L’ÉGYPTE

ARCHÉOLOGIE — HISTOIRE — LITTÉRATURE

 

MARIETTE PACHA.

 

 

I

Le Caire, janvier 1881.

La mort vient de frapper un des hommes qui faisaient le plus d’honneur à la France et à l’Égypte, un homme dont le nom, devenu populaire, était, pour bien des personnes, synonyme d’égyptologie. Aux yeux du grand public, Mariette Bey, plus tard Mariette Pacha, personnifiait cette science nouvelle, mystérieuse, dont la clef avait été trouvée par Champollion, mais dont il avait découvert, lui, sous le sable du désert, presque tous les monuments essentiels. Peut-être la singularité de sa vie, l’espèce de prestige qui s’attache aux courageux explorateurs dont aucune épreuve n’abat la constance, l’attrait des aventures fièrement bravées et heureusement conjurées, jetaient-ils un reflet de poésie sur sa féconde carrière. Les fellahs égyptiens n’étaient pas éloignés de voir une sorte de sorcier dans ce savant étrange, dont l’existence s’écoulait au milieu des vieilles nécropoles, des momies, des stèles et des temples couverts de figures inexplicables. En Europe, la réputation de Mariette avait aussi quelque chose de romanesque. Tandis que la plupart des égyptologues se bornent à quelques voyages en Égypte pour y recueillir à la hâte une série d’observations sur lesquelles ils travaillent ensuite sans quitter leur pays, Mariette s’était établi et fixé près des ruines auxquelles il voulait arracher leur secret. Aucun sacrifice ne lui avait coûté pour cela. Il s’était mis au service du gouvernement khédivial. Il s’était fait Égyptien moderne, afin de mieux étudier l’Égypte antique. Persuadé que rien ne vaut pour un archéologue la sensation directe des choses, l’impression de la réalité ; convaincu d’ailleurs que, dans l’état actuel de l’égyptologie, il faut avant tout enlever à la terre les documents qu’elle recèle, l’Égypte était devenue son domaine, sa chose, et il s’était consacré tout entier à fouiller ce sol à, peine exploré jusqu’à lui, dont il devait faire surgir non pas quarante siècles d’histoire, mais des milliers. Rien n’est plus difficile que d’assigner dans la science des rangs et des places. Chaque œuvre a son utilité ; le grammairien, le philosophe, qui pâlissent dans le silence du cabinet sur des textes obscurs, font parfois des découvertes qui ouvrent un jour nouveau, non seulement sur la langue, mais sur la vie morale et matérielle de toute une époque de l’humanité. Lorsqu’il s’agit cependant de ressusciter un passé dont les traces sont enfouies dans la poussière, le voyageur archéologue semble avoir le rôle principal. Sans lui, les textes mêmes sur lesquels s’exerce la sagacité philologique n’existeraient pas. Il y a pour la science, comme pour toutes les grandes œuvres, une période héroïque, où des conquérants hardis ouvrent la voie qu’une multitude de patients organisateurs suivent ensuite ; et, si la marche des seconds est plus sûre, n’est-ce pas à l’audace des premiers qu’ils doivent de pouvoir marcher ?

La vie de Mariette peut se diviser en deux parties. Sans être entièrement distinctes, — car elles ont entre elles des rapports secrets et profonds, — elles présentent cependant des caractères assez différents : la partie que j’appellerai romanesque et la partie régulière, qui ont été le développement logique de la même pensée et de la même œuvre. Rien assurément dans la jeunesse de Mariette ne semblait le destiner à l’égyptologie. Né à Boulogne-sur-Mer, le 11 février 1821, d’une famille pauvre, il s’était préparé par les études ordinaires à vivre de la vie commune. La médiocrité de sa fortune l’avait contraint d’accepter une place de professeur de latin et de dessin dans le petit collège de sa ville natale. Tout faisait supposer qu’il suivrait la carrière universitaire, qu’il s’élèverait de grade en grade, et qu’il finirait son existence en enseignant le latin dans un lycée, tout au plus dans une faculté. La manière dont sa vocation égyptologique se déclara tient déjà du roman. Un artiste distingué, à la fois dessinateur brillant dans le genre léger du XVIIIe siècle et écrivain piquant dans un genre non moins léger, Vivant-Denon, ayant fait partie de la commission d’Égypte, avait rapporté au musée de Boulogne un débris de momie qu’il avait complété avec une merveilleuse habileté. Cette momie, à moitié authentique, à moitié fausse, devait avoir de singulières destinées. L’influence qu’elle a exercée sur la science égyptologique a été considérable, bien qu’aussi disparate qu’elle-même. Avant d’éveiller chez Mariette Pacha l’amour de l’égyptologie, elle avait inspiré à un abbé Van Drivai tout un système plein de fantaisie sur la religion égyptienne et sur le déchiffrement des hiéroglyphes. Grâce à Dieu, son action ne devait pas se borner là. A force d’examiner la momie du musée de Boulogne, le jeune Mariette éprouva le désir de se mettre au courant des découvertes de Champollion et des études nouvelles qui développaient de jour en jour l’égyptologie. Ce qu’il lui fallut de courage, de patience, d’économies, seul, sans ressources, dans une petite ville de province, pour acquérir de sérieuses connaissances égyptologiques, on le devine sans peine. Bientôt cependant, il fit sur des sujets d’archéologie locale, puis sur, des sujets égyptiens,-quelques travaux qui le mirent en relations avec les égyptologues parisiens. Il n’en aurait pas moins eu bien de la peine à quitter Boulogne si la révolution de 1848 n’avait amené au musée du Louvre des personnages qui s’intéressaient à lui. Cet intérêt ne lui procura point, du reste, une position très brillante. Ce qu’on lui proposa, ce qu’il accepta avec enthousiasme, car il y voyait le moyen de poursuivre et de compléter ses études auprès des maîtres de la science, n’était pas autre chose qu’une place de colleur au Louvre. Mais il avait déjà cette fermeté de caractère qui lui a permis de supporter plus tard avec tant d’énergie les privations et les souffrances de l’existence du désert ! Vivre à Paris, au musée du Louvre, auprès d’immenses bibliothèques, fût-ce dans une position infime, fût-ce avec un traitement plus que modique, n’avait rien d’effrayant pour un homme qui devait, quelques années après, vivre, à Saqqarah, de la vie misérable des, fellahs. Néanmoins, le Louvre lui devint à la longue intolérable. D’une âme fière, indépendante, peu propre à se ployer aux exigences, parfois blessantes, de supérieurs dont il admirait la science sans se résigner à subir leur caractère, il se sentait engagé dans une carrière fermée. S’il restait à Paris, il serait toujours colleur ! Il sollicita donc une mission en Égypte, mission qui n’était d’abord, dans sa pensée, qu’un moyen d’échapper à une position remplie d’amertume, mais qui devint, grâce aux circonstances et à son génie archéologique, le prélude du plus brillant avenir.

