lassé, surmené, épouvanté de l'énorme responsabilité qui pesait sur lui, le malheureux devenait fou ; il signait : Grave, maire de Paris ! Il donna sa démission. Sur le conseil de Roland et de Brissot, la Gironde le remplaça, le 9 mai, par un autre maréchal de camp, Joseph Servan, ennemi de la cour, homme fier et sombre, honnête et laborieux, mais qui manquait dé sang-froid et de ténacité.

L'arrivée de Servan rompit l'accord entre les membres du cabinet. Dumouriez avait dit d'abord que le successeur de Grave était un grand travailleur, un personnage d'une austère probité, d'un esprit juste et droit, d'un patriotisme éclairé, et, de même que Dumouriez, Servan stimula les généraux. On croit entendre Dumouriez lorsque, dans une lettre du 7 juin à Luckner, Servan écrit que le maréchal de Saxe, qui se plaignait toujours de l'indiscipline et du dénuement de ses troupes, avait pourtant remporté trois victoires et conquis la Belgique. Mais Servan ne se laissait pas régenter comme Grave ; il prétendit confiner Dumouriez dans les affaires étrangères il voulut, avec Clavière et Roland, imposer au cabinet les volontés de la Gironde.

Bientôt deux partis se formèrent dans le Conseil d'un côté, les trois girondins Roland, Clavière, Servan ; de l'autre, Dumouriez, Lacoste et Duranthon.

Les trois ministres populaires désiraient qu'un secrétaire fût chargé d'enregistrer les délibérations du Conseil qui, par suite, auraient la gravité nécessaire. Puisqu'ils étaient responsables, ne fallait-il pas faire constater leurs opinions ? Dumouriez, Lacoste et Duranthon combattirent cette mesure.

Sur l'avis de Dumouriez, Lacoste voulut envoyer à Saint-Domingue le maréchal de camp Montredon, homme couvert de dettes, habitué des maisons de jeu et intime ami de Bonnecarrère. Les trois ministres patriotes connurent cette liaison et ils prétendirent savoir que Montredon avait promis cent mille livres à Bonnecarrère. Ils proposèrent Sillery, et, lorsque Dumouriez objecta que Sillery, immoral d'ailleurs et taré, avait été membre de la Constituante, le Conseil, de guerre lasse, accepta le vieux d'Esparbès.

Les trois girondins sommèrent alors Dumouriez de chasser Bonnecarrère qu'ils regardaient comme un agent de la cour, comme un roué sans principes et sans mœurs. Il répondit que Bonnecarrère lui était indispensable, qu'il ne s'inquiétait pas de la moralité de ses agents et qu'avant tout il leur demandait du talent. Il s'éloignait donc de la Gironde. Il jugeait qu'elle travaillait à détruire la monarchie, qu'elle avait tort d'attaquer sans cesse Louis XVI et de l'affaiblir. S'il comprenait qu'elle eût licencié la garde soldée du roi qui manifestait ouvertement un esprit de contre-révolution, s'il comprenait qu'elle eût décrété dans la séance du 24 mai la déportation des prêtres insermentés, il était de ceux qui voulaient, selon le mot de Stanislas de Girardin, se mettre à la tête de l'autorité royale, et non pas l'engloutir.

Le 4 juin, sans consulter Dumouriez, Servan proposait à l'Assemblée de réunir à Paris, au 14 juillet, cinq fédérés de chaque canton, vêtus et équipés, qui constitueraient ensuite un, camp de 20.000 hommes au nord de la capitale. Brissot avouait que ce camp était destiné à faire trembler les ennemis du dedans comme les ennemis du dehors, et, le 8 juin, l'assemblée décréta qu'il serait formé. Dumouriez s'emporta contre Servan en plein Conseil ; les deux ministres se menacèrent ; ils faillirent tirer l'épée sous les yeux du roi.

Vint, le 10 juin, la lettre de Roland à Louis XVI. La fermentation, disait Roland, était extrême pour calmer les inquiétudes, pour apaiser des mécontentements qui pouvaient mener à tout, le roi devait sanctionner les deux décrets du 24 mai et du 8 juin ; il n'était plus temps de reculer ; la révolution faite dans les esprits serait cimentée par le sang si Louis XVI ne répondait pas au vœu de la nation.

