LA CAMPAGNE DE L'ARGONNE (1792)
PREMIÈRE PARTIE. — VALMY
CHAPITRE II. — L'ARGONNE.
I. L'Argonne et ses défilés : les Islettes, la Chalade, Grandpré, la Croix-aux-Bois, le Chesne-Populeux. — II. L'armée de Sedan. Activité de Dumouriez. Son état-major. Ordre de bataille. Courage et discipline de l'armée. — III. Dillon à Stenay. Inaction de Clerfayt. Marche de Dumouriez sur Grandpré. — IV. La position de Grandpré. Miranda au Morthomme. Stengel à Saint-Juvin. — V. Marche de Dillon sur les Islettes. Ses craintes. Il se rejette en arrière. — VI. Galbaud aux Islettes depuis le lu septembre. Arrivée de la garnison de Verdun. Son découragement. Funérailles de Beaurepaire. Panique. Galbaud abandonne les Islettes pendant un jour. — VII. Dillon se joint à Galbaud. Ordre de bataille de Dillon. Mesures défensives. Les Thermopyles de la France.I. L'Argonne sépare le bassin de la Meuse de la vallée de l'Aisne et s'élève comme une barrière de forêts entre la plaine des Trois-Évêchés et la Champagne pouilleuse. Elle s'étend entre les collines de l'arrondissement de Bar au sud et la forêt des Ardennes au nord, des sources de l'Aisne et de la Tête de Brémont aux environs de Sedan — bois d'Omont et de Mazarin —. Sa limite est marquée au sud-est par les villages de Villers, de Passavant et de Beaulieu, au nord-ouest par le Chesne-Populeux. Elle est entourée par deux rivières, à l'ouest par l'Aisne, au sud-est par l'Aire. L'Aisne qui prend sa source à l'extrémité méridionale de la forêt, traverse Sainte-Menehould et se dirige vers le nord par la Neuville-au-Pont, Vienne-la-Ville, Servon, Autry, Grandham et Senuc où elle reçoit l'Aire : elle borde ainsi la lisière occidentale de l'Argonne et coule sur ses derrières ; si l'ennemi, venant de l'est, franchit l'Argonne, l'Aisne oppose encore un dernier obstacle à sa marche. L'Aire côtoie la forêt sur une longueur de trente-huit kilomètres ; elle arrose d'abord Neuvilly, Varennes, Apremont et Fléville ; puis elle fait un brusque détour vers l'ouest, coule entre Saint-Juvin et Marcq, traverse Grandpré et se jette, près de Senuc, dans l'Aisne dont elle est l'affluent le plus considérable. L'Argonne est plutôt une suite de plateaux boisés qu'une véritable chaîne de montagnes. Aussi dit-on à la fois, l'Argonne et la forêt d'Argonne. Les hauteurs qui la composent, sur une longueur de quinze lieues, n'ont guère que cent mètres d'élévation au-dessus des thalwegs voisins[1]. Mais, en certains endroits, la forêt a plus de trois lieues de largeur ; elle renferme des bois épais de hêtres, de bouleaux et de coudriers, de vastes clairières, des gorges escarpées, des vallées étroites et profondes, qui charment les yeux du voyageur et de l'artiste. Peu de routes, à l'exception de l'ancienne voie romaine, qui porte, dans le pays, le nom expressif de haute chevauchée et mène de Brizeaux à Vienne-le-Château, en suivant la vallée de la Biesme ; des chemins pittoresques qui s'enfoncent sous la feuillée et parmi la fougère ; des maisons forestières ou de petits villages qui se cachent au milieu des taillis ; des scieries établies au bord des ruisseaux. L'Argonne n'a plus aujourd'hui la même importance militaire qu'en 1792. Elle n'a plus arrêté l'invasion ; Blücher l'a tournée en 1814 ; la troisième armée prussienne ou armée de la Meuse l'a traversée sans obstacle en 1870. Mais dans l'automne de 1792, à une époque où les routes n'était pas entretenues avec le même soin qu'aujourd'hui, où presque toutes les voies de communication qui figurent actuellement sur la carte n'étaient pas encore pratiquées, où le pays présentait mille obstacles que les défrichements et les déboisements ont fait depuis disparaître, l'Argonne offrait des ressources de défense très sérieuses par ses étangs, par ses pentes rapides et abruptes — surtout celles du versant oriental qui regardent l'invasion —, par ses gorges ou échavées, par ses chemins encaissés qui formaient de véritables ravins. D'ailleurs la pluie qui ne cessa de tomber pendant le mois de septembre, détrempa le sol argileux et mêlé de calcaire ; elle rendit les routes de la forêt presque impraticables pour les voitures ; elle transforma les vallées en marécages ; elle fit déborder les ruisseaux dont les eaux coulent ordinairement à fleur de terre. Enfin, ces collines qu'on emporterait aujourd'hui, selon le mot d'un historien allemand, en poussant un simple hurrah[2], inspiraient alors un grand respect aux hommes de guerre et passaient pour d'imprenables positions. Il faut se souvenir que l'emploi des tirailleurs en grandes bandes, ce qu'on nomme l'ordre dispersé, était encore inconnu. Ce ne fut que dans les campagnes suivantes, sous l'impulsion de Dumouriez, de Custine et de Dugommier, que les généraux, éparpillant un bataillon, un régiment, parfois une brigade entière, enlevèrent des hauteurs qu'on regardait comme inexpugnables. Brunswick et ses lieutenants ne faisaient pas la guerre d'une façon aussi lâchée ; ils ne comprenaient pas qu'une armée pût s'avancer autrement qu'en masses épaisses et dans le meilleur ordre. Charles-Ferdinand n'osa lancer ses colonnes d'attaque ni sur les Islettes ni contre le tertre de Valmy ; comme tous les tacticiens du XVIIIe siècle, Frédéric Il excepté, il ne pensait qu'à tourner l'adversaire et à le débusquer par de subtiles manœuvres[3]. Quoi qu'il en soit, une armée, suivie de son artillerie et de son train d'équipages, ne pouvait franchir l'Argonne que par cinq routes ou défilés. C'étaient du sud au nord, les Islettes, la Chalade, Grandpré, la Croix-aux-Bois et le Chesne-Populeux. Le défilé des Islettes, long de 11 kilomètres et large de 300 à 500 mètres, n'est autre que la route qui mène à Paris par Sainte-Menehould et Châlons. Il tire son nom du village des Islettes et s'étend entre Clermont à l'est et Sainte-Menehould à l'ouest. Il faut le décrire avec détail. Le grand chemin qui part de Verdun traverse d'abord un plateau sur lequel subsistent encore des vestiges d'une voie romaine, franchit l'Aire près du hameau de Vraincourt et débouche par une rampe étroite au pied de Clermont-en-Argonne. Cette ville est située sur une hauteur escarpée qui domine la rive gauche de l'Aire ; ancienne capitale du Clermontois, cédée à la France par le traité de Liverdun (1632), puis donnée par Louis XIV à la maison de Condé qui l'avait conservée jusqu'à la Révolution, elle ouvre, à vrai dire, le défilé des Islettes, ou, comme on disait en 1792, la gorge du Clermontois. Au sortir de la ville, la pente de la route diminue insensiblement ; mais elle redevient assez raide à un quart de lieue, lorsqu'elle s'engage dans l'Argonne. entre deux hauteurs qu'on nomme dans le pays la Cardine et la Gorge aux Frênes. Bientôt elle entre dans la vallée du Huteba3 (ruisseau qui prend sa source au sud de l'Argonne, au bois de la Goulette, près de la gorge Charognier, coule au nord des Grandes-Islettes, à une portée de fusil de ce village, et se jette dans la Biesme près du château du bois d'Epense. Elle franchit le Hutebas, puis la Biesme. Cette petite rivière de la Biesme, qui donne son nom à la vallée, sort des étangs de Saint-Rouin, dans les bois de Beaulieu, se dirige d'abord vers le nord, en laissant sur sa rive droite les villages des Grandes-Islettes[4], du Neufour, de Claon, de La Chalade, du Four-de-Paris, et, tournant vers l'ouest, se jette dans l'Aisne, au-dessous de Vienne-le-Château, après avoir parcouru vingt-neuf kilomètres. Elle formait, au XIIIe siècle, la limite entre la France et l'empire germanique[5], comme depuis entre la Champagne et le Clermontois, comme aujourd'hui entre le département de la Marne et celui de la Meuse. C'est sur la rive gauche de la Biesme, en deçà des Islettes, que commence le défilé que le duc de Brunswick regarda comme inattaquable. La route gravit la côte qu'on nommait en 1792 et qu'on nomme encore la côte de Biesme ; c'est une montée étroite, difficile, très escarpée, qui passe, en faisant de nombreux circuits, à travers les bois de la Vignette et des Germeries ; elle présente, dit un contemporain, d'une part une sorte de précipice, et de l'autre elle est dominée, ainsi que toutes ses avenues, par la montagne que l'on a coupée pour y faire passer la grande route[6]. Mais la route actuelle n'est pas celle que barraient les Français en 1792 ; la vieille route, aujourd'hui abandonnée et coupée de fondrières, était plus haut et l'on voit encore à droite et à gauche, la place des batteries qui dominaient la vallée ; les habitants nomment même l'un des versants l'Affût du canon[7]. Arrivée à son point le plus élevé, la route traverse le plateau ; les bois cessent peu à peu pour faire place à des champs bien cultivés et à de riches vergers ; bientôt le chemin dépasse le hameau de la Grange-aux-Bois et descend par une longue rampe qui porte le nom de côte de Crèvecœur dans la gracieuse vallée où est située Sainte-Menehould[8], l'antique capitale de l'Argonne, entourée de tous côtés par des jardins et bâtie à la fois sur l'Aisne et sur un affluent de l'Aisne, la petite rivière d'Auve. Le défilé de La Chalade est le chemin qui mène à travers bois, de Varennes à La Chalade. Ce dernier village, situé sur la Biesme, et célèbre autrefois par son abbaye de l'ordre de Cîteaux, est à six kilomètres au nord des Islettes et à neuf kilomètres au sud de Varennes. Le défilé de Grandpré est formé par l'Aire qui se jette dans l'Aisne à une lieue au sud-ouest de Grandpré[9]. Cette ville qui fut, au moyen âge, la capitale d'un puissant comté, s'étend sur la rive droite de l'Aire, presque à l'extrémité du défilé, sur le chemin de Verdun à Vouziers. La route a suivi la rivière d'Aire, et s'inclinant, comme elle, de l'est à l'ouest, a traversé successivement les villages de Baulny, de Fléville, de Saint-Juvin ; puis franchissant un affluent de l'Aire, l'Agron, elle décrit une grande courbe près de la ferme de Belle-Joyeuse où aboutissent par le Morthomme, les chemins de Briquenay et de Buzancy, et se dirige par Grandpré sur Vouziers. La position de Grandpré offre ainsi plusieurs lignes de défense qui s'unissent les unes aux autres et se soutiennent réciproquement ; elles sont au nombre de trois, deux sur la rive droite, et la troisième, la plus importante, sur la rive gauche de l'Aire. C'est d'abord, à l'est du défilé, le ruisseau de l'Agron, que la route traverse au sortir de Saint-Juvin et qui coule du nord au sud par les villages de Verpel et de Champigneulie[10] ; c'est ensuite, à l'endroit où la route s'incline vers Grandpré et à l'extrémité du bois de Bourgogne, la position comprise entre le Morthomme et le grand chemin, de la ferme de Bellejoyeuse à la Chineray, derrière le bois des Loges et le village de Beffu ; c'est enfin, sur la rive gauche de l'Aire, dans la presqu'île que forme cette rivière avec l'Aisne, le massif de la forêt d'Argonne qui renferme les bois de Marcq et de Nègremont et s'élève en amphithéâtre au-dessus des prairies. Le défilé de la Croix-aux-Bois était alors un simple chemin de charrettes partant de Briquenay. Il forme aujourd'hui une partie de la route nationale de Stenay à Vouziers par Nouart et Buzancy. Il monte du village de Boult-aux-Bois, situé sur le ruisseau du Barasset, affluent de la Bar[11] ; puis il traverse la forêt de Boult, au milieu de laquelle il atteint 224 mètres d'altitude, les bois de la Croix-aux-Bois et le village du même nom ; enfin il se termine à cinq kilomètres de Vouziers, près du carrefour d'où se détache, en deçà de Longwé, la route de Grandpré. Le défilé du Chesne-Populeux qui forme l'extrémité nord-ouest de l'Argonne, comprend en réalité deux passages : 1° la route du Chesne-Populeux à Quatrechamps — et de là à Vouziers —, entre les bois de Voncq, le village des Alleux et les bois de Vandy à droite, et les bois du Chesne, de la Maison-Rouge et Vaumaillard à gauche ; 2° le chemin de Noirval, dans lequel la route du Chesne vient tomber à angle droit, au bourg de Quatrechamps, Ce dernier chemin va de Châtillon-sur-Bar à Vouziers ; il passe par le village de Noirval entre le bois du même nom et le bois Vaumaillard, et longe sur toute son étendue la petite rivière de la Fournelle, qui prend sa source non loin de Noirval et se jette dans l'Aisne, à Condé-lez-Vouziers. Les deux défilés sont ordinairement confondus sous une même appellation ; on les nomme soit le défilé du Chesne-Populeux, soit avec plus de justesse et, selon le terme dont se sert Dumouriez dans ses lettres à ses lieutenants, la trouée de Noirval. Ce débouché, dit le général, est très ouvert, très spacieux et beaucoup plus clair que les autres[12]. II. Tous les lieutenants-généraux et un grand nombre de lieutenants-colonels et d'officiers de l'état-major, entre autres, un cousin de Dumouriez, le dernier de ses parents, qui n'eût pas encore émigré, avaient abandonné l'armée de Sedan. Un seul lieutenant général, Le Veneur, revint à son poste au bout d'une semaine. Il n'avait pas suivi Lafayette, mais éperdu, consterné, redoutant la fureur des soldats, il s'était caché près de Mouzon, chez un M. de Pouilly. Dumouriez