LE GÉNÉRAL LA FAYETTE

1757-1834

 

LE GÉNÉRAL LA FAYETTE.

 

 

XXIII

 

Arrivée de La Fayette à Paris (novembre 1799). — Lettres à Bonaparte et Sieyès. — Colère de Bonaparte. — La Fayette se retire au château de La Grange, dans le département de Seine-et-Marne. — Mort de Washington, qui lui lègue ses pistolets (11 décembre 1799). — Il devient gentilhomme campagnard. — Recommandation pour les citoyens de Riom (17 février 1800). — Il est rayé de la liste des émigrés (mars 1800). — Lettre de Fox (4 mai). — Entrevue de La Fayette et de La Tour-Maubourg avec Bonaparte. — Sous-lieutenance de hussards accordée à Georges La Fayette. — Le général refuse un siège au Sénat et l'ambassade de France aux Etats-Unis. — Il refuse aussi une candidature dans la Haute-Loire. — Voyage à Chavaniac (août 1800). — Lettre à son ancien collègue Huguet (13 août). — Il rentre à Paris et assiste à une fête donnée à Mortefontaine par Joseph Bonaparte à l'occasion du traité avec les Etats-Unis (2 octobre 1800). — Conversations avec le premier Consul. — Lettre à Masclet (22 novembre). — Attentat du 23 décembre 1830. — Il écrit à Fox (26 décembre) et va complimenter Bonaparte. — Curieux propos de ce dernier. — Conversation entre eux sur le Concordat. — Il s'occupe d'agriculture (1801). — Il demande et obtient sa mise à la retraite (13 mars et 13 avril 1802). — Reproches faits par le premier Consul et noble réponse de La Fayette. — Il vote contre le consulat à vie et explique ses motifs dans une lettre à Bonaparte (20 mai 1802). — Rupture avec le premier Consul. — Mariage de Georges La Fayette avec Emilie Destutt de Tracy (7 juin). — Voyage à Chavaniac. — Il voit à Paris ses amis Fox, Fitz-Patrick, etc. — Mot prophétique de Fox. — Il se constitue un troupeau (mai et juin 1802). — Lettre à Pichon sur les affaires des Etats-Unis (15 décembre 1802). — Il se casse le col du fémur pendant un voyage à Paris (20 février 1803). — Il est soigné chez M. et Mme de Tessé par les chirurgiens Boyer et Deschamps. — Expérience faite sur lui d'un traitement très douloureux. — Mariage de sa seconde fille Virginie avec Louis de Lasteyrie du Saillant (20 avril). — Preuves d'intérêt données par ses amis. — Naissance d'une fille de Georges La Fayette (23 mai). — Il se rétablit lentement et garde une raideur dans une jambe.

 

La Fayette arriva à Paris, en novembre 1799, et descendit chez son ami Adrien de Mun. Aussitôt il écrivit aux consuls provisoires Bonaparte et Sieyès. Au premier il disait :

Depuis l'époque où les prisonniers d'Olmütz vous durent leur liberté, jusqu'à celle où la liberté de ma patrie va m'imposer de plus grandes obligations envers vous, j'ai pensé que la continuation de ma proscription ne convenait, ni au gouvernement, ni à moi-même. Aujourd'hui, j'arrive à Paris. Avant de partir pour la campagne éloignée où je vais réunir ma famille, avant même de voir mes amis, je ne diffère pas un instant de m'adresser à vous, non que je doute d'être à ma place partout où la République sera fondée sur des bases dignes d'elle, mais, parce que mes devoirs et mes sentiments nie pressent de vous porter moi-même l'expression de ma reconnaissance.

A Sieyès, il invoqua de vieux souvenirs :

Vous exprimâtes, dès votre arrivée au Directoire, le vœu d'établir la République sur les bases de la liberté et de la justice, de réunir autour de vous vos compagnons de 89, et de revoir La Fayette. La satisfaction et l'espérance générales annoncent le résultat de vos patriotiques intentions, et je pense, comme vous, que, lorsque la France redevient libre, je cesse d'être proscrit ; mais, avant d'embrasser ici mes amis et de partir avec ma famille pour les montagnes de la Haute-Loire, je m'empresse de vous demander le moment où je pourrai vous parler moi-même des anciens sentiments qui m'attachent à vous, et des obligations que tous les bons citoyens aiment à reconnaître[1].