Louis XVI ne put lire cette lettre sans colère. Il manda Dumouriez en présence de la reine. Le général proposa de renvoyer tous les ministres. Non, répondit le roi, je veux que vous restiez, vous, Lacoste et Duranthon seulement rendez-moi le service de me débarrasser des trois autres. Dumouriez ne demandait pas mieux. Seulement il priait le roi de sanctionner les deux décrets du 24 mai et du 8 juin. Non sans peine, et avec la plus grande répugnance, le roi promit sa sanction. En outre, Dumouriez changea de portefeuille. Quand donc, lui avait écrit Achille du Chastellet le 25 avril, quand donc serez-vous ministre de la guerre ? Dumouriez prit le portefeuille de la guerre parce qu'il voulait rassembler les 20.000 fédérés à Soissons et les envoyer peu à peu aux armées. Le 12 juin, au soir, il portait à Servan le message royal et le lendemain, au matin, Roland et Clavière recevaient leur congé. Naillac devenait ministre des affaires étrangères, Mourgues un ingénieur que Dumouriez avait connu à Cherbourg — ministre de l'intérieur, et par intérim, des finances.

Trois lettres de Bonnecarrère à Maret retracent brièvement ce coup de théâtre. Bonnecarrère écrit, le 10 juin, qu'avant dix jours les bons citoyens, les vrais amis de la Constitution et de l'ordre ne seront plus froissés et que le brave général déjouera les efforts des factieux ; le 11, que Servan ne se porte pas bien ; le 12, que Servan, Clavière et Roland sont enfin chassés.

Dumouriez rompait donc avec la Gironde et avec Brissot, son patron. Aussi Brissot s'écriait-il que Dumouriez serait, si Bonnecarrère n'existait pas, le plus vil des intrigants, et le Patriote fronçais du 15 juin contint un terrible réquisitoire contre les deux personnages. Dumouriez, disait Brissot, avait déshonoré la Révolution ; Dumouriez avait fait dissoudre par ses manœuvres le ministère patriote ; cet homme sans moralité comme sans talent qui voulait gouverner seul et uniquement par la corruption, avait fait renvoyer un ministère vertueux, et d'ailleurs il avait choisi pour directeur général un Bonnecarrère, un coureur de tripots, un être qui, sous l'ancien régime, se pliait à toutes les bassesses et qui n'avait apporté que ses vices dans la Révolution, un valet de tous les partis !

Mais Dumouriez se souciait peu des fureurs de Brissot ; il jugeait que Brissot et ses amis n'avaient pas cet esprit de suite, cet énergique vouloir qui décident du succès ; il jugeait que la direction de la Révolution leur échappait. Pouvait-il être, comme s'exprime Mathieu Dumas, l'instrument passif de ces Girondins qui n'avaient d'autre moyen d'action et d'influence que des mouvements populaires qu'ils ne guidaient pas ?

 

Le 13 juin, l'Assemblée législative décrétait que Servan emportait les regrets de la nation et elle accueillait par les plus vifs applaudissements la lettre de Roland au roi. A cet instant, Dumouriez parut dans la salle. Il fut reçu par des murmures et des huées, et l'Assemblée crut le mortifier en accordant à Roland et à Clavière le même témoignage d'estime qu'à Servan. Ferme, imperturbable sous l'orage, Dumouriez demanda la parole et lut un rapport de Lafayette sur le combat de la Glisuelle et la mort de Gouvion, puis un mémoire qu'il avait composé dans la nuit sur le département de la guerre.

Dans ce mémoire il résumait les opérations de l'administration et montrait qu'elles avaient manqué d'ordre et de précision, qu'aucun des décrets qui augmentaient l'armée n'avait été accompagné d'un état de dépenses. Il regrettait qu'on fît sans cesse de nouvelles levées sans compléter auparavant les anciens corps. Il souhaitait le retour de la subordination et il assurait qu'elle ne reviendrait que si elle descendait de grade en grade depuis le général jusqu'au dernier soldat. Il ne se vantait pas ; mais n'était-ce pas à lui-même qu'il faisait allusion lorsqu'il disait que, dans cette crise, l'homme qui n'osait prendre de grandes mesures parce qu'il craignait la responsabilité, ne pouvait être le sauveur de l'État ? Il priait l'Assemblée d'encourager les ministres investis de la confiance publique et de .sauvegarder la constitution la France ne vaincrait que si le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, au lieu de se combattre et de fournir des prétextes aux factieux, s'unissaient sincèrement, et s'il y avait dans le pays une législature ferme, un gouvernement actif.

