I. Le camp des alliés. Les Prussiens à Hans et les Autrichiens a Valmy. — II. Détresse de l'armée. Manque de fourrages. Retards des convois. Le pain de munition. Décoction d'orge. L'eau de pluie. La dysenterie. Profond découragement des soldats. — III. Illusions persistantes des émigrés. Propositions de Nassau-Siegen. Conseil de guerre du 24 septembre. Le maréchal de Castries. Nécessité de la retraite.La situation de l'armée prussienne n'avait fait qu'empirer durant la négociation de Manstein. On vit le 21 septembre, au lendemain de la canonnade, que Kellermann avait pris une autre position pendant la nuit. Mais on n'osa l'inquiéter, et l'on essuya sans riposter quelques volées de canon que le général français envoyait aux alliés pour leur confirmer son arrivée sur leur flanc droit. On était, raconte l'auteur de la Campagne de France, placé sur le bord d'un immense amphithéâtre, en face de l'armée ennemie postée sur des hauteurs et formant un demi-cercle énorme ; entre les deux camps, des ruisseaux et des marais, sorte d'arène où les hussards des deux partis galopaient parmi les haies des jardins et les cabanes, tantôt avançant, tantôt reculant, agitant leur sabre, tirant d'inutiles coups de feu, fixant l'attention par un simulacre de combat[1]. On resta néanmoins dans la même position, non seulement, comme dit Gœthe, par point d'honneur et pour sauver les apparences, mais parce qu'on voyait encore sur l'Yvron et près du moulin de Valmy, les avant-postes ennemis. Enfin Brunswick fit un mouvement. L'armée française avait définitivement quitté le champ de bataille du 20 septembre ; sa cavalerie se portait entre l'Auve et l'Yèvre, et son infanterie élevait des retranchements près de Felcourt. Fallait-il passer l'Auve hardiment et attaquer le flanc gauche de Kellermann ? Mais le généralissime voulait moins que jamais livrer bataille. Nous étions, écrit Massenbach, réduits à la défensive, et nous n'avions même plus la moindre étincelle de cet esprit militaire qui cherche à se tirer d'un pas difficile par une action d'audace[2]. On prévoyait déjà la retraite ; on craignait de trop s'éloigner de Grandpré, d'où venaient les vivres de l'armée ; on résolut de demeurer entre la Bionne et l'Auve. Le 23 septembre, les Autrichiens de Clerfayt, portant des bottes de paille à la pointe de leurs baïonnettes, allèrent occuper le tertre de Valmy[3]. L'avant-garde de Hohenlohe s'établit à Maigneux et sur la hauteur de la Lune[4]. Le reste de l'armée prussienne campa sur l'Yvron et au pied de ce monticule autour du village de Hans, près de la Bionne. Le quartier général était au château de Hans, grande maison assez laide, avec un beau jardin dessiné à la française[5]. Il appartenait à la veuve de ce comte de Dampierre, égorgé le 22 juin 1791 par les gardes nationaux qui suivaient Louis XVI au retour de Varennes. Le duc de Brunswick habita la maison du chapelain. II. L'armée prussienne avait beaucoup souffert depuis son entrée sur le territoire français. Mais ce fut au camp de Hans, ou, comme l'appelèrent les Français, au camp de la Lune, qu'elle subit ses plus poignantes épreuves. Sur ces hauteurs chauves, dit un témoin de la campagne, sur ce sol crayeux et si blanc qu'on s'imaginait chaque matin qu'il avait neigé pendant la nuit, commença véritablement notre misère[6]. On avait trouvé, dès le lendemain de Valmy, dans les villages de Dommartin-sous-Hans et de Courtémont, assez de foin et d'avoine. Mais bientôt les fourrages manquèrent entièrement. On ne savait plus que donner aux chevaux qui devenaient maigres comme des squelettes ; notre cavalerie, écrit Lombard, aurait été la proie du premier qui l'aurait attaquée[7]. Le pain destiné aux soldats n'arrivait que très lentement. On le cuisait à Verdun, et les chariots de l'administration militaire le transportaient à Grandpré où les voitures régimentaires allaient le chercher. Mais les mauvais chemins retardèrent plusieurs fois les fourgons qui venaient de Verdun et de Grandpré. Les pluies, dit Peltier, avaient rompu les routes, et les convois, passant