L’ÉGYPTE

ARCHÉOLOGIE — HISTOIRE — LITTÉRATURE

 

COUP D’ŒIL SUR L’ÉTAT DU CAIRE ANCIEN ET MODERNE.

 

 

M. Arthur Rhoné est un des hommes qui connaissent et qui aiment le mieux le Caire[1] Il a visité cette charmante ville avant les transformations modernes qui l’ont si cruellement défigurée, et il nous en à. décrit les séductions dans un livre dont le succès a été grand : l’Égypte à petites journées. S’il revient sur un sujet déjà si bien traité par lui, c’est pour nous décrire avec une émotion bien naturelle les changements, ou plutôt les enlaidissements, que le Caire a subis depuis quelques années. Là ville ancienne, la ville des califes et des mamelouks, croule de toutes parts ; ses derniers débris sont emportés par le vent du progrès, plus dévastateur que le fameux kamsin, et, sur le sol qui portait les plus merveilleuses créations de l’art arabe, s’élèvent d’ignobles bâtisses à la franque, à la franca, comme on dit ici, car notre nom, qui ne sert plus, hélas ! à désigner les Européens, sert par malheur encore à décorer d’affreuses constructions moitié italiennes, moitié levantines, où le goût français est odieusement outragé.

Le nouvel ouvrage de M. Arthur Rhoné n’est qu’une longue et éloquente plainte contre cette œuvre de barbarie civilisée. Le Caire, je ne sais pourquoi, prête aux lamentations ; on sent que Jérémie y a vécu. Beaucoup d’autres, depuis, y ont éprouvé de douloureuses émotions ; M. Arthur Rhoné n’y a pleuré que sur des ruines, mais il l’a fait avec une sincérité, une vivacité dont on est saisi. On voit, en le lisant, que chaque muraille qui tombe, que chaque édifice qui s’effondre lui portent un coup en plein cœur ; c’est une de ses affections, c’est une part de lui-même qui s’en va. Hélas ! la destinée humaine est bien triste. Qu’on s’attache aux hommes ou aux choses, on éprouve les mêmes déceptions. Il semble que les choses devraient être plus fidèles, plus durables que les hommes. Il n’en est rien ; on les voit également passer, et, si éphémères que nous soyons, nous survivons cependant à des objets qui ne paraissaient pas devoir participer aux conditions fragiles de notre existence.

Heureusement, M. A. Rhoné a connu, comme je l’ai dit, le Caire dans toute sa splendeur, et plusieurs artistes d’un mérite rare, qui ont eu la même chance que lui, en ont dessiné les monuments, les sites pittoresques, les délicieux détails d’architecture. M. A. Rhoné nous donne dans son ouvrage un certain nombre d’illustrations dues au crayon de MM. P. Chardin, Mauss et Bourgoin. Ce sont des vues d’ensemble, du moins pour la plupart. Mais M. Bourgoin s’est consacré à l’étude et à la reproduction minutieuse des trésors artistiques du Caire. Il a déjà amassé dans ses cartons de quoi composer plusieurs ouvrages dont l’intérêt sera considérable. Bientôt il aura dessiné le Caire tout entier, travail immense, mais qui n’est au-dessus ni de son talent ni de sa patience. Alors, les ruines pourront s’accumuler ; il nous restera du moins un souvenir exact, une image précise de ce que fut l’art arabe dans une ville où il a traversé toutes les périodes de son développement, depuis ses débuts jusqu’à son apogée, et depuis son apogée jusqu’à sa décadence et à sa fin.