raconte dans ses Mémoires qu'il le tança vertement et le fit servir durant plusieurs jours comme soldat dans un régiment de hussards. L'anecdote est inexacte. Le Veneur suivit l'avant-garde en simple particulier et reçut bientôt un commandement. Il manquait de tête et ne sut pas seconder à Valmy l'exécution du plan de Dumouriez. Mais c'était un intrépide soldat qui déploya quelques mois plus tard une incroyable bravoure en s'emparant du fort Villate, et la postérité n'oubliera pas que Hoche le nommait son second père[13]. Il ne restait que trois maréchaux de camp : Ligniville, Dietmann et d'Hangest. Mais Ligniville commandait la place de Montmédy où il demeura pendant toute la campagne. Dietmann était un vieux routier, brave, borné, à jamais rouillé par la vie de garnison et par un long séjour à Lunéville, où il avait dirigé les manœuvres et le service de la petite gendarmerie. D'Hangest, commandant de l'artillerie, avait pris, comme le plus ancien, la succession de Lafayette, mais il avouait sa faiblesse et il s'était plaint amèrement de la lourde responsabilité qui pesait sur lui jusqu'à l'arrivée du nouveau général en chef[14]. Dumouriez était le contraire de d'Hangest. Cet homme, toujours agissant et toujours plein de projets, ne redoutait pas la responsabilité, il courait au-devant d'elle et la portait légèrement ; celui qui la craint, disait-il, et qu'elle peut empêcher de prendre de grandes mesures, dans une crise aussi forte, est incapable d'être le sauveur de l'État[15]. Dès qu'il eut résolu de se jeter dans l'Argonne, il fit avec rapidité toutes ses dispositions et accepta gaiement la lutte contre Brunswick. Il connaissait Charles-Ferdinand, et chose curieuse, lui devait peut-être tout ce qu'il était. Pris par des hussards la veille de Clostercamp, il avait charmé le prince par son esprit, et Brunswick l'avait renvoyé au maréchal de Castries avec une lettre élogieuse. Il ne prévoyait pas, dit Dumouriez, que cette lettre que lut le maréchal de Belle-Isle, ferait la fortune de cet officier, et que trente-deux ans après, le même homme commanderait une armée française contre lui en Champagne[16]. Mais, après tout, quelle que fût alors sa réputation, Brunswick n'était pas Frédéric II. Il n'avait marché sur Verdun, d'après une note d'espion que Dumouriez reçut le 31 septembre, qu'avec 58.000 hommes tant Prussiens et Impériaux qu'émigrés. Il était généralissime, mais Dumouriez savait que des opérations militaires combinées entre plusieurs puissances ne réussissent pas[17]. Enfin, le hardi Flamand espérait être secondé jusqu'au bout par la fortune qui l'avait soudainement tiré de l'obscurité pour l'élever au ministère et le faire général d'armée. Dès le 31 août, il écrit aux commissaires Delmas, Dubois-Dubay, Bellegarde et de nouveau il les invite à l'accompagner. Je vous garderai des chevaux des émigrés pour vous monter, et, malgré tous nos embarras, nous n'en serons pas plus tristes[18]. Il rappelle son neveu Schomberg, qui servait à l'avant-garde du corps de Bourbon et lui prédit un succès certain : Viens, dépêche-toi[19]. Il mande à Ligniville que la France a les yeux fixés sur Montmédy, que la garnison doit opposer à l'envahisseur une résistance digne d'hommes libres : Que votre défense fasse juger à ces satellites du despotisme qu'ils ne peuvent pénétrer en France que pour y périr ou y respirer un air de liberté qu'ils reporteront chez eux avec l'horreur de la tyrannie[20]. Il organise le quartier-général et distribue les commandements. Vouillers, maréchal de camp depuis le 22 juillet, est nommé chef de l'état-major ; c'était, de l'avis de Dumouriez, un officier d'une grande expérience et d'un rare mérite, qui connaissait parfaitement les détails de l'infanterie[21]. Pierre Thouvenot, frère de ce Thouvenot que le général avait tiré de la fonderie d'Indret, reçoit le grade de lieutenant-colonel et le brevet d'adjudant général. Il était auparavant capitaine au 44e régiment d'infanterie et adjoint aux adjudants généraux de Lafayette. Brave, infatigable, plein de ressources, trouvant dans un jour d'action et par un instinct naturel une foule d'expédients, Thouvenot devint le confident de Dumouriez. C'est, dit celui-ci, l'officier le plus instruit de l'armée, le plus capable de me seconder, et il m'est absolument nécessaire pour la castramétation ; avec tous ses autres talents pour la guerre, il a particulièrement celui de l'ordre à établir dans une grande armée, et la partie des campements et des reconnaissances[22]. L'avancement de Thouvenot fut prodigieux ; le 19 novembre 1792, il était maréchal de camp et chef de l'état-major de l'armée ; mais ce fut lui qui, à Jemmapes, décida et conduisit l'attaque de la division de gauche. Parmi les officiers dont s'entoura Dumouriez, on remarquait encore le lieutenant-colonel Montjoye, d'Arnaudin que le général jugeait très instruit, Macdonald[23] et Fortair. Dillon fut mis à la tête de l'avant-garde alors composée de la compagnie franche des Ransonnets, de deux régiments de ligne, de deux bataillons de chasseurs et de quatre régiments de hussards et de chasseurs à cheval. Il avait sous ses ordres trois maréchaux de camp : Lamarche, l'Anglais Money et le Polonais Miaczynski. Lamarche, colonel du 5e hussards, était un vieux soldat plein de feu, dit Dumouriez, mais très facile à décourager ; il commanda l'armée du Nord en 1793 après la mort de Dampierre. Money avait combattu pendant la guerre de Sept-Ans dans les dragons d'Elliot et fait, comme maréchal-général des- logis de Burgoyne, la campagne d'Amérique. Il offrit son épée en 4789 à la Belgique insurgée et obtint le grade de major général. Des membres de l'Assemblée législative le recommandèrent à Servan ; il vint à Paris en 1792 et fut chargé d'organiser une légion sur la frontière belge. Lajard le nomma maréchal de camp (19 juillet). Money, dit Dumouriez, n'a qu'un baragouin inintelligible et ne peut mener nos troupes ; mais il devait défendre avec beaucoup de bravoure et de talent la côte de Biesme. Miaczynski arrivait de Paris, comme Money, avec le grade de maréchal de camp. Dumouriez l'avait connu de près en Pologne, où Miaczynski commandait ; avec Pulawski et Walewski les troupes de la confédération de Bar. C'était un aventurier sans scrupules, et Bertrand de Mulleville raconte qu'il proposa, pour une somme de deux cent mille livres, de faire battre l'avant-garde et d'entraîner ainsi la déroute de l'armée et la ruine du parti jacobin. Mais il connaissait parfaitement la guerre