L’ÉGYPTE

ARCHÉOLOGIE — HISTOIRE — LITTÉRATURE

 

LES ÉGYPTES[1].

 

 

Je veux chercher tout de suite à M. Marius Fontane une chicane qui m’a longtemps détourné, j’en conviens, de son excellent ouvrage. Pourquoi les Égyptes ? Ce titre malheureux, en contradiction avec l’histoire et avec l’usage, semble avoir des prétentions à l’originalité dont il est difficile de n’être pas choqué. Est-ce une réaction contre l’idée fausse qu’on se faisait jadis de l’immobilité de l’Égypte ? Dans ce cas, la réaction serait, à mon avis, poussée beaucoup trop loin. Sans doute l’histoire de l’Égypte ne nous apparaît plus, comme autrefois, avec une uniformité désespérante ; sans doute, l’art égyptien n’est plus à nos yeux cet art immuable dont avait parlé Platon ; sans doute, la vie, le mouvement, les révolutions, le progrès se sont introduits dans ces mystérieuses légendés auxquelles les Grecs avaient donné une fixité qu’elles n’ont jamais eue. Mais tout cela n’empêche pas que l’Égypte ne soit bien réellement une par sa géographie, par son développement historique et religieux, par sa civilisation, dont les caractères essentiels existaient déjà du temps de Ménès et se retrouvent encore sous les Ptolémées. Ce n’est pas que je prétende qu’il n’y ait aucune différence entre la Haute et la Basse-Égypte, entre la Nubie et le Soudan ou le Delta, entre l’ancien empire, le moyen empire et le nouvel empire, entre les diverses contrées et les diverses races de l’Égypte. Ces différences sont, au contraire, très profondes, et l’on avait tort de les ignorer autrefois. Les Égyptiens eux-mêmes parlaient sans cesse des deux terres, et ‘leurs souverains portaient la double couronne pour indiquer qu’ils dominaient à la fois sur les deux moitiés de l’empire. Mais, à partir de Ménès, c’est-à-dire à partir du début de l’histoire, l’unité nationale est formée, les deux couronnes sont sur la même tête, l’Égypte existe, et, si les révolutions politiques la morcellent bien souvent durant les milliers d’années de son existence, elle se reconstitue toujours, en somme, sous le sceptre de ses dynasties.

M. Marius Fontane pourrait répliquer que plusieurs de ces dynasties ont été collatérales, que des milliers de princes ont joué dans leurs provinces le rôle de véritables rois, que la féodalité égyptienne a amené d’innombrables divisions territoriales et politiques. Mais qu’est-ce que cela prouverait ? Parle-t-on des Fronces, parce que, sous les Mérovingiens et les Carlovingiens, notre pays a été constamment partagé en souverainetés différentes, parce que, sous les Capétiens, de grands vassaux se sont mis bien souvent au-dessus de la Couronne et l’ont méprisée ? Il est fort possible que la monarchie égyptienne n’ait pas eu l’unité que nous lui prêtons ; mais le fait est que nous n’en savons rien : nous ne la connaissons que par Manéthon, qui a pris soin de ne nous indiquer que les dynasties légitimes, éliminant les autres de ses listes, en dehors desquelles nous n’avons pas encore trouvé, pour l’histoire d’Égypte, un fondement de quelque solidité. M. Marius Fontane pourrait répliquer encore que l’Égypte a été souvent conquise, qu’elle a subi l’influence des étrangers, et qu’il .n’est pas possible de soutenir qu’elle fut la même sous le régime des Hycsos et sous le régime de ses rois indigènes. Mais est-ce encore une raison suffisante pour légitimer le titre de son livre ? La France aussi a subi le joug de l’étranger, sa capitale est tombée entre les mains des Anglais, son souverain légitime s’est vu relégué dans une province où la patrie s’est conservée comme par miracle. Et l’Espagne ? Dit-on : les Espagnes, parce que les Maures ont longtemps occupé et opprimé ce pays ? Dit-on : les Allemagnes, parce que vingt peuples divers se sont partagé le territoire allemand ; ou, les Eanes, parce que la péninsule, sans cesse conquise, a connu tous les maîtres et subi toutes les dominations ? Les peuples modernes ont à peine vécu, en comparaison de l’Égypte. Si, dans leur courte existence, ils ont traversé bien des aventures sans perdre chacun leur caractère distinctif, faut-il s’étonner que, dans le cours de destinées plusieurs milliers de fois séculaires, il soit arrivé à l’Égypte de passer par toutes les alternatives de la fortune ?

