DUMOURIEZ

 

CHAPITRE IV. — PRISON ET MARIAGE.

 

 

D'AIGUILLON ET MONTEYNARD — LE TABLEAU SPÉCULATIF DE L'EUROPE — LA MISSION DE HAMBOURG — LA BASTILLE — LE CHÂTEAU DE CAEN — MARIAGE ET SÉPARATION — TOURNÉES ET RECONNAISSANCES — LE COMMANDEMENT DE CHERBOURG — PRESSENTIMENTS.

 

DUMOURIEZ n'était pas pressé de regagner la France ; il savait qu'il serait mal reçu. Il prit le chemin des écoliers et fit un voyage d'instruction à travers l'Allemagne ; il vit en Bohême les champs de gloire du grand Frédéric et en Saxe le camp de Pirna puis, par Dresde, Leipzig et Francfort, par Bruxelles et Mons, par Saint-Quentin, où il passa quelques jours auprès de sa sœur, l'abbesse de Fervacques, il arriva dans les premiers jours de 1772 à Paris.

L'audience qu'il obtint du ministre des affaires étrangères fut orageuse.

— Le roi, lui dit le duc d'Aiguillon, est fort mécontent de votre conduite.

— Pourquoi ?

— Il y a trois griefs contre vous. Vous avez fait des plans trop vastes.

— Ils ont été approuvés.

— Vous avez traité les Polonais comme des nègres.

— J'ai reproché leur lâcheté et leurs vices à quelques particuliers ; mais j'ai toujours eu pour la Confédération le respect dû à un corps de nation.

— Vous avez demandé votre rappel.

— La manière dont vous me recevez, me rend heureux de l'avoir obtenu.

— Vous ne vous attendez pas, j'espère, à des récompenses.

— Je vous crois juste.

Le marquis de Monteynard, ministre de la guerre, ennemi de d'Aiguillon et ami de Choiseul, récompensa Dumouriez. Le 24 mars 1772, le jeune homme était attaché, dans le grade de colonel des troupes légères, avec 3.000 livres d'appointements, à la suite de la Légion de Lorraine il avait, disait le bureau, beaucoup de talent et toutes les qualités dé cœur et d'esprit qu'exigent les missions les plus délicates, et en Pologne, il s'était acquitté de sa tâche autant que possible et de façon à mériter les grâces du roi.

 

Monteynard avait pour Dumouriez une vive sympathie il fit de lui son Favier, son mentor diplomatique. Ce fut pour Monteynard que le colonel composa, dans le mois de février 1773, un Tableau spéculatif de l'Europe.

Dans ce travail, Dumouriez apprécie d'abord les trois premières puissances du continent, la Russie, la Prusse et l'Autriche.

Depuis le partage de la Pologne, dit-il, la Russie pèse sur l'Allemagne dont elle s'est rapprochée, et ses succès sur les Turcs lui assurent la Mer Noire. Veut-elle relever l'empire de Constantinople ? Non. Certes, un jour, la Turquie, mal constituée, divisée, avilie, épuisée, se dissoudra dans toutes ses parties. Mais, en ce moment, l'impératrice Catherine vise à la Finlande et, pour l'avoir, elle rétablira l'anarchie en Suède et attaquera Gustave III qui ne pourra que succomber.

La Prusse, c'est Frédéric, ce monarque extraordinaire, ce créateur, maître et moteur du système de partage, cet homme qui conduit tout et qui entraîne la Russie et l'Autriche désormais secondaires et subalternes. Dumouriez croit qu'il n'en restera pas là. Uni à la Russie et au Danemark contre la Suède, Frédéric saura sans doute obtenir Wismar et la Poméranie suédoise, l'Oldenbourg et le Mecklenbourg, Brême, Verden, Hambourg, tout le nord de l'Allemagne.

Il y a deux partis à la cour de Vienne. L'un, attaché à l'impératrice Marie-Thérèse et dirigé par Kaunitz, possède le pouvoir et l'argent ; il désire la paix. L'autre a Joseph à sa tête, et Joseph est inquiet, fécond en projets, avide de gloire ; il déteste les Français ; il admire le génie de Frédéric ; il craint ses sarcasmes. Pour l'instant, selon Dumouriez, l'Autriche, ne pouvant ni n'osant se mesurer avec Frédéric, ne cherche d'agrandissement qu'au Sud et, à la paix prochaine, elle gagnera peut-être Belgrade et la Serbie. Une conquête plus utile pour elle serait celle de l'Alsace et de la Lorraine ou bien celle de l'Italie, et Frédéric la suggère certainement à Joseph n'est-ce pas occuper, éloigner ce dangereux jeune homme, et, par là, assurer la prépondérance de la Prusse ?

Mais l'Empire Germanique ? Ce n'est plus qu'un mot. La Prusse et l'Autriche le démembreront. La France ne peut même pas compter sur ses troupes auxiliaires. Que l'Empereur rompe le traité de Versailles, qu'il présente la guerre de France comme une guerre d'Empire pour la conquête de l'Alsace le corps germanique se réveillera de sa langueur et se réunira pour marcher sous les aigles de son chef et partager les dépouilles de la France.

Dumouriez passe ensuite à la Suède et à l'Angleterre. Le roi de Suède, attaqué par la Prusse, la Russie et le Danemark, laissera sans doute la Prusse séquestrer la Poméranie ; il confiera la guerre de Finlande au plus habile de ses lieutenants et, comme Charles XII, il ira combattre les Danois ; il n'a d'autre ressource que son héroïsme.

Les Anglais, ces tyrans de la mer, ne sont dans le Nord que marchands. Ce qui leur importe le plus, c'est l'Inde, et de là, leur hostilité contre la France et l'Espagne ; toute alliance de l'Angleterre avec la France ne peut être que précaire, pleine de soupçons, pleine de mauvaise foi une guerre que ces deux puissances commenceraient de concert, ne finirait pas sans qu'on les vît se tourner l'une contre l'autre.