Le but que devait poursuivre Mariette en Égypte ne semblait pas de nature à le conduire au Serapeum de Memphis. II était chargé de visiter les couvents coptes, afin d’y recueillir, d’y collationner et d’y acheter, si cela était possible, des manuscrits du plus grand intérêt pour l’étude de la langue copte et des origines du christianisme. Malheureusement ou heureusement, à peine débarqué à Alexandrie, Mariette apprit qu’il avait été devancé. Un Anglais, le Révérend Tattam, avait déjà parcouru les couvents coptes, et il en avait enlevé la belle collection de manuscrits qu’on voit en ce moment au British Museum. Le moyen auquel il avait eu recours pour se procurer cette collection était plutôt conforme à l’esprit de Rabelais qu’à celui de l’Évangile : il avait tout simplement grisé les moines des couvents des lacs de Natron, et, lorsqu’ils lui avaient paru dans un état d’ébriété suffisant, il les avait dépouillés à peu de frais des trésors de leurs archives. A cette nouvelle, le patriarche copte, justement indigné de la conduite de son clergé et craignant, non sans raison, de nouveaux accidents, s’était empressé de réunir tous les livres, tous les manuscrits des couvents pour les enfermer dans une pièce unique, qu’il fit murer par surcroît de précautions. Ils y sont encore, enfouis sous la poussière et dévorés peut-être par les rats ! La mission de Mariette était donc manquée, il n’y avait plus à songer aux manuscrits coptes. Que faire alors ? S’en retourner en France ; reprendre au Louvre les plus tristes occupations ? Une volonté moins ferme que la sienne se serait résignée à cette nécessité. Mais, en mettant le pied sur le sol de l’Égypte, Mariette s’était senti libre ; il avait senti en même temps qu’il était sur son vrai terrain, qu’il n’était pas fait pour vivre dans un musée déjà formé, mais pour en créer un de toutes pièces, supérieur à tous ceux qui existaient jusque-là. La vue d’une momie lui avait révélé sa vocation égyptologique ; la vue de quelques sphinx lui révéla sa vacation archéologique. Il n’en fallut pas davantage pour lui inspirer une des plus belles découvertes de la science historique contemporaine.