Ce qui fonde l’unité d’un peuple, ce qui fait que son nom doit être mis au singulier, non au pluriel, c’est sa civilisation encore plus que son histoire. Or, si l’on doit reconnaître que la civilisation égyptienne n’a pas eu l’immobilité qu’on lui attribuait jadis, peut-on nier que, dans son immense développement, elle ne soit restée cependant toujours la même ? Dès l’aurore de l’histoire, elle est constituée dans ses éléments principaux : l’écriture, la morale, la religion, la philosophie, la science, la politique, l’art égyptien sont arrêtés ; ils grandiront, ils se transformeront suivant la loi éternelle de l’évolution des choses humaines, mais ils resteront marqués des caractères qui leur appartiennent en propre et qui les distinguent de tous les autres. Je sais bien qu’on a contesté longtemps une vérité qui devient de jour en jour plus évidente. Entre les idées religieuses de l’ancien et du moyen empire, entre les productions artistiques des deux époques, on a voulu voir un abîme. Il y a, en réalité, deux Égyptes, a dit M Lenormant, distinctes et successives... La différence du génie des deux Égyptes est telle qu’il est indispensable d’admettre entre les deux un grand changement dans le sang de la population[2]. C’est là une erreur, dissipée par les nouvelles découvertes qui ont éclairé d’un jour éclatant l’Égypte la plus ancienne. Tout semble indiquer, disait encore M. Lenormant, que la civilisation de l’Égypte fut essentiellement matérialiste et très peu préoccupée des choses de la religion[3]. Lorsque M. Lenormant écrivait ces lignes, conformes à l’opinion courante, les pyramides n’avaient point été ouvertes, et elles ne nous avaient point livré les textes funéraires où nous retrouvons la pensée religieuse de l’Égypte déjà formée et le panthéon égyptien déjà peuplé. Il faut être entré dans ces pyramides, il faut avoir vu leurs sombres murailles couvertes d’hiéroglyphes, il faut avoir éprouvé l’impression profonde qui s’en dégage et qui n’est pas sensiblement différente de celle qu’on ressent aux tombeaux des rois, pour reconnaître que la vie d’outre-tombe apparaissait aux Égyptiens des premiers jours de l’histoire sous un aspect que l’imagination des Égyptiens plus modernes n’a pas modifié d’une manière radicale. Quant à l’art, est-il bien vrai qu’il ait tout à fait changé d’aspect à la suite de la révolution inconnue, mystérieuse, qui sépare l’ancien du nouvel empire ? Je l’ai cru longtemps, pour mon compte, et je l’ai même écrit à la suite de bien d’autres. Mais lorsqu’on examine les choses de plus près, on éprouve quelques doutes. Assurément les statues du Scribe accroupi et du Chéikh el Beled ne ressemblent guère aux colosses de la XVIIIe et de la XIXe dynastie ; mais n’est-ce pas la matière sur laquelle travaillait l’artiste et non l’art lui-même qui s’est modifié ? Même avec une souplesse de ciseau égale, on ne saurait animer le granit d’une vie aussi intense que le bois et le grès. On a coutume de dire que les œuvres de l’ancien empire sont pleines de grâce, de mouvement, de naturel, tandis que celles des époques suivantes ont une immobilité sacerdotale, une fixité Mythique, dont elles ne se dépouillent jamais. C’est une opinion qu’il’ ne serait peut-être pas facile de justifier en présence des statues de Turin, des bustes de Taïa et de Méneptah, des délicieuses représentations de Tel el Amarna, des scènes guerrières de Médinet-Abou, et des admirables colosses du pylône d’Horus à Karnak, un des produits les moins cités, bien que des plus parfaits, de la sculpture égyptienne.