L'Angleterre, l'Autriche, la Prusse, la Russie sont des puissances actives. La France est une puissance passive, une puissance faible, une puissance de second ordre et qui court des dangers imminents. La guerre de Sept-Ans l'a laissée dépourvue de toute ressource et dépouillée de sa gloire. Elle a deux alliés, l'Espagne et l'Autriche. Mais quelle union onéreuse ! L'Espagne n'a pas de marine, et l'égoïste Autriche, qui lentement, mais sûrement ne tend qu'à s'agrandir, n'observe les traités qu'aussi longtemps qu'ils lui sont utiles. Quoi ! l'Europe est toute guerrière et la France est absorbée par le luxe et les idées financières Elle ne se prépare pas à la guerre ! Elle ne se montre pas armée ! Ne sait-elle pas que la force lui rendrait l'influence du respect et que ses petites négociations, ses subtilités à peine dignes d'une république d'Italie lui enlèvent ses alliés et lui attirent la dérision de ses ennemis ? Que fait-elle en Pologne ? Elle envoie à l'aventure une vingtaine d'officiers que la Russie met en prison ; elle donne un mince subside à quelques malheureux expatriés, de quoi les retenir dans leur obstination pour les précipiter plus vite ; puis elle désavoue publiquement cette démarche puérile et fait reconnaître le roi esclave qu'impose la Russie Et en Suède ? Elle ne profite pas de la révolution glorieuse qu'un jeune prince exécute dans ce royaume et elle dépêche un ministre à Pétersbourg autre démarche inutile, avilissante qui contraste avec la protection qu'elle prétend accorder à la Suède, à la Pologne et à la Turquie !

Quels moyens, conclut Dumouriez, pour se garantir de l'orage, pour soutenir et repousser ,la pression du septentrion sur le sud ? Il faut déployer la vigueur de la France. Il faut rompre l'union des trois puissances actives et gagner la Prusse ; ni la Russie qui est trop loin, ni l'Autriche qui est trop près, n'est une alliée de convenance la véritable alliée, c'est la Prusse. Il faut donner au duc de Deux-Ponts la succession de Bavière ce prince, adossé à nos frontières, fait notre avant-garde et préserve nos provinces. Il faut fortifier nos places et augmenter notre armée, non à la française, sur le pied de garnison, mais à la Frédéric, avec tout l'appareil de la guerre. Il faut avoir en Flandre un corps de troupes menaçant. Il faut négocier avec la Hollande et avec l'Angleterre. Il faut chasser les Allemands d'Italie et, dans ce dessein, la France se fera le chef de la ligue méridionale de l'Europe elle entraînera l'Espagne et Naples elle s'assurera des républiques de Gênes et de Venise, de l'État de Parme, des points essentiels de Mantoue et de Ferrare ; elle aura l'alliance la plus étroite, la plus intime avec le roi de Sardaigne qui sera roi de Lombardie, et ainsi elle redeviendra la première puissance de l'Europe.

Tel est ce mémoire de Dumouriez. Il prévoit une guerre générale, une guerre de conquête le roi de Prusse a, comme il dit, donné l'impulsion, et la fureur des envahissements a saisi les souverains. Il s'élève déjà contre l'alliance de 1756 : les liens du traité de Versailles, écrit-il, sont si relâchés ! Il propose de porter à l'ambitieuse Autriche un coup terrible en la frappant dans cette Italie qu'elle voudrait conquérir. Le mémoire manque d'ordre et de précision. Mais il témoigne d'un chaud et noble patriotisme. La France, telle que la représente et que la veut Dumouriez, est la plus belle nation du monde, la plus spirituelle, la plus courageuse elle doit jouer le rôle qui convient à la majesté de sa puissance ; elle a des frontières hérissées de places fortes qu'il est facile de défendre ; elle peut avoir des armées nombreuses, et ses points d'attaque sont tournés vers l'Allemagne qu'il est aisé d'envahir ; elle a donc les moyens ; tout dépend de son administration intérieure.

 

Monteynard fut si content du mémoire qu'il employa Dumouriez dans une mission secrète en Basse Allemagne des yeux comme les vôtres, lui disait-il, savent voir et prévoir.

Gustave III avait rétabli l'autorité royale en Suède et, menacé par la Russie et la Prusse, demandait secours à la France. Le duc d'Aiguillon voulait envoyer des troupes mais il fallait, pour les transporter, obtenir la permission de l'Angleterre, et l'Angleterre proposa de les embarquer sur un convoi escorté par sa flotte. Monteynard, indigné, jura qu'elles ne passeraient pas en Suède sous la honteuse protection du drapeau anglais. Dumouriez lui suggéra un moyen. Il se rappelait qu'un colonel Lascy recrutait chaque année à Hambourg au service de l'Espagne douze cents étrangers. Pourquoi ne pas enrôler ainsi le contingent que la France devait fournir à la Suède ?

Monteynard soumit le projet à Louis XV : Qui vous a donné cette idée ? dit le roi. Le colonel Dumouriez. Eh bien, qu'il aille à Hambourg, qu'il voie sur les lieux si la chose est faisable, mais que d'Aiguillon n'en sache rien. Si hardi que fut Dumouriez, il eut peur et il objecta sur-le-champ à Monteynard : Cette mission relève du ministre des affaires étrangères ; il la connaîtra ; il m'en voudra ; il est plus puissant que vous ; le roi vous abandonnera, vous renverra, et moi, je serai perdu. Faites au moins que j'aie un ordre du roi. Monteynard revint trouver le roi. Amenez-moi Dumouriez, s'écria le roi avec impatience. Le soir même, Dumouriez était présenté à Louis XV : Partez pour Hambourg, dit brièvement le roi, et exécutez les ordres de Monteynard.

Dumouriez partit. Mais il faillit, dès le début, éveiller par son imprudence les soupçons du duc d'Aiguillon. Il était allé voir le comte de Creutz, ministre de Suède ; il lui dit qu'il faisait un voyage dans le Nord pour son plaisir, qu'il pousserait peut-être jusqu'à Stockholm, qu'il prendrait volontiers les commissions du diplomate. Creutz prévint d'Aiguillon, et Monteynard dut défendre à Dumouriez de se rendre en Suède où, selon d'Aiguillon, l'arrivée d'un colonel français produirait un bruit inutile. Cette défense, avouait Dumouriez à Monteynard, ne me présage rien de bon ; notre correspondance sera découverte vous serez compromis et, moi, écrasé.