dans des fondrières de quatre à cinq pieds de profondeur, mettaient cinq jours à parvenir à leur destination. Durant une journée entière, le 25 septembre, les soldats n'eurent pas une bouchée de pain. D'ailleurs les hussards et les troupes légères touchaient, au lieu de pain, ce qu'on nommait le Brotgroschen, c'est-à-dire douze centimes et demi de notre monnaie. Mais à quoi servait le Brotgroschen dans ce pays désolé ? Où les hussards et les fusiliers auraient-ils acheté du pain ? Il fallut prendre sur la subsistance des autres régiments. Le soldat n'avait donc pas suffisamment à manger. On lui donnait pour trois jours une ration de quatre livres ; elle le nourrissait à peine durant deux jours ; elle était épuisée dès le second, et on jeûnait le troisième[8]. Enfin, ce pain était de la plus mauvaise qualité ; aqueux, cuit à la hâte et sans le moindre soin, mouillé par les pluies qui traversaient la bâche des fourgons, il rebutait le soldat. Vainement les généraux avaient remontré qu'il ne valait pas le pain de munition français. Vainement, dès la prise de Longwy, Courbière s'était indigné publiquement, devant le duc de Brunswick, qu'on nourrit si mal une armée en campagne. Le pain resta détestable ; lorsqu'on le prenait en main, la mie se détachait aussitôt de la croûte et la moisissure apparaissait dans les intervalles. Ces taches vertes et jaunes faisaient croire au soldat que le pain renfermait soit du vert-de-gris, soit de l'arsenic ou du soufre. La plupart le jetaient loin d'eux avec dégoût[9]. Les Hessois finirent par le renvoyer et ne demandèrent plus à la boulangerie de Verdun que de la farine ; on les vit à Clermont remuer cette farine dans des plats, voire dans leurs chapeaux et leurs bonnets, la mélanger avec du sel et de la poudre, l'étendre sur des pierres plates et faire cuire ainsi de mauvaises galettes. Tous les Français qui voyaient le pain prussien ou essayaient d'en avaler un morceau, se récriaient avec horreur. Sûrement, il était fait avec de la farine de la guerre de Sept-Ans ou du blé de la dernière récolte ! J'ai vu de leur pain, écrivait un Parisien de l'avant-garde de Kellermann, c'est infâme comme il est, de la farine d'avoine échauffée, il n'est pas mangeable ! Les jeunes paysans dont Gœthe avait réquisitionné les chevaux, refusèrent de partager le Commissbrod du poète ; ils lui dirent qu'ils n'avaient jamais mangé que du bon pain ; ils s'enfuirent un jour, raconte le poète, en me laissant leurs chevaux, et je parierais que notre pain noir fut le terrible spectre qui les chassa ; pain blanc, pain noir, voilà le cri de guerre entre Allemands et Français[10]. Bientôt la disette régna au camp de la Lune. Le pays d'alentour était un véritable désert, les villages restaient vides et dès le 21 septembre on avait fait main basse sur toute la volaille. Pas un vivandier, pas un juif n'avait suivi l'armée. On n'avait ni tabac ni eau-de-vie. De jeunes soldats pleuraient d'inanition. Un pain de quatre livres se vendait un louis et même davantage. Mon gilet et mon habit, disait Gœthe plaisamment, me prouvent que je perds tous les jours de ma graisse. Frédéric-Guillaume, rapporte Ségur, écrivit à Mme Rietz que depuis trois jours il était sans café, et lorsqu'un roi manque de café, certainement son armée manque de pain[11]. Il fallut combattre la famine par des moyens extraordinaires. Brunswick ordonna de battre toutes les gerbes qu'on trouverait, de faire bouillir les grains et d'assaisonner de beurre et de lard cette pâte informe. Mais où trouver du lard et du beurre ? On exécuta néanmoins l'ordre du quartier général et on mangea, sans sel et sans graisse, cette décoction d'orge[12]. La soif se joignait à la faim. L'eau potable manquait ; celle des étangs voisins était saumâtre, nauséabonde, souillée par les cadavres des chevaux ; descendre jusqu'à l'Auve, c'était s'exposer à être pris ou tué par l'ennemi. Il fallut boire l'eau de pluie qu'on recueillait dans les bâches des voitures ou l'eau crayeuse qu'on puisait dans les creux du terrain et dans les pas des