 

Le général Clarke remit la lettre à Bonaparte, qui se montra fort en colère de ce retour inopiné de La Fayette. Talleyrand et Regnaud de Saint-Jean d'Angély conseillaient à celui-ci de retourner en Hollande, mais il refusa nettement, prêt à braver les menaces et les fureurs du consul. Toutefois, sur les instances de Rœderer et de Sieyès, appuyées par Mme de La Fayette, qui avait vu Bonaparte, il alla se fixer en Brie, dans la propriété de La Grange-Bléneau, située près de Rozoy, et dont sa femme avait hérité. Le château, bâti sur un plateau, entre les deux vallées où coulent la rivière d'Yères et le ruisseau de l'Ivron, remontait au XIIe siècle. Il avait appartenu aux grandes familles de Courtenay et de La Feuillade et était passé, au XVIIIe siècle, aux mains d'un conseiller au Parlement de Paris. Louis Dupré, qui maria sa fille au fils du chancelier d'Aguesseau[2]. Celui-ci eut une fille, qui devint la duchesse d'Ayen. Dans le partage des biens de sa mère, le domaine de La Grange-Bléneau était échu à Mme de La Fayette. C'est là que La Fayette s'installa avec les siens. La part recueillie par sa femme dans la succession de sa mère leur permettait de vivre tranquilles et sans souci du présent et de l'avenir[3].

La Fayette éprouva, peu de temps après son arrivée à La Grange, un grand chagrin : il apprit la mort de son illustre ami Washington, qui avait quitté la vie en sage, le 11 décembre 1799. En même temps, il recevait une paire de pistolets que le Président lui avait léguée[4]. Il se consola en tournant son activité vers l'agriculture. Il se sentait des goûts de gentilhomme campagnard. Sans doute il se rappelait ce que lui avait écrit Benjamin Franklin, le 17 avril 1787 :

Mon petit-fils, dont vous vous inquiétez avec tant de bienveillance, est dans sa propriété de New-Jersey ; il s'amuse à cultiver ses terres. Je souhaite qu'il en fasse une affaire sérieuse, et qu'il renonce à toute idée d'emplois publics ; car l'agriculture est, suivant moi, la plus honorable de toutes les professions, parce qu'elle est la plus indépendante[5].

Il avait, d'ailleurs, écrit de Hollande à sa femme, le 28 octobre 1799

Si nous sommes destinés à fixer notre retraite en France, mon activité, je le sens, se portera sur l'agriculture, que j'étudie avec toute l'ardeur de ma jeunesse pour d'autres occupations.

La Fayette se préoccupa donc de mettre en valeur son domaine, mais, sans négliger les devoirs de la correspondance, Le 28 pluviôse an VIII (17 février 1800), il recommandait au conseiller d'État Moreau de Saint-Méry les députés de la ville de Riom, son ancien fief électoral, qui demandaient qu'on n'enlevât pas à leur cité les établissements judiciaires[6]. Le 8 février, Fontanes avait prononcé aux Invalides l'éloge funèbre de Washington, et, sur l'ordre de Bonaparte, le nom de La Fayette n'avait pas été prononcé[7]. Le consul voulait faire le silence autour de ce revenant, dont il craignait l'indépendance et l'entêtement. Toutefois, La Fayette obtint, au mois de mars 1800, sa radiation et celle de ses compagnons de fuite, de la liste des émigrés. L'illustre Fox le félicita, le 4 mai 1800, dans une lettre où se trouvent ces judicieuses considérations :

La réflexion que vous êtes presque tout seul en droit de faire, d'avoir joué un rôle dans ce qui s'est passé en France, sans avoir rien à vous reprocher, doit être bien consolante, et, toute cruelle qu'a été votre prison, il faut avouer qu'elle vous a épargné la nécessité de faire un choix dans plusieurs crises, où il doit avoir été bien difficile pour un honnête homme d'en faire un qui lui convînt, et, quelle que soit votre opinion sur la tournure que les affaires du gouvernement ont prise, il ne peut que vous être agréable, à un certain point, de voir à la tête de ces affaires le héros auquel vous devez principalement votre délivrance des cachots des tyrans[8].