Mais je m’attarde à critiquer, le titre du livre de M. Marius Fontane, au lieu de parler du livre lui-même, qui rachète son titre. Quand on a surmonté la mauvaise impression qui en résulte, on va jusqu’au bout du volume avec un plaisir qui ne se ralentit pas. On sait que ce volume fait partie d’une histoire universelle, que M. Marius Fontane a eu lé courage d’entreprendre et qui ne s’arrêtera qu’à nos jours. Une œuvre pareille ne saurait être écrite par un spécialiste, car, à l’heure où nous sommes, la science est trop avancée pour que tout homme qui veut défricher complètement une province historique quelconque puisse jamais en sortir. Chacune d’elles suffit à occuper et à absorber une vie. Mais il est assurément permis à un esprit encyclopédique de se proposer sans trop de témérité, en renonçant à faire dés découvertes personnelles, de résumer celles des autres et d’en former un tout complet. Dieu me garde de dire du mal des spécialistes et des spécialités ! Néanmoins, ne faut-il pas convenir qu’un savant qui s’adonne tout entier à une seule étude arrive trop aisément à la regarder comme sa chose, et à trouver mauvais qu’on essaye de profiter de ses travaux pour en dégager des notions générales, à l’usage du public ordinaire, pour en tracer un tableau d’ensemble dans lequel les détails n’empêchent pas de voir les grandes lignes ? M. Marius Fontane a été quelquefois jugé avec sévérité ; ses précédents volumes ont subi des critiques peut-être justes, mais qui partaient d’hommes guerroyant pour leur système et défendant leur bien propre contre l’intrusion d’un profane ; il est probable que celui-ci sera également attaqué par quelques égyptologues. Qu’importe ! Dans l’état actuel de la science, aucun point de l’histoire n’échappe aux disputes. Les connaissances anciennes sont détruites, et on ne leur a point encore substitué des notions certaines. Partout grammatici certant ! Et pourtant, il est impossible de rester dans le vague, dans l’indécision des discussions scientifiques. Chacun désire savoir, ce que les travaux modernes ont fait du passé, à quelles transformations ils l’ont soumis, quels changements ils ont opérés dans l’idée qu’on en avait. Si on attendait, pour répondre à une curiosité aussi légitime, que l’érudition eût dit son dernier mot et que toutes les parties de l’histoire fussent élucidées au point de ne plus laisser subsister aucune contestation, la vérité resterait pendant des siècles encore l’apanage de quelques privilégiés.

C’est donc un service que nous rend M. Marius Fontane lorsqu’il entreprend de reconstituer, dès aujourd’hui, l’histoire de l’humanité sur les fondements nouveaux, quoique encore non inébranlables, de la science moderne. Il peut se tromper quelquefois ; il peut adopter quelque opinion contestable ; mais, pourvu qu’il le fasse avec bonne foi, avec une conscience parfaite, personne n’a le droit de le lui reprocher. Après tout, les savants eux-mêmes sont sujets à l’erreur ; qui sait même s’ils n’y tombent pas aussi souvent, poussés par l’esprit de système et la prévention doctrinale, qu’un écrivain sans parti pris, sans idée préconçue, dont l’esprit est ouvert au vrai sous quelque forme, sous quelque nom, sous quelque école qu’il se présente ? Ceux qui seraient tentés de blâmer M. Marius Fontane de s’être imposé une tâche presque démesurée, doivent admirer cependant l’énergie et, s’il m’est permis de me servir de ce mot, l’honnêteté avec lesquelles il s’en acquitte. Voilà vingt-cinq ans qu’il étudie son sujet. Il ne s’y est pas jeté à la légère, sans préparation : il y a consacré un labeur immense, une volonté à toute épreuve, une intelligence toujours en éveil, et un sérieux talent. Sans autre but que celui de bien faire, il a voulu nous donner une œuvre qui nous manquait, c’est-à-dire une large histoire de l’humanité écrite par un Français. Chaque peuple a une manière particulière d’envisager ce monde et les jeux incessants qui s’y déroulent. La manière française est faite de clarté et de simplicité. Pour débrouiller le chaos des événements historiques, pour y introduire une vive lumière, pour y distinguer une évolution régulière et un développement normal, pour en élaguer les épisodes et en mettre en relief les traits décisifs, il faut sans doute une puissance peu commune.

M. Marius Fontane a-t-il cette puissance ? Son grand ouvrage est encore trop peu avancé pour qu’on ait le droit de le dire ; mais, quoi qu’il arrive et quel que soit le résultat de l’effort généreux auquel il se livre, ce sera certainement pour lui un honneur de s’y être livrer.

Si l’on s’en tient au volume actuel il faut, avant de l’apprécier, se rappeler que c’est un fragment d’une œuvre immense, d’une sorte de grande fresque, où l’humanité tout entière doit trouver place. On est quelque peu surpris, au premier aspect, de voir une histoire d’Égypte s’arrêter à la fin de la XIXe dynastie ; mais on se l’explique, à la réflexion, et l’on reconnaît que la suite des événements viendra tout naturellement lorsque M. Marius, Fontane nous peindra les Asiatiques et les Grecs. Jusqu’à la fin de la XIXe dynastie, l’Égypte reste dans une sorte d’isolement, ou, du moins, nous ne connaissons les nations qui l’avoisinent que par les guerres et les expéditions qu’elle soutient contre elles. Les campagnes de Thoutmos III et de Ramsès II nous conduisent, à la vérité, en Syrie ; mais, en dehors de ce qu’elles nous apprennent sur ses habitants, nous ne savons rien ou presque rien. Quant aux Grecs ; peut-être font-ils leur première apparition parmi ces peuples de la mer, parmi ces habitants des îles du Nord, contre lesquels Méneptah soutint une lutte si terrible et que Ramsès III se vante d’avoir écrasés dans une si brillante victoire. Ce n’est pas que l’histoire de l’Égypte n’eût été mêlée depuis longtemps, sinon à celle de l’Europe, laquelle n’existait pas, au moins à celle de l’Asie, puisque les Hycsos qui l’ont dominée, au dire de Josèphe, durant quatre siècles, étaient des Asiatiques. Mais à quelle race asiatique appartenaient les Hycsos ? Nul ne pourrait l’indiquer sans risquer de se tromper. Longtemps nous ne connaissons l’Égypte, les ennemis et les alliés de l’Égypte, que par ce qu’elle nous en raconte elle-même sur ses monuments et sur ses papyrus couverts d’inscriptions. Ce n’est qu’à partir de la XXe dynastie que des témoignages nouveaux apparaissent et qu’on peut légitimement faire entrer l’histoire égyptienne dans l’histoire générale de l’Orient antique.