d'escarmouches. L'adjudant général de Dillon était Gobert, capitaine du génie, que Dumouriez venait de nommer lieutenant-colonel ; il réprima l'insurrection de Bologne en 1801 et tomba frappé à mort au combat de Baylen[24]. Le reste de l'armée comprenait deux divisions ; celle de gauche que dirigea plus tard le créole Miranda, était sous les ordres du lieutenant-général Chazot et du maréchal de camp Maltzen ; celle de droite, conduite par Dietmann, Stetenhoffen et Stengel, devait être placée sous le commandement de Le Veneur. D'Hangest qui fut nommé lieutenant général le 7 septembre, était à la tête du parc d'artillerie. Le nouveau général en chef ne changea pas, comme il l'a dit, l'ordre de bataille adopté par son prédécesseur. Il garda les brigades créées par Lafayette, et les bataillons de volontaires firent toute la campagne avec le régiment d'infanterie qui leur servait à la fois de soutien et de modèle. L'armée comptait environ 19.000 hommes, dont 37 escadrons et 25 bataillons, soit de troupes de ligne, soit de volontaires de 1791[25]. La défection de Lafayette avait ébranlé les courages pendant quelques jours. On était dégoûté, écrit Westermann, et tout avait jeté cette armée dans l'abattement et la désolation. Mais Dumouriez ranima les troupes par son attitude, par ses bons mots, par ses proclamations. Il parcourut le camp tous les jours, et promit aux soldats qu'il leur ferait voir bientôt ces fameux Prussiens. Sa présence, dit Galbaud, encouragea tous les esprits et il sut remédier à la désorganisation[26]. On prit peu à peu le génie du général ; on devint, à son exemple, actif, alerte, confiant. On manquait de tout, mais, la plus grande gaîté, la gaité française de Dumouriez, régnait dans les marches et aux bivouacs. La discipline, mandait Westermann le 31 août, est parfaitement établie, et le plus grand ordre règne ; l'arrivée du général, son ardeur à voir et à régler tout par lui-même, a fait renaître l'espérance et l'allégresse ; il travaille jour et nuit ; il ne se donne, pour ainsi dire, pas le temps de dormir ni de manger[27]. On brûlait de se mesurer avec l'ennemi[28]. On ne songeait plus aux événements de Paris, et, lorsqu'on apprit les massacres de septembre, on n'en parla qu'avec horreur ; ces égorgements, disait Duval, méritent l'indignation de tout homme de cœur[29]. Quelques historiens prétendent que l'armée de Sedan était en proie à l'insubordination. Elle avait, au contraire, le plus vif sentiment du devoir, le respect du drapeau, le patriotisme. Elle sentait d'elle-même le besoin d'une discipline, rigoureuse en présence de l'ennemi et demandait à son général un règlement plus sévère[30]. Elle aimait ses chefs et déclarait aux commissaires de l'Assemblée qu'elle ne voulait pas élire ses officiers, comme faisaient les volontaires, que c'était le plus grand malheur qui pût arriver[31]. Dumouriez trouva dans ses troupes plus de vertus militaires qu'il ne l'avait cru. Un soldat du 8e régiment avait pris quelques nippes à une pauvre femme ; elle se plaignit à Money qui lui fit rendre son bien ; à peine le général avait-il tourné le dos, que les camarades du voleur se jetèrent sur lui, déchirèrent son uniforme et le fusillèrent sans pitié. Money raconte que partout les soldats respectaient scrupuleusement les propriétés ; il leur ordonna, au camp de Mouzon, de couper de l'orge et de s'en servir à défaut de paille ; ils s'y refusèrent obstinément. Il offrait cependant d'indemniser le possesseur du champ ; mais ils disaient qu'ils étaient venus dans l'Ardenne pour défendre leurs compatriotes, et non pour leur faire du tort, et qu'ils aimaient mieux coucher sur la terre, si humide qu'elle fût. Ils battaient le blé du paysan, ajoute Money, et ne lui demandaient en échange que la paille qui leur servait de litière[32]. Cette armée était donc moins mauvaise qu'on ne l'a dit. On sait les éloges que lui donnait Lafayette[33]. C'est celle, écrivait Esterhazy, où règnent le plus d'ordre et le plus d'ensemble[34]. La cavalerie, rapporte Dumouriez, était composée des meilleurs régiments de France ; les bataillons de gardes nationales étaient bien disciplinés, aguerris par une année de campements, de marches et de combats perpétuels contre l'ennemi ; l'artillerie était nombreuse et excellente, ayant plus de soixante pièces de parc, outre les canons des bataillons[35]. III. Il fallait se saisir en toute hâte des défilés de l'Argonne. Il était facile d'occuper les débouchés du Chesne-Populeux et de la Croix-aux-Bois qui sont le plus au nord. Dumouriez les négligea ; il marcha lui-même sur Grandpré, et donna l'ordre à Dillon de gagner les Islettes. Mais Grandpré est à douze lieues de Sedan où campait l'armée française, et à six lieues de Stenay que menaçaient les Autrichiens de Clerfayt. Les Islettes sont à dix lieues de Mouzon où Dillon s'était établi avec son avant-garde, et à six lieues de Verdun qu'assiégeaient les Prussiens. Si les alliés s'avisaient de marcher sur les Islettes et sur Grandpré, ils avaient deux fois moins de chemin à parcourir que les Français. Deux routes menaient de Sedan à Grandpré : l'une, qui n'est autre que le chemin de Rethel par le Chesne-Populeux et Vouziers derrière la forêt, c'était la plus longue et la plus sûre : l'autre par Stonne, les Grandes Armoises, Tannay, entre la forêt et la Meuse, non loin de Stenay, presque sous les yeux des avant-postes autrichiens, c'était la plus courte et la plus périlleuse. Dumouriez calcula que, s'il suivait la première route, il aurait près de quinze lieues à faire, que l'ennemi devinerait ses desseins, que Clerfayt le préviendrait peut-être et se porterait aussitôt sur Grandpré, que les Prussiens avertis par le général autrichien, pousseraient sur-le-champ aux Islettes, qu'ainsi l'armée française serait coupée de Châlons et forcée de se retirer par Rethel sur Reims. Mais en prenant la seconde route, ne courait-il pas les mêmes risques ? Ne révélait-il pas son plan à l'adversaire ? Clerfayt ne se hâterait-il pas de le devancer à Grandpré ? Tout au moins ne chercherait-il pas à troubler sa marche, à lui enlever ses équipages et son artillerie ? Dumouriez résolut de tromper les Impériaux, de les éloigner de sa route, de leur masquer ses mouvements par une démonstration vigoureuse. Dillon avait, depuis le 30 août, le commandement de l'avant-garde qui campait à Mouzon. Dumouriez lui donna l'ordre de se diriger sur Stenay, non pas pour défendre la ville qui est, disait-il, toute ouverte, mais pour inquiéter Clerfayt et tenir sur la rive gauche