 

Cependant, Bonaparte s'était radouci, et il avait consenti à se faire présenter La Fayette et La Tour-Maubourg, par le consul Le Brun. Il les accueillit d'un air aimable et dit : Je ne sais ce que diable vous leur avez fait, mais ils ont eu bien de la peine à vous lâcher. Et comme La Fayette le remerciait au nom de Bureaux de Pusy, et parlait de Du Pont de Nemours, tous deux alors en Amérique : Il reviendra, et Du Pont aussi, dit le consul ; on en revient toujours à l'eau de la Seine.

Ce rapprochement valut au fils de La Fayette une sous-lieutenance dans un régiment de hussards, qui lui fut accordée en mai 1800. La Fayette lui-même fut sollicité par Cabanis d'entrer au Sénat et par Talleyrand d'accepter l'ambassade des États-Unis. Il refusa ces propositions, ainsi que celles du conseil général de la Haute-Loire, auquel il expliqua, le 19 juillet 1800, sa résolution de vivre désormais dans la retraite. Toutefois, il accepta plus tard le titre d'électeur départemental de Seine-et-Marne[9], quoiqu'il fût à vie, parce que, dit-il, cette conservation de mon droit d'élire était le résultat d'un suffrage populaire.

Au mois d'août 1800, La Fayette se rendit avec sa famille à Chavaniac, près de sa vénérable tante, heureuse de serrer dans ses bras un neveu qu'elle n'espérait plus revoir. C'est de là qu'il écrivit. le 25 thermidor an VIII (13 août 1800), à un ancien collègue à la Constituante, Jean-Antoine Huguet, alors préfet de l'Allier :

Mes souffrances personnelles ont été peu de chose en comparaison du malheur affreux de voir notre cause dénaturée, notre patrie saccagée et ensanglantée, les noms les plus sacrés souillés, les citoyens les plus vertueux assassinés par cette bande d'animaux féroces, non moins vils qu'exécrables, auxquels la nation, héroïque au dehors, a été dans l'intérieur si lâchement soumise[10].

 

Il alla visiter au Puy les amis qui avaient, en 1792, empêché sa femme d'être conduite à Paris, et il exprima à l'architecte Vaudoyer sa satisfaction des travaux et embellissement faits par lui au château[11]. A son retour, il rendit visite à Talleyrand et y rencontra Joseph Bonaparte[12], qui l'invita à la fête qu'il devait donner à Mortefontaine. à l'occasion du traité d'amitié et de commerce signé, le 30 septembre 1800. entre la République française et les États-Unis. La Fayette assista, le 11 vendémiaire an IX (2 octobre 1800), à cette brillante fête. Il assista au dîner où Bonaparte porta un toast : Aux mânes des Français et des Américains morts sur le champ de bataille pour l'indépendance du nouveau monde ! Il vit le feu d'artifice tiré sur la rivière, il entendit le célèbre violoniste Rode et prit plaisir à voir jouer par les artistes du Théâtre-Français la spirituelle comédie de Marivaux, Les Jeux de l'amour et du hasard[13]. Pendant les deux jours que dura la fête, il eut occasion de causer avec le premier Consul. Vous avez dû trouver, lui dit celui-ci, les Français bien refroidis par la liberté. — Oui, répartit La Fayette, mais ils sont en état de la recevoir. — Ils sont bien dégoûtés, répliqua Bonaparte, vos Parisiens, par exemple. Oh ! les boutiquiers n'en veulent plus !Ce n'est pas légèrement, général, conclut son interlocuteur, que j'ai employé cette expression : je n'ignore pas l'effet des crimes et des folies qui ont profané le nom de la liberté ; mais les Français sont plus que jamais peut-être en état de la recevoir. C'est à vous à la donner, c'est de vous qu'on l'attend. Bonaparte lui parla des campagnes d'Amérique, et La Fayette répondit modestement : Ce furent les plus grands intérêts de l'univers décidés par des rencontres de patrouilles. Et, comme la générosité de son cœur le portait à ne négliger aucune occasion de servir ses amis, il demanda au premier Consul de faire rayer de la liste des émigrés, le comte et la comtesse de Tessé, et l'obtint.

Rentré à La Grange, La Fayette écrivit le 22 novembre 1800, à Masclet :

Je n'irai point en Amérique, mon cher Masclet, du moins, avec un caractère diplomatique. Je suis loin de renoncer à des visites particulières et patriotiques aux États-Unis et à mes concitoyens du Nouveau-Monde, mais à présent je suis beaucoup plus occupé de fermes que d'ambassades. Il me semble que, si j'arrivais là autrement habillé qu'en uniforme américain, je me trouverais aussi embarrassé de ma conte-mince qu'un sauvage en culotte.