Il est inutile de raconter en détail l’histoire de cette découverte du Sérapeum, qui est à la fois la plus singulière des aventures et l’œuvre de la plus profonde érudition. Elle a déjà été racontée’ bien souvent. Ceux mêmes qui n’ont aucune connaissance scientifique, qui’ ignorent complètement ce que Mariette a fait depuis, savent avec quel flair Merveilleux il a deviné l’emplacement du Serapeum, avec quel courage il en a entrepris la recherche, quelles luttes il a eu à soutenir contre le gouvernement égyptien, placé alors entre les mains barbares d’Abbas Pacha, et contre les Arabes du désert, quelles souffrances personnelles il a endurées pendant de longs mois, sous .un soleil ardent, avec des ressources insuffisantes et des adversaires toujours prêts à entraver ses travaux, quelles ruses il a dû employer pour tromper les surveillants chargés de s’emparer de tout ce qu’il ‘trouvait, par quels moyens ingénieux il a réussi à expédier en France des documents historiques de premier ordre, sans que l’administration locale s’en aperçût, quelles angoisses il a éprouvées lorsque, après d’inutiles efforts, le Sérapeum a failli échapper à ses prises, quelle émotion immense, inoubliable, unique dans la vie d’un homme, il a ressentie, au contraire, lorsqu’il est enfin entré dans le souterrain sacré, lorsqu’il en a sondé le mystérieux silence, lorsque la double rangée des sarcophages des Apis s’est offerte à ses regards, et qu’il a reconnu sur le sable les traces des derniers pas qui s’étaient éloignés depuis des siècles de la divine nécropole ! Tous ces épisodes, légers ou dramatiques, tout ce roman scientifique auprès duquel il n’y a pas de roman d’imagination qui ne pâlisse, à quoi bon en reparler pour la centième fois ? Personne, sans doute, ne l’a oublié. Ce que je voudrais faire ressortir, c’est la sagacité scientifique dont Mariette a eu besoin pour concevoir et pour conduire jusqu’au bout son entreprise. Quand il .est arrivé en Égypte, on regardait généralement comme certain que le Sérapeum n’existait plus, que le cimetière des Apis avait été détruit et non enfoui sous les sables : c’était l’opinion de Lepsius, c’était celle du monde savant tout entier. Mais Mariette avait été vivement frappé de quelques lignes où Strabon, décrivant Memphis, s’était exprimé en ces termes : On trouve de plus (à Memphis) un temple de Sérapis, dans un endroit tellement sablonneux que les vents y amoncellent des amas de sable, sous lesquels nous vîmes les sphinx enterrés les uns à moitié, les autres jusqu’à la tête ; d’où l’on peut conjecturer que la route vers ce temple ne serait point sans danger si l’on était surpris par un coup de vent. Le passage de Strabon suffit pour inspirer à. Mariette des doutes sur la destruction du Sérapeum. Pourquoi le sable ; en s’amoncelant, n’aurait-il pas recouvert l’allée des Sphinx et le temple de Sérapis, de manière à les dissimuler entièrement aux regards ? Pourquoi ces coups de vent, que redoutait Strabon, n’auraient-ils pas accumulé les dunes autour des monuments disparus, mais non détruits ? Mariette avait vu à Alexandrie, dans le jardin Zizinia, une demi-douzaine de sphinx ; au Caire, il en avait rencontré encore du même modèle à Gizéh et dans le jardin de Clot Bey. Un jour, à Saqqarah, il aperçut un de ces mêmes sphinx, dont la tête sortait du sable, comme au temps de Strabon. Ce fut pour lui une révélation. Ce sphinx-là n’avait pas été dérangé ; il était certainement à sa place antique : on tenait un morceau du fil d’Ariane, qui devait conduire au Sérapeum ! Mais Mariette avait été envoyé en Égypte pour inventorier des manuscrits, non pour fouiller des temples. S’il employait l’argent de sa mission à la recherche du Sérapeum et s’il échouait dans cette recherche, que dirait-on de lui à Paris ? Quel avenir attendrait le simple colleur du musée du Louvre, qui, ayant voulu, contrairement à l’avis de tous les savants de l’époque, retrouver un monument détruit, aurait fait preuve de la plus légère imprudence en poursuivant sans autorisation des fouilles stériles ? Il fallait prendre un parti redoutable, jouer sa destinée sur le plus chanceux des hasards. Sans en rien dire, presque en se cachant ; Mariette réunit quelques .ouvriers et commença les travaux. Mais le sphinx qui lui avait révélé l’emplacement de l’avenue du Sérapeum était au centre de cette avenue : devait-on se diriger dans un sens ou dans l’autre ? Une sorte de divination scientifique lui révéla la vraie direction. Que d’épreuves encore, que d’hésitations, que de déceptions cependant ! Quelle surprise lorsqu’au milieu de l’allée des Sphinx s’éleva tout à coup un temple grec, garni de statues de philosophes ! Quelle douleur lorsque l’allée des Sphinx sembla s’arrêter brusquement et se perdre dans le désert ! En fouillant dans un rayon étendu, on retrouva la trace de l’avenue, qui inclinait d’un côté. Mais n’était-ce pas un trait de génie de soupçonner, à travers tant de préoccupations morales et matérielles, que cette avenue monumentale, contrairement à toutes les probabilités, n’était pas construite en ligne droite ?

Les ressources manquaient pour continuer les travaux. On n’avait pu s’en procurer de nouvelles qu’en faisant fondre quelques objets - d’or trouvés dans le sable, et ces objets d’or avaient éveillé la rapacité des Arabes. Mariette dut se défendre un jour à coups de fusil contre un véritable siège, où sa modeste cahute de boue faillit être prise d’assaut. Existence terrible, du savant obligé de combattre à la fois des bras et de l’esprit contre les hommes et contre les choses ! Il est relativement facile d’assembler des idées, de contrôler des observations, d’en tirer des inductions, de se reconnaître au milieu des difficultés de la science et d’en résoudre les contradictions apparentes, lorsque le corps est en repos et que l’âme seule travaille ; mais conserver toute la lucidité de son intelligence, n’éprouver aucune défaillance intellectuelle dans les agitations d’une lutte incessante en plein désert, sous un soleil de feu, parmi les plus grandes misères, en face d’ennemis prêts à profiter de la moindre faiblesse, n’est-ce pas le propre d’une de ces natures supérieures chez lesquelles toutes les facultés ont la même puissance ? Il y a des moments où la situation d’un savant en quête d’une découverte ressemble à celle d’un général au fort d’une bataille. Une erreur pourrait tout perdre, et tout concourt à la faire commettre. Par bonheur, Mariette ne se trompa point une seule fois : le 12 novembre 1851, après une année d’efforts et de traverses, il pénétra seul et victorieux dans ces vastes hypogées que le monde croyait perdus, et dont lui avait eu raison de ne pas désespérer un instant.