chevaux[13]. Les Français n'ignoraient pas la détresse des alliés. Les prisonniers qu'ils faisaient tous les jours, dévoraient gloutonnement ce qu'on leur offrait. Ils étaient, dit Gobert ; dans un état de dépérissement horrible et tombaient avec avidité sur un morceau de pain[14]. Ils avaient l'air enchantés d'être pris, écrit Dillon, et se jetaient sur les aliments qu'on leur présentait[15]. Ils sont si affamés, mandait Brémont au conseil de guerre de Mézières, qu'ils mangent le pain d'huile et boivent l'eau blanche qu'on a préparés pour les bœufs[16]. Tous, rapporte Buirette, témoignaient du dénuement où se trouvait leur armée[17]. Au milieu de ces extrémités presque intolérables sévissait la dysenterie. Elle avait commencé à se manifester à Coblentz, et n'avait pas quitté l'armée prussienne depuis son entrée en France. C'est au camp de la Lune qu'elle fit le plus de victimes. Il n'y a pas un cep de vigne dans la région ; mais sur les coteaux de Verdun et en allant de Landres à Vaux-les-Mouron, les soldats avaient mangé sans précaution des raisins verts. Telle fut une des causes de l'épidémie. Il faut y joindre les intempéries de la saison, la nourriture malsaine, les mauvaises pommes de terre qu'on trouvait dans les champs et qu'en Allemagne, dit Laukhard, on aurait données au bétail, la viande de cheval qu'on mangeait sans légumes et sans sel[18]. Comme l'armée de Charles-Quint en 1544 devant Saint-Dizier[19], l'armée prussienne fut décimée par cette cruelle maladie qu'on nomme en allemand la diarrhée rouge ; le sixième des troupes gisait dans les ambulances ; on comptait dans une compagnie trente, quarante, jusqu'au cinquante dysentériques. J'étais aussi, raconte Caraman, et depuis assez longtemps, attaqué de ce mal et ne me soutenais que grâce aux soins dont j'étais l'objet au quartier général. Lorsque les Prussiens quittèrent le camp de la Lune, les Français trouvèrent les fosses d'aisances remplies de sang. Les gens restés à la ferme de Maigneux, à l'auberge de la Lune, au village de Hans étaient presque tous malades. On voyait çà et là sur le plateau des cadavres de soldats jetés en hâte dans des fosses peu profondes d'où sortaient des bras et des jambes. Le chirurgien-major de l'armée, écrivait Westermann, dit que le camp est pestiféré et qu'il faut y brûler beaucoup de vinaigre et autres choses. On mit le feu aux débris de toute sorte qu'avaient laissés les Prussiens ; l'épaisse fumée que fit la flamme exhalait une odeur fétide. Dampierre, que Dumouriez avait chargé de camper en cet endroit avec sa brigade, craignit pour la santé de ses soldats et poussa plus loin[20]. Telle était la situation de cette armée prussienne naguère si belle et si florissante, maintenant délabrée, exténuée par les privations, grelottant dans ses bivouacs fangeux sous les pluies froides et insalubres de l'automne, dépérissant dans l'inaction et la faim. C'est à Hans, dit un soldat, qu'il fallait nous voir, nous Prussiens, d'ordinaire si propres et si brillants ! Les vêtements étaient sales et jaunis par la fumée ; les guêtres, couvertes de boue ; les souliers déchirés et rajustés avec de la ficelle ou des brins d'osier. On ne songeait plus à se raser ; on laissait pousser sa barbe drue et inculte ; quelques jours plus tard, à Etain, Gœthe se regardait dans un miroir et s'effrayait de voir ses cheveux flotter sur ses épaules comme une quenouille emmêlée[21]. On était tombé dans le découragement le plus profond. On restait blotti sous la tente, accroupi dans la boue autour d'un feu misérable, les officiers dissertant sur la guerre et lisant des livres français qu'ils avaient ramassés dans les villages des environs, les soldats maudissant les émigrés, les patriotes et l'horrible contrée, tous craignant un prochain désastre, souhaitant de rentrer en Prusse au plus tôt, n'aspirant plus qu'à regagner leurs tranquilles garnisons. Après avoir méprisé l'ennemi, dit Gœthe, on commençait à l'estimer, et, comme il arrive d'ordinaire, à l'estimer peut-être plus qu'il ne valait. Des bruits alarmants se répandaient