de la Meuse, en face de Stenay, la position de la Neuville[36]. Dillon hésitait, objectait le manque de toutes choses et la défiance que lui inspiraient ses troupes. Il y a du désordre, lui écrivit Dumouriez, mais il ne faut prévoir ni lâcheté, ni fuite ; allons, de la gaité ![37] Stimulé par Dumouriez, Dillon envoie Miaczynski à Stenay avec une compagnie de grenadiers, la compagnie franche des Ransonnets, un régiment de dragons et un régiment de chasseurs. Miaczynski passe la Meuse, traverse la ville et se porte à une lieue de là, au village de Baalon. Il est rejoint le 31 août par Dillon et Gobert qui mènent avec eux le 3e et le 11e chasseurs et tentent dans l'après-midi une reconnaissance au-delà de Baalon ; mais Clerfayt venait d'arriver à Juvigny, et son avant-garde marchait sur Stenay. A la vue des chevau-légers autrichiens de Cobourg, Dillon ordonne la retraite ; on quitte le poste de Baalon, on rentre dans Stenay, on repasse la Meuse et se met en bataille derrière la rivière. L'ennemi, après avoir pillé les maisons de Baalon dont les habitants ont tiré sur ses troupes, parait si r la hauteur de Stenay et lâche quelques coups de canon. Dillon recule encore ; il se jette dans le bois de Dieulet où la cavalerie autrichienne le poursuit ; il devrait tenir bon dans la forêt et appeler à lui toutes les troupes de l'avant-garde ; il recule sur Pouilly, sur Beaumont et de là sur Mouzon[38]. Les Autrichiens avaient passé la Meuse et occupé le poste de la Neuville. La route de Grandpré leur était ouverte. Mais Clerfayt n'avait reçu de Brunswick d'autres instructions que de couvrir le siège de Verdun et d'observer Montmédy. Il évacua la Neuville, il laissa à Stenay deux bataillons et deux escadrons, il en mit autant à Juvigny pour surveiller la route de Verdun et s'établit avec le reste dans le camp de Baalon. Il y demeura jusqu'au 7 septembre. Il est inconcevable, remarquait Dillon, qu'il ait laissé gagner aux Français la belle position de Grandpré sans les avoir attaqués. Dumouriez profita de l'inaction de son adversaire. Il savait au reste que le méthodique Clerfayt ne chercherait pas à donner bataille et préférerait occuper le commode camp de Baalon. Il dissimula le mécontentement que lui causait la mollesse de Dillon et commença cette marche heureusement téméraire qui fut, selon le mot d'un historien militaire, un coup de partie décisif[39]. Il s'était mis lui-même à la tête du corps de bataille, composé de douze mille hommes ; un gros détachement, commandé par Chazot, escortait les équipages et l'artillerie. Le 1er septembre, Dumouriez quittait Sedan et marchait sur Mouzon où il comptait camper. Il y trouva son avant-garde qu'il croyait à la Neuville ; mais, sans hésiter, il poursuivit sa route et s'arrêta non loin de Mouzon, sur le bord du grand chemin de Stenay ; il établit son quartier général à Yonck, et jeta de l'infanterie dans les bois de La Neuville. Le lendemain (2 sept.), après avoir fouillé la rive gauche de la Meuse et s'être assuré que les Autrichiens ne l'inquiéteraient pas, il se portait par Stonne et les Grandes-Armoises sur La Berlière. Ce fut là qu'il apprit que Galbaud n'avait pu secourir Verdun et s'était retiré sur Sainte-Menehould. Il faut du moins, écrivit-il sur-le-champ à Galbaud, tirer de votre position tout le parti que vous pourrez ; il faut s'avancer plus haut que Sainte-Menehould jusqu'aux Grandes-Islettes, et vous fortifier derrière le canal de la Biesme ; vous pouvez ramasser tous les habitants des paroisses qui sont dans les bois, vous ferez des abatis et vous vous trouverez par ce moyen maitre très facilement du chemin de Sainte-Menehould à Varennes et à Verdun[40]. Le 3 septembre[41] Dumouriez était à Grandpré. Il ne connaissait les lieux que par la carte et n'avait pensé jusque-là qu'à se poster derrière l'Aisne et à défendre les hauteurs ou, comme il le disait, la trouée d'Autry. Il ne parle que d'Autry dans ses dépêches au ministre[42]. Mais la position de Grandpré lui sembla si bonne, qu'il résolut d'y rester ; le 3 au soir, un détachement, commandé par Stengel, se portait à Saint-Juvin. IV. Dumouriez établit son camp sur le plateau ou, comme il dit dans ses Mémoires, sur le grand amphithéâtre qui s'élève dans la presqu'ile comprise entre l'Aire et l'Aisne et que couronnent les bois de Nègremont. L'Aire coulait sur le front du camp et l'Aisne en défendait les derrières. La droite de l'armée s'appuyait au plateau de Marcq et la gauche à Grandpré. La réserve était à mi-côte, à une faible distance de l'Aire, entre la ferme de Barbançon et le petit village de Chevières. Le parc d'artillerie fut installé derrière le camp, à Senuc, à l'extrémité des bois de Nègremont et de la presqu'ile. Deux ponts de pierre sur l'Aisne, l'un près de Senuc, l'autre un peu plus bas, à Grandham, facilitaient, le cas échéant, la retraite de l'armée. Le château de Grandpré fut le siège du quartier général. Il appartenait à Sémonville, ami de Dumouriez, un des agents les plus actifs et des plus intrigants du nouveau régime. Sa situation sur une hauteur, les deux grosses tours qui le flanquaient, ses larges fossés, ses nombreux communs, le vaste parc qui l'entourait, faisaient de cet édifice un des plus beaux et des plus imposants de l'Ardenne[43]. Après avoir porté le corps de bataille sur la rive gauche de l'Aire, Dumouriez plaça son avant-garde en demi-cercle depuis le coude que fait la rivière près de Saint-Juvin jusqu'au bois de Bourgogne. L'avant-garde s'étendait ainsi sur une ligne oblique que couvrait le ruisseau de l'Agron et qui passait par Saint-Juvin, Beffu et le Morthomme. Beffu formait le centre de la position ; le Morthomme, la gauche, et Saint-Juvin, la droite. Les troupes de Beffu et du Morthomme pouvaient se retirer par deux ponts sur le village de Chevières ; celles de Saint-Juvin, par deux autres ponts, sur la hauteur de Marcq. Le poste du Morthomme, à la lisière du bois de Bourgogne, dominait la plaine. Il devait être commandé par le créole Miranda. Ce remarquable aventurier qui fut un des meilleurs lieutenants de Dumouriez en Champagne et en Belgique, était né à Caracas, dans l'Amérique du sud. Proscrit par le gouvernement espagnol, il avait voyagé dans le monde entier et parlait presque toutes Les langues de l'Europe, Il était venu en France avec une riche collection de livres, de gravures, de tableaux et de statues ; mais il avait eu soin de se munir de lettres de recommandation signées par les orateurs de l'opposition anglaise. Il s'était lié pendant un séjour