Si éclatant qu’il fût, ce premier succès ne devait pas faire tomber encore tous les obstacles qui s’opposaient à l’entier accomplissement de la découverte du Sérapeum. Désormais Mariette était connu, son nom était partout répété ; mais pourrait-il mener à bonne fin l’œuvre qu’il avait entreprise ? Les travaux durèrent quatre ans. Le Sérapeum, a-t-il dit lui-même[1], c’est un temple bâti sans plan régulier, où tout est à deviner, et où il a fallu reconnaître le terrain pouce ‘à pouce. En certains endroits le sable y est pour ainsi dire fluide, et oppose au déblaiement l’obstacle de l’eau qui cherche incessamment à reprendre son niveau. En outre, des difficultés surgirent entre le gouvernement égyptien et le gouvernement français, qui me forcèrent plusieurs fois à renvoyer les ouvriers. Ce sont ces circonstances qui rendirent le travail si long et m’y firent employer quatre ans que je ne regrette pas. Il aurait eu tort de les regretter, car jamais années n’ont été mieux remplies. Sans doute, ces tombes avaient été violées depuis longtemps, mais les objets d’or ou de matières précieuses en avaient seuls été enlevés ; il y restait encore une admirable série de documents, qui ont permis de rectifier et de fixer la chronologie des dernières dynasties pharaoniques, à partir de la XXIIIe (980 ans avant l’ère chrétienne), et qui’ nous ont fait mieux connaître le culte des Apis. Aux jours de fête, les habitants de b1emphis, en venant rendre visite au dieu dans sa sépulture, laissaient comme souvenir de leur pieux pèlerinage une sorte de dalle rectangulaire arrondie par le haut, une stèle, qu’on encastrait dans les parois de la tombe, après y avoir gravé un hommage au nom du visiteur et de sa famille. Ce sont ces stèles, au nombre d’environ cinq cents, retrouvées pour la plupart à leur place antique, et qui portaient en grand nombre la date de l’année, du mois, du jour, du roi régnant, qu’on peut voir aujourd’hui au Louvre avec tous les autres monuments trouvés au Sérapeum. Notre grand musée n’a certainement pas de collection plus belle, plus importante et plus complète.

La découverte du Serapeum avait tiré Mariette de l’obscurité pour le lancer d’emblée dans la gloire. Elle avait fourni à la science des documents de premier ordre, assuré à l’égyptologie une source d’informations des plus fécondes. Mais elle avait eu un résultat meilleur encore, celui de donner à Mariette confiance en lui-même et de donner au monde savant confiance en Mariette. Pourtant les crédits du gouvernement français s’épuisaient. C’est à l’aide d’une allocation fournie par un grand seigneur, qui a su faire le plus noble usage de son nom et de sa fortune en les consacrant aux études savantes, le duc de Luynes, que Mariette put, après avoir déblayé le Sérapeum, déblayer aussi le Grand Sphinx. Mais cette allocation s’épuisa à son tour. Il fallut partir. En revenant en France, Mariette vit son titre de colleur au musée du Louvre transformé en celui de conservateur adjoint. Il aurait pu rester à Paris, il y aurait eu une carrière facile. A cette époque où l’étude grammaticale de la langue égyptienne n’avait pas la précision qu’elle a acquise depuis, Mariette était fort en avance sur la plupart des savants contemporains, non seulement comme archéologue, mais même comme traducteur. S’il se fût appliqué à déchiffrer et à publier tous les documents qu’il avait rapportés de Memphis, nul doute qu’il n’eût pris place à la tête de l’école moderne, pour laquelle l’analyse approfondie des textes est devenue l’objet principal de la science. Mais la trempe particulière de son intelligence, l’originalité de son caractère, peut-être l’entraînement de son imagination poétique le poussaient dans une voie différente. Je ne suis pas philologue, me disait-il cinq jours avant sa mort. Il aurait mieux fait de dire qu’il n’avait pas voulu l’être. D’ailleurs, M. de Rougé, alors dans tout l’éclat de son merveilleux esprit, unissant à la fois l’archéologie et la philologie, faisait faire à l’égyptologie les plus rapides progrès. En France, M. de Rouge suffisait. Mais en Égypte il n’y avait personne, et des milliers de documents aussi précieux, plus précieux même que ceux du Serapeum, dormaient sous le sable ou sous le limon du Nil ! Mariette se sentait attiré vers ces documents par un attrait invincible comme l’instinct. L’Égypte a  d’ailleurs, pour certaines natures, d’irrésistibles séductions. Mariette aimait passionnément la vie du désert, les jeux de la lumière sur des ondulations sablonneuses, les grandes lignes des paysages, la splendeur des couchers de soleil sur le Nil, et les molles clartés des nuits orientales. L’indépendance de son caractère s’accommodait mieux de la franche servitude de l’Égypte, à laquelle il est toujours facile d’échapper avec du courage et de la volonté, que des mille sujétions administratives de l’Europe. Tout le ramenait donc aux Belli où le hasard l’avait conduit une première fois et où il avait trouvé si vite l’emploi de ses belles facultés. Mais il n’y retournait pas en simple missionnaire, en étranger. Il était décidé à devenir Égyptien par amour de la science, comme d’autres l’étaient et le sont devenus par ambition ou par intérêt, et à servir sa nouvelle patrie comme il avait servi la première. Grâce à l’intervention de quelques amis éminents, parmi lesquels il faut citer M. Barthélemy Saint-Hilaire et M. de Saulcy, il sut persuader au khédive d’organiser une direction générale des fouilles, qui devait poursuivre d’après un plan méthodique les recherches entreprises jusqu’alors selon les fantaisies individuelles de chaque explorateur, rendre à la lumière des monuments enfouis depuis des siècles, créer un musée pour recueillir ceux qui pourraient être transportés au Caire, les préserver tous des dévastations des voyageurs et des savants peu scrupuleux, en un mot, enrichir l’Égypte moderne de tous les trésors de l’Égypte antique. C’est cette seconde partie de sa vie et de sa tache, moins dramatique mais plus féconde encore que la première, qu’il nous reste à résumer.

II

Je n’ai pas l’intention d’étudier en détail, pas même celle d’énumérer d’une manière complète, les fouilles exécutées en Égypte par Mariette. Il faut me borner à une nomenclature un peu sèche. Elle donnera néanmoins une idée suffisante de ce que notre illustre compatriote a fait pour la science égyptologique.

Son œuvre a le double mérite d’être très étendue et très nettement limitée. Dès son retour en Égypte, Mariette s’était fixé un but précis qu’il n’a pas cessé de poursuivre, pendant une vingtaine d’années, avec une persévérance qu’aucun obstacle ne lassait. Quoique aisément entraîné par les fantaisies de son imagination, il avait une rare fermeté de volonté. En lisant ses Lettres à M. le vicomte de Bougé, écrites au début de sa nouvelle carrière, on peut s’assurer qu’il a été fidèle jusqu’au bout au plan qu’il s’était tracé en commençant sa seconde œuvre d’explorateur et d’archéologue. Rien n’a pu l’en faire dévier. C’est à dessein qu’il a quelque peu négligé la Basse-Égypte et la Nubie, non qu’il méconnût l’importance de ces deux contrées, mais parce qu’il voulait aller au plus pressé, et que le plus pressé, d’après lui, était la Moyenne et la Haute-Égypte, berceau de la civilisation égyptienne et des premières dynasties. Aussi, tandis qu’il arrêtait assez rapidement les recherches entreprises par lui à Tanis, il continuait sans relâche celles de Thèbes, d’Abydos, de Dendérah, d’Edfou et surtout de Saqqarah, d’où il a tiré les plus beaux ouvrages de la salle de l’ancien empire au musée de Boulaq, et qu’il fouillait- encore avec un succès constant le jour même de sa mort. On peut le dire sans exagération, Mariette a retrouvé l’ancien empire, aussi profondément enfoncé dans la nuit des siècles que le Sérapeum de. Memphis dans les sables du désert. Ce monde inconnu, le plus vieux de l’humanité, c’est à lui qu’on doit d’en posséder les documents essentiels, qui reculent presque à l’infini les horizons de l’histoire et les origines de la vie civilisée sur notre globe.

Mariette avait donc établi des ateliers réguliers de fouilles à Thèbes, à Abydos, à Dendérah, à Edfou, à Saqqarah, et un instant à Tanis. Les résultats donnés par ces fouilles ont été complets pour Abydos, Edfou et Dendérah. Le village d’Edfou, placé sur les ruines du temple, a été porté ailleurs, de sorte que ses ruines ont pu être entièrement dégagées. Il en a été de même pour Dendérah. A Abydos, Mariette avait espéré découvrir le tombeau d’Osiris ; cet espoir a été déçu. Mais, en revanche, ses recherches nous ont livré la série de documents la plus considérable peut-être qui existe dans aucun musée égyptologique. On sait qu’Abydos était pour les Égyptiens ce que Jérusalem est pour les chrétiens et la Mecque pour les musulmans. Osiris, le seul dieu commun à toute l’Égypte, y était enterré. Des milliers de fidèles venaient chaque année faire un pèlerinage au pulcsére sacré. Un grand nombre d’entre eux se faisaient ensevelir auprès du dieu. Par malheur, on n’a trouvé aucune trace du grand temple qui, bâti en calcaire, a été certainement converti en chaux. Le tombeau d’Osiris et le puits décrit par Strabon ont disparu. Il n’est resté qu’une butte artificielle, le Kom es-Soultân, composée d’ex-voto accumulés formant un véritable trésor scientifique. Ces ex-voto vont de la Ve dynastie à l’époque romaine ; ils composent une collection de monuments historiques qui, sans donner précisément aucun nom de roi nouveau, a permis de constater tout ce que les rois des différentes époques cuit fait pour le temple d’Osiris, et a prouvé que ce temple était bien, comme l’avaient dit les Grecs, le sanctuaire général de l’Égypte. Plus loin, sur la limite du désert, Mariette a déblayé deux temples signalés par la commission d’Égypte, dont l’un, celui de Ramsès II, est à moitié en ruines, mais dont celui de Séti, est intact et présente le seul modèle complet que nous possédions d’un temple pharaonique. Au total, six mille monuments, stèles, statuettes, objets de culte, etc., sont sortis d’Abydos.

