L’ÉGYPTE

ARCHÉOLOGIE — HISTOIRE — LITTÉRATURE

 

CONTES ARABES MODERNES[1].

 

 

Cet ouvrage fait suite à une remarquable Grammaire du dialecte arabe vulgaire de l’Égypte que M. Spitta Bey a publiée, il y a deux ans, et qui a obtenu un grand et légitime succès. Il est appelé sans cloute à un succès égal. Nul n’était mieux placé que M. Spitta Bey pour étudier lé dialecte vulgaire et la littérature populaire de l’Égypte. Chargé longtemps de la direction de la belle bibliothèque khédiviale du Caire, c’est à lui que cette riche collection de livres et de manuscrits précieux, qui jusque-là était un véritable chaos, a dû d’être rangée avec ordre, clarté et méthode, de manière à favoriser toutes les recherches, à rendre possibles tous les travaux. Savant aussi modeste que distingué, M. Spitta Bey a mené à bonne fin cette œuvre difficile avec un tact et une simplicité parfaits. Il avait à ménager bien des susceptibilités. Ce n’est pas sans quelque émotion que les ulémas et les softas de la mosquée d’El-Azhar voyaient un dépôt d’ouvrages théologiques et de corans entre les mains d’un chrétien. Ce n’est pas non plus sans quelque jalousie que plusieurs savants européens de nationalités diverses voyaient ce même dépôt entre les mains d’un Allemand. Mais M. Spitta Bey montrait aux uns tant de respectueuse sympathie, aux autres tant de bienveillance et d’affabilité, il rendait d’ailleurs à tous tant de services, que personne, jusqu’à la révolution d’Arabi, n’avait songé à l’interrompre dans son œuvre. Il était de ce petit nombre de fonctionnaires européens qui, durant quelques années, ont fait abstraction de tout intérêt de parti, de toute rivalité nationale, pour travailler avec un désintéressement généreux au bien de l’Égypte. Sur le terrain de la science, qui était le sien, il tentait ce que d’autres entreprenaient en même temps sur le terrain politique : le rapprochement des étrangers et des Arabes par l’élévation de ces derniers. Grâce à lui, le Caire possède aujourd’hui une bibliothèque soigneusement arrangée et classée. La possédera-t-il longtemps ? C’est ce que j’ignore ; car la révolution d’Arabi a naturellement chassé M. Spitta Bey d’Égypte et livré sa bibliothèque aux Égyptiens, c’est-à-dire à des hommes aussi incapables de maintenir quelque ordre dans une collection de livres que dans une administration ou un gouvernement.

Pour se débarrasser de M. Spitta Bey, les amis d’Arabi ont prétendu qu’il traitait avec irrévérence les admirables corans, si merveilleusement décorés, qu’on a pu voir à Paris lors de l’Exposition de 1878, dans les galeries du Trocadéro. A les en croire, ces corans, que M. Spitta Bey a préservés de la ruine, auraient servi de table à des festins pantagruéliques, où il buvait du vin et mangeait du jambon, en compagnie de plusieurs amis aussi criminels que lui, sans aucun respect pour le mérite de ces belles œuvres d’art et pour la sainteté de ces livres sacrés. Le fait est que M. Spitta. Bey les a enlevés des mosquées, où ils étaient exposés à toutes les avaries ; et les a placés dans des vitrines hermétiquement fermées, où ils sont à l’abri des outrages que leur faisaient subir les doigts crasseux des imans. C’est avec le même zèle qu’il a traité les manuscrits de la bibliothèque khédiviale. Cette bibliothèque est fort mal installée dans un bâtiment froid, humide, sombre et malsain. A force d’y vivre, M. Spitta Bey y a contracté une maladie de poitrine. Mais peu lui importait. Il sacrifiait de bon cœur sa santé à l’accomplissement de sa mission. On l’en a récompensé par d’odieuses calomnies. Enlevé brutalement à son œuvre, il est parti sans se plaindre, sans récriminer contre ceux qui, le traitaient avec une pareille ingratitude ; il n’a pas maudit l’Égypte, qui se montrait si dure et si injuste à son égard ; il lui a dit, au contraire, un adieu amical et de plus en plus dévoué : Au moment où j’écris ces lignes, déclare-t-il à la fin de la préface de ses Contes arabes modernes, je vais quitter l’Égypte probablement pour toujours, assurément pote longtemps. Je serais heureux si, par les pages suivantes, je gagnais quelques nouveaux amis à la vieille Égypte populaire, humble et cachée, mais forte par la chaleur intérieure de sa vie, par l’intimité et la naïveté de ses sentiments, à cette Égypte inconnue des financiers et des diplomates, qui, depuis les Pharaons jusqu’à nos jours, a survécu à toutes les civilisations.

J’ai tenu à parler de M. Spitta Bey avant de parler de ses Contes, à faire connaître l’homme avant le livre. Le caractère de l’homme n’a point été, en effet, sans influence sur le mérite du livre. Pour pénétrer dans l’intimité de la conscience populaire, pour s’initier aux idées, aux sentiments, au langage de la foule, pour traduire avec fidélité les créations de sa verve inventive, l’esprit ne suffit pas : il faut encore je ne sais quelle sympathie, je ne sais quelle douceur, qui rapprochent l’observateur de l’objet de ses études, et qui l’aident à comprendre bien des choses que, sans elles, il ne comprendrait pas. M. Spitta Bey n’a eu garde de s’enfermer dans la bibliothèque khédiviale. Si importante que soit cette bibliothèque, elle est beaucoup moins riche en manuscrits que nos grandes collections d’Europe. Aller au Caire pour faire des travaux sur l’arabe littéraire, sur la langue et la littérature savantes, dont les principaux monuments sont ou imprimés ou transportés en Occident, serait donc un très faux calcul. Mais il reste le champ immense de l’arabe vulgaire, de la languie et de la littérature populaires, trop dédaignées des savants orientaux et européens, bien qu’on puisse en tirer les plus fructueuses moissons. C’est là qu’est la vie, le mouvement, le progrès, peut-être l’avenir. Si les destinées de la race arabe ne sont point épuisées, si sa civilisation n’est point éteinte par la nôtre, si elle doit se raviver et prendre sous une forme moderne un nouvel essor, ce ne sera qu’à la condition de se détacher de plus en plus de la langue morte qui l’étouffe et, qui la comprime depuis Si longtemps. Les Arabes sont aujourd’hui dans la situation où nous étions au moyen âge, alors que le latin demeurait la seule langue écrite, tandis qu’on parlait partout des dialectes issus de lui, qui ne demandaient, pour devenir à leur tour des langues, qu’à passer de la bouche du peuple sous la plume des grammairiens, des littérateurs et, des savants. Tant qu’a duré cette division, cette bifurcation entre la langue écrite et la langue parlée, entre la langue de quelques -initiés et celle de tout le monde, la nuit du moyen âge a gardé toute son obscurité. Du moment qu’elle a cessé, la lumière a commencé à se faire, et la pensée humaine, dégagée de l’étreinte sous laquelle elle s’étiolait, a mûri au grand air et au grand jour, sans que rien désormais pût arrêter sa croissance et détruire sa liberté.

Les Arabes auront-ils la force d’opérer parmi eux une révolution semblable ? Rien n’est plus douteux. On peut même affirmer qu’ils ne le feront jamais spontanément. Toucher à la langue du Coran leur paraîtrait un vrai sacrilège. Il faudrait, pour les y décider, que l’initiative vînt du dehors. Alors, comme ils sont naturellement imitateurs, ils s’habitueraient peu à peu à suivre l’exemple qu’on leur aurait donné, et finiraient par marcher à grands pas dans la voie dont on leur aurait ouvert l’accès. C’est à cette œuvre de civilisation et de progrès que devraient se consacrer ces arabisants européens qui vont vivre dans les pays orientaux. Tandis que ceux qui restent en Europe s’attachent à la langue morte, c’est sur la langue vivante qu’ils devraient, eux, concentrer leurs efforts. M. Spitta Bey l’a fait, pour son compte, avec un rare bonheur. Sa Grammaire du dialecte arabe vulgaire de l’Égypte, écrite en allemand, est, de l’aveu de toutes les personnes compétentes, un modèle d’érudition. M. Spitta Bey ne s’est pas borné à y étudier minutieusement le dialecte égyptien, il a tenté de le rendre accessible à tous, de le rapprocher d’aussi près que possible des Européens, en substituant aux caractères arabes un système de transcription en lettres latines. Ce que vaut ce système, je n’oserais le dire, n’étant pas assez bon juge pour me permettre à apprécier une entreprise aussi délicate et aussi compliquée. Quoi qu’il en soit, M. Spitta Bey avait terminé sa grammaire par une série de contes populaires, qui devaient servir de textes originaux pour l’étude de la langue. Mais ce n’était point encore assez. On lui demandait de nouveaux textes ; on lui demandait également de les traduire pour les mettre plus complètement à la portée du public : C’est ce qu’il S’est décidé à faire dans cette nouvelle publication des Contes arabes modernes, et, cette fois, ce n’est pas l’allemand qu’il a employé, comme dans sa grammaire, c’est le français, c’est-à-dire la langue européenne la plus répandue en Égypte, celle qui paraissait, il y a quelque temps encore, sur le point de devenir presque aussi populaire que l’arabe lui-même. M. Spitta Bey manie le français avec une parfaite aisance ; on trouve bien çà et là dans son style quelques expressions qui trahissent sa nationalité allemande ; mais il semble qu’il en ait usé à dessein, soit pour rappeler son origine, soit pour serrer de plus près le texte, en consentant à paraître moins élégant, à la condition d’être plus précis.

J’ai transcrit directement, dit-il, le texte arabe de ces contes, d’après les paroles et, pour ainsi dire, sous la dictée des gens du peuple. Jamais je ne me suis permis d’y rien retoucher. On trouvera donc ici toutes les imperfections de style que la manière naturelle et irréfléchie de raconter comporte, à savoir : des répétitions, des changements et des contradictions, même des confusions, etc. On remarquera aussi partout une grande mobilité dans la prononciation, dont les variations perpétuelles sont justement ce qui anime les paroles parlées et leur donne un charme particulier, à l’encontre des paroles transmises par l’écriture, où une orthographe impitoyable fixe et arrête la langue, et lui fait perdre les nuances qui ne veulent pas se soumettre aux lois dictées. Certes, ces lois, prises et appliquées dans leur sens général, ne sont jamais négligées entièrement ; elles fournissent les règles fondamentales au conteur ; mais celui-ci ; toujours inconscient de ce point d’appui, laisse prédominer sa manière à lui de raconter et de sentir, suivant en cela l’impulsion irrésistible de la nature vivante, qui incite chaque individu à vivre de sa vie propre et à faire de la langue commune une langue personnelle où dominent librement les inflexions particulières, les constructions spéciales et les tours singuliers, enfin, les phrases toutes faites, et qui, devenant habituelles à chacun, sont la marque de son génie propre ; et cette interprétation individuelle est d’autant plus grande chez les peuples barbares ou peu civilisés que l’influence des grammairiens et des académies ne s’y fait pas encore sentir. Ainsi, je prie le lecteur de ne pas attribuer à des négligences de transcription les irrégularités de prononciation et surtout la variation continuelle des voyelles qu’il rencontrera dans le texte. J’ai tâché de copier le plus exactement possible les paroles prononcées.

Méthode excellente, puisqu’il s’agit de faire connaître, non une langue fixe, d’une grammaire arrêtée, polie et repolie par les littérateurs et les grammairiens, mais une langue en formation qui se développe dans toute la liberté, dans toute la spontanéité, dans tout, l’imprévu de ses allures ; c’est à son cuisinier, qui ne sait ni lire ni écrire ; c’est à un cheikh de dixième ordre, qui sait à peiné lire, que M. Spitta Bey s’est adressé pour recueillir sur des livres absolument populaires les contes égyptiens. Le premier, à lui seul, lui a fourni onze contes. C’est peut-être beaucoup ! De l’avis de M. Spitta Bey, il en est résulté une certaine monotonie de style, une certaine uniformité de récit. N’aurait-il pas mieux valu faire appel à un plus grand nombre de conteurs ? On s’explique fort bien que M. Spitta Bey n’ait pas voulu recourir aux conteurs de profession, qu’on voit le soir, dans les cafés du Caire, une soi e de guitare à deux cordes à la main, charmer un nombreux auditoire par d’immenses rapsodies, qu’ils chantonnent d’une voix nasillarde en s’accompagnant sur leur instrument. Ces gens-là sont, déjà des artistes ; l’invention populaire peut être gâtée chez eux par le métier. Mais, sans sortir de la foule où la tradition se conserve inaltérée, il eût été, ce me semble, préférable d’interroger la mémoire d’un nombre plus considérable d’indigènes ; on eût obtenu par là une plus grande diversité d’anecdotes, en même temps qu’une variété plus grande d’expressions et d’images dans la langue où ces anecdotes sont racontées.