à Londres avec Fox, Sheridan et ce Priestley que les départements de l'Orne et de Rhône-et-Loirs appelaient à la Convention[44]. Il entretint les Girondins de son horreur pour la tyrannie et leur annonça qu'il serait un jour le libérateur de l'Amérique espagnole ; ils accueillirent avec empressement cette précieuse recrue. Miranda possédait de grandes connaissances militaires ; il avait assidûment étudié les ouvrages de tactique ; il dissertait avec chaleur sur Alexandre et César, sur le maréchal de Saxe et Frédéric II, sur Folard et Guibert. Il reçut le 25 août, par l'entremise de Pétion, son brevet de maréchal de camp et arriva le 11 septembre à Grandpré. Il apportait à Dumouriez un exemplaire de Plutarque[45]. Le poste de Saint-Juvin, tout près de la rivière, est un plateau arrondi et facile à défendre. Dumouriez y mit l'homme qu'il regardait comme le meilleur officier de son armée, le colonel du 1er hussards, Stengel. Il était suspect de fayettisme et, sans Dumouriez, Servan l'eût peut-être destitué[46]. Stengel fut nommé le 13 septembre maréchal de camp. C'est le Murat de la Révolution. Il avait la vue basse, et ce défaut toujours dangereux pour un soldat, surtout pour un soldat d'avant-garde, causa sa mort à Mondovi (17 avril 1796). Mais il a mérité les éloges de Napoléon qui le jugeait à la fois intelligent, adroit et alerte. Stengel, disait le prisonnier de Sainte-Hélène, fut non seulement un excellent officier de hussards, mais un général consommé, il réunissait les qualités de la jeunesse à celles de l'âge mûr. On le vit à Lezegno précéder l'armée et préparer tout : lorsque Bonaparte arriva quelques heures plus tard, Stengel avait reconnu les défilés et les bois, trouvé des guides, interrogé le curé et le maître de poste, lié des intelligences avec les habitants, envoyé des espions de tous côtés, saisi les correspondances, traduit et analysé les lettres qui contenaient des renseignements utiles, pris les mesures nécessaires pour établir des magasins de vivres et rafraîchir les troupes[47]. Telle était la position choisie par Dumouriez. Les ennemis la trouvèrent très avantageuse et presque aussi formidable que les Islettes[48]. Pour la forcer, il fallait chasser de la rive droite de l'Aire l'avant-garde de Stengel et de Miranda établie de Saint-Juvin au Morthomme derrière le ruisseau de l'Agron ; puis franchir la rivière sous le feu plongeant de l'artillerie française placée en trois endroits, au château de Grandpré, sur les pentes boisées de Nègremont et sur le plateau de Marcq ; enfin, après avoir délogé l'adversaire de Marcq et de Nègremont on trouvait un nouvel obstacle, l'Aisne dont Dumouriez pouvait disputer sérieusement le passage en se postant sur les hauteurs d'Autry. V. Pendant que Dumouriez s'établissait à Grandpré, Dillon faisait diligence pour fermer les gorges du Clermontois et occupait les Islettes, mais non sans de vives angoisses et de singulières aventures. Après être demeuré le 10r septembre à Mouzon, il avait marché le 2 jusqu'à Saint-Pierremont, et s'était porté le 3, par Buzancy, sur Cornay. Il se rendit à Grandpré pour prendre les dernières instructions du général en chef. Le lendemain (4 septembre) il dit à Money, avec une profonde émotion, que Dumouriez lui commandait de passer par Varennes, et de gagner les Islettes à travers la forêt. Cet homme est fou, s'écriait-il. Il insiste pour que je parte aujourd'hui, malgré mes pressantes représentations. J'ai beau lui dire que le pain n'arrivera que ce soir à Marcq et se trouvera à sept lieues de moi, que les routes sont impraticables, que les Prussiens s'approchent. Vous verrez que nous serons attaqués dans notre marche sur Varennes ![49] Mais les Prussiens ne se montrèrent pas. On ne vit au loin que leurs vedettes sur la hauteur d'Avocourt. On traversa Varennes, on arriva sans encombre à la lisière des bois. Que faut-il faire maintenant ? demanda Dillon à Money. C'est la seule fois, assure ce dernier, qu'il exécuta sur-le-champ ce que je lui conseillais. Le chemin était défoncé par les pluies ; si l'on ne pouvait en prendre un plus court, rapporte un habitant du pays, on ne pouvait aussi en prendre de plus montueux et en plus mauvais état. Sur l'avis de Money, on détacha en avant-garde des pionniers qui réparèrent la route et l'aplanirent. Des paysans les aidèrent. La cavalerie passa d'abord ; l'artillerie vint ensuite ; Money formait l'arrière-garde avec deux canons, deux bataillons d'infanterie et le reste des pionniers chargés de barrer et de regâter le chemin. On atteint ainsi la Pierre-Croisée, puis le village de La Chalade, dans un des endroits les plus resserrés des gorges du Clermontois. Mais Dillon apprend des officiers municipaux de La Chalade que Galbaud vient d'abandonner la côte de Biesme et de se retirer sur Châlons. On lui conte qu'une vive fusillade s'est fait entendre pendant la journée, que les Prussiens occupent les Islettes, qu'ils sont maitres de Sainte-Menehould. Dillon, consterné, ordonne aussitôt à sa troupe de rebrousser chemin ; on quitte La Chalade ; on longe la rive droite de la Biesme ; à la nuit close, les soldats, harassés par cette marche qu'ils avaient commencée à quatre heures du matin, entraient à Vienne-le-Château[50]. VI. On a vu que le maréchal de camp Galbaud, chargé de secourir Verdun avec le 17e régiment, le 2e bataillon de Saône-et-Loire et quatre canons, arrivait le soir du 30 août à Varennes. Il était trop tard pour se jeter dans la place. Il résolut de se rendre à Metz par Ligny et Bar-le-Duc, et se porta sur Clermont[51]. Mais craignant de rencontrer encore les Prussiens, il se ravise, tourne à droite et prend la route de Châlons. Il traverse le village des Islettes, il gravit la côte de Biesme, il y laisse un poste de quelques hommes, il descend à Sainte-Menehould (31 août). Mais il avait compris l'importance du défilé. Il y revient le lendemain et parcourt les hauteurs qui dominent la vallée de la Biesme. Les habitants de Varennes l'avaient prié d'emmener avec lui les deux pièces de canon que l'Assemblée constituante leur avait données en récompense de l'arrestation de Louis XVI. Galbaud disposait donc de six pièces ; il en place quatre à la côte de Biesme et envoie les deux autres, avec le bataillon de Saône-et-Loire, à Florent. Il demande en toute hâte des renforts au conseil général de la Marne. Il somme le district de Sainte-Menehould d'ordonner à toutes les communes de la forêt d'Argonne de faire des abatis, de rompre les chemins, en un mot d'opposer aux Prussiens