A Thèbes, le temple de Karnac a été étudié dans ses moindres détails. En s’aidant des inscriptions et de l’examen minutieux de la construction, Mariette a rétabli d’une manière certaine l’histoire du temple depuis sa fondation par les rois de la XIP dynastie jusqu’à l’époque ptolémaïque. Sans parler d’une série de petites stèles officielles consacrées à Ammon par les rois conquérants de la XVIII° dynastie, les fouilles de Karnac ont fourni des listes de noms géographiques, qui permettent de rétablir la géographie de la Syrie entière et de l’Éthiopie vers le XVIIIe siècle avant notre ère. Pour la Syrie seule, le nombre des noms s’élève à trois cents. C’est à l’occasion de cette découverte que la Société de géographie a décerné à Mariette sa grande médaille d’or. A Déir-el-Bâhârî, un temple de construction bizarre, consacré par une reine de la XVIII’ dynastie pour perpétuer le souvenir de la première expédition maritime dont les Égyptiens nous aient laissé le souvenir, a été mis à jour. A Médinet-Abou, les campagnes de Ramsès III ont fait connaître, pour la première fois, au monde savant les guerres que l’Égypte eut à subir de la part des tribus grecques de l’Asie-Mineure, vers le XIIIe siècle avant notre ère. C’est le document le plus ancien que nous possédions sur cette race grecque qui devait plus tard avoir tant de rapports avec l’Égypte. Elle fait son apparition dans l’histoire avec le récit des victoires de Ramsès III ; elle y restera. En résumé, plus d’un bon quart de Thèbes a été exploré à fond par Mariette.

Les fouilles de la nécropole de Saqqarah ; et, d’une manière générale, de tous les cimetières de Memphis, des Pyramides, d’Abousir, de Gizéh, etc., ont révélé plus de cent cinquante tombes remontant pour la plupart à la IIIe, à la IVe et à la Ve dynastie. Au moment de sa mort, Mariette venait d’ouvrir deux tombes nouvelles, qui sont celles de deux rois de la VIe dynastie. L’une d’entre elles, celle de Papi, est remplie d’inscriptions funéraires contenant un rituel analogue à celui qu’on trouve dans certaines tombes de la XVIIIe dynastie. C’est une découverte capitale qui jettera peut-être une vive lumière sur les croyances religieuses des Égyptiens. On n’avait rencontré jusqu’ici aucun rituel dans les tombes de l’ancien empire ; on pouvait donc se demander si l’Égypte, à cette époque lointaine, professait sur la mort les mêmes idées qu’aux époques ultérieures. Le rituel, de la tombe de Papi résoudra en partie la question ; il est écrit dans une langue fort difficile, mais nullement intraduisible. Lès derniers temps de la vie de Mariette ont été remplis par la préoccupation de cette découverte. Dès le mois de juillet, il envoyait à M. G. Maspero un estampage complet des inscriptions de la tombe de Papi. Ce fait doit être mis en lumière, car des étrangers chercheront peut-être à enlever à Mariette la gloire, qui lui revient de droit. Il a fini par où il avait commencé, par cette nécropole de Memphis, témoin de son premier succès : Pendant trente années il en a sans cesse fouillé les tombes. Ce qu’il y a trouvé d’inscriptions, de momies, de statues, de documents de toute sorte, serait difficile à dire en peu de mots. Les rois de l’ancien empire ne reposaient pas dans un cimetière particulier. A côté d’eux, étaient enterrés leurs ministres, leurs serviteurs, les grands et les petits fonctionnaires de l’État. Ils étaient tous là dormant depuis des siècles d’un sommeil qu’on pouvait croire éternel, lorsque Mariette est venu réveiller leurs cendres et tirer de leurs tombeaux une quantité de documents tellement clairs, tellement précis, que, suivant un mot aussi juste que spirituel de M. Lepsius, ce serait aujourd’hui une entreprise facile que de dresser l’Almanach de Gotha de l’ancien empire.

J’ai déjà dit que Mariette n’a fait qu’effleurer Tanis. Il y a découvert néanmoins, outre des œuvres de la XIIIe et de la XIVe dynastie, les monuments si curieux que l’on attribue d’ordinaire aux rois pasteurs. Cette attribution est-elle juste ? Faut-il, comme le faisait M. de Rouge, comme l’avait fait aussi Mariette, voir dans les sphinx étranges de Tanis une combinaison de l’art égyptien et de l’art oriental ? Ne serait-il pas plus simple d’y voir une forme particulière de l’art égyptien, le produit d’une école spéciale de la Basse-Égypte ? Question encore insoluble, car les documents nous manquent pour la trancher. Nous connaissons mal l’histoire de l’art égyptien ; nous ne savons pas s’il existait, aux mêmes époques, des écoles différentes, ou si les écoles se sont succédé et sont nées les unes des autres ; nous ignorons quelle démarcation il a pu y avoir entre la Basse et la Haute-Égypte. C’est un problème à résoudre, problème qui touche à cet épisode des rois pasteurs sur lequel l’attention de Mariette se portait souvent dans les derniers mois de sa vie. Il lui semblait qu’on avait calomnié les pasteurs en les représentant comme des barbares iconoclastes, qu’il y avait là un procès historique à réviser, et, s’il eût vécu, il eût repris à Tanis les recherches que son successeur y fera sans nul doute.