Espérons toutefois que ces ruines iront moins vite que par le passé. Un ministre éclairé, Chérif Pacha, avait créé au Caire un comité des monuments historiques destiné à sauver tous ceux de ces monuments qu’il est encore possible de conserver. Naturellement ce comité a été emporté par la tempête révolutionnaire. Mais il vient d’être reconstitué et réorganisé. Sa composition est excellente ; à côté d’indigènes versés dans la connaissance de l’histoire et de la civilisation arabes, d’hommes de goût, de fonctionnaires dévoués à leur pays, on y rencontre de véritables artistes, tels que M. Bourgoin, M. Baudry, le frère du peintre de l’Opéra, Hussein Pacha, un Circassien qui a su retrouver toutes les délicatesses de l’ancienne décoration arabe, enfin Franz Bey, l’architecte des wakfs, dont l’autorité et les excellentes intentions sont appréciées de tous en Égypte. A peine né, le comité s’est mis à l’œuvre avec une ardeur de bon augure. Il aura à lutter contre les ingénieurs pour lesquels les nécessités de la voirie passent avant tout. Souvent sans doute il sera battu, mais quelquefois aussi il remportera la victoire. Si le Caire doit devenir une ville moderne, prodigieusement banale, avec de grandes rues et d’immenses boulevards, qu’on y conserve du moins quelques mosquées anciennes, quelques coins d’ombre et de verdure, quelques fraîches fontaines, qui rappellent à l’imagination étouffée par les vulgarités contemporaines les délicieuses fontaines des Mille et une Nuits !

L’Europe pourra se rendre compte des travaux du comité des monuments historiques, car ses comptes rendus, rédigés par un Anglais très au courant des choses arabes, Rogers Bey, seront publiés dans le Moniteur égyptien. C’est à elle de la surveiller, de l’encourager de loin. Les Égyptiens ont besoin qu’on les soutienne par une approbation constante dans une œuvre dont ils ne comprennent pas toujours la portée. A peine reconstitué, le comité a déjà préservé trois monuments que les ingénieurs prétendaient abattre sous divers prétextes : l’Okel de Kaït Bey, en face de la mosquée d’El-Azhar ; la porte de Bab-el-Zouéyléh, à l’une des entrées de la cité des Fatimites ; enfin, la mosquée d’Abou-Lelé, Boulaq. L’Okel de Kaït Bey est l’une des productions les plus parfaites de l’art arabe, à l’époque de sa pleine floraison, de son plus bel épanouissement. Il en dit plus à lui seul sur l’histoire et sur le génie des Arabes que vingt volumes de compilations savantes. La porte de Bab-el-Zouéyléh et la mosquée d’Abou-Lelé sont à peine moins intéressantes. En face de la première s’élève une charmante fontaine, ou sébîl, devant laquelle je suis allé bien souvent voir le superbe défilé du cortège qui accompagne la caravane de la Mecque à son retour des pèlerinages. Cette petite fontaine est une merveille de grâce ; elle se compose d’une pièce décorée du plus élégant des plafonds arabes, à la fenêtre de laquelle on distribuait l’eau aux passants. Par malheur, on pendait aussi les criminels à cette fenêtre, et, depuis que les Égyptiens ont appris des Anglais, dans le procès d’Arabi, que la répression des révoltes était un acte d’odieuse tyrannie, quelques-uns d’entre eux prétendent détruire ce souvenir de l’antique despotisme. N’avez-vous pas rasé la Bastille ? nous disent-ils. Pauvre petite Bastille de la porte de Bab-el-Zouéyléh, où j’ai passé de si douces heures à regarder ce tableau pittoresque de la rentrée des tapis, où j’ai éprouvé de si paisibles et de si délicates impressions, faudra-t-il donc que tu succombes devant l’étrange libéralisme qui commence à fleurir en Égypte !

L’œuvre du comité, telle du moins que la comprennent la plupart de ses membres, sera des plus simples ; elle pourra se résumer en deux mots : grattage et consolidation. On sait que presque tous les monuments du Caire ont été recouverts, au moment de l’inauguration du canal de Suez, d’un épouvantable badigeon rouge et blanc, destiné à éblouir les yeux et le goût des visiteurs européens. Toutes les délicatesses de l’ornementation arabe ont disparu sous cette épaisse couche de couleurs criardes. Les plus fines mosaïques de marbre, les plus délicates ciselures, les plus fantasques arabesques, les plus élégantes inscriptions sont devenues invisibles. On ne les distingue qu’avec une peine infinie, quoique depuis treize ans le rouge sang de bœuf et le lait de chaux, qui brillaient d’un si vif éclat lors de l’inauguration du canal de Suez, aient quelque peu perdu de leur intensité première. Néanmoins il faudrait nettoyer de fond en comble les monuments du Caire pour en retrouver la physionomie véritable. Après cela, l’essentiel serait de les consolider. Les Arabes construisaient d’une manière pitoyable ; admirables décorateurs, ils n’ont jamais été que de détestables maçons. On est frappé de l’espèce d’enfantillage avec lequel ils élevaient les masses les plus lourdes sur des colonnes inégales mais également fragiles ; l’intérieur de leurs murs était formé du plus grossier blocage. Ils recouvraient le tout de splendides ornements. En architecture comme en politique et en science, leur civilisation a manqué de fond. Mais la surface, qui est exquise, mérite d’être conservée le plus longtemps possible. On y arrivera en remplaçant les pierres usées et brisées par des pierres nouvelles, en relevant quelques murailles éboulées, et en se fiant au climat de l’Égypte pour retarder la destruction d’édifices qui, partout ailleurs, seraient depuis longtemps anéantis.