dans l'armée. On parlait des nombreux renforts que recevait l'adversaire au camp de Sainte-Menehould. On disait que vingt mille paysans s'étaient levés dans le pays de Reims et parcouraient la contrée, armés de faux et de fourches, massacrant les hommes isolés. Tout le pays est contre nous, écrivait le duc de Le vis qui servait dans le corps de Clerfayt, et les habitants massacrent tout ce qui s'écarte. On se répétait que les communications n'étaient pas sûres. On s'entretenait avec effroi des partis de cavalerie française qui battaient la campagne, et, comme le 29 septembre à Bouconville, enlevaient les convois[22]. On voyait avec consternation les chevaux mourir par centaines et les blessés de la canonnade, entassés sur la paille des granges, sans couverture et presque sans pansement, expirer les uns après les autres dans d'affreuses douleurs. C'est dans cet état que Brunswick commandait aux soldats de ramasser de la craie et d'en faire une ample provision. Mais, comme disait Gœthe, on réclamait du pain, et non de la poussière. Ah ! s'écriait un soldat, si Jésus était là pour changer la craie en pain ![23] Même misère et même tristesse de l'autre côté de l'Argonne, dans les camps de Clermont et de Neuvilly. Là aussi la pluie qui tombait furieuse, abattait les tentes ; là aussi la faim faisait sentir ses atteintes ; là aussi la dysenterie exerçait ses ravages, et vainement les Hessois séchaient, en les exposant à la flamme du bivouac, les raisins cueillis dans les vignes de Clermont. Les averses continuelles avaient mélangé d'une boue crayeuse l'eau des sources et des puits. Le feuillage vert qu'on étendait à défaut de paille, sur le sol boueux, pourrissait comme du fumier. Bientôt les malades furent en grand nombre. Le colonel de l'artillerie Kellermann mourut après trois semaines de souffrances. Il fallut établir à Verdun dans l'ancien couvent des Minimes un hospice hessois[24]. Lorsque la petite armée du landgrave repassa la frontière, elle était réduite de 5.560 hommes à 4.941 ; 30 soldats seulement avaient été tués devant l'ennemi ; 60 avaient disparu ; 130 malades étaient demeurés dans le rang ; 240 autres gisaient dans les hôpitaux ; 100 étaient morts de la fièvre ou de la courée prussienne, et parmi eux les pauvres nègres qui formaient la musique du régiment de la garde et qui portaient les noms héroïques d'Apollon et de Ganymède, d'Alcibiade et de César, de Brutus et de Caton[25]. III. Cependant Nassau-Siegen, les comtes de Provence et d'Artois, le maréchal de Castries et les principaux émigrés pressaient le duc de Brunswick de livrer bataille. La canonnade de Valmy n'avait pas dissipé leurs illusions. Ils soutenaient encore que l'armée française menaçait de pendre ses généraux. Pas un patriote ne désertait, mais, prétendaient les émigrés, c'est parce que le soldat est sûr d'avoir du pain en restant à l'armée et parce qu'il aime l'indiscipline révolutionnaire. On avait vu les cavaliers de Valence et de Chazot mettre pied à terre durant le combat et donner l'avoine à leurs montures ; ils avaient peur, disaient les émigrés, et refusaient de monter à cheval. On voyait les soldats de Kellermann élever des retranchements et dresser des batteries ; c'est pour les occuper, disaient encore les émigrés, et parce qu'on craint leur insubordination. On savait l'artillerie française formidable ; mais, ajoutaient les émigrés, ces scélérats tremblent derrière leur canon, ils n'ont de confiance et d'espoir qu'en leurs batteries, et sont incapables de la moindre résistance[26]. Nassau-Siegen proposa au duc de Brunswick de tourner la position française ; 20.000 hommes soutenus par la cavalerie des émigrés qui pouvait être employée sans ménagement, se jetteraient sur les derrières de l'armée de Kellermann ; le reste des alliés s'avancerait jusqu'à l'extrémité de l'Yvron et contiendrait l'armée de Dumouriez ; Kellermann battu, l'impossibilité de subsister forcerait Dumouriez à décamper. Mais Brunswick répondit que le terrain était impraticable pour la cavalerie et que l'armée manquait de