Outre ces grandes découvertes provenant de fouilles exécutées suivant un plan déterminé, Mariette a poussé çà et là des explorations qui toutes ont amené d’heureux résultats. Au Gébel-Barkal, en Nubie, il a trouvé cinq stèles qui éclairent d’un jour nouveau l’histoire de l’Égypte au moment de la conquête assyrienne et l’histoire du royaume égyptien d’Éthiopie ; à Syout, il a relevé les grandes inscriptions de la nécropole, qui datent de la XIII’ dynastie ; à Saïs, à Tell-el-Amarna, à Assouan, etc., il a fait des découvertes isolées, mais d’une grande valeur. Au reste, ce qui distingue son œuvre de celle de tous les autres égyptologues, c’est que, conduite, comme je l’ai dit, d’après un plan tracé à l’avance, il ne s’en est pas écarté un seul instant. Si ce système a eu l’inconvénient de faire négliger à Mariette quelques points importants du territoire égyptien ; il lui a permis, dans bien des cas, d’épuiser les sujets qu’il traitait. Les grands recueils de Champollion et de Lepsius renferment des fragments de la plupart des monuments considérables de l’Égypte, mais ce ne sont que des fragments. Chacun des ouvrages de Mariette est une monographie, où l’histoire de l’édifice auquel il est consacré est donnée depuis le commencement jusqu’à la fin et où tous les textes trouvés sont classés chronologiquement. Après les travaux antérieurs, on pouvait se demander si les ruines de l’Égypte ne renfermaient pas encore des documents plus complets que ceux que l’on possédait ; après ceux de Mariette, on rencontrera sans doute des monuments isolés, même importants, mais le plus gros de la besogne est fait, et fait de telle manière que tout ce que l’on découvrira rentrera dans le cadre tracé. Partout où Mariette a passé, il a laissé une trace ineffaçable. Il lui est arrivé quelquefois de se tromper dans les conclusions qu’il tirait de ses fouilles ; mais ses erreurs n’ont pas été inutiles, car elles ont provoqué des réfutations qui ont eu besoin d’être péremptoires pour paraître plausibles. La lucidité d’esprit de Mariette était telle, la clarté de son style était si parfaite, il possédait à un si haut degré l’art de débrouiller les questions les plus obscures et d’en mettre en évidence les traits essentiels, que dans tous les sujets qu’il a abordés il semble avoir atteint l’évidence. Sa science n’a jamais eu rien de vague, de trouble, d’indécis : elle avait la netteté et la lumière des paysages égyptiens.

Son œuvre se compose principalement des ouvrages que voici : Choix de monuments du Sérapeum (1855) ; Mémoires sur la mère d’Apis (1855) ; Abydos (3 vol. publiés en 1870, 1877, 1880) ; Dendérah (5 vol. de planches et 1 vol. de texte, 1870-1875), ouvrage auquel il attachait la plus grande importance et qu’il remaniait encore dans la dernière année de sa vie ; Papyrus du musée de Boulaq (3 vol. de planches, 1870-1875) ; Karnac (1 vol. de planches et 1 vol. de texte 1876) ; Déir-el-Bâhârî (1 vol. de planches et 1 vol. de texte, 1877) ; Monument divers (1 vol. de planches, 1869-1881) : les dernières planches de ce recueil n’ont pas encore paru ; un grand nombre d’articles dans la Revue archéologique et dans le Bulletin archéologique de l’Athénæum français ; Catalogue du Musée de Boulaq, un modèle du genre ; Aperçu de l’Histoire d’Égypte ; Album du Musée de Boulaq ; Itinéraire de la Haute-Égypte ; Voyage dans la Haute-Égypte, etc. On remarquera que les plus importants de ces ouvrages ont paru depuis 4870. Mariette avait moins de soixante ans lorsqu’il est mort ; il était encore dans toute la vigueur de son talent. Son esprit n’a pas eu jusqu’à la fin une minute de défaillance. Dans les derniers, jours de sa maladie, son corps n’était plus qu’un squelette, tous ses organes semblaient avoir disparu, les médecins disaient que la tête seule vivait. Elle vivait, en effet, d’une vie ardente. Jusqu’au bout, sur son lit de souffrance, Mariette s’occupait, avec une fermeté d’intelligence admirable, des travaux qu’il n’avait pas encore terminés. Il laisse deux ouvrages capitaux inachevés, le Sérapeum de Memphis, qu’il avait recommencé par trois fois, et les Mastabas de l’ancien empire, qui ont été sa dernière préoccupation. Les documents nécessaires pour les achever sont recueillis depuis longtemps ; ils seront par conséquent publiés, sinon comme il l’aurait fait lui-même, du moins avec un respect aussi scrupuleux que possible de sa pensée. On peut compter sur M. Gaston Maspero et sur les élèves qu’il a amenés avec lui en Égypte pour accomplir avec une piété scientifique cette délicate mission.

Dans la sèche analyse que je viens de faire des travaux de Mariette, je n’ai point parlé du musée de Boulaq ; c’était pourtant son œuvre favorite, celle qu’il préférait à toutes les autres, celle pour laquelle il a sacrifié sa vie. Ce musée, unique au monde, dont il a réuni tous les objets, il l’aimait avec une passion unique, exclusive, presque exagérée. Il l’avait disposé, non seulement en savant, mais en artiste, avec un goût exquis qui en fait un modèle d’élégance. Hélas ! c’est en le réparant qu’il a été surpris par la maladie à laquelle il a succombé. Quoique déjà souffrant, personne n’a pu l’arracher, durant tout l’hiver dernier, à la surveillance de travaux malsains. Il s’est obstiné à s’exposer au froid, à l’humidité, à toutes les violences d’un climat qui demande plus de précautions que tout autre, précisément parce qu’il est plus beau. Peu à peu sa voix s’éteignait, ses poumons s’engorgeaient. Qu’importe ? il fallait qu’il restât là, dans le plâtre, au milieu de salles sans portes et sans fenêtres, aux bords du Nil, jusqu’à ce qu’il eût replacé de sa propre main toutes les statues, toutes les stèles, là où il voulait qu’elles fussent. Mais, à peine son œuvre s’achevait-elle, que la maladie prenait des proportions effrayantes et qu’il était obligé d’aller en France demander aux eaux de La Bourboule une guérison qui ne devait pas venir. Après quelques mois d’un inutile traitement, il était tellement affaibli que les médecins refusaient de le laisser partir pour l’Égypte. Il fut, comme toujours, impossible de l’arrêter. S’il devait mourir, il tenait à mourir auprès de son musée. Il a eu raison. Son rêve a été réalisé plus qu’il n’aurait osé l’espérer, puisque le khédive, mû par une pensée généreuse, a permis qu’il fût enterré en face même de ce musée qui lui était si cher. Il dormira à côté des sarcophages et des monuments recueillis par lui sur tous les points de l’Égypte ; il sera attaché à son œuvre, après sa mort, comme durant sa vie. Tout le monde en Égypte appelle déjà le musée de Boulaq Musée Mariette. Il en sera de même bientôt en Europe. N’est-il pas juste que ce musée porte le nom de l’homme qui en a découvert tous les matériaux et qui est mort pour les disposer avec plus d’art ?

Mariette n’était pas seulement un savant de premier ordre. J’ai dû me réduire à, parler seulement de ses travaux ; mais l’homme même était une des figures les plus originales, les plus attachantes de notre époque. Quand on ne le connaissait pas, sa physionomie sévère, la brusquerie voulue de ses manières faisaient croire à un misanthrope ; pour peu qu’on pénétrât dans son intimité, on était frappé de la bonté de son cœur, de la grâce de son esprit. Comme toutes les personnalités absorbantes, il faisait de l’ombre autour de lui ; il se sentait trop puissant pour avoir besoin d’auxiliaires : il est dans la nature humaine de ne pas aimer à se préparer des successeurs. Mais nul ne désirait plus que lui avoir des amis, et nul n’était plus charmant pour ceux auxquels il accordait son amitié. Causeur merveilleux, il était toujours en fond de verve, de science et d’esprit. Rien ne saurait donner une idée de la séduction de sa parole lorsque le soir, à Boulaq, au moment où la nuit descend sur le Nil, où les dernières teintes dorées du couchant s’effacent derrière les palmiers, où les étoiles commencent à briller dans la profondeur du ciel, il agitait avec une éloquence particulière, mais .entraînante, les grands problèmes du passé et de l’avenir de l’humanité. Il était alors au-dessus de son œuvre. Naturellement porté vers les problèmes éternels, ce qui l’attirait dans l’égyptologie c’est que, en nous faisant remonter aussi loin que possible vers l’origine de l’homme, elle peut, plus que toutes les autres sciences historiques, entretenir en nous l’illusion que nous découvrirons un jour le secret de ses destinées. Les questions de morale et de philosophie supérieure étaient sans cesse présentes à son esprit. Il les traitait sans idée systématique, sans préjugé dogmatique, sans faux scepticisme aussi, avec une sincérité parfaite, en chercheur et en poète ; c’est à dessein que je dis en poète, car il était impossible de trouver une âme plus poétique que la sienne, une âme qui comprît mieux la beauté des choses extérieures, la grandeur des mystères intérieurs, et qui éprouvât une émotion plus profonde en présence de l’immense inconnu qui nous enveloppe, sans que tous nos efforts parviennent jamais à. en percer l’obscurité. Il était poète aussi par la naïveté avec laquelle il dirigeait sa vie matérielle. Ayant été le favori de Saïd Pacha, ayant vécu dans la familiarité d’Ismaïl Pacha, il aurait pu, sans se prêter à la moindre action compromettante ou indélicate, laisser à, ses enfants une fortune considérable. Il leur laisse son nom et ses œuvres, voilà tout ! Quand il parlait des détails financiers de l’existence, il fallait voir avec quel fin sourire il avouait lui-même qu’il n’y entendait rien. Très spirituel sur tous les autres sujets, il devenait d’une maladresse étonnante dès qu’on l’entretenait et surtout dès qu’il voulait essayer d’entretenir les autres de questions d’affaires. On sentait qu’il n’avait même pas conscience de ce qu’il disait. Il était de ceux pour lesquels il n’y a qu’un seul emploi de la vie : la culture de la science et la recherche de la vérité !

 

 

 



[1] Itinéraire de la Haute-Égypte.