Si le livre de M. Spitta Bey a un défaut, c’est celui-là ; car on aurait tort de lui reprocher le caractère parfois un peu vulgaire des contes qu’il renferme. Ils appartiennent tous, dit-il lui-même, à l’espèce la plus naïve, ou, si l’on veut, la plus basse du genre : les contes de fées, les contes de nourrices et de vieilles femmes pour amuser les enfants, petits et grands. Et il ajoute aussitôt : Je les ai choisis et pris, parce que les contes de cette espèce nous offrent ordinairement l’esprit populaire le plus pur et le langage le moins mélangé d’emprunts littéraires. Il ne faut donc pds s’attendre à trouver ici une suite aux Mille et une Nuits et à leurs merveilleuses aventures. Le milieu où nous transportent les contes de M. Spitta Bey est bien différent. Ils courent les rues du Caire, non les palais des califes ; ils sont le produit de l’invention populaire, toujours un peu monotone, non celui de l’imagination féconde de quelque écrivain. De là vient qu’ils ressemblent d’une manière parfois si frappante aux histoires qui ont bercé notre enfance. C’est à peine si les noms des héros sont changés ; mais les épreuves qu’ils traversent, mais, les moyens par lesquels ils en viennent à bout sont les mêmes que chez nous. 0n retrouve dans presque tous un homme habile, Mohammed l’Avisé, qui surmonte, avec l’aide de bons génies, les obstacles épouvantables que la haine, l’envie et la jalousie dressent devant lui. Les ogres, les ogresses, les femmes et les jeunes filles innocentes et maltraitées, les frères dévoués à leurs sœurs, les vieilles entremetteuses, etc., en un mot, tous les personnages de notre littérature populaire y jouent également leur rôle. Faut-il voir là un simple effet du hasard ? Faut-il plutôt croire à des origines communes, peut-être à des rapprochements plus modernes qu’on ne serait tenté de le penser au premier abord ? Je n’en sais rien ; mais il peut parfaitement se faire que les causes de ces ressemblances entre les contes égyptiens et les contes européens soient entièrement indépendantes et spontanées. Le champ où se meut le génie du peuple est assez étroit pour qu’on s’y rencontre de très loin, pour qu’e, sous tous les climats, les fleurs en aient le même parfum, pour que l’Orient et l’Occident finissent par s’y croiser. Il ne faut probablement pas chercher d’autre motif en vue d’expliquer comment et pourquoi nous rencontrons dans les contes égyptiens l’histoire de la Belle au Bois dormant, celle du prince Fortuné, voire d’autres histoires moins célèbres qui ont été recueillies dans des recueils modernes, tels que les Contes d’un buveur de bière, de M. Deulin. Mais, d’autre part, l’Égypte est si intimement liée à l’Europe depuis près d’un siècle, qu’il ne serait pas impossible que nous eussions importé chez elle un certain nombre de nos récits, et que, par un échange conforme aux règles de l’économie politique en littérature comme en industrie, elle nous les rendît transformées et revêtues d’un déguisement égyptien.

Je laisse aux amateurs de contes et aux mythologues le soin de résoudre un problème aussi délicat. Je leur laisse aussi à résoudre le problème plus délicat encore des rapports qui existent certainement entre la littérature populaire de l’Égypte actuelle et celle de l’Égypte antique. Après avoir reconnu que ses contes manquaient quelquefois de variété M. Spitta Bey ajoute que cela dénote, à. ce qu’il lui semble, un cercle bien circonscrit d’histoires qui, toutes, ont un cachet particulier, et où les restes d’idées très différentes et souvent très anciennes se sont conservées en se mêlant à l’esprit des gens du peuple. C’est ainsi que le héros d’un dés contes se débarrasse d’une femme gênante en tuant un scarabée dans lequel la vie de cette femme était enfermée. Voilà qui est réellement tout à fait égyptien ; car le scarabée, personne ne l’ignore, était dans l’antique Égypte le symbole dé l’existence et de la résurrection. C’est ainsi également que, dans un autre conte, un joli mythe solaire vient à point pour nous montrer que le culte du soleil n’est pas encore tout à fait oublié des descendants des adorateurs de Râ. J’ai cru enfin découvrir dans un troisième conte plusieurs analogies avec le fameux papyrus d’Orbiney, qui nous a appris le premier que l’Égypte des Pharaons, la sombre et solennelle Égypte, s’était amusée, comme tous les autres peuples, aux inventions romanesques, aux aventures des héros imaginaires. Qui sait jusqu’où ces rapprochements pourraient être poussés ? Qui sait quelles clartés ils pourraient jeter sur les obscurités du passé ! M. Spitta Bey n’a pas quitté le Caire ; mais si d’autres, suivant son exemple, parcouraient toute l’Égypte pour y moissonner les récits, les légendes, les chansons populaires, on s’apercevrait sans doute que, dans ce pays immuable, le christianisme d’abord, l’islamisme ensuite, n’ont point effacé complètement l’empreinte des quarante siècles de civilisation païenne. Quand on voyage sur le Nil, quand on se promène dans les villages en cherchant à dissiper l’impression du présent, que de fois n’arrive-t-il pas de voir s’élever devant soi l’image vivante des représentations qui couvrent les tombeaux ! Les ressemblances sont frappantes, c’est la même nature, la même population, presque les mêmes constructions qu’autrefois ! Les conditions de la vie n’ont point changé, les mœurs ne l’ont guère fait non plus. Il est impossible qu’il ne soit point resté dans la conscience populaire la marque, le souvenir de l’antiquité.