Favier chassa les sombres pressentiments de son ami. Pourquoi aller en Suède et même pourquoi tenter de secourir la Suède ? A quoi servirait l'amitié de Gustave III, de ce Gustave qui n'était pas Adolphe ? Qu'était-ce que sa révolution, sinon un acte sans importance et une étourderie de jeune homme ? Dumouriez ferait mieux d'étudier Berlin, et Favier lui envoya une lettre de recommandation pour le prince Henri de Prusse. Il présentait Dumouriez comme un homme attaché aux vrais principes, c'est-à-dire à l'alliance prussienne ; il ajoutait qu'il touchait au but, que la vérité, grâce à ses efforts, approchait d'un intérieur d'où on avait tout fait pour l'écarter. Favier était, en effet, depuis quelques semaines, chargé par le comte de Broglie, avec appointements mensuels de vingt-deux louis qu'il mangeait, sitôt touchés de rédiger un grand travail sur la situation politique et il se doutait que ce travail, qu'il intitulait Conjectures raisonnées sur l'état de l'Europe, était destiné au roi.

Sur le conseil de Favier et avec l'autorisation de Monteynard, Dumouriez résolut de voir et le prince Henri de Prusse et Frédéric, ce Frédéric qu'il nommait en 1792 le plus grand des rois, ce Frédéric qui fascinait ses ennemis mêmes par son prestige et à qui Dumouriez, en 1756, avait, comme tant d'autres Français, souhaité la victoire. Il pensait qu'à son retour, fort de son expérience et de ses relations, il saurait aider le ministère à faire cette alliance prussienne qui devait être, selon Favier, l'idéal de la politique française. Le ministère ne serait pas le ministère d'Aiguillon ce serait un ministère où Monteynard garderait le portefeuille de la guerre et où le comte de Broglie remplacerait d'Aiguillon. Sans doute Broglie semblait se défier de Dumouriez qu'il tenait pour une créature de Choiseul lorsque le colonel lui rendit visite avant de partir et voulut lui parler politique, le comte répondit sèchement qu'il ne se mêlait plus d'affaires. Un instant, Broglie fit même mauvaise mine à Favier. On a su, écrivait Favier à Dumouriez, qu'à Versailles tu logeais chez moi et qu'à Paris nous ne nous quittions pas ; voilà d'où venait le refroidissement dans les derniers temps de ton séjour ici. Mais Favier voyait quotidiennement le comte de Broglie, il lui était utile, il lui devenait agréable et il ne désespérait pas de le ramener. Dumouriez craignait le caractère des Broglie, jugeait qu'ils étaient fort dangereux et qu'il ne fallait pas trop se livrer à eux. Oui, répliquait Favier, mais au moins ils ont un caractère, et leur franchise, leur fermeté, leur audace me rassurent.

Les deux amis projetèrent même de réconcilier le comte de Broglie avec les Rohan-Soubise qui récemment avaient causé sa disgrâce réconciliation difficile, remarquait Dumouriez, parce que les Rohan-Soubise étaient sots et que les Broglie avaient trop d'esprit. Mais Guibert, qui faisait alors un voyage en Allemagne, comptait voir à Vienne le cardinal de Rohan, ambassadeur de France. Il y avait donc complot. Guibert, Favier, Dumouriez et le chevalier de Ségur, qui servait naguère d'aide de camp à Dumouriez et qui transmettait secrètement sa correspondance à Monteynard, étaient d'accord pour culbuter d'Aiguillon. J'espère, disait Favier en son langage familier, que Broglie est un bon chien, qu'il prendra son gibier, et je serai bien aise d'en tirer pied ou aile. Dumouriez se flattait, si la guerre éclatait, d'être le second de Maillebois qui serait, sous les ordres du prince de Condé, chef de l'état-major.

Il quitta Paris au commencement de mai 1773 et passa d'abord un mois à Bruxelles. Puis il gagna Hambourg où il s'amusa. Il n'était plus question de secourir la Suède les deux factions qui divisaient ce royaume, les chapeaux et les bonnets, s'étaient accommodées.

Le jeune colonel ne cessait pourtant de correspondre soit avec Monteynard soit avec Favier, Ségur et Guibert. Mais s'il écrivait en chiffre à Monteynard, il écrivait en clair à ses amis, sans autre précaution que celle de désigner les personnes par des sobriquets transparents. Broglie était le petite ami à cause de sa petite taille ; Guibert, le connétable à cause de sa tragédie sur le connétable de Bourbon ; Rohan, le blondin, à cause de sa chevelure blonde dont il prenait un soin ridicule ; d'Aiguillon, le vilain ; le roi, le directeur de la librairie ou le sergent-major ; le complot, la triple alliance ou la coalition. Rien de plus aisé pour la police, si elle surprenait les lettres, que de deviner de tels surnoms.

Ces lettres étaient très intéressantes. Nos amis parlaient de toutes choses à cœur ouvert. Dumouriez disait que les philosophes n'avaient que de l'orgueil, que s'il était ministre, il aurait leur plume à ses ordres en caressant leur amour-propre, qu'il les laisserait voyager en ordonnant à ses ambassadeurs de brûler de l'encens sur leur passage et, qu'en revanche, ces messieurs brûleraient leur encre sur ses autels.

Un trait remarquable de cette correspondance, c'est son patriotisme. Du dehors, nos Français jugent la décadence de leur pays profonde et irrémédiable. Guibert mande tristement à Dumouriez que le nom de Français n'est plus une parure, qu'il n'ose plus se vanter d'être Français : J'ai vu les trois grandes puissances qui balancent les destinées de l'Europe ; nous, nous sommes morts. Dumouriez trouve que la France, victime de son malheureux gouvernement, est en léthargie. Plus que jamais il prévoit une révolution : Le mouvement a été si rapide que les événements de dix ans se sont accumulés en trois ans, et il pense que cette révolution éclatera en 1775, qu'elle sera précédée d'une grande guerre, que les barbares envahiront de nouveau la Gaule, mais que, cette fois, ils joindront à la grossièreté et à la férocité la prétention des connaissances.

Il se montrait bien supérieur à Favier par la noblesse des sentiments et s'irritait de ne rencontrer autour de lui, même chez les gens les plus élevés, que des âmes molles. En un temps d'intrigue, où chaque ministre voulait avoir des créatures et non des agents, en un temps où tout le monde portait la livrée, où le laquaïsme était une vertu, il jurait de n'être la créature et le laquais de personne, de ne porter la livrée de personne il resterait un homme libre, et une époque viendrait qui demanderait des hommes libres, des hommes braves, capables de soutenir l'honneur faiblissant de la nation.

Cette mâle fierté plaisait à ses amis et les réconfortait. Un d'eux assurait que Dumouriez avait, par ses martiales exhortations, développé en lui un germe d'énergie étouffé jusqu'alors ; il se félicitait de connaître Dumouriez et de savoir ce que Dumouriez avait fait ou projetait de faire ; il souhaitait de suivre le même chemin aussi peu battu qu'honorable ; ce chemin, disait-il à Dumouriez, peut te mener à tout ! De telles paroles, même inspirées par l'amitié toujours partiale, ne prouvent-elles pas que Dumouriez n'était pas un homme ordinaire ?

Mais, en attendant qu'il pût arriver à tout, il était à Hambourg, surveillé, entouré d'espions du duc d'Aiguillon. Dans la nuit du 31 août, il fut arrêté par l'envoyé de France, qui lui présenta l'inspecteur de police d'Hémery, homme fort aimable et fort doux. D'Hémery avait ordre de l'emmener. Le 13 septembre, Dumouriez était incarcéré à la Bastille ; six jours auparavant, Favier fit Ségur l'y avaient précédé.

 

Tous les papiers de Dumouriez avaient été saisis et remis à d'Aiguillon. Le duc fut ravi de l'aubaine. Il allait donc écraser ses ennemis ! Il allait ruiner la confiance du monarque dans le comte de Broglie, détruire cette correspondance secrète que Louis XV entretenait en dépit de ses ministres ! Aussi, il ne manqua pas de s'indigner du ton railleur et irrespectueux que prenaient Dumouriez, Favier et Ségur, lorsqu'ils parlaient du roi et de la cour. Il jeta feu et flamme, et, comme disait Louis XV, il tomba fort sur Monteynard et sur Broglie. Évidemment, ces deux hommes étaient de connivence ! Monteynard envoyait en Allemagne, à l'insu de ses collègues, ce fou de Dumouriez que Favier recommandait au prince Henri, ce Dumouriez qui voulait rompre l'alliance de la France avec l'Autriche et déchaîner la guerre ! Et Broglie ! Broglie avait une liaison intime avec ce Favier qui prônait la Prusse et accusait l'Autriche de causer tous les malheurs de la France Il se servait de Favier pour rédiger un mémoire qui prêchait une volte-face de la politique royale ; il tâchait d'embrouiller les affaires afin de se rendre indispensable ; il avait dans toutes les cours des émissaires chargés de décréditer d'Aiguillon, le ministre de Sa Majesté ! Et d'Aiguillon s'écriait : Le rang des conspirateurs ne les protégera pas ; on verra que je suis le petit-neveu du grand cardinal et je ne craindrai pas de rougir l'échafaud du sang le plus illustre !

Louis XV pouvait, d'un mot, faire taire d'Aiguillon. Il n'osa pas lorsque Broglie, perdant patience, écrivit au duc pour, le taxer de mauvaise volonté, le roi exila son confident à Ruffec, tout en lui ordonnant sous main de continuer la correspondance secrète ! Pourtant, il défendit à d'Aiguillon de perquisitionner chez le secrétaire de Broglie Vous ne trouveriez, dit-il, que des mémoires insignifiants qu'il m'envoie de temps à autre, et quand le duc proposa de nommer une commission d'enquête et désigna le conseiller d'État Marville et le maître des requêtes Villevault, vous nommerez aussi M. de Sartine, ajouta le roi, le lieutenant de police est commissaire-né, on ne peut l'exclure. Il comptait sur Sartine qui connaissait son secret.

Sartine fit tout ce qu'il fallait faire pour modérer le zèle de ses collègues et pour atténuer la gravité des accusations portées par d'Aiguillon. Le duc aurait volontiers impliqué dans le procès tous ceux dont il avait intercepté des lettres, Guibert, Bon, Marbeau, Châteauneuf ; il espérait montrer que la conjuration avait des affiliés dans toutes les cours. Sur l'avis de Sartine, la commission se contenta de traduire devant elle les trois prisonniers de la Bastille, Dumouriez, Favier et Ségur.

Dès son entrée à la Bastille, Dumouriez avait eu le frisson. On le mit au secret absolu ; on le logea dans la troisième Liberté, c'est-à-dire dans la chambre du troisième étage de la tour de la Liberté. Pas de livres ; pas de papier ni d'encre ; un vieux lit de serge ; une table de bois ; une chaise de paille ; une fenêtre étroite et garnie de deux barreaux de fer.

Mais le secret ne dura officiellement que huit jours. Le lendemain de son arrivée, Dumouriez reçut la visite du vieux gouverneur de la Bastille, le- comte de Jumilhac, qui, sans doute sur l'ordre du roi, adoucit le sort du prisonnier. Chaque matin, Jumilhac venait causer avec Dumouriez et lui conter la chronique galante de Paris. Durant six mois, il le choya, le régala ; il lui donnait quotidiennement des citrons et du sucre, du café, du vin étranger. Dumouriez avait cinq plats à dîner, trois plats à souper, sans le dessert, et sa pension coûtait à l'État dix livres par jour, ou vingt-cinq francs de notre monnaie. Il finit par être heureux à la Bastille pas un instant il ne connut l'ennui. Grâce à la complaisance de Jumilhac, il avait obtenu une autre chambre, commode et chaude, la plus belle du château, la chambre dite de la chapelle, parce qu'elle était sous la tour de, la chapelle. Quatre personnages qui furent décapités, le connétable de Saint-Pol, le maréchal de Biron, le chevalier de Rohan et le général Lally, l'avaient habité. Mais Dumouriez ne craignait pas l'échafaud. Sartine, qui le voyait chaque semaine, lui faisait envoyer des livres de toute sorte, et Dumouriez lut ainsi Stace et Silius Italicus. Avez-vous lu Stace ? disait-il en 1792 au duc de Chartres. — Non. Et Silius Italicus ? Pas davantage. Vous n'avez pas eu le temps de lire, vous n'avez jamais été à la Bastille !