Le mois suivant, La Fayette vint à Paris. Il s'y trouvait, lorsque Bonaparte échappa miraculeusement à l'attentat du 3 nivôse an VIII (23 décembre 1800). Il écrivit, le 26 décembre, à Charles Fox, et lui dit :

Le dernier attentat, aussi enrayant qu'atroce, intéresse de plus en plus au salut de Bonaparte. Je souhaite que sa passion pour la gloire, d'accord avec une ambition bien entendue, prédomine assez pour qu'il cherche dans la liberté le complément de sa prodigieuse existence.

 

La Fayette alla porter au premier Consul ses félicitations. Ils conversèrent ensemble sur les auteurs de l'attentat. Bonaparte lui conta que le prétendant lui avait écrit pour désavouer ce crime, et l'avait engagé à le mettre sur le trône. Il lui répéta gaiement les propositions que les royalistes lui faisaient transmettre par sa femme. Ils me promettent une statue, dit-il, où je serai représenté tendant la couronne au roi. J'ai répondu que je craindrais d'être enfermé dans le piédestal. Et, comme La Fayette lui disait qu'ils l'en tireraient pour faire pis, il reprit :

Vous savez que pour nous ce danger n'est rien, mais leur rendre le pouvoir serait de ma part une infâme lâcheté ! Vous pouvez désapprouver le gouvernement, me trouver despote ; on verra, vous verrez un jour si je travaille pour moi ou pour la postérité... Mais enfin, je suis maître du mouvement, moi que la révolution, que vous, que tous les patriotes ont porté où je suis, et, si j'appelais ces gens-là, ce serait vous livrer à leur vengeance.

 

La Fayette, touché de ces sentiments, serra la main du premier Consul. Il eut avec lui d'autres entrevues ; ils se rencontraient chez Mme Bonaparte. C'est là qu'il vit le général -Moreau et put le remercier de l'intérêt que celui-ci lui avait témoigné pendant sa captivité. Le projet de Concordat excitait la verve de La Fayette. Avouez, disait-il, que cela n'a d'autre objet que de casser la petite fiole. — Vous vous f..... de la petite fiole, et moi aussi, répondait Bonaparte, mais croyez qu'il nous importe au dehors et au dedans de faire déclarer le pape et tous ces gens-là contre la légitimité des Bourbons[14].

La Fayette passa l'année 1801 dans sa terre de La Grange, à s'occuper d'agriculture et à correspondre avec ses amis des deux mondes[15]. Il alla cependant passer le mois de juin à Chavaniac[16] et vit Bonaparte à son retour. L'année suivante, d'accord avec le premier Consul, il demanda, le 15 mars 1802, au ministre de la guerre Berthier sa mise à la retraite, après trente années de service, et, le 13 avril, il obtint une pension de six mille francs[17]. Ses relations avec Bonaparte tournaient à l'aigre ; sa franchise ne pouvait que déplaire. Je dois vous dire, général La Fayette, disait le premier Consul, et je vois avec peine que, par votre manière de vous exprimer sur les actes du gouvernement, vous donnez à ses ennemis le poids de votre nom. Et La Fayette répondait avec sa vivacité ordinaire :

Que puis-je faire de mieux ? J'habite la campagne, je vis dans la retraite, j'évite les occasions de parler : mais toutes les fois qu'on viendra me demander si votre régime est conforme à mes idées de liberté, je répondrai que non ; car enfin, général, je veux bien être prudent, mais je ne veux pas être renégat.

L'établissement du consulat à vie consomma la rupture entre l'incorrigible libéral et le maitre de la France. La Fayette formula son vote en ces termes

Je ne puis voter pour une telle magistrature, jusqu'à ce que la liberté publique soit suffisamment garantie : alors, je donnerai ma voix à Napoléon Bonaparte[18].

Il eut soin d'expliquer ses raisons dans une lettre qu'il adressa de La Grange à Bonaparte, le 20 mai 1802 :

Général, lorsqu'un homme pénétré de la reconnaissance qu'il vous doit, et trop sensible à la gloire pour ne pas aimer la vôtre, a mis des restrictions à son suffrage, elles sont d'autant moins suspectes que personne ne jouira plus que lui de vous voir premier magistrat à vie d'une République libre.