pain ; quand nous aurons du pain, je ferai tout ce qu'il sera humainement possible de faire, mais c'est bien difficile. Cet entretien eut lieu le 24 septembre. Le jour même, au sortir de table, le roi de Prusse réunit un conseil de guerre auquel assistaient Brunswick, Kalkreuth, Hohenlohe, Clerfayt, Nassau-Siegen, le maréchal de Castries, MM. d'Autichamp et de Rozières[27]. Brunswick parla le premier. Il exposa la situation de l'armée, extrêmement affaiblie par le mauvais temps, la maladie et le manque de vivres. Il avoua qu'on pouvait tourner la position française, mais qu'à son avis, on devait s'éloigner moins que jamais de ses communications. Il valait mieux lever le camp, regagner la trouée de Grandpré, s'emparer de Sedan, prendre ses cantonnements sur la Meuse et couvrir les provinces conquises[28]. Le maréchal de Castries prit la parole après le duc de Brunswick. Il soutint avec chaleur le plan de Nassau-Siegen. Tout ce que j'ai vu, disait-il, tout ce qu'on m'a rapporté de la position de l'ennemi, prouve que Kellermann est en l'air. Chargeons ses troupes avec vigueur, nous les mettrons aisément en déroute, nous nous saisirons de la route de Vitry, et Dumouriez devra prendre la fuite ou capituler. On parle de lever le camp, on dit qu'il vaut mieux regagner le défilé de Grandpré que de se battre. Mais se retirer devant l'ennemi, c'est lui rendre courage ; en nous voyant reculer, les volontaires enhardis s'acharneront à notre poursuite. Castries se tourna vers Frédéric-Guillaume, le roi de Prusse, s'écria-t-il, voudrait-il battre en retraite ? Non, il n'en a même pas la pensée ! Frédéric-Guillaume semblait ému ; il n'est pas question de retraite, répondit-il au maréchal, et je suis contraire à toute démarche timide. Mais Brunswick fit encore une triste peinture de l'état où l'armée prussienne était réduite. Le roi se leva : Eh bien ! que décidons-nous ? M. de Clerfayt, quel est votre avis ? — Je ferai tout ce qu'on voudra, dit Clerfayt, dès que j'aurai du pain. Ce mot trancha la question. Il fut convenu qu'on attendrait le pain et que la bataille serait livrée le 29 septembre[29]. Le 29 septembre arriva. La veille, le roi de Prusse, indigné des propositions d'alliance que lui faisait Dumouriez, avait accepté l'idée d'un troisième manifeste[30]. Nassau-Siegen offrait d'écrire sur-le-champ à la tsarine et de demander instamment l'envoi d'un corps de troupes russes qui se dirigerait sur la France à marches forcées et arriverait en Champagne avant la fin de l'automne. Les princes français priaient Frédéric-Guillaume de les placer au poste le plus périlleux ; le comte d'Artois promettait d'emporter, à la tête de la noblesse, une batterie de pièces de 24 qui flanquait la droite du camp de Kellermann ; les émigrés juraient de culbuter l'armée des patriotes. Mais, s'il était téméraire d'attaquer les Français le 20 septembre, il était insensé de les assaillir neuf jours après. Brunswick refusa fort prudemment de tenter le sort d'une bataille et répondit aux sollicitations des émigrés qu'il n'avait pas trente mille hommes capables de combattre[31]. Caraman l'approuva. L'effectif disponible, assure cet émigré dans un fragment de ses mémoires, était réduit à 17.000 hommes. Tout le surplus était languissant, épuisé et mourant : les rapports s'accordaient tous pour annoncer la formation à Châlons d'un corps considérable de nouvelles levées destiné à nous fermer le passage vers Paris ; même en admettant les succès les plus inespérés, si l'on pouvait arriver devant la capitale, ce serait avec une armée tellement réduite qu'elle se trouverait hors d'état de surmonter la plus faible résistance[32]. Il fallait battre en retraite, et ce parti, ajoute Caraman, n'était que trop évidemment dicté par les conseils de la raison la plus sage. La nouvelle fut accueillie diversement dans le camp prussien ; les officiers l'apprirent avec tristesse ; les soldats poussèrent un cri de joie et se dirent les uns aux autres : Bruder, es geht nack Hause, frère, on rentre chez soi ![33] |
[1] Campagne de France, 95.