Il lut des Voyages. Il lut les Mémoires de Beaumarchais contre Goezman et il les jugeait excellents ; ces Mémoires, disait-il, avaient par leur gaieté, par la sensibilité et par toutes les affections qu'ils exprimaient, enflammé son cœur et amusé son esprit.

Son bonheur fut complet lorsqu'il put avoir, outre ses deux domestiques, du papier, de l'encre et des plumes. Il fit un essai sur les voyages, un traité des Légions, un mémoire sur Hambourg et la Basse Saxe, que sais-je encore ? Tout cela en un mois. Il est homme, rapporte un contemporain, à écrire deux jours de suite sans débrider.

Vint l'interrogatoire des trois prisonniers. Le seul crime de Ségur était d'avoir plaisanté sur la présentation de la Du Barry à la dauphine. Il fut piteux il pleura, demanda pardon.

Favier exposa que ses relations avec le prince Henri de Prusse étaient connues de tout le monde. Quant au travail dont il parlait dans ses lettres, il l'avait entrepris pour le comte de Broglie qui désirait avoir sous les yeux un tableau d'ensemble de la situation politique et qui lui avait expressément recommandé de s'abstenir de toute personnalité ; le mémoire était donc purement historique. Il reconnut qu'il n'aimait pas le duc d'Aiguillon et qu'il avait souhaité d'opérer entre Broglie et Monteynard un rapprochement qui ne s'était pas produit.

Dumouriez se défendit avec autant d'adresse, et avec plus de bonne humeur. Il subit quatre interrogatoires. Sartine lui avait enjoint d'être discret, c'est-à-dire de ne pas révéler le secret du roi Dumouriez fut discret il répondit sans jamais se compromettre et sans jamais avouer qu'il voyageait par ordre de Sa Majesté. Il restait gai. Le soir de son entrée au donjon, il avait demandé du poulet. C'est vendredi, objecta le major. Vous avez charge de ma personne, répliqua Dumouriez, et non de ma conscience ; je suis malade, car la Bastille est une maladie, et je veux un poulet.

II a fait le portrait des trois commissaires Marville était grossier et goguenard ; Villevault, très faux et grand chicanier ; Sartine, fin et poli ; le greffier, un avocat aux Conseils, du nom de Beaumont, avait plus d'esprit qu'eux tous.

Dès le premier interrogatoire, Dumouriez se mit à railler.

Savez-vous, lui dit-on, pourquoi vous êtes à la Bastille ?

— Je m'en doute, répondit-il, mais la question sent l'inquisition. C'est moi qui défends. la place ; c'est à vous de tirer les premiers.

— Pensez-vous que nous voulions vous surprendre ?

— C'est assez de m'avoir pris.

— Pourquoi aviez-vous une lettre pour le prince Henri ?

— Favier, pour qui ce prince a des bontés, me l'avait donnée.

— Vous alliez faire des propositions à la cour de Prusse ?

— De quelle part ?

— De la part de Broglie et de Choiseul.

— Je ne comprends pas.

— Vous désiriez la guerre, comme Broglie et Choiseul la désirent, et ils vous avaient chargé de troubler l'Europe.

— Eh, croyez-vous que Broglie et Choiseul soient assez étourdis pour négocier ainsi de leur chef et sans ordre du roi avec la Prusse et que Frédéric irait changer sa politique sur les insinuations d'un petit colonel comme moi ?

— Avez-vous écrit au roi ?

— A quel roi ?

— Au roi de France.

— Jamais, et quand cela serait, est-ce un crime ?

— Lui avez-vous parlé ?

— Jamais.

 

Tel fut le premier interrogatoire, et Dumouriez, enhardi, demanda qu'on lui fit venir quelques livres de sa bibliothèque. Vous oubliez, remarqua Sartine, qu'avant de partir pour Hambourg, vous avez vendu vos livres et vos meubles ; il n'y a plus rien chez vous. La chose n'était pas vraie ; mais Dumouriez devina que Sartine craignait de trouver dans son logis des papiers compromettants.

Le deuxième interrogatoire porta sur la mission confiée à Dumouriez par Monteynard. Dumouriez répondit qu'il avait une mission du ministre de la guerre et qu'il rendait compte au ministre qui, sans doute, rendait compte au roi.

Haïssez-vous, lui dit Marville, le duc d'Aiguillon ?

— La question est-elle sérieuse ?

—Je vous ordonne d'y répondre.

— Osez la faire écrire et j'y répondrai.

— Elle n'a pas besoin d'être écrite.

— J'exige qu'elle soit écrite.

— Vous êtes un téméraire.

— Et vous, un brouillon. Mais, M. le greffier, n'écrivez rien de toutes ces sottises.

— Je n'ai garde, dit le greffier.

— Eh bien, reprit Dumouriez, je n'aime ni ne hais le duc d'Aiguillon que je connais fort peu. Mais, puisque j'ai l'espoir, en me défendant, de faire savoir au roi comment il est servi par son ministre des affaires étrangères, je vais déposer dans cet interrogatoire huit griefs contre sa conduite premier grief, abandon de la Pologne ; deuxième grief, abandon de la Suède ; troisième grief, liberté laissée à la Russie en Orient ; quatrième grief.

— Prenez garde, interrompit Sartine, tout ce que vous dites contre le duc d'Aiguillon, retombe sur le roi.

— J'ai appris du roi lui-même à distinguer sa personne sacrée de celle de ses ministres ; depuis dix-sept ans que je suis au service, Sa Majesté a disgracié ou renvoyé vingt-six ministres.

 

Dans l'interrogatoire suivant Marville montra les lettres de Ségur qu'il qualifiait d'affreuses ; un homme à qui Ségur écrivait des lettres pareilles, manquait sûrement de respect à son roi

C'est vous-même, répondit Dumouriez, qui manquez de respect à Sa Majesté ; il faut respecter les goûts du roi et ses plaisirs et les secrets de son intérieur ; un tel interrogatoire compromet le roi et blesse sa dignité.

Louis XV finit par intervenir. Il en voulait un peu à Dumouriez. C'est un fou, s'était-il écrié ; il veut la guerre dont je ne veux pas et la rupture d'une alliance que j'ai faite et qui subsistera tant que vivra l'impératrice. Mais deux fois par mois, Dumouriez lui écrivait pour demander des juges. Un jour, Louis XV dit négligemment à d'Aiguillon qu'il fallait terminer l'affaire Il y a longtemps que ces gens-là souffrent et ils ne sont guère coupables. La commission fit son rapport, et elle ne pouvait le conclure autrement Sa Majesté, disait-elle, connaissait désormais la correspondance de Dumouriez avec Monteynard ainsi qu'avec Favier et Ségur ; elle savait que le comte de Broglie avait des intelligences avec Favier et correspondait en pays étranger à l'insu du ministre duc d'Aiguillon ; toutes ces lettres précises et authentiques semblaient n'avoir qu'un même but déranger le système politique de l'Etat et entraîner une guerre générale.

D'Aiguillon triomphait. Après avoir renversé Choiseul, il avait la joie de l'égaler en pouvoir. Le pauvre Monteynard qui, durant le procès, était, selon le mot de Favier, comme un homme qui danse en sabots sur un fil d'archal, eut ordre de remettre le portefeuille de la guerre à d'Aiguillon. Le comte de Broglie resta confiné à Ruffec ; il eut beau dire au roi que le public le regarderait dorénavant comme un vil intrigant il fut victime de sa fidélité.

Mais d'Aiguillon n'osa pousser le procès à bout. Les trois prisonniers furent exilés, Ségur, au château de Camon en Languedoc, Favier à Doullens et Dumouriez à Caen.

Le colonel versa des larmes en quittant Jumilhac qu'il tenait, disait-il, pour le père le plus tendre, et qui, au dernier moment, sur le seuil même du donjon, l'obligea d'accepter un prêt de cinq cents louis. Qui croirait, écrivait alors Dumouriez, qu'on peut regretter la Bastille ? Rien n'est cependant plus vrai.

Le 8 mars 1774, un inspecteur de police, Marais, très honnête et obligeant, installa Dumouriez au château de Caen. Dumouriez avait un bel appartement et un jardin potager ; il était comme à la campagne ; il sortait quand il voulait ; il rendait des visites. Le 10 mai suivant, mourait Louis XV. Dumouriez écrivit aussitôt à Sartine un nouveau monarque excitait toutes les espérances et promettait un règne heureux ; au milieu de la joie publique, du rappel des exilés, du bonheur de la nation, Dumouriez serait-il seul oublié ? Trois ministres, Maurepas, Du Muy, Vergennes examinèrent l'affaire de la Bastille ; ils reconnurent l'innocence de Dumouriez, de Favier, de Ségur, et Louis XVI fit brûler toutes les pièces du procès.

Par le hasard de la lettre de cachet, Dumouriez avait retrouvé à Caen sa cousine, Marguerite de Broissy. Entrée dans un couvent d'hospitalières à Bayeux, Marguerite de Broissy était tombée malade ; elle avait dû rompre son noviciat. En 1770, lorsque Dumouriez, partant pour la Pologne, croyait de son devoir de lui offrir de nouveau sa main, elle répondait de nouveau, du pied de son crucifix, qu'elle avait renoncé au monde et que son cousin ferait bien de l'imiter. Retirée à Caen au couvent des Repenties, elle y vivait dans les pratiques de la plus haute piété. Dumouriez alla la voir. La petite vérole avait grossi ses traits. Comme tu es changée ! lui dit-il. Huit jours plus tard il apprit qu'elle avait la fièvre miliaire ; il la soigna pendant un mois, du matin au soir ; la malade ne recevait rien que de sa main. Finalement, lorsqu'elle fut convalescente, bien qu'il eût pour elle, non plus une passion fougueuse comme en 1763, non plus même de l'amour, mais simplement une très tendre estime, Dumouriez l'épousa. Ce fut le 13 septembre 1774 qu'eut lieu le mariage il fallut, pour obtenir les dispenses de proche parenté, verser au pape 3.200 livres.

Dumouriez alla passer sa lune de miel à Saint-Quentin, auprès de sa sœur l'abbesse de Fervacques. Les deux femmes ne s'accordèrent pas, et Dumouriez s'établit à trois lieues de Rouen. Mais, livrée à une dévotion outrée et minutieuse, Marguerite blâmait aigrement l'indifférence religieuse de son mari. Ses souffrances d'antan, la mort de deux enfants qu'elle perdit au moment de leur naissance, la rendirent chagrine et morose. Elle tenait de sa mère qui était, nous dit-on, très impérieuse et très égoïste. Elle devint insupportable à son entourage par la vivacité et la violence de son caractère. Elle força Dumouriez à renvoyer de vieux et fidèles serviteurs, même Turgis dit La Pierre, même Lamy dit Blondin, le postillon et le valet de chambre qui l'avaient suivi en Corse, en Pologne et jusque dans sa prison ; à renvoyer Baptiste Renard, élevé dans la maison et que Dumouriez regardait presque comme un fils. En quinze ans de ménage, elle eut cent vingt domestiques ! Il la soignait chaque fois qu'elle était malade, et il passa longtemps pour le modèle des maris. Pourtant ; il finit par se lasser de cette femme qui vieillissait et ne cessait de gronder, de se montrer mécontente. Dans un voyage à Paris, il connut une sœur de Rivarol, Mme de Barruel-Beauvert ou la baronne d'Angel, qui vivait séparée de son mari ; il l'aima, et bientôt sa liaison ne fut plus un mystère : Vous avez, lui écrivait Marguerite, une maîtresse affichée à Paris.

Il fallut rompre. Marguerite disait parfois qu'elle voulait rentrer au couvent. Dumouriez alors à Cherbourg avec elle la prit au mot et lui déclara qu'elle n'avait qu'à partir, à chercher une place dans un couvent de Normandie sous prétexte de rétablir sa santé. Elle regimba, fit un éclat un jour, dans son salon, et, comme on disait alors, dans une assemblée, à l'instant du jeu, devant le tout Cherbourg et, qui pis est, en présence d'étrangers, elle exposa ses griefs. Blessé au vif, Dumouriez écrivit qu'après un pareil scandale, la rupture était inévitable, que Marguerite avait coupé sans ménagement un lien qui devait être dénoué avec douceur. Elle répondit qu'elle ne trouvait pas de gîte dans les couvents. Il répliqua que sa résolution était irrévocable, qu'il allait vendre les chevaux, renvoyer le cocher et le cuisinier, supprimer tout le train de maison. Devant la ferme volonté de Dumouriez qui s'engageait du reste à lui servir une pension de 5.000 livres, elle s'inclina. A la fin de janvier 1789 elle quittait Cherbourg pour se retirer à Saint-Germain-en-Laye où elle mourut en 1807 ; Dumouriez n'apprit sa mort qu'en 1814.