Le 18 brumaire sauva la France, et je me sentis rappelé par les professions libérales auxquelles vous avez attaché votre honneur. On vit depuis dans le pouvoir consulaire cette dictature réparatrice qui, sous les auspices de votre génie, a fait de si grandes choses, moins grandes cependant que ne le sera la restauration de la liberté.

Il est impossible que vous, général, le premier dans cet ordre d'hommes qui, pour se comparer et se placer, embrassent tous les siècles, vouliez qu'une telle révolution, tant de victoires et de sang, de douleurs et de prodiges, n'aient pour le monde et pour vous d'autre résultat qu'un régime arbitraire. Le peuple français a trop connu ses droits pour les avoir oubliés sans retour ; mais peut-être est-il plus en état aujourd'hui que dans son effervescence de les recouvrer utilement ; et vous, par la force de votre caractère et de la confiance publique, par la supériorité de vos talents, de votre existence, de votre fortune, vous pouvez, en rétablissant la liberté, maîtriser tous les dangers, rassurer toutes les inquiétudes. Je n'ai donc que des motifs patriotiques et personnels pour vous souhaiter, dans ce complément de votre génie, une magistrature permanente ; mais il convient aux principes, aux engagements, aux actions de ma vie entière, d'attendre, pour lui donner ma voix, qu'elle ait été fondée sur des bases dignes de la nation et de vous.

J'espère que vous reconnaîtrez ici, général, coin me vous l'avez déjà fait, qu'à la persévérance de mes opinions politiques se joignent des vœux sincères pour votre personne.

 

Cette lettre, si ferme dans le fond et si modérée dans la forme, marqua la fin des relations de La Fayette avec Bonaparte, malgré l'éloge qui s'y trouvait du 18 brumaire et de la dictature réparatrice[19]. La Fayette se consacra désormais à sa famille et à ses travaux agricoles. Le 7 juin 1802, il maria son fils Georges à la fille de Destutt de Tracy, son ancien collègue à la Constituante, membre du Sénat conservateur et de l'Institut, et qui, dans sa maison d'Auteuil, aimait à philosopher avec ses amis. Cabanis fut un des témoins de cette union. Peu après La Fayette se rendit, comme tous les étés, à Chavaniac. Il revint à Paris pour voir Charles Fox et sa femme, le général Fitz-Patrick, lord Holland, Erskine, qui avaient profité de la paix d'Amiens pour visiter la France. L'impression produite sur ces hommes éminents fut peu favorable au régime consulaire. Ils pensaient que, même en Angleterre, la liberté était compromise. Toutefois, Fox disait prophétiquement : La liberté renaîtra, mais non pour nous, pour Georges tout au plus, et sûrement pour ses enfants.

La Fayette prenait au sérieux son nouvel état d'agriculteur. En mai et juin 1802, il acheta des béliers et des brebis à Rambouillet et fit choisir par l'agronome Tessier douze brebis. Il constitua ainsi un troupeau, qui devint d'année en année plus florissant et comptait, en 1811, sept cent vingt bêtes[20]. Quoique retiré des affaires publiques, il s'intéressait aux relations des États-Unis avec la France. Les négociations d'un nouveau traité et de l'acquisition de la Louisiane par les Américains le préoccupaient. Le 24 frimaire an XI (15 décembre 1802), il fit part de ses réflexions à Pichon, chargé d'affaires de la République française aux États-Unis[21].

Le 23 février 1803, La Fayette était à Paris et sortait du ministère de la marine quand il glissa sur la glace et se brisa le col du fémur. Il fut aussitôt transporté chez M. et Mme de Tessé et soigné par les chirurgiens Boyer et Deschamps, renommés par leur habileté. On expérimenta sur lui une machine nouvellement perfectionnée par Boyer et qui devait empêcher l'estropiement. Il souffrit le martyre pendant cinquante jours et n'eut d'autre satisfaction que de savoir que son cas avait fait modifier le procédé et épargné des souffrances à d'autres malheureux. II était encore sur son lit de douleur, lorsque, le 20 avril, dans une chambre voisine de la sienne, le père Carrichon, celui-là même qui avait assisté la duchesse d'Ayen sur l'échafaud, vint bénir le mariage de la seconde fille de La Fayette, Virginie, avec le comte Louis de Lasteyrie du Saillant, lieutenant de dragons. Pendant ce repos forcé, La Fayette eut la consolation de recevoir de toutes parts des témoignages d'affection. Les généraux Bernadotte, Moreau, O'Connor et Kosciuszko envoyaient chaque jour prendre de ses nouvelles et le visitèrent. Il eut aussi la joie d'apprendre la naissance d'une fille de son fils Georges[22].