C’est ce dont on doit se rendre compte, afin de s’expliquer pourquoi M. Marius Fontane termine à la XXe dynastie le tableau des destinées particulières de l’Égypte. Ce tableau, tel qu’il nous le trace, a une netteté de lignes et une vigueur de coloris remarquables.

Obligé de le restreindre pour le faire entrer dans le cadre général de son ouvrage, M. Marius Fontane s’applique surtout à mettre en évidence les traits essentiels qui constituent la physionomie propre de l’Égypte. II s’attarde peu au récit des événements, sur lesquels, d’ailleurs, nous ne possédons que des notions peu concises ; mais il emploie tout son talent à nous décrire les mœurs, la religion, les croyances morales, la littérature, les connaissances scientifiques.- L’Égypte revit réellement sous sa plume, non telle peut-être qu’elle était — car sait-on bien ce qu’elle était ? — mais telle qu’il la conçoit ; chacune des périodes qu’elle a traversées est dépeinte d’une façon saisissante. M. Marius Fontane a suivi son développement historique avec une perspicacité que rien ne déconcerte ; malgré le temps, malgré la distance, malgré les obscurités d’une langue encore insuffisamment connue, d’une religion confuse, d’un art dont il ne nous reste que quelques échantillons, il sait de quels éléments s’est formée, à chaque époque, sa civilisation ; il les décompose ; il nous montre ici l’influence de l’Éthiopie, là celle de l’Asie ; il découvre les causes des évolutions religieuses et morales dont les effets sont à peine perceptibles ; il réveille ce passé, si lointain que d’autres le distinguent à peine, il le galvanise tellement sous nos yeux qu’on croirait qu’il l’a ressuscité. Son style brillant, expressif, qui n’est point sans quelque recherche, mais dont la puissance est incontestable ; est tout à fait en rapport avec sa manière de traiter l’histoire. Les hommes y apparaissent peu ; mais les idées, les sentiments, les choses s’y dessinent avec une singulière vivacité. Et n’est-ce point ce qui convient le mieux quand il s’agit de l’Égypte ? Nous ne savons des hommes que leurs noms et tout au plus leurs actions principales : vouloir induire de là leurs caractères serait plus que téméraire, tandis que d’innombrables documents nous initient à la pensée de la vieille Égypte et nous permettent de la traduire en langue moderne.

Cette pensée diffère beaucoup de ce que nous avions imaginé, d’après le témoignage des Grecs, ces merveilleux conteurs, qui nous ont laissé des idées si curieuses, mais si fausses, des civilisations qui avaient précédé et préparé la leur. L’Égypte sombre, mystique, immobile des Grecs a fait place à une Égypte gaie, terre à terre et changeante, qui ressemble de plus en plus, à mesure qu’on l’étudie davantage, à toutes les autres nations.

Je disais à l’instant que son art avait été beaucoup moins sacerdotal qu’on ne l’a prétendu. Et sa littérature ! C’est à peine si on en avait l’idée il y a quelques années. On connaissait seulement le Livre des morts, qu’il ne sera possible de comprendre que lorsque tous les mystères de la religion égyptienne seront élucidés, ce qui demandera d’immenses travaux.