Mme d'Angel vécut désormais avec lui ; elle fit les honneurs de sa maison et de sa table ; c'était une liaison admise et les généraux, les officiers présentaient leurs hommages à Mme de Beauvert. Dumouriez-la nommait sa biche ; elle lui répondait qu'elle était sa tendre, constante et fidèle biche. Mais, la biche se fatiguera de l'émigration ; elle reviendra en France et abandonnera Dumouriez qui passera ses dernières années avec la femme d'un Piémontais, M. de Saint-Martin, dont il avait fait son aide de camp.

 

De 1775 à 1778 Dumouriez fut un des officiers de mérite et de distinction que les ministres successifs de la guerre employaient à des tournées et reconnaissances utiles au service.

Ces ministres étaient Du Muy, Saint-Germain, Montbarey. Le jugement que Dumouriez porte sur chacun d'eux mérite d'être cité. Du Muy était un homme impartial, intègre, austère, un citoyen vertueux, un excellent ministre qui souffrait la contradiction. Saint-Germain avait après sa disgrâce vécu longtemps en Danemark, et Dumouriez pense qu'il avait perdu l'habitude de la France et surtout des Français, qu'il eut néanmoins de bonnes vues, mais qu'il fut arrêté dans sa réforme du militaire par les privilèges, par les grandes charges et par les protections, que les faiseurs dont il était entouré tronquèrent et morcelèrent ses plans, que ses ordonnances manquèrent de cohérence et d'ensemble, que la plupart ont été par suite inutiles et plusieurs, pernicieuses. Quant à Montbarey, il était très brave et très instruit.

Connu des ministres et apprécié par eux, Dumouriez eut donc les missions que recevaient alors les colonels qui ne commandaient pas de régiment et qui se destinaient à l'état-major des armées.

Nous le voyons en 1775 étudier en Flandre un projet de manœuvres prussiennes importé par le baron de Pirch et examiner les avantages ou les inconvénients d'un plan de redressement de la Lys dont les travaux, sur son rapport, furent suspendus.

Nommé en 1776 aide maréchal général des logis des côtes du Boulonnais avec une gratification annuelle de 6.000 livres et associé à La Rozière pour choisir un bon port dans la Manche entre Dunkerque et la Somme, il conseille d'établir un port de guerre, un port de roi, non pas à Ambleteuse, mais à Boulogne.

Lorsque la guerre est déclarée à l'Angleterre, il a ordre de servir en Bretagne sous La Rozière ; mais il répond que La Rozière suffit, et il rédige un court mémoire sur la défense du Cotentin. Le mémoire plaît au roi qui, à l'endroit où Dumouriez traite de Cherbourg, écrit de sa main Dumouriez commandant de Cherbourg. La nomination date du 1er mars 1778 ; l'emploi a été créé pour Dumouriez qui est, non pas officier d'état-major de place, mais colonel, et qui, n'étant que colonel, fut désigné par un De par le roi. Il touche 6.000 livres par an, tout en conservant ses pensions. Le 30 août suivant, il obtient comme gratification les six mois d'appointements qu'il a eus d'avance. Au mois d'avril 1785, lorsque le roi vient à Cherbourg, il reçoit une gratification extraordinaire de 1.500 livres et, un an plus tard, en 1786, une nouvelle gratification de 3.000 livres parce qu'il a dû louer et meubler une maison pour accueillir les personnes qui visitent Cherbourg et qui ne trouvent pas dans cette ville de création nouvelle la ressource d'une auberge supportable.

Dans le même temps il conquiert deux grades, celui de brigadier le 5 décembre 1781 et celui de maréchal de camp le 9 mars 1788. Ne sert-il pas d'une manière distinguée ? N'est-il pas, comme dit le duc d'Harcourt, l'homme de guerre actif, audacieux et intelligent dont Cherbourg a besoin, puisque Cherbourg excite chez les Anglais la plus vive inquiétude et sera le premier objet des hostilités ? Et Cherbourg, ce Cherbourg qui n'a ni enceinte ni fortifications, n'est-ce pas, selon l'expression de Dumouriez, un poste d'avant-garde, un poste de campagne confié à un officier supérieur détaché de l'armée et employé sur l'état de l'armée ?

Il ne cessait pas, en effet, de songer à la guerre. Il fit un projet d'attaque des îles de Jersey et de Guernesey et un projet d'expédition contre l'île de Wight. Il alla durant trois mois en 1779 servir comme aide maréchal général des logis, avec gratification de 3000 livres, dans l'armée qui se réunit à Saint-Malo, sous les ordres du maréchal de Vaux, pour menacer Plymouth. Mais M. de Vaux était usé et le plan d'opérations mal combiné ; Dumouriez annonça que l'armée ne s'embarquerait pas la descente n'eut lieu, comme disait Maurepas, que dans la culotte de M. de Vaux.

Du moins Dumouriez put-il à Cherbourg travailler en grand. Il commença par mettre le port à l'abri d'un coup de main ; de son chef, le plus souvent, il établit partout des canons. Cherbourg, ce mouillage des convois entre le Havre et Brest, cette auberge de la Manche, pouvait-il rester désarmé ? Puis, Dumouriez obtint qu'un port de guerre y fût creusé, et ses mémoires firent décider le procès qui depuis cent ans se débattait entre Cherbourg et la Hougue. Il dut abandonner le projet de Vauban, simple, raisonnable, qui paraissait trop mesquin, pour se rallier au projet de La Bretonnière, hardi, merveilleux, titanique, qui coûta quarante millions en six ans. Mais sous son commandement fut construite cette digue qui, telle qu'elle était, offrait derrière elle un vaste et sûr asile aux vaisseaux. Sous son commandement et grâce à ses soins, deux forts et une grande batterie fournirent à la rade de Cherbourg des moyens de défense puissants et presque inattaquables.

