LA CAMPAGNE DE L'ARGONNE (1792)

SECONDE PARTIE. — LA RETRAITE DE BRUNSWICK

 

CHAPITRE VII. — LILLE ET THIONVILLE.

 

 

I. Félix Wimpffen. La place de Thionville. Sa garnison. Sommations. Bombardement. Blocus. Krieg, Moreau, Sémélé, Hoche. Les enfants de la Fensch. — II. Les Autrichiens en Flandre. Leurs premiers succès. Le corps du duc de Bourbon. Lille. Les travaux du siège. La sommation. Bombardement. Héroïque constance de la population. Les renforts. Levée du siège.

 

I. Les Prussiens et leurs alliés rebroussaient chemin vers la frontière et suspendaient une campagne qu'ils n'étaient pas en état d'entreprendre. Il reste à dire comment ils furent repoussés devant deux places qu'ils n'étaient pas en état d'assiéger : Lille et Thionville.

 

Le commandant de Thionville était le baron Félix-Louis de Wimpffen. Successivement lieutenant en second au régiment d'infanterie de Deux-Ponts (1757), lieutenant en premier (1759), capitaine (1766), et colonel en second (1776) au régiment de La Marck, brigadier (1784), maréchal de camp (1788), il avait pris part à la guerre de Sept-Ans, à la campagne de Corse, aux sièges de Mahon et de Gibraltar. Député du bailliage de Caen aux Etats généraux et membre du comité militaire de la Constituante, il avait reçu depuis le 18 mai 1792 le commandement de Thionville. Il n'était, dit Dubois-Crancé qui le connut de près, ni aristocrate, ni patriote ; il n'a jamais eu que son intérêt personnel en vue, et il cachait, sous la bonhomie d'un Allemand, toute la finesse d'un Gascon[1].

Les princes français comptaient que Wimpffen leur livrerait Thionville et certainement il avait prêté l'oreille à leurs propositions. Il entretint, pendant le siège, par l'intermédiaire du graveur juif, Joseph Godchaux, de secrets rapports avec le comte d'Artois et le maréchal de Broglie. Un an plus tard, il dirigeait la petite armée des Girondins, choisissait Puisaye pour chef d'état-major et ne cachait ni à Louvet ni à Buzot ses inclinations royalistes[2].

Le gouvernement connut les menées de Wimpffen, mais il n'osa les punir. Il le nomma lieutenant-général (20 août) et, après le siège, sur la proposition de Kellermann, l'envoya prudemment dans l'intérieur, à Bayeux, commander l'armée des côtes de la Manche.

Wimpffen aurait probablement rendu Thionville, si les assiégeants avaient eu l'air de l'assaillir sérieusement. Ils ne déployèrent devant la place que les moyens d'attaque les plus misérables et ne firent qu'un simulacre d'investissement. Wimpffen garda son poste et répondit aux émigrés à coups de canon[3].

Thionville est dans une petite plaine que bornent à l'ouest des collines couvertes de bois, à l'est la Moselle, au sud, un affluent de la Moselle, la Fensch. C'était alors une des meilleures places de la frontière française[4]. Les fortifications de la ville se composaient de onze bastions réguliers, couverts par quelques travaux avancés. Un grand ouvrage à cornes défendait là porte de Luxembourg. La rive droite de la Moselle, reliée à l'autre bord par un pont de bois aux piliers maçonnés, était protégée par une couronne et par un fort qui commandait les routes de Sarrelouis et de Trêves[5].

La garnison comprenait le 103e régiment d'infanterie, les dépôts du 2e, du 6e et du 58e, ceux du 13e dragons et du 12e chasseurs, un bataillon de grenadiers, le 1er bataillon des Ardennes, le 1er de la Creuse, le 2e de Seine-et-Marne, le 3e de la Moselle, le 46 de la Meurthe, et deux compagnies d'artillerie, en tout 5.400 hommes[6].

Le 29 août, 9 bataillons et 12 escadrons qui formaient la première colonne du corps autrichien de Hohenlohe-Kirchberg, investirent la forteresse et s'établirent soit au camp de Richemont, évacué cinq jours auparavant par Luckner, soit à Meneville et sur les deux bords de l'Orne. Une seconde colonne, forte de 4 bataillons, de 8 escadrons, d'une compagnie de sapeurs et de l'artillerie de réserve, se posta sur les hauteurs de Guentrange. Brunswick avait désigné ce point comme le plus favorable à l'emplacement des batteries. Mais Hohenlohe-Kirchberg jugea que son artillerie serait trop loin de la forteresse ; il la transporta au sud-ouest de Thionville, à Beauregard.

La petite armée des émigrés rejoignit les Autrichiens le 3 septembre et campa sur la rive droite de la Moselle, à Basse Yütz et à Haute Yütz.

Une première sommation fut envoyée, le 4 septembre, à Wimpffen. Elle était libellée au nom des princes, frères du roi, et engageait la garnison et les habitants à suivre l'exemple de Longwy et de Verdun. Wimpffen répondit qu'il ignorait ce qui se passait en France, que les citoyens et la garnison étaient fidèles à la nation, à la loi et au roi, qu'ils dépendaient au reste des autorités établies à Metz, et ne pouvaient recevoir d'ordres que d'elles.

Cette réponse assez ambiguë provoqua une seconde sommation (5 septembre). Vous ignorez ce qui se passe en France, disaient les princes à Wimpffen, on a violé la personne sacrée du roi, on le tient emprisonné et menace ses jours ; nous vous adressons un exemplaire de la déclaration du 25 juillet, et vous exhortons à ne pas vous exposer aux exécutions militaires qui y sont annoncées. Les habitants de Longwy ignoraient, comme vous, ce qui s'était passé dans la capitale ; ils ont frémi en l'apprenant et se sont empressés de déposer entre nos mains l'expression de leurs sentiments. Hâtez-vous de faire les mêmes protestations. Wimpffen répondit, non pas aux princes, mais à l'armée impériale et prussienne : Nous gémissons avec vous, écrivait-il, sur les maux qui affligent la France. Nous ne partageons et ne partagerons jamais les crimes qui souillent les annales de notre révolution. Mais, citoyens français, nous sommes tout aussi peu disposés à nous soumettre au despotisme que vous nous offrez, et les princes savent bien, qu'à part opinion, un ensemble de gens d'honneur ne posent point les armes sur des invitations qui ne sont que des menaces.

Hohenlohe-Kirchberg se résolut à bombarder la ville. Il fit établir, dans la nuit du 5 au 6 septembre, deux batteries, l'une à la chapelle Sainte-Anne, sur la rive gauche de la Moselle, l'autre à Haute Yütz, sur la rive droite. Mais il fallut les avancer à quatre cents pas du glacis, au milieu d'une pluie battante, sur une terre détrempée, et les couvrir autant que possible par des gabions. Le bombardement ne dura pas deux heures, et les grenades autrichiennes n'allumèrent dans Thionville que trois petits incendies qu'on éteignit aussitôt. Les artilleurs de la place avaient riposté vigoureusement ; couchés à côté de leurs pièces, ils attendirent avec patience le premier coup de canon ; dès que s'ouvrit le feu, les batteries de la ville et du fort tirèrent sur l'assiégeant. Trois artilleurs ennemis furent tués sur leurs pièces ; huit autres, dont un major et un lieutenant, étaient blessés ; le prince de Waldeck eut le bras gauche emporté : J'emploierai l'autre, dit-il, à rétablir le roi de France sur son trône.

Les émigrés n'eurent pas une meilleure fortune. Le maréchal de Castries canonnait le fort et le pont de la rive droite. Mais il n'avait que les deux pièces de 4 du régiment de Berwick que servaient les officiers du corps royal de l'artillerie des colonies. Ridicule démonstration, s'écrie Marcillac, contre une place régulièrement fortifiée ![7]

Cet échec consterna les princes. Ils écrivirent à Hohenlohe-Kirchberg, le soir du 6 septembre : Manquer Thionville est peu de chose en soi-même ; mais que la première place attaquée par l'armée, aux ordres de Votre Altesse, n'ait pas été prise, est beaucoup pour l'opinion publique. Serait-il dit qu'au moment où Luckner abandonne Thionville à ses propres forces, nous renoncerons à prendre la place ? Non, Votre Altesse n'y peut consentir ; mais le temps passe, nous la conjurons d'envoyer sur-le-champ à Luxembourg l'ordre de faire avancer l'artillerie que nous lui demandons. On devait donner aux émigrés deux nouvelles pièces ainsi qu'un mortier, et déjà Crossard et deux autres officiers d'artillerie allaient reconnaître les chemins. Mais le maréchal Bender refusa d'envoyer aux princes un seul canon[8]. Hohenlohe-Kirchberg dut se rendre à Clermont pour masquer les Islettes et quitta son camp le 10 septembre. Il ne resta devant Thionville qu'un corps très faible, commandé par le feld-maréchal comte Wallis ; 3 bataillons et 3 escadrons, sous le général Einsiedel, observaient la place ; 4 bataillons et 3 escadrons, sous le général Schröder, campaient à Richemont[9]. Les princes partirent en même temps que Hohenlohe-Kirchberg, pour joindre l'armée prussienne avec leur cavalerie ; ils ne laissèrent devant la forteresse que l'infanterie sous les ordres du maréchal de Broglie[10].

Le siège de Thionville se transformait en blocus, et, selon le mot de Marcillac, en un blocus mal établi. -Il n'offre plus aucun incident remarquable. La garnison fit plusieurs sorties dans lesquelles se signala le futur général Krieg, qui devait prendre le commandement de la place après le départ de Wimpffen et de son successeur Saint-Hillier. Krieg était entré au service en 1756, et Kellermann venait de lui donner le brevet de lieutenant-colonel ; il surprit des postes, enleva des voitures de fourrages et détruisit un magasin de vivres[11]. A ce siège se signalèrent encore René Moreaux qui commandait le 1er bataillon des volontaires des Ardennes et assiégea Luxembourg en 1795 ; Sémélé, officier au 3e bataillon de la Moselle et, plus tard, lieutenant-général ; Hoche, qui servait comme lieutenant dans le 58e régiment. Hoche et Sémélé, dit un historien, allaient faire le coup de feu avec les vedettes[12].

La population de Thionville avait autant de bonne volonté que la garnison. Elle était résolue à ne pas capituler ; nous ferons plutôt sauter la ville, écrivait le père de Merlin. Les enfants de la Fensch, comme se nomment les Thionvillois, placèrent sur le rempart un cheval de bois avec une botte de foin dans la bouche et cette inscription : Quand le cheval mangera ce foin, Thionville se rendra. Les femmes dansaient autour des batteries. Jamais, raconté un témoin oculaire, on n'avait vu une ville aussi tranquille et aussi gaie. Les canonniers de la garde nationale ne tiraient qu'à de rares intervalles, le soir, après le souper, et le matin, après le coup d'eau-de-vie. Mais ils étaient convenus de former une masse et de donner un prix à celui d'entre eux qui viserait assez juste pour démonter une pièce ou renverser un homme ; celui qui manquait, payait une amende[13].

L'ennemi est plus sur la défensive que sur l'offensive, écrivait Wimpffen le 29 septembre à Kellermann. Je suis plus tranquille qu'on ne l'est à Paris, et les coups de canon que je tire de temps à autre, ne sont que pour éloigner les curieux et les patrouilles un peu fortes, ou bien pour soutenir de petits enlèvements de bois où de fourrages.

Tel fut ce siège qu'un émigré nommait plus tard une mystification. Il ne fit pas une victime parmi les assiégés. Le bombardement, qui ne dura que deux heures et demie (nuit du 5 au 6 septembre), ne brûla pas une toise de toiture et ne causa pas pour dix écus de dégât[14]. Un détachement de volontaires de Brest se trouvait dans la place ; il reconnut les officiers qui servaient dans le corps de la marine et les salua par des injures en vrai style de matelot ; ces invectives, dit Las Cases, furent le plus grand mal qu'on se fit réciproquement[15].

Les bulletins triomphants de Wimpffen et les discours emphatiques de Merlin avaient trompé l'opinion sur la vigueur et la durée de la défense. Toute la France crut alors que Thionville luttait à outrance contre les ennemis et faisait, une de ces résistances héroïques et désespérées qui méritent place dans l'histoire. Mais ce siège retarda les opérations des alliés et rendit le courage à la capitale et aux provinces[16]. La Commune de Paris arrêta que la rue Dauphine prendrait le nom de rue de Thionville. La Convention fit donner aux habitants un secours de 30.000 livrés, et placer dans la salle de ses séances, à côté des drapeaux enlevés à la garnison de Spire et à l'armée piémontaise, les boulets autrichiens que lui offrirent les Thionvillois. Le 19 septembre, pendant le blocus, la municipalité de Metz avait loué dans une adresse la bravoure de ses voisins ; la qualité de citoyen de votre ville, disait-elle, deviendra désormais un titre dont les Français seront aussi jaloux que les peuples le furent de celui de citoyen de Rome. Le 14 octobre, une députation de Messins alla féliciter la population de Thionville et lui porta une couronne civique qui fut promenée dans les rues et sur les remparts, aux sons de la musique[17].

 

II. Les Autrichiens, commandés par le duc Albert de Saxe-Teschen, avaient fait d'abord de petites conquêtes. Le départ de Duval et de Beurnonville laissait la Flandre à leur discrétion. Il ne restait dans le nord que 9.000 hommes, sous les ordres du lieutenant-général Moreton. Le feld-maréchal La tour franchit la frontière le 5 septembre ; il enleva les postes de Lannoy et de Roubaix ; il prit les retranchements que les Français avaient élevés à Warneton, sur la Lys, et la petite ville de Comines ; il détruisit à coups d'obus quatorze bateaux chargés de vivres et de munitions. Moreton gardait encore le camp de Maulde avec onze bataillons et deux escadrons ; il jugea la position intenable et se retira le 7 septembre derrière la Scarpe, entre Bruille et Saint-Amand. Mais Latour attaqua son arrière-garde à Mortagne et à Château-l'Abbaye. Moreton se retira de nouveau sous les murs de Valenciennes, pendant que les Impériaux se rendaient maîtres de Saint-Amand et d'Orchies (8-10 sept.). Les avant-postes autrichiens poussaient jusqu'aux environs de Condé dont le gouverneur ouvrait les écluses[18].

Mais le duc Albert voulait prendre Lille, et non Condé. Il lui semblait aisé de faire tomber la principale barrière du nord de la France ; comme Brunswick à Verdun et à Longwy, il terrifierait la bourgeoisie de la ville et enlèverait la capitulation à force de bombes. Il oubliait qu'il ne disposait, comme le reste des alliés, que de moyens insuffisants. Lorsque le corps de Beaulieu, qui venait de Mons, eut fait sa jonction avec le corps de Latour, les forces autrichiennes comprenaient 11 bataillons, 4 compagnies légères et 42 escadrons, c'est-à-dire 11.000 fantassins et 1.840 cavaliers. Ce n'était pas assez pour investir une ville d'un périmètre très considérable, et pour vaincre une garnison qui recevrait des renforts tous les jours. Le pare d'artillerie ne renfermait que 50 canons et 42 mortiers ; encore étaient-ce de vieilles pièces ramassées de tous côtés dans les châteaux et les villes des Pays-Bas et mises tant bien que mal en état de servir ; vingt sortaient de l'arsenal d'Anvers ; six petits mortiers avaient été tirés de la citadelle de Namur[19].

L'armée du duc Albert se mit en marche le 24 septembre. Elle laissa 14 compagnies à Mons, et entre Mons et Maubeuge la division du feld-maréchal Lilien. Le colonel Kheim demeurait à Saméon avec 2 bataillons, 3 compagnies légères et 6 escadrons pour observer les garnisons de Valenciennes, de Douai, de Condé. Le corps d'émigrés que commandait le duc de Bourbon, restait cantonné près de Namur.

Ce corps de 4.000 hommes avait voulu se joindre aux troupes de Clerfayt qui faisaient la guerre en Champagne. Mais le feldzeugmestre déclara que ce secours lui serait inutile et qu'il ne pourrait l'accepter sans l'autorisation de l'empereur et du généralissime. Le duc de Bourbon n'avait pas de canons ; il demanda les pièces qu'on prendrait aux Français et offrit de les rendre après la campagne. Saxe-Teschen les lui refusa. Le duc Albert ne permit même pas aux émigrés d'entrer dans Namur ; ils durent s'établir aux environs. Deux témoins oculaires, le baron de Franclieu et le chirurgien Brillouet, ont retracé la triste situation de cette troupe qui s'intitulait la noble armée française commandée par Mgr le duc de Bourbon.

Nous sommes partis de Huy le 13, dit Brillouet, pour nous rendre à Marche-en-Famine par un temps épouvantable. Il fallait voir cette noblesse orgueilleuse marcher dans la crotte, lu havresac sur le dos, et camper dans les boues sous de mauvaises tentes de toile claire faites à Liège, à crédit. Une grande partie est v...... ou galeuse ; une autre, composée de vieillards, est accablée de catharres et de pituites ; une autre ; de mauvaises têtes qui, à cause qu'ils ont l'honneur d'être gentilshommes, ne se croient pas faits pour être menés comme des soldats. Personne n'est à sa place, chacun déserte le camp comme bon lui semble, pour se jeter dans les maisons. Cette armée traîne avec elle une quantité prodigieuse de bagages dont ces luxurieux ne peuvent se passer à la guerre même et au sein de la plus grande misère. Si jamais elle est attaquée à la surprise par 1200 hommes seulement, elle sera ou tuée ou faite prisonnière[20].

Le baron de Franclieu écrivit le journal de la campagne ; il suffit d'en extraire quelques lignes :

L'armée était en grande partie sans armes, dénuée d'argent, sans tente, sans munitions. Le temps et la pluie et le vent froid et fort du nord fit beaucoup souffrir l'armée. Les villages n'offraient aucune ressource. On cantonna la plupart des compagnies à Marche-en-Famine et la cavalerie dans les villages... Il a presque toujours plu... La petite quantité de bottes de paille n'a pas permis celle des tentes qui sont un fumier[21].

 

Lille passait pour le chef-d'œuvre de Vauban. Sa citadelle, entourée d'un double fossé et d'un double chemin couvert, formait un pentagone régulier, armé de cinq bastions et de courtines protégées par des tenailles en terre. Les angles rentrants de l'avant-fossé étaient garnis, du côté. de la campagne, par sept demi-lunes. La ville elle-même avait une enceinte que défendaient quatre ouvrages à corne et quatorze bastions couverts de demi-lunes et de tenailles. Elle renfermait de grands approvisionnements. La garnison comptait 7 à 8.000 soldats de ligne et volontaires, 1.200 cavaliers et 132 canonniers[22]. Elle avait à sa tête le maréchal de camp Ruault. Le génie était commandé par le maréchal de camp Champmorin, le lieutenant-colonel Garnier et le capitaine Marescot ; l'artillerie, par le lieutenant-colonel Guiscard ; la garde nationale de la ville, par le brave Bryan[23].

On ne veut que résumer les principaux événements de ce siège mémorable. Le 24 septembre, les chasseurs tyroliens occupèrent Hellemmes, après avoir refoulé dans le faubourg de Fives un détachement de hussards et repoussé sur le soir un bataillon de volontaires qui revenait à la charge. Le centre de l'armée de Saxe-Teschen s'établit à Fiers ; l'aile droite s'appuyait à Mons-en-Barœul ; l'aile gauche s'étendait au delà de Lezannes.

Le lendemain (25 sept.), des partis autrichiens, commandés par le général Sziarrai, se glissant dans les faubourgs, obligèrent les grand'gardes de se replier sur la lunette de Fives et dans les chemins couverts. On dut se résoudre à livrer aux flammes le faubourg Saint-Maurice et celui de Fives où l'ennemi pouvait s'abriter. Mais le bataillon belge ne parvint à détruire le faubourg de Fives qu'après un combat obstiné qu'il soutint dans les rues contre les chasseurs tyroliens.

Cependant le feldzeugmestre Browne, chargé de diriger l'attaque, avait fait ouvrir les tranchées par l'ingénieur lieutenant-colonel marquis de Chasteller. Les travaux, entrepris avec la plus grande activité, furent achevés en quatre jours, malgré le mauvais temps, le petit nombre des pionniers et les sorties des assiégés. Le 26, les Autrichiens s'avançaient jusqu'à trois cents pas du faubourg des Malades, et le surlendemain, dans la nuit, ils avaient terminé les tranchées, établi cinq batteries de 29 pièces de canon, disposé les grils pour les boulets rouges.

Le 29 septembre, au matin, le major d'Aspre, suivi d'un trompette et de trois hussards, somma le commandant et le maire de rendre la ville. Les batteries, disait Saxe-Teschen, sont dressées et prêtes à foudroyer Lille, vous serez responsables envers les habitants de toutes les horreurs de la guerre. Ruault répondit que la garnison était résolue à s'ensevelir sous les ruines de la place, et le maire André répliqua, au nom du conseil de la commune : Nous venons de renouveler notre serment d'être fidèles à la nation, de maintenir la liberté et l'égalité, ou de mourir à notre poste ; nous ne sommes pas des parjures. Le parlementaire fut accompagné jusqu'à la porte Saint-Maurice par une population enthousiaste qui ne cessait de crier Vive la nation ! Vive la liberté ! Mort aux Autrichiens ! Une femme du peuple, saisie de rage, lança une brique dans le dos du trompette. Des plaisants attachèrent des cocardes tricolores à l'habit des hussards[24].

Le bombardement commence deux heures plus tard[25]. Une grêle de bombes, d'obus et de boulets rouges s'abat sur la ville. Le feu prend en divers endroits, aux casernes de Fives, à l'église Saint-Étienne, à l'église Saint-Sauveur dont la flèche élancée s'écroule avec fracas. Le quartier Saint-Sauveur, le plus peuplé de Lille, devient la proie des flammes. Plusieurs familles, réfugiées dans les caves, sont étouffées par la fumée ou écrasées sous les débris de leurs maisons. La consternation se répand partout. On né voit plus personne dans les rues et sur les places ; quelques habitants, soit malveillance, soit faiblesse, parlent déjà d'une capitulation prochaine ; Lille est en danger, écrit Labourdonnaye[26], les mouvements de la population et les maisons brûlées qui les augmentent, sont nos plus grands ennemis.