Une question plus grave est celle dés restaurations. Rien n’est plus dangereux que les restaurations. On ne ressuscite pas ce qui est mort : M. de La Palisse l’aurait dit, et il aurait eu raison. Nous avons refait beaucoup de gothique en France ; quelques architectes ont acquis par là une grande et légitime réputation ; mais, sous prétexte d’imiter, que de fois ils ont inventé ! Les restaurations arabes, tentées au Caire depuis quelques années, prêtent presque toutes à la critique ; on y sent une main moderne qui, malgré ses efforts, n’a ni la charmante souplesse, ni les délicates gaucheries de la main d’autrefois. Il vaudrait mieux assurément laisser les ruines telles quelles que de les défigurer, sous prétexte de les relever. Néanmoins, il n’est pas impossible de tenter avec succès la restauration de quelques monuments du Caire à la condition de l’entourer de toutes les précautions nécessaires pour éviter les erreurs, les contresens, les créations malencontreuses. Le grand danger, c’est qu’un architecte imprime le cachet de sa personnalité à une œuvre qu’il devrait se contenter de copier fidèlement, j’allais dire servilement. Or, ce danger sera moins grand si tous les plans de restauration sont soumis au comité qui les étudiera, les discutera et en surveillera l’exécution. Mais ce n’est pas tout. Jadis l’architecte ne prétendait pas, du fond de son cabinet, régler jusque dans leurs plus minimes détails les constructions auxquelles il présidait ; il n’imposait pas aux artisans ses dessins, ses procédés, ses habitudes ; il leur laissait, au contraire, une grande initiative. Son rôle se bornait à servir en quelque sorte de lien à tous les collaborateurs travaillant sous ses ordres avec une parfaite liberté, à mettre quelque unité, quelque harmonie dans leurs inventions. L’art, comme le langage, est une production spontanée, populaire, une floraison naturelle qu’on finit par étouffer lorsqu’on veut trop la diriger. Les artisans du Caire sont aussi habiles, aussi ingénieux que leurs ancêtres, mais il leur manque la liberté dont ceux-ci faisaient un si brillant usage. Qu’on leur assure une existence modeste, qu’on les remette sur la voie de l’art arabe et qu’on les y laisse marcher, on verra jusqu’où ils iront ! Le comité aura une sorte d’atelier permanent auprès de lui ; si cet atelier est bien composé et bien conduit, qui sait peut-être nous causera-t-il de fécondes surprises.

Outre le comité des monuments historiques, qui est l’œuvre de Chérif Pacha, l’architecte des wakfs, dont j’ai parlé tout à l’heure, Franz Bey, a organisé dans une des plus vieilles mosquées du Caire, la mosquée d’El-Hakem, un musée d’art et d’industrie arabes. Hélas ! il est bien tard. Il y a vingt ans, on aurait trouvé dans les maisons et dans les mosquées de véritables trésors pour le musée arabe. Aujourd’hui, la moisson a été faite parles amateurs ; il ne reste plus qu’à glaner. Néanmoins le musée arabe contient des objets d’un grand prix. Je citerai en particulier une fort belle collection de lampes émaillées et une admirable collection de coursis. Les coursis sont des espèces de tabourets élevés, dont on se servait dans les mosquées pour y placer des flambeaux, des lampes, etc., et dont on se sert toujours dans les maisons arabes pour les usages les plus divers. Ceux du musée sont de toute beauté ; il y en a deux surtout, en cuivre incrusté d’argent, qui mériteraient d’être mis en parallèle avec les joyaux de la Renaissance. Il serait trop long d’énumérer les portes, les boîtes à Coran, les vases, les moucharabiéhs, les dalles de marbre, etc., du musée arabe. Il y a là pour les industriels et les artistes une mine d’études d’une grande richesse, et l’on doit être reconnaissant à Franz Bey d’une création aussi utile.