toutes les difficultés possibles. Le 2 septembre, au soir, il apprend la capitulation de Verdun, mais, dit-il lui-même, le poste de Biesme était le seul obstacle qu'on pût opposer à l'ennemi ; mes deux bataillons, indignés de la reddition de Verdun, me jurèrent que l'envahisseur ne passerait que sur leurs cadavres[52]. Le lendemain (3 sept.), la garnison de Verdun débouchait dans la plaine des Islettes. C'étaient les quatre bataillons de Mayenne-et-Loire, de l'Allier, de la Charente-Inférieure et d'Eure-et-Loir. Je croyais, raconte Galbaud, que, frémissant de rage, ils saisiraient avec empressement l'occasion de venger l'honneur français en restant avec moi. Il les vit arriver en désordre et comme en déroute, tirant des coups de fusil dans les arbres, criant à la trahison, ajoutant que tout était perdu, que les Prussiens étaient victorieux et invincibles, que leur armée couvrait les hauteurs du mont Saint-Michel et s'étendait sur les deux côtés de la grande route, de Verdun jusqu'à Clermont ! Le premier officier qu'il interroge ne répond qu'en donnant des marques de frayeur. Le général, indigné, le fait conduire à la prison de Sainte-Menehould. Mais cet exemple n'arrête pas les lâches discours et les cris d'épouvante. Des volontaires remettent leurs armes à Galbaud en disant qu'ils ne veulent plus combattre, et que, désarmés, ils sont sûrs de la pitié du vainqueur. Galbaud s'efforce de les rassurer ; il leur affirme que ce spectacle effrayant du camp des Prussiens est un étalage et une pure charlatanerie[53] ; il leur déclare qu'il faut défendre la patrie ; il leur ordonne enfin de rester avec lui pour renforcer les postes de Biesme et de Florent. Les bataillons d'Eure-et-Loir et de la Charente-Inférieure obéissent, non sans répugnance. Mais les bataillons de l'Allier et de Mayenne-et-Loire se dirigent, sans écouler Galbaud, sur Sainte-Menehould ; Allier prétend qu'il doit, aux termes de la capitulation, se retirer à Reims ; Mayenne-et-Loire promet de revenir à la côte de Biesme, mais veut auparavant rendre les derniers devoirs à Beaurepaire. Le bataillon de l'Allier entre à Sainte-Menehould et y
demeure jusqu'au soir ; à huit heures, les officiers se présentent à la
municipalité ; ils exposent que leur autorité est méconnue, qu'ils doivent
prendre la route de Reims, que les soldats menacent de quitter le drapeau par
bandes de quinze et vingt, qu'on les insulte dans la ville, et que, si l'on
ne presse leur départ, ils tireront vengeance des outrages qu'ils ont
essuyés. Les officiers municipaux enregistrent cette déclaration et ajoutent
: et nous, déclarons n'avoir aucune connaissance des
faits y énoncés. Le bataillon de l'Allier quitte la ville[54]. Cependant Mayenne-et-Loire avait célébré les funérailles de Beaurepaire. Le cercueil qui renfermait le corps du commandant était placé sur un fourgon d'artillerie. A l'entrée de Sainte-Menehould, au pont où quatorze mois auparavant, la municipalité avait reçu Louis XVI, des volontaires du bataillon portèrent le corps sur leurs épaules. Beaurepaire fut enterré dans le cimetière de la ville, au pied de l'église du château. La pompe funèbre, dit un témoin oculaire, fut aussi noble qu'attendrissante ; c'était à qui de ses frères d'armes aurait l'honneur d'orner de la couronne civique le cercueil de ce chef ; officiers et soldats, tous payèrent le tribut de larmes dû à un militaire qui avait préféré la mort à la honte de rendre une place de guerre sans l'avoir défendue[55]. Mais, après l'enterrement de Beaurepaire, le bataillon de Mayenne-et-Loire refusa de tenir sa promesse et de regagner la côte de Biesme. Il prit, comme le bataillon de l'Allier, la route de Châlons, en prétextant qu'il avait reçu du commissaire des guerres Pichon l'ordre de se rendre à Chartres. On n'entendait dans ses rangs que des cris de colère contre Galbaud ; il avait causé la mort de Beaurepaire en quittant Verdun avant le siège ; il avait hâté la reddition de la ville en se portant trop tard à son secours ; il n'avait pas le droit de donner des ordres au bataillon qui ne relevait que du maréchal Luckner ; enfin, il n'avait pas assisté aux funérailles de Beaurepaire, quoiqu'on l'eût invité[56] ! Galbaud était, en effet, resté à la côte de Biesme. Il avait visité tous ses postes ; il avait mandé à Dillon et à Dumouriez le funeste découragement de la garnison de Verdun ; sa tournée faite et ses courriers expédiés, il se rendit à Sainte-Menehould. Il apprit avec une douloureuse indignation le départ des bataillons de l'Allier et de Mayenne-et-Loire. Ce qui l'irritait surtout, c'était la défection des volontaires que Beaurepaire avait commandés. Aussi, quelques semaines plus tard, lorsque l'adjudant-major Delaage parut à la barre de la Convention et flétrit la lâcheté des Verdunois, Galbaud ne se contint pas : Vous accusez de lâcheté les habitants de Verdun, s'écriait-il, et vous, fûtes-vous braves le 3 septembre ! Vous vous dites amis de Beaurepaire. Est-ce lui qui vous avait appris à dire que l'ennemi était invincible ? Ne vous souveniez-vous plus de m'avoir vu avec lui à Verdun ? Aviez-vous oublié qu'il m'honorait de son amitié ! Ne deviez-vous pas voir en moi, lorsque je vous montrais le chemin de l'honneur, l'exécuteur ponctuel de ses dernières volontés ![57] Mais Galbaud n'était pas au bout. Les bataillons d'Eure-et-Loir et de la Charente-Inférieure, placés à la côte de Biesme et à Florent, avaient communiqué leur peur au 47e régiment et au 2e bataillon de Saône-et-Loire. C'était ce jour-là qu'un détachement prussien entrait dans Varennes et arrêtait le maire de la ville. Cette nouvelle acheva d'ébranler les courages ; on crut que les Prussiens s'approchaient, on n'osa pas les attendre, on cria qu'il fallait se retirer sur Châlons. La garnison de Verdun, dit Galbaud, avait entièrement désorganisé ma petite armée. Il manda les principaux officiers ; tous lui confirmèrent la panique des troupes et l'assurèrent qu'il suffirait d'une poignée d'hommes pour les mettre en fuite. Galbaud tint conseil pendant toute la nuit ; il croyait trouver encore dans les deux bataillons qui venaient de Sedan, assez de monde pour résister à l'adversaire et il se faisait fort d'arrêter les Prussiens avec quelques gens résolus jusqu'à l'arrivée des secours qu'il attendait de Dumouriez. Mais d'heure en heure des soldats arrivaient de Biesme et de Florent par petits pelotons ; en vain Galbaud les conjurait de regagner leur poste et de ne pas se déshonorer ; personne ne voulait l'entendre. Les lâches 1 