Mais le conseil de guerre fait publier à son de trompe la proclamation suivante : Défendez vos habitations des flammes. Soyez assurés, soyez absolument sûrs que la République, riche de ses vastes domaines et des propriétés des émigrés, fera rebâtir vos maisons, vous indemnisera de toutes vos pertes. Le conseil de guerre en prend de nouveau l'engagement au nom de la nation entière débarrassée de ses tyrans. Les membres du conseil du district écrivent au conseil du département qu'ils ne broncheront jamais[27]. Les exhortations des magistrats, l'exemple des soldats de ligne et des volontaires, l'amour de la patrie l'emportent chez les Lillois sur la frayeur du premier moment. Les uns se portent aux remparts ; les autres, postés sur les toits ou sur le seuil des maisons, s'efforcent d'arrêter nuit et jour les progrès de l'incendie. On s'accoutume au feu roulant des canons et des mortiers ; on voit venir les bombes ; on reconnaît les boulets rouges, on les saisit avec des pinces, des tenailles ou de grandes cuillers en fer fabriquées exprès, on les jette dans les ruisseaux ou dans des chaudrons d'eau placés à chaque étage et devant chaque porte. Dès qu'un projectile éclate dans une maison, les habitants du quartier accourent de tous côtés pour le ramasser et l'éteindre.

Les rues n'avaient pas été dépavées[28]. On les couvrit de couches épaisses de fumier qu'on arrosa d'eau à différentes reprises. On mit aussi de gros tas de fumier dans les greniers. On réunit un grand nombre de pompes qu'on dirigeait avec promptitude sur les endroits les plus menacés. On disposa de distance en distance des réservoirs d'eau. Les incendies devinrent plus rares et on s'en rendit maître aisément. Peu à peu les Lillois vécurent au milieu de la canonnade comme en pleine paix. On riait du danger, on devenait téméraire, on rivalisait de courage et de crânerie. Des femmes, des enfants se disputaient le périlleux plaisir de courir après les boulets ou d'arracher la mèche enflammée des bombes. Les scélérats, disait-on[29], ils n'auront pas la ville pour cela ! Un barbier ramassait un éclat de bombe et en faisait un plat à barbe pour raser ses clients, à l'endroit même où le projectile était tombé[30]. Le capitaine des canonniers lillois, Ovigneur, voyant sa maison incendiée, disait tranquillement qu'il restait à son poste et rendait feu pour feu. Un boulet perça le mur de la salle où s'était réuni le corps électoral et passa entre le secrétaire et le curé de Marchiennes ; je propose, s'écria le curé, de déclarer ce boulet en permanence, il témoignera de notre fermeté et de notre assiduité aux séances[31].

Le bombardement dura, sans se ralentir, du 29 septembre au 3 octobre. Pendant ces cinq jours 30.000 boulets rouges et 6.000 bombes, remplies pour la plupart de clous, de morceaux de fer et de mitraille, tombèrent dans la ville. Le ciel semblait embrasé, et à la lueur des incendies, les Lillois pouvaient lire le journal en pleine nuit comme en plein jour.

Mais l'investissement de Lille n'était pas complet. Vainement le colonel Mylius occupait Quesnoy sur Deule à l'aile droite des assiégeants et poussait des détachements de cavalerie sur la rive gauche de la rivière jusqu'au canal de Douai. Vainement le colonel Kheim envoyait ses hussards et ses uhlans jusqu'à Haubourdin. Faute de troupes[32], le duc de Saxe-Teschen n'avait pu former autour de la ville une barrière continue et ses positions ne s'étendaient que de la basse Deule — le Trou, la Madeleine, etc. — jusqu'à l'embranchement des routes d'Arras et de Douai. Son aile gauche était si faiblement couverte que le 27 septembre, 5.000 hommes des garnisons du Quesnoy, de Bouchain, de Valenciennes, de Douai, de Condé, commandés par le maréchal de camp Ferrand et traînant avec eux douze pièces de canon, s'emparèrent de Saint-Amand[33].

Lille conservait donc ses communications avec l'intérieur et recevait des secours dont l'ennemi n'osait empêcher l'entrée. Cassel lui envoyait treize rasières de blé et deux mille quatre cents pains ; La Ventie, quinze voitures de farine, et Cambrai, de la viande salée. Les villes d'Aire, d'Armentières, d'Arras, de Bergues, de Béthune, de Cassel, de Dunkerque, de Saint-Omer envoyaient leurs pompes[34]. Le 1er octobre, le maréchal de camp Lamarlière arrivait avec deux régiments d'infanterie, six bataillons de volontaires et trente-sept canonniers de Béthune. Le 4 et le 5 octobre deux autres régiments d'infanterie entraient dans la place. Le soir du 5, à huit heures, se présentaient devant le conseil de guerre six commissaires de la Convention, Daoust, Doulcet, Delmas, Duhem, Duquesnoy, Bellegarde ; ils annoncèrent que l'Assemblée avait voté un secours de six millions à l'héroïque cité.