Il se propose de prendre une nouvelle mesure, dont il est permis d’attendre les plus heureux effets. Les wakfs possèdent un certain nombre de vieilles maisons arabes, qui contiennent encore des plafonds, des mosaïques, de grands salons, de charmants réduits, de jolies salles de bains, de vastes cours entourées de balcons, en un mot tout ce qui composait et tout ce qui, ornait les demeures des grands seigneurs, des beys et des mamelouks d’autrefois. Si détériorées qu’elles soient, on y retrouve la trace profonde des brillantes existences que la politique moderne a détruites. Par malheur, les wakfs, pour en tirer un revenu quelconque, louent ces maisons à vil prix à de pauvres familles qui les dégradent de plus en plus. Franz Bey ne saurait décider ces wakfs à sacrifier un profit, si léger qu’il soit ; mais il a le dessein de le leur procurer par un moyen qui ne hâtera pas la ruine de ces témoignages subsistants d’un passé évanoui. Après avoir fait nettoyer les maisons arabes, il les ouvrira aux voyageurs, qui pourront y pénétrer et les visiter en payant une piastre par personne, et de cette façon les wakfs ne perdront rien, et l’art gagnera beaucoup. Les maisons seront en quelque sorte les succursales du musée, et, comme le musée, elles conserveront à l’admiration et à l’étude les derniers vestiges d’un art et d’une civilisation qui ont brillé naguère encore d’un bien vif éclat.

J’ai l’air d’être fort loin de l’ouvrage de M. A. Rhoné. Ce n’est qu’une apparence. En indiquant ce qu’on fait et ce qu’on tente en ce moment pour sauver le Caire, j’essaye, non pas à coup sûr de consoler M. A. Rhoné ou de me consoler moi-même de tout ce qui en a péri, mais de nous donner à l’un et à l’autre l’espoir de préserver quelque chose de ce qui vaste encore. La peinture si vivante et si triste que fait M. A. Rhoné des dégâts passés excitera, sans nul doute, le zèle de ceux qui travaillent à les arrêter désormais.

Pour éviter de nouveaux malheurs, il n’est pas inutile, à beaucoup près, que l’Égypte sache l’attention émue avec laquelle on suit en Europe la destruction de ses monuments. L’art arabe est mort, et bien mort ; moralement aussi bien que politiquement, les Arabes sent finis ; la déplorable parodie de réveil national qu’ils viennent de nous donner a prouvé une fois de plus à quel degré d’anéantissement ils sont tombés. Mais de ce qu’ils n’existent plus aujourd’hui, il n’en résulte pas qu’ils n’aient jamais vécu. Ils ont mené, au contraire, une brillante existence pendant laquelle ils ont entrevu et réalisé un idéal, peu profond sans doute, mais plein de charme et de délicatesse.

C’est au Caire que cette existence s’est le plus longtemps prolongée. A Cordoue, à Bagdad leur civilisation a été aussi éphémère qu’un conte des Mille et une Nuits. Au Caire, elle a duré des siècles, elle y a même en partie survécu à la conquête turque : C’est pourquoi le Caire est la ville des Arabes par excellence, la ville où leur génie a produit tout ce qu’il pouvait produire, la ville où il s’est manifesté dans toute son élégance, dans toute sa grâce, dans toute sa souplesse et dans toute sa fécondité.

 

 

 



[1] Coup d’œil sur l’état du Caire ancien et moderne, par M. Arthur Rhoné, attaché à la mission archéologique de France au Caire ; illustrations par MM. P. Chardin, Mauss, Bourgoin, etc.