Ces derniers mots excitèrent la colère du bouillant Guadet. L'entendez-vous ? s'écria le Girondin, il est déjà si sûr de la puissance qu'il nous donne des conseils !

Il était, en effet, sûr de sa puissance. Il allait mater tous les partis, et même, disait lord Gower qui jugeait son activité et son courage également extraordinaires détruire les jacobins. Il allait, sous le nom de Louis XVI, disposer de toutes les forces de l'État. S'il triomphait des ennemis du dehors, s'il délivrait le pays de l'invasion 'étrangère, ne serait-il pas le maître réel de la France ? C'était méconnaître l'irrésistible puissance de la Révolution. Un homme seul ne pouvait arrêter le torrent. Dumouriez qui pensait dominer feuillants, girondins et jacobins, ne fut même pas appuyé par la cour !

Il comptait que le roi se livrerait à lui. Mais le roi, bien que manquant de fermeté, ne se croyait pas incapable de gouverner. Il comptait avoir gagné la reine parce qu'il s'était jeté à ses pieds en lui criant : Laissez-vous sauver ! Mais la reine n'avait plus confiance dans les protestations de personne. Elle regardait tous les ministres comme des traîtres ; elle qualifiait de gueux quiconque refusait de restaurer la monarchie absolue. Si Dumouriez, en avril 1793, à Darmstadt, parle d'elle avec mépris, c'est qu'elle lui a dit sans doute qu'il n'avait d'autre but que d'exercer le pouvoir et de tenir le roi en tutelle. Fersen, qui correspondait avec Marie-Antoinette, n'écrit-il pas, après le départ des trois girondins, que Dumouriez ne tardera pas, lui aussi, à être chassé ? Le 14 juin, Sainte-Foix mandait à Louis XVI que Dumouriez, après lui avoir assuré qu'il serait un des fidèles serviteurs du roi, n'avait suivi aucun de ses conseils, et Sainte-Foix ajoutait que l'intérêt du monarque et de la monarchie exigeait le renvoi de tous les ministres.

Cette lettre acheva de déterminer Louis XVI. Il ne pouvait pas conserver un ministre qui disait que la garde constitutionnelle, égarée par des factieux, avait projeté d'enlever le roi, un ministre qui ne comprenait pas que la conscience du roi lui faisait un devoir sacré d'opposer son veto au décret sur la déportation des prêtres !

Le 14 juin au soir, Bonnecarrère vint remettre aux Tuileries une lettre du général si le roi, marquait Dumouriez, ne sanctionnait pas les deux décrets sur les prêtres insermentés et sur le camp des fédérés, il courait le risque d'être assassiné ; après la séance de l'Assemblée, le peuple avait fait des motions aux Champs-Elysées, aux Tuileries, au Palais-Royal beaucoup de gens avaient dit qu'ils couperaient la tête au roi et à la reine, que le tocsin sonnerait à l'improviste, que plus de cent mille hommes se porteraient au château. Le roi refusa de recevoir Bonnecarrère ; il répondit qu'il attendrait Dumouriez le lendemain à 10 heures, qu'il n'avait de crainte que pour l'État, qu'il se résignait à tout, qu'on cherchait inutilement à l'effrayer.

Le lendemain, 15 juin, fut pour Dumouriez une des journées décisives de sa vie. On l'avait averti que Gensonné, son intime ami, porterait contre lui un décret d'accusation et proposerait de l'envoyer, comme Lessart, devant la haute cour d'Orléans. Il écrivit à Gensonné. Vous croyez donc que je suis devenu Comité autrichien. Eh bien ! j'invoque Orléans et la mort la plus prompte ! Il ajoutait qu'il avait juré de maintenir la constitution, qu'il regardait un roi constitutionnel comme le palladium de la liberté, qu'on ne pouvait passer cette ligne sans tomber dans la guerre civile et l'anarchie. Après avoir tracé cette lettre, il se rendit aux Tuileries. Le roi lui déclara qu'il opposait son veto aux décrets. Dumouriez offrit sa démission il fut grandement surpris le roi l'acceptait.

Il est à terre, s'écria Brissot, et un autre journaliste disait : Le roi lui a promis la dictature, le rôle d'un Richelieu, et il a donné tête baissée dans le piège.