Mais déjà les assiégeants se décourageaient. Ils manquaient de munitions, et leurs pièces étaient pour la plupart démontées ou hors de service à force de tirer. Dès le 2 octobre leur feu perdait de sa violence. Il reprit le 4, de huit heures jusqu'à onze avec une abondance effroyable[35]. Mais le 5, les Impériaux ne lançaient plus de bombes et de boulets rouges qu'à de rares intervalles ; ils chargeaient leurs pièces avec des pierres, des chaînes, des barres de fer. On dit même que les poids de l'horloge de Fives leur servirent de projectiles[36].

Le 6 octobre, le jour même où l'armée de Dumouriez quittait Sainte-Menehould pour marcher sur Vouziers et de là sur les Pays-Bas, le duc de Saxe-Teschen prenait le parti de lever le siège. Tout lui conseillait cette résolution : la supériorité de plus en plus évidente de l'artillerie de la place[37], les secours que les assiégés ne cessaient de recevoir, la nouvelle de la retraite des Prussiens et des succès de Custine. Dans la nuit du 7 au 8 octobre, les Autrichiens reculèrent derrière la Marque, à mi-chemin de Tournay. Ils ne perdaient que très peu de monde, car leurs tranchées avaient jusqu'à huit banquettes, et en certains endroits douze pieds du sommet du parapet jusqu'au fond. Leur bombardement fit de nombreuses victimes. Plus de sept cents maisons étaient brûlées et beaucoup d'autres criblées de boulets, il n'en est presque pas une, dit Marescot, qui ne porte des marques particulières du malheur général. Les faubourgs de Saint-Sauveur et de Fives n'étaient plus qu'un amas de décombres. Mais la défense de Lille avait offert à la France l'exemple du dévouement civique s'unissant au courage militaire. La résistance extraordinaire de cette place, écrivait Archenholz, où aucun tumulte ne se produisit sous la pluie des boulets rouges, où la population n'essaya même pas de forcer le gouverneur à capituler, est une sorte d'éloquence qui réfute les beaux discours des émigrés[38]. La Convention décréta que la ville avait bien mérité de la patrie, et la Commune de Paris arrêta que la rue Bourbon prendrait le nom de rue de Lille qu'elle a depuis conservé.

 

 

 



[1] Iung, Dubois-Crancé, I, 96. Wimpffen était né le 5 novembre 1744 à Minfeld, dans le pays de Deux-Ponts.

[2] Godchaux, mal payé, dénonça Wimpffen à la Convention (voir Arch. nat., AF, II, 281, les pièces relatives à celte affaire). Comparez sur les rapports de Wimpffen avec l'émigration, Vivenot, Quellen, II, 207. Esterhazy à Spielmann ; Kellermann à Servan (lettre confidentielle du 24 septembre, arch. guerre) ; Beaulieu, IV, 180 ; Neuilly, 49 ; d'Allonville, III, 73-74 ; Fersen au prince régent de Suède (Fersen, II, 33 et 362) ; sur le rôle postérieur de Wimpffen Louvet, Mém., édition Barrière, p. 269 ; sur le siège de Thionville, Teissier, Histoire de Thionville (Metz, 1828). Minutoli, Renouard, etc.

[3] Quant à moi, écrivait-il à Lavergne le 19 août, je reste in statu quo ; je n'ai rien dit, rien proposé à ma garnison, parce que je ne puis lui dire rien de fondé et rien d'avantageux ; j'attends les événements (Teissier, 469).

[4] Esterhazy à Spielmann, Vivenot, Quellen, II.

[5] Renouard, 139.

[6] Arch. guerre. Armée du Centre, état de situation du 3 septembre. Le 103e régiment, écrit Esterhazy, est un régiment enragé, son arrivée a rendu douteuses la position du commandant et l'espérance du succès.

[7] Marcillac, 109, et Crossard, I, 8.

[8] Il y avait des pièces de gros calibre sans affûts ; le peu qui restait n'avait reçu aucune réparation depuis 1749 et se trouvait tellement pourri qu'il eût été impossible d'en faire usage. (Nassau-Siegen, 341.)

[9] Gebler, art. cité, p. 71.

[10] Cp. Valmy, p. 91-92 et 260.

[11] Krieg aux véritables républicains, 1793, p. 11-13.

[12] Teissier, 464.

[13] Lettres à Merlin, Moniteur du 29 août et du 29 septembre ; d'Argens, 55.

[14] Wimpffen à Pache, 5 février 1793. Aussi les administrateurs de la Moselle refusaient-ils les 30.000 livres destinées à réparer les dommages qu'avaient subis les habitants de Thionville ; la Convention dut décréter qu'ils accepteraient la somme (23 décembre, Moniteur du 24).

[15] Las Cases, Mém., 20, et Mémorial, V, 227.

[16] Mallet du Pan à M. de Castries (Moniteur du 5 novembre), et Fersen, II, 34.

[17] Moniteur des 22 et 29 septembre, des 2, 24 et 27 octobre, du 6 décembre 1792.

[18] Œsterreichische milit. Zeitschrift, 1811, 297-298 : Des Herzogs Albert von Sachsen Teschen Vertheidigung der Niederlande par le capitaine J.-B. Schels, et Tableau historique, II, 145.

[19] Schels, art. cité, 299-301

[20] Arch. guerre, 16 septembre, lettre de Brillouet à Gadoile, datée de Marche-en-Famine — village, disait Neuilly (Souvenirs, p. 53), qui n'a pas volé son nom. Voir Invasion prussienne, p. 273, la peinture des émigrés de Coblenz et de ceux qui suivaient les princes en Lorraine et en Champagne.

[21] Arch. nat., AA, 61, journal du baron de Franclieu. Cp. Correspondance originale des émigrés, II, 191, lettre à d'Arthaud, Namur, 8 octobre. L'armée de Bourbon... ce fut, au luxe près, un camp de plaisance, et l'on n'y voyait que des femmes.

[22] La garnison de Lille se composait, au 5 septembre 1792, de 4 régiments de ligne : le 15e, le 24e, le 56e et le 90e ; de 4 bataillons de volontaires : le 1er de la Manche, le 1er et le 3e de l'Oise, le 4e de la Somme ; du 6e et du 13e de cavalerie ; d'un escadron de hussards ; de 132 hommes du 3e régiment d'artillerie. Le 11 septembre entra dans la place un bataillon de l'Eure ; le 14, un bataillon du Nord ; le 20, le 2e de la Somme ; le 21, un bataillon du Calvados et un autre du Pas-de-Calais, ainsi que le 2e des volontaires nationaux ; le 1er octobre, les 74e et 87e d'infanterie et 6 bataillons de fédérés (6e, 8e, 14e, 15e, 16e, 17e) ; le 4 octobre, le 22e d'infanterie ; le 5 octobre, le 19e d'infanterie. Voir sur le siège de Lille, sources françaises : le Journal précis de l'attaque de Lille, rédigé sous les yeux du conseil de guerre ; Blismon, Hist. du siège de Lille en 1792, Lille, 1842 ; Brun-Lavainne et Elie Brun, Les sept sièges de Lille, 1838 ; Derode, Le siège de Lille en 1792, 1842 ; journal du siège par Marescot (dans les Relations des principaux sièges militaires de Musset-Pathay, 1806, p. 209-226, et dans la France militaire d'A. Hugo, 1834, I, p. 13-16) ; sources allemandes : la Geschichte der Kriege in Europa, I, p. 114 et suiv. ; Œsterr. milit. Zeitschrift, 1811, I, p. 297 et suiv. ; Renouard ; p. 268-273.

[23] Ruault ne commanda qu'au 29 septembre, lorsque le lieutenant-général Duhoux fut appelé à Paris, mais il eut tout l'honneur de la défense. Son aide-de-camp était le capitaine Morand, qui fut un des meilleurs généraux de l'Empire.

[24] Blismon, 43 ; Derode, 34-35.

[25] A trois heures.

[26] Labourdonnaye à Servan, 29 septembre (arch. guerre) et relation de Marescot.

[27] Moniteur du 5 octobre.

[28] Pour ne pas ralentir les mouvements de la garnison.

[29] Moniteur du 5 octobre.

[30] Le fait est authentique. Le barbier se nommait Maes et la bombe éclata dans la rue du Vieux-Marché-aux-Moutons (Brun-Lavainne, p. 473, note).

[31] Moniteur du 5 octobre, et Brun-Lavainne, Annales des canonniers de Lille. Ces canonniers, qui méritaient leur renom de bravoure et d'adresse, formaient deux compagnies, chacune de 110 hommes, sous le commandement de Nicquet et d'Ovigneur.

[32] Il eût fallu, reconnaît Schels (art. cité, 304), 40.000 hommes, et l'on n'avait que 10.896 fantassins et 1.840 cavaliers.

[33] Cette expédition fut inutile. Les soldats se débandèrent, s'enivrèrent, pillèrent !es maisons. Il fallut appeler en soutien une réserve de 1.200 hommes que dirigeait Lamarlière. On craignit d'être attaqué par les Autrichiens du camp de Maulde, et par ceux d'Orchies et de Marchiennes. Il fallut évacuer de nouveau Saint-Amand (Moniteur du 1er octobre, lettre de Moreton).

[34] Dunkerque envoya cinq pompes en poste.

[35] Journal du conseil de guerre.

[36] Blismon, 51.

[37] Schels, article cité, p. 907

[38] Minerva, novembre 1792, p. 121.