s'écriait Marceau ; je regrette d'avoir été jugé digne de les commander ! Galbaud, désespéré, donna l'ordre d'abandonner la côte de Biesme. Il laissait derrière lui, disait-il, une des clefs de la France, mais les quatre bataillons qu'il emmenait pouvaient encore être utiles à la patrie. Il quitta Sainte-Menehould le matin du 4 septembre. Déjà les habitants de la ville cachaient ce qu'ils avaient de plus précieux ; la municipalité se préparait à recevoir les Prussiens et ordonnait le désarmement de la garde nationale et des bourgeois[58]. Pourtant il restait à Galbaud une lueur d'espérance. Il savait que Dillon marchait sur Varennes avec une avant-garde de 6.000 hommes. Il pria les administrateurs du district de lui dépêcher un courrier dès qu'ils auraient des nouvelles. Il était à trois lieues de Sainte-Menehould, au village d'Auve, où sa troupe faisait halte pour se reposer, lorsque le courrier arriva. Il apportait une lettre de Dumouriez et une autre de Dillon : Dumouriez annonçait à Galbaud que Dillon allait le joindre avec un corps d'infanterie et de cavalerie ; Dillon écrivait qu'il précipitait sa marche et passerait par Varennes, La Chalade et Florent. Presque au même instant un courrier de Châlons remettait à Galbaud une dépêche de Luckner qui le priait de tenir ferme dans sa position de Biesme sans se compromettre et courir le danger d'être écrasé. Galbaud lit ces lettres aux soldats. Le courage des troupes se ranime. Le 17e et Saône-et-Loire, les premiers, demandent à revenir sur leurs pas. Les quatre bataillons rebroussent chemin. Le soir du 4 septembre, Galbaud occupait de nouveau la côte de Biesme pour y demeurer jusqu'à l'issue de la campagne. Mais durant toute une journée, le défilé des Islettes était resté sans défenseurs, et si 50 hussards prussiens s'étaient avancés sur la grande route, ils auraient peut-être changé le sort de la guerre[59]. VII. Voilà les événements dont la côte de Biesme était le théâtre pendant que Dillon marchait de Cornay sur Varennes et La Chalade. Les paysans qui voyaient les troupes de Galbaud se replier en désordre sur Châlons, s'imaginaient que les Prussiens étaient maîtres des Islettes, et Dillon, croyant trop légèrement à leurs rapports, se rejetait en arrière sur Vienne-le-Château. Il y passa la nuit du 4 au 5 septembre dans de cruelles perplexités. Mais le lendemain il apprit la vérité. Il vint aussitôt à Sainte-Menehould, et, sans s'arrêter, poussa droit à la côte de Biesme où l'attendait Galbaud[60]. Dillon avait été chargé par Dumouriez non seulement de tenir les Islettes, mais de défendre les gorges de l'Argonne de Vienne-le-Château à Passavant. Il établit son quartier général à la Grange-aux-Bois. Il ne mit pas un soldat de ligne à Sainte-Menehould ; les troupes qui gardaient la ville, se composèrent de dix compagnies de grenadiers de Reims, de 200 hommes d'un détachement de Seine-et-Oise, et d'une compagnie du 1er bataillon de Reims. Il répartit le reste de ses troupes et le peu de renforts qu'il reçut jusqu'au 30 septembre dans tous les villages qui bordent le cours de la Biesme, à La Chalade, à Claon, au Neufour. Il mit au Four des Moines, le long du ruisseau de Vaux, la compagnie franche des Ransonnets ; à Florent le 2fi bataillon de Saône-et-Loire que commandait le lieutenant-colonel Chazault ; au village des Islettes, le 56 régiment de hussards soutenu par 100 hommes du 6e régiment d'infanterie et 100 hommes du 5e bataillon des Vosges ; à la Verrerie, au bas de la côte de Biesme, 100 hommes d'un bataillon de la Marne ; à la côte de Biesme, 3 régiments de ligne, le 6e, le 8e, et le 17e ainsi que le 1er bataillon de la Charente-Inférieure, le 5e bataillon des Vosges, le 4e bataillon des grenadiers de la réserve commandé par Deville, une compagnie de grenadiers de la Meurthe, 160 volontaires de Vitry-le-François et 60 volontaires de Stenay ; à Futeau[61] et à Courupt, 100 hommes du 8e régiment d'infanterie et ce 1er bataillon d'Eure-et-Loir dont Marceau était le lieutenant-colonel en second ; à Beaulieu, le 96 bataillon d'infanterie légère qui garda le château avec deux pièces de canon ; à Passavant, à la pointe de la forêt d'Argonne, presque toute la cavalerie, trois régiments de chasseurs, le 3e, le 11e, le 12e, et le 6e régiment de hussards, commandés par le colonel Frégeville qui devait enlever dans les villages des environs les vivres et les fourrages et pousser des reconnaissances sur le chemin de Bar-le-Duc[62]. A l'ouest de Passavant, à Chatrices et à Villers-en-Argonne cantonnèrent une compagnie de chasseurs de Reims et le 1er bataillon de Mayenne-et-Loire que Luckner avait, à la prière de Dumouriez, renvoyé de Châlons[63]. Gobert, chef de l'état-major, fit, en sa qualité d'officier du génie, le service d'ingénieur. Il ferma les chemins qui menaient à la forêt, de La Chalade à Beaulieu, par des barricades d'arbres renversés. Il éleva sur tout le front du village des Islettes un retranchement défendu par de grands abatis et en avant de ce retranchement deux petites redoutes[64]. Galbaud prit le commandement de l'artillerie ; il réquisitionna de tous côtés des ouvriers et des soldats qui portèrent les canons à force de bras sur les hauteurs de la forêt ; il disposa vingt-cinq pièces en batteries au sommet et sur les côtés de la route. Si l'ennemi prenait le village des Islettes, il avait encore, dit Gobert, à passer la rivière de Biesme gonflée au-delà de ses bords par plusieurs retenues et à passer la chaussée, sur laquelle plusieurs batteries à différentes étages croisaient leurs feux ; on pouvait regarder le poste comme inforçable[65]. Inforçable, il ne l'était pas aussi bien que le poste de Grandpré. Dumouriez disait superbement que les Islettes et Grandpré étaient les Thermopyles de la France, et qu'il serait plus heureux que Léonidas. Toutes les gorges et travées, mandait Westermann à Danton, sont occupées d'une manière si avantageuse qu'il est impossible de nous forcer[66]. Dumouriez oubliait que sa ligne était trop considérable. Une armée qui se dissémine et se fractionne sur une longue étendue de collines, est nécessairement débordée. Lors même que toutes les routes seraient gardées, l'ennemi n'a besoin que de porter tous ses efforts sur un seul point ; une fois ce point forcé, et il l'est toujours par la supériorité du nombre et la vigueur de l'attaque, la ligne entière est rompue ; il suffit qu'elle fléchisse en un endroit : l'armée qui la défend, menacée sur ses derrières, n'a plus d'autre ressource que la retraite[67]. |