Si le livre de M. Spitta Bey inspirait à quelques jeunes arabisants le désir de se livrer à ce genre d’études, il rendrait assurément à l’histoire aussi bien qu’à la civilisation un véritable service. C’est, je pense, ce que l’auteur a voulu dire, lorsqu’il a exprimé le souhait de gagner quelques nouveaux amis à la vieille Égypte, humble et cachée, qu’ignorent les diplomates et les hommes politiques, et qui, depuis les Pharaons jusqu’à nos jours, survit à toutes leurs combinaisons, se perpétue à travers la ruine successive de toutes leurs entreprises. Si j’avais, de mon côté, à exprimer un vœu, j’ajouterais que c’est aux arabisants français qu’il conviendrait surtout de répondre à l’appel de M. Spitta Bey. La France a compromis, peut-être perdu, son influence politique en Égypte ; mais elle y conserve une influence morale considérable, dont la traduction en français de contes égyptiens recueillis par un Allemand est un nouveau témoignage. Elle ne saurait y renoncer sans s’exposer à de graves dangers, car l’Égypte, grâce à ses glorieux souvenirs, à sa prodigieuse richesse, à sa civilisation supérieure, jouit dans le monde arabe tout entier d’un immense prestige. Tout ce qui s’y passe a un écho immédiat et profond en Algérie et en Syrie. On ne s’en est pas souvenu lorsqu’il s’est agi d’envoyer quelques soldats au Caire ; plaise au Ciel qu’on s’en souvienne du moins désormais pour y envoyer quelques savants. La science, dans notre siècle, est un instrument politique précieux ; dédaigner d’en user serait une grande faute. Il est fort à craindre que personne ne songe plus désormais, si nous ne le faisons pas nous-mêmes, à traduire en français -la littérature populaire égyptienne ; notre langue risque de disparaître en quelques années de l’Égypte pour laisser la place à l’anglais. Bien souvent, dans les rues du Caire, j’ai été frappé d’entendre de petits âniers qui murmuraient lé soir, en rentrant d’accompagner des touristes à la promenade, je ne sais quelles paroles sourdes entre leurs lèvres. Chaque fois que je me suis approché afin de comprendre ce qu’ils disaient, j’ai remarqué qu’ils répétaient, avec espoir de les apprendre, quelques mots d’anglais qu’ils venaient de saisir à la dérobée dans la conversation de leurs clients. Ils se communiquaient les uns aux autres ce que chacun d’eux avait retenu. Dans la Haute-Égypte, j’ai constamment été salué par des : Good morning ! good bye ! Autrefois on me disait : Bonjour et bonsoir ! Ce simple changement m’a fait sentir plus cruellement que tout le reste combien la situation de la France en Égypte est modifiée.

Que M. Spitta Bey me pardonne ces réflexions ! Elles ne sont point déplacées ici, puisque je parle d’un livre qui, après tout, est écrit en français. Peut-être aussi contribueront-elles au succès de ce livre en France.

Je n’hésite point à affirmer que tous ceux qui le liront y trouveront plaisir et profit. Sans doute, il s’adresse spécialement aux personnes adonnées à l’étude de l’arabe ; mais les récits qu’il renferme sont trop intéressants pour que le grand public, n’y trouve pas aussi son compte. Le goût des littératures populaires est très répandu aujourd’hui. L’ouvrage de M. Spitta Bey arrive donc à son heure et il serait étrange que, parmi tous les contes dont on nous amuse, ceux qui viennent de ces contrées arabes qui ont longtemps passé pour la patrie même des inventions romanesques ne fussent pas les mieux accueillis et les plus applaudis.

 

 

 



[1] Contes arabes modernes recueillis et traduits par Guillaume, Spitta Bey (1 vol. in-8°, J. Brill à Leyde).