[2] Mém., I, 118.
[3] Tous les habitants s'étaient enfuis à Chaudefontaine. Un vieillard, du nom de Gouvernal, resta seul ; il prit les Autrichiens pour des Français et leur dit dans le patois du pays : Gagnerons-je, nos gens ? (Thénault, Hist. de Valmy, I, 298, manuscrit des archives de l'académie de Reims.)
[4] Elle y éleva quelques retranchements. Le capitaine Joinville reconnut en 1833 l'emplacement d'un bonnet-de-prêtre qui couvrait le cabaret de la Lune et coupait la route ; on y avait lu pendant longtemps cette inscription : Les ennemis de la Liberté sont venus jusqu'ici en 1793. Joinville vit encore, à la même époque, une redoute pentagonale à 400 mètres à l'ouest de la Lune et une redoute carrée au nord, au-dessus de l'étang de Somme-Rup.
[5] Réminiscences, 161 ; cp. Buirette, Hist. de Sainte-Menehould, II, 632. Le nom de Hans doit être prononcé Han.
[6] Mot du prince royal de Prusse.
[7] Réminiscences, 161 ; Lombard, Lettres, 318.
[8] Le témoin oculaire (II, p. 63) dit même que le pain qui devait suffire pour trois jours, ne durait qu'un jour.
[9] Déjà devant Verdun, les chasseurs, au lieu de manger leur pain, s'amusaient à le couper en petites tranches qu'ils disposaient, en forme de culs de bouteilles, sur le mur des jardins ; Gœthe, toujours en quête d'observations scientifiques, crut voir de loin une rangée de pierres de la même couleur que le jaspe vert. Campagne de France, p. 40.
[10] Peltier, 55 ; Massenbach, Mém., I, 111-113 ; Réminiscences, 151 et 161 ; Gœthe, 40, 104 et 118 ; Ditfurth, die Hessen, p. 116 ; Moniteur du 17 septembre, lettre de Reims ; Dunuy à son père, lettre du 23 octobre (arch. guerre).
[11] Ségur, Histoire des principaux événements du règne de Frédéric-Guillaume II, II, 299 ; Gœthe à Knebel, 27 septembre ; le témoin oculaire raconte qu'on fuma de la paille, des feuilles d'arbre, etc., et que le quart d'une livre du tabac le plus mauvais coûtait deux à trois francs (II, 171-176).
[12] Gœthe, Campagne de France, 108 ; Laukhard, III, 374 ; Minutoli, der Feldzug, 20 ; Gaudy, 23.
[13] Gœthe, p. 99 ; Témoin oculaire ; Laukhard, etc. ; la pinte d'eau se payait douze sous. On racontait à Paris que Frédéric-Guillaume avait demandé à Dumouriez la permission de laisser boire ses chevaux dans une mare voisine du camp français ; ce n'est pas à moi, répondait Dumouriez, c'est à nos canonniers qu'il faut demander cette permission (Révolutions de Paris, n° 168, 16-17).
[14] Gobert, Mém. (Arch. guerre).
[15] Dillon, Compte-rendu, 39-40.
[16] Journal de Brémont, 60.
[17] Hist. de Sainte-Menehould, II, 619. Cp. la lettre d'un ami de Gorsas, arrêté près de Clermont par des Prussiens et relâché : Les Prussiens doivent manquer de tout... ils dévorent jusqu'à des graines fétides ; plusieurs délayent de la farine dans l'eau et font par ce moyen un excellant repas. (Courrier des quatre-vingt-trois départements, 30 septembre, p. 129.)
[18] Ils mangent leurs chevaux, disait la Chronique de Paris (29 septembre, p. 1792), ce qui, du reste, est assez ordinaire aux peuples du Nord, descendus des Tartares !
[19] Voir la Chronique de Götz de Berlichingen, publiée par Berlichingen Rossach, p. 81. Possit dit dans son récit, p. 119 : Extremam ad inopiam commeatus redacti Germani quum jam non fame modo, sed per adversa tempestatum (nam sicut augustus mensis intolerabili prope aestu incaluerat, ita per omnem septembrem continu ; imbres effusi sunt), multo masis etiam contagione morborum conflictarentur.
[20] Réminiscences, 161 ; Laukhard, III, 175 ; Caraman, Mém., 21 ; Buirette, II, 263 ; Strantz, 104 ; Gaudy, 23 ; Témoin oculaire, 11,212 ; Manso, I, 249 ; Westermann à Pétion (Ternaux, IV, p. 548) ; Dumouriez, Mém., 309 ; Dumouriez ajoute que de malheureux soldats étaient tombés dans les fosses d'aisances et y avaient péri.
[21] Laukhard, III, 183 ; Témoin oculaire, II, 56 ; Gœthe, Campagne de France, 164.
[22] Gœthe, lettre à Knebel, 27 septembre et Campagne de France, 112 ; Strantz, p. 104 ; Laukhard, III, 182 ; Fersen, II, 41 ; Réminiscences, 101 ; Massenbach, Mém., 111-114. Nous avions, dit le major, 43 bataillons, 40 escadrons et 15 batteries ; chaque bataillon a 4 fourgons de vivres ; chaque escadron, 1 ; chaque batterie, 2 ; l'armée avait donc 285 voitures. Imaginez cette longue file de véhicules allant de Hans à Grandpré, sous l'escorte d'un seul régiment de dragons ! Quoi de plus aisé que de l'attaquer en tête ou en queue, ou de la couper en plusieurs tronçons ? Cp. les nouvelles apportées à Bruxelles par un officier, courrier de lord Elgin (Fersen, id.) L'armée est abîmée par les fatigues, le manque de tout et les maladies ; la peur d'être entouré commence à se répandre ; les Français font bonne contenance ; les habitants sont détestables, n'amènent rien au camp et tirent sur tout ce qui se présente.
[23] Gœthe, 107 ; Laukhard, III, 177.
[24] Arch. municip. de Verdun, carton 1¹⁷, n° 10.
[25] Ditfurth, Die Hessen, 136 ; le landgrave avait établi à Wilhelmshöhe une petite colonie de nègres, et ce fut là que le célèbre Sömmerring put faire les observations qu'il a consignées dans son écrit sur la différence corporelle du nègre et de l'Européen (1784-1785) ; cp. R. Wagner, Sömmerring's Leben, 1844, II, p. 42.
[26] Nassau-Siegen ; Fersen, II, 48 et 50 ; Contades, 73.
[27] Ce dernier avait été lieutenant général et inspecteur général du génie. Il était quartier-maître-général de l'armée des princes.
[28] Reuss à Spielmann, Vivenot, Quellen, II, 233.
[29] Nassau-Siegen, 359-362 ; Peltier, 58 ; Tagebuck der Feldzüge gegen Frankreich, von D(esfours), 1818, p. 35-36 (récit d'un émigré).
[30] Voir ci-dessus, chapitre précédent.
[31] Dampmartin, Mém., 304.
[32] Caraman, Mém., 20.
[33] Hausser, I, 386 ; Marcillac, Mém., 110 ; Contades, 74 ; Neuilly, 50 ; Témoin oculaire, II, 193.