Assurément le Livre des morts n’est pas d’une lecture agréable ; mais, quand on saura ce qu’il veut dire, quand, sous des expressions aujourd’hui complètement obscures, on distinguera des idées qui ne sont sans doute pas beaucoup plus extraordinaires que certains dogmes modernes, peut-être s’apercevra-t-on qu’il contient des passages d’une incontestable poésie. Mais le Livre des morts n’est point un ouvrage littéraire, et l’Égypte a vu naître un grand nombre d’ouvrages littéraires, qui peu à peu arrivent au jour et prennent rang parmi les productions de l’humanité auxquelles on ne saurait refuser l’attention, sinon l’admiration. Eh mon Dieu ! l’admiration elle-même ne viendra-t-elle pas, dès que nous nous serons débarrassés des préjugés qui la retiennent jusqu’ici ? Élevés dans la tradition classique, nous ne savons nous plaire qu’à une formé particulière du beau, celle que nous ont laissée comme modèle les Grecs et les Romains. En sera-t-il toujours ainsi ? Le sens historique se développe tellement parmi nous qu’un jour arrivera, je n’en doute pas, où l’impression d’étrangeté qui nous empêche de sentir la séduction des œuvres égyptiennes disparaîtra. Si la Grèce était restée durant des siècles complètement inconnue pour nous, si nous la découvrions à peine depuis quelques années, pense-t-on que sa littérature nous produisît l’effet qu’elle nous produit ? Tout nous y dérouterait ; les idées qu’elle exprime n’auraient aucune signification pour nous ; les faits historiques, les doctrines religieuses, les sentiments nationaux auxquels elle fait sans cesse allusion nous paraîtraient inintelligibles ; les mots mêmes dont elle se sert nous choqueraient, et ces noms délicieux de l’Ilissus, de Tempé, de l’Olympe, du Styx, dont le son seul apporte aujourd’hui un écho poétique à nos oreilles, résonneraient pour elles avec un accent barbare dont nous serions surpris et peut-être choqués.

L’Égypte, comme l’antiquité classique, a connu et exprimé toutes les idées essentielles, tous les sentiments éternels qui sont dans l’esprit et dans le cœur de l’humanité. Je ne sais pourquoi M. Marius Fontane affirme qu’elle est restée toujours étrangère à l’amour. S’il s’agit de l’amour moderne, de cette sorte de maladie de l’âme que la Germanie a inoculée aux nations européennes et que le christianisme a développée, assurément il a raison. Mais l’amour plus simple, quoique non moins violent des anciens, l’Égypte l’a recherché aussi bien que la Grèce et Rome. Ses romans nous offrent la peinture de passions ardentes, tellement ardentes même qu’elles ne reculent pas devant le crime, qu’elles y trouvent plutôt une sorte de joie sauvage, qu’on dirait presque contemporaine, tant elle ressemble à celle que l’on aime à nous décrire aujourd’hui : Quant à l’amour sensuel, gai, souriant, à l’amour des peuples jeunes, vivant sous un ciel clément, au milieu d’une nature voluptueuse, il s’est épanoui sans cesse sur les bords du Nil, parmi la verdure et les fleurs. Qu’il y ait toujours des parfums et des essences pour ton nez, des guirlandes et des lotus pour tes épaules et pour la gorge de ta sœur chérie, qui est assise auprès de toi, dit un poète du temps des Amenhotep cité par M. Marius Fontane. N’est-ce pas là une gracieuse image, un souhait exquis, comme on en trouve un si grand nombre dans l’Anthologie, et faut-il le dédaigner, parce qu’il n’est pas dans l’Anthologie ? Quand les chants d’amour que nous a laissés l’Égypte seront traduits, on verra qu’aucune des émotions qui agitent l’humanité ne lui a fait défaut.

Que M. Marius Fontane me pardonne de me laisser ainsi entraîner à des hors-d’œuvre, au lieu d’analyser son livre. Mais à quoi bon l’analyser ? J’en ai dit assez, je crois, pour inspirer le désir de le life à tous ceux qui aiment les œuvres consciencieusement écrites, et dont les défauts mêmes contiennent un enseignement. Ce n’est qu’un anneau d’une longue chaîne qui doit enserrer l’histoire entière. Mais c’est assurément un des plus brillants anneaux de cette chaîne. Il ne manque rien à l’Égypte pour exciter la curiosité publique ; elle a même aujourd’hui un intérêt d’actualité, comme on dit, dont elle n’aurait pas besoin. Secrétaire général de la Compagnie de Suez, M. Marius Fontane a beaucoup vu, beaucoup étudié l’Égypte moderne, ce qui est beaucoup moins inutile qu’on pourrait le croire pour comprendre l’Égypte ancienne. Son livre est un livre de bonne foi, écrit avec un réel talent. En faut-il plus pour lui assurer un vrai succès ?

 

 

 



[1] Histoire universelle : les Égyptes, par Marius Fontane (1 vol. in-8°, Lemerre).

[2] Les Premières civilisations, tome I, pages 279 et 280.

[3] Id., tome II, page 277.