La Fayette se rétablit lentement ; il fallut une cure au Mont-Dore pour lui rendre l'usage de sa jambe, où il ne garda qu'une raideur, provenant, non de la fracture, mais du traitement.

 

 

 



[1] Il est piquant de rapprocher de cette lettre le portrait que La Fayette faisait de Sieyès à La Tour-Maubourg, le 17 octobre 1799 : Il est peureux, prend de l'humeur, ne sait pas plaire : il ne peut ni parler d'abondance, ni monter à cheval. C'est un abbé dans toute la force du terme, de manière qu'avec beaucoup d'esprit, de grandes facultés pour l'intrigue et d'excellentes intentions à présent, il est resté au-dessous de sa besogne et de l'attente publique, surtout de celle de l'Europe, où sa réputation en bien et en mal a été fort exagérée. Il est dans la Révolution ce que l'archevêque de Toulouse a été sous l'ancien régime : tout le monde l'attendait sur le piédestal, et on s'est étonné de le voir si petit. Je pense pourtant que les circonstances peuvent remonter Sieyès et que nous-mêmes devons y contribuer. Son esprit, infiniment supérieur à celui de ses collègues, lui fait voir la réalité de notre situation et les moyens d'en sortir : il n'a pas fait tout ce qu'il aurait pu, mais, depuis son retour en France, il a suivi la bonne route et, lorsqu'on s'en est écarté, c'est malgré lui.

[2] Cf. Eugène Liébert, Le château de La Grange : Coulommiers, 1866, in-18 de 228 pages.

[3] Par acte passé, le 22 germinal an IX (11 avril 1800), devant le notaire Péan de Saint-Gilles, Mme de La Fayette reçut sa part de la succession de sa mère. Le total s'élevait à 545.716 fr. 51. Le domaine de La Grange-Bléneau figure pour la somme de 36.000 francs. (Cf. collection de M. Th. Lhuilier, de Melun.)

[4] Le testament de Washington, en date du 9 juillet 1790, portait cette clause : To general de Lafayette I give a pair of finely-wrought steel pistols, taken from the enemy in the revolutionary war. (Cf. Jared Sparks, Life of George Washington : Boston, 1843, in-4°, p. 552.)

[5] Cf. Correspondance de Benjamin Franklin, éd. Laboulaye, t. II, p. 432.

[6] Voici le texte de cette lettre inédite, qui m'est communiquée par M. Noël Charavay : Les députés de la ville de Riom me demandent une lettre pour vous, mon cher président : c'est de cette commune, avec laquelle j'ai des rapports bien plus anciens, que je fus envoyé à l'Assemblée constituante, où vous m'enlevâtes le 15 juillet pour me garder à l'Hôtel de Ville. Je connaissais intimement Riom et son présidial, un des premiers et peut-titre le premier de France pour l'étendue, les vertus et les talents. Lorsque nous fîmes les démarcations constitutionnelles, on eut soin d'attribuer les établissements judiciaires à ce ci-devant chef-lieu de la sénéchaussée d'Auvergne. Si on les lui enlevait aujourd'hui, on ne ferait à aucune ville autant de bien que de mal à celle-ci, qui serait aussi complètement qu'injustement ruinée. Vous savez, mon cher ami, que du fond de mon ermitage je ne veux point me mêler d'affaires publiques. J'ai cru pourtant que c'était un devoir de vous présenter celle-ci, et je m'en fais un plaisir. Je vous embrasse, mon cher président, de tout mon cœur.

[7] Cf. Mes rapports avec le premier Consul.

[8] Cf. Mes rapports avec le premier Consul.

[9] Nous empruntons cette expression d'électeur départemental aux Mémoires de La Fayette. Il veut sans doute dire qu'il lit partie d'un des collées électoraux de département établis par le sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X (4 août 1802).

[10] Cf. aux Pièces justificatives, n° XXX, le texte de cette lettre inédite, qui m'a été gracieusement communiquée par M. Alfred Morrison, