I. — AUTOBIOGRAPHIE DE LA FAYETTE PAR LUI-MÊME. Vous me demandez, ma chère amie, quelques détails sur ma famille, le lieu de ma naissance et de mes premières années. Une généalogie, entre vous et moi, doit être un ouvrage fort court. Je ne vous dirai pas si je suis Gaulois ou Franc. J'espère être Gaulois parce que très peu de Francs s'établirent dans les montagnes d'Auvergne. J'aime mieux Vercingétorix défendant nos montagnes que Clovis et ses successeurs. Ma famille avait des certificats auvergnats à peu près aussi anciens que l'usage de garder ces pièces, qui sont toutes brûlées comme de raison, et que la contre-révolution ne fera pas renaître de leurs cendres ; il m'en reste le souvenir que la branche aînée de ma famille s'est éteinte dans celle de La Trémoille. Il y avait dans cette branche aînée un maréchal de La Fayette assez célèbre, mais qui n'était pas mon grand-père et dont je ne descends pas, et la comtesse de La Fayette, l'esprit de la famille, mère de Mme de la Trémoille, qu'en sa qualité de femme d'esprit elle maria à un grand seigneur de la Cour, beau, jeune et riche, au lieu de lui donner, comme le portait le testament de son mari. son vieux cousin habitant le fond de l'Auvergne. Néanmoins. M. de La Trémoille ayant pris un scrupule sur ce testament, donna en mourant, à mes parents, la terre qui portait notre nom. C'est aussi dans notre famille qu'était cette demoiselle de La Fayette qui résista à Louis XIII, et, ce qui était plus difficile, au cardinal de Richelieu. La branche cadette de ma famille n'était sortie de la province que pour faire la guerre et ne figurait point à la Cour. On y comptait une si grande proportion de .gens tués de père en fils, sur les champs de bataille, que c'était devenu, dans notre province, une espèce de proverbe. Néanmoins, mon grand-père avait reçu tant de blessures, qu'il se retira avant d'être tué. Il habitait, entre les villes de Brioude et du Puy, une terre dont un des châteaux, niché sur la montagne, avait été bâti en 1400 par le maréchal de La Fayette. Il épousa sa voisine, Mlle de Chavaniac, héritière du lieu de ma naissance, et qui n'avait que douze ans. Il en eut une douzaine d'enfants. Mon oncle aîné était, à dix-huit ans, capitaine de dragons dans les guerres d'Italie. Il chargea les Autrichiens à la tête de sa compagnie, les battit, fit prisonnier le commandant de ce détachement et le plaça généreusement derrière lui, de peur qu'on ne lui fît du mal. Ayant rencontré un autre détachement autrichien, le commandant prisonnier, à qui on avait laissé ses pistolets, s'en servit pour assassiner par derrière mon oncle, un des plus beaux, des plus aimables jeunes gens, dit-on, qu'on ait jamais vus. Mon père alla à Paris. Il y épousa Mlle de La Rivière, qui n'avait alors qu'une dot, proportionnée à la fortune de mon père, d'environ mille livres de rente. Mais les deux frères de ma mère étant morts successivement, je me suis trouvé héritier de toute la fortune La Rivière. Mon père, que je n'ai pas connu, n'ayant que deux ans lorsqu'il fut tué, était aimé et considéré de toutes les personnes qui l'ont connu. C'était, à ce qu'il paraît, un caractère des plus distingués et plein de bonté. Il fut tué à Minden, colonel dans les grenadiers de France. Ce corps, composé de grenadiers, choisis dans l'armée, fut exposé bêtement par un lieutenant général, M. de Saint-Péru, commandant général de cette troupe. On l'avait postée dans un ravin, il la plaça par bravade sur la crête de ce ravin. Elle fut abîmée sans aucun fruit par les batteries ennemies. Le prince de Chimay, ami intime de mon père, fut tué à la tête du premier bataillon. Mon père devait lui succéder. Il se mit à sa place et fut emporté d'un coup de canon tiré d'une batterie anglaise. Le général Philipps y était alors officier d'artillerie. Un hasard singulier a fait que, vingt-deux ans plus tard, faisant tirer deux pièces de canon contre le quartier anglais à Petersburg, sur Appamatox en Virginie, un boulet traversa la maison où le général Philipps était malade. Il expira sur-le-champ. Ma famille était composée de ma grand' mère, femme du plus haut mérite, respectée de toute la province, et qu'on venait consulter de vingt lieues sur tout ce qui pouvait intéresser les familles. Sa bonne tête, l'élévation de son âme et son existence dans le pays étaient fort remarquables. Elle avait deux filles, dont l'une, mariée à M. de Chavaniac, de la province voisine — le Gévaudan —, s'établit tout à fait avec sa mère lorsqu'elle perdit son mari ; c'est elle qui a vécu jusqu'à un âge très avancé et que j'ai perdue plusieurs années après mon retour en France. Elle a joui jusqu'à sa mort d'une grande considération. L'autre fille n'avait pas voulu se marier, ne pouvant se résoudre à quitter sa famille. Elle portait le nom de Mlle Dumottier. Elle se chargea de ma première éducation ; c'est une personne d'un mérite extraordinaire. Ma tante de Chavaniac avait une fille, plus âgée que moi d'un an. Jamais frère et sœur ne s'aimèrent plus tendrement que nous. Elle se maria quelque temps après moi et mourut en couches pendant que j'étais en Amérique ; ce fut un des plus grands malheurs de ma vie. Ma mère était une femme de beaucoup d'esprit ; elle habitait Paris, chez son père, le marquis de La Rivière, et à côté de son grand-père du même nom, qui avait donné sa fille en mariage à un vieux cousin, de manière que le père et le gendre étaient à peu près du même âge. Sa grand'mère de La Rivière, une des plus belles femmes de son temps, n'existait plus. Quoique ma mère m'aimât beaucoup, la pensée de m'enlever à ma grand'mère La Fayette ne se serait jamais présentée à son idée, tant sa belle-mère était vénérée. Ma mère venait passer plusieurs mois avec nous et retournait ensuite retrouver son père. C'est ainsi que j'ai été élevé jusqu'à l'âge de onze ans. A cinq ans, on me donna pour précepteur un abbé de beaucoup d'esprit. Il fallut me donner, à sept ans, un autre précepteur, excellent homme ; mais je crois que la véritable éducation se trouve surtout dans les sentiments de la famille qui environne un enfant, et jamais, à cet égard, on ne fut plus heureusement situé que je ne l'ai été. Il était naturel que j'entendisse beaucoup parler guerre et gloire dans une famille toujours occupée de ses souvenirs et de ses regrets, et où la mémoire de mon père était adorée. C'est sans doute ce qui m'a donné, dès l'âge de huit ans, un si vif désir de rencontrer une hyène échappée dans le Gévaudan et les montagnes de l'Auvergne ; je crois que je n'en aurais pas eu peur ; je n'en répondrais pourtant pas, mais je suis furieux que, par une erreur de nom, on donnât le mien à un autre homme qu'on prétendit n'avoir pas pu tuer la bête parce qu'il avait eu peur. J'écrivis au journaliste une lettre que mes parents eurent le bon esprit de ne pas envoyer. J'avais onze ans, et ma mère obtint enfin la permission de m'emmener à Paris. Je me séparai avec le plus grand chagrin d'une grand'mère, de deux tantes et une cousine que j'adorais. La curiosité de voir la capitale ne me toucha point. Je me rappelle mon étonnement de ce que, sur la route, tout le monde ne m'ôtait point son chapeau, comme on le faisait à Chavaniac pour le petit seigneur du village. Arrivé à Paris, on me présenta à mes deux grands-pères. Le premier, qui avait une figure charmante et qui venait de quitter le commandement de la seconde compagnie des mousquetaires, était un homme de société ; il est mort pendant mes premières campagnes en Amérique. L'autre, le marquis de La Rivière, était un vieux gentilhomme breton, fort instruit, tout occupé des affaires de la province. Il avait été compromis dans la conspiration de la noblesse bretonne contre le Régent, et obligé, pour sauver sa tête, de fuir en Espagne. Quelques contretemps le mirent en danger ; il fut même arrêté pour un autre. Ces circonstances l'avaient empêché d'entrer au service militaire. Il passait une grande partie de l'année dans son vieux château de Kéroflois. Il était fort riche et passait pour avare, vivant avec une parcimonie très singulière, ne donnant presque rien, à ce qu'on croyait, lorsqu'après sa mort on a découvert qu'il faisait des aumônes très considérables. Je perdis ma mère à l'âge de treize ans ; son père, qui avait l'air dur et qui était fort sensible, mourut de douleur quelques semaines après. Destiné à n'avoir, comme mon père, que vingt-cinq mille livres de rentes, je me trouvai, à seize ans, avoir cent vingt mille livres de rentes. Mon précepteur y fut plus sensible que moi, qui ne pensais qu'à regretter ma mère et qui ne m'étais jamais trouvé dans aucun besoin d'argent. On m'avait mis, à mon arrivée, au collège du Plessis : mon grand-père ne voulait pas croire que je pusse entrer en quatrième, ce qui pourtant ne supportait pas une grande habileté. J'y ai fait de bonnes études latines ; on ne me fit pas apprendre le grec et j'en suis fâché. J'ai passé au collège quatre ans. Ma rhétorique fut assez brillante. J'ai eu des prix de collège et non d'université, parce qu'on donnait aux enfants, pour concurrents, des jeunes gens qui doublaient deux ou trois fois leurs classes ; j'ai pourtant manqué un prix pour l'impossibilité où je suis de copier exactement ce que j'ai écrit. J'avais reçu des compliments de tout le monde sur mon triomphe assuré, et je fus très attrapé de ne pas être nommé dans les accessits. On avait compté pour autant de fautes chaque mot d'une phrase oubliée dans ma traduction latine, Je brûlais du désir d'avoir un uniforme. On me fit entrer à treize ans dans la compagnie des mousquetaires, que mon grand-père avait commandée. J'eus l'honneur de passer une revue devant le roi, d'aller à cheval à Versailles en grand uniforme pour entendre, à son passage, le roi me dire qu'il n'y avait rien à l'ordre, et revenir rendre compte au commandant des mousquetaires de cette nouvelle qui lui était répétée trois cent soixante-cinq fois dans l'année. Tout cela me paraissait charmant, d'autant mieux que, pour passer la revue, il avait bien fallu aller avec mes camarades apprendre l'exercice. Je puis dire que j'étais fort aimé au collège ; j'avais même pris sur mes camarades assez d'ascendant, et, dès que je paraissais dans la cour, j'étais entouré de jeunes amis, la plupart plus grands que moi, et qui voulaient bien se donner des airs de disciples ; ils m'auraient, au besoin, défendu avec acharnement. J'ai voulu faire une émeute pour empêcher l'injuste punition d'un de mes camarades ; je ne fus pas aussi soutenu que je l'aurais souhaité ; quant à moi, on ne m'a proposé aucun châtiment ; j'étais décidé à n'en pas mériter : mais je me serais, je crois, défendu assez bien, avec mon épée, car, d'après le bel usage du temps, les enfants portaient l'épée en allant diner en ville, ce qui allait assez bien avec leur habit brodé, leur bourse à cheveux, et leur frisure garnie de poudre et de pommade. On me donna une fois pour composition la description d'un cheval parfait, à qui la vue de la verge du cavalier suffisait pour le rendre obéissant ; je peignis ce cheval parfait jetant, à la vue de la verge, son cavalier par terre. Mon professeur de rhétorique, M. Binet, homme d'esprit, sourit au lieu de se fâcher. Il m'a depuis rappelé cette anecdote. j'allai deux fois passer les vacances en Auvergne ; j'y étais encore, lorsque j'atteignis ma quatorzième année, et nous y reçûmes la nouvelle que mon grand-père avait arrangé mon mariage avec Mlle de Noailles, seconde fille du duc d'Ayen, alors âgée de douze ans. Je vins habiter le Luxembourg où logeait mon grand-père et où je fus reçu dans la famille de son second gendre, M. de Luzignem, qui avait perdu sa femme. Mais elle fut bientôt remplacée à mon égard par sa seconde épouse, à qui j'ai eu l'immense obligation de voir arranger ce mariage et pour qui j'ai conservé la plus tendre affection de reconnaissance. Mon précepteur restait avec moi. (Archives de la famille La Fayette.) |