Il prétend dans ses Mémoires qu'il bâtissait une nouvelle Salente où il eût été heureux, comme Idoménée, de finir son existence. On croirait, à l'entendre, qu'il était très aise de vivre à Cherbourg, voyant s'augmenter la population de la ville, le nombre de ses maisons et de ses édifices ; observant les travaux du port et faisant des remarques qui ne plaisaient pas toujours ; proposant en vain de transformer en polders les marais des Veys et de les concéder à des patriotes hollandais ; lié de cœur avec de bons amis comme Dupuy et Potel, le curé des Pieux — qui voulait plus tard le suivre comme aumônier ; — sûr d'arriver bientôt sans intrigue et par l'ancienneté seule au grade de lieutenant général et aux décorations militaires. Il lit, écrit, médite. Il préside la Société académique et demande à ses membres d'utiles mémoires sur le Cotentin. Il traduit les Mémoires de Benvenuto Cellini, ouvrage peu connu et très original, et une Vie des lieutenants de Charles XII. Au milieu de ses livres il oublie, dit-il, Paris, ses spectacles, ses plaisirs frivoles. Il souscrit à la plus grande opération de librairie du temps, à l'édition des Œuvres complètes de Voltaire et il félicite Beaumarchais de son entreprise, lui rappelant qu'il a lu jadis, à la Bastille, avec une joie infinie les mémoires contre Gœzman, le priant d'excuser les propos inconsidérés et indiscrets qu'il a tenus lorsque l'amant de Mlle Ménard eut son affaire avec le duc de Chaulnes, regrettant le jugement injuste, précipité qu'il portait alors sur la conduite du brillant écrivain.

Faut-il le croire ? N'avait-il plus d'ambition ? Trouvait-il à Cherbourg le port où, selon la devise de Gil Blas, il narguait la fortune qui s'était assez jouée de lui ? Non. Il comptait encore sur la fortune, et il assurait qu'un maréchal de camp pouvait avoir la tête aussi bien faite qu'un maréchal de France ; qu'il n'était pas de ces hommes qui, lorsqu'ils s'élèvent à de grandes idées, se laissent appliquer sur le chef le couvre-feu de Guillaume le Conquérant.

C'est pourquoi il se livre aux plus violents exercices du corps ; pourquoi il étudie l'histoire militaire et les langues étrangères ; pourquoi il correspond assidûment avec ses amis de Paris qui lui donnent des nouvelles de la cour et lui retracent les événements de la Révolution. Car cette Révolution que Dumouriez prévoyait pour l'an 1780, elle éclate en 1789, annoncée déjà, ainsi que s'exprime le général dans ses Mémoires, par le désordre qui régnait partout et par les assemblées de notables que le ministère convoquait comme pour essayer la nation. Les amis de Dumouriez, La Touche-Tréville et autres, lui mandent donc que tel et tel a été élu aux États Généraux que Fréteau l'emporte à Melun sur le duc du Châtelet que Guibert essuie à Bourges une rude avanie et entend la noblesse lui crier insolemment qu'il a bouleversé le militaire et traité les Français à l'allemande ; que la populace a saccagé la maison de Réveillon et lutté furieusement contre les troupes ; que Lamoignon s'est tué dans son parc de Bâville ; qu'on remarque aux États Généraux le costume gothique d'un vieux paysan superbe ; que le clergé biaise comme toujours ; que plusieurs membres de la noblesse ont insulté le tiers état ; mais que le tiers état, fort uni, garde un silence imposant. Quelques semaines plus tard, ces amis mandaient à Dumouriez que l'Assemblée nationale jetait les aristocrates dans l'étonnement, dans une rage aigre et sourde ; que la noblesse ignorante et hautaine ne pouvait imaginer une société sans privilèges et sans fiefs ; que son mécontentement ferait bientôt explosion ; que les plus déraisonnables et les plus fous étaient les parlementaires et les financiers nobles de père en fils depuis dix-huit mois ; que le premier jet de la liberté était une licence affreuse ; qu'on ne savait quel était le plus barbare du seigneur à donjon ou du paysan qui, en ce moment, se vengeait d'une oppression de plusieurs siècles ; que les soixante districts de Paris semblaient des synagogues anarchiques, qu'on ne s'y entendait plus et que le président, pour ramener le silence, faisait battre la caisse par un tambour qui se tenait à ses côtés ; que la Constituante même, cette cohue, n'avait d'autre point de ralliement qu'un mot vide de sens, le mot de liberté qu'elle n'avait pas encore défini ; qu'elle rendait la banqueroute inévitable ; qu'elle perdait le royaume au lieu de le sauver.

Le commandant de Cherbourg suit ainsi très attentivement la crise. Il apprend avec douleur la disgrâce de Guibert, son vieil ami et camarade ; il tâche de le consoler ; il l'exhorte à se faire un asile philosophique, à rentrer dans le port, à ne plus s'exposer à l'ingratitude des hommes, à ne plus se rembarquer et, sans se laisser primer par le chagrin, à cultiver les lettres et l'amitié, parce que le reste est bien futile. Mais il n'a garde de prendre le parti qu'il conseille à Guibert ; sa bibliothèque ne lui suffit pas ; il préfère Paris à Cherbourg Attends les circonstances, écrit-il à Guibert, elles se représenteront ; le travail que tu fais sur toi-même, te rendra plus fort pour braver de nouveaux orages puisque ta destinée est de mener une vie agitée. Ces paroles s'appliquent à Dumouriez. Il attend les circonstances et il se doute qu'elles se présenteront sous peu ; il sait que sa destinée est de mener une vie agitée, et cette idée ne lui déplait pas ; il s'apprête gaillardement à braver les orages. Ne disait-il pas en 1788 au duc de Beuvron qu'il ne végéterait plus longtemps à Cherbourg et qu'il irait faire fortune à Paris où se préparait un grand mouvement ? N'écrivait-il pas au mois de septembre 1789 à La Rozière qu'une coalition de rois se produirait inévitablement et que les hommes qui, comme lui et La Rozière, avaient percé par leurs talents, deviendraient les chefs dont la nation aurait besoin pour défendre sa liberté ? Il a déjà cinquante ans ; mais c'est, selon lui, l'âge de la vigueur, l'âge de l'expérience, et il ne croit pas que ce soit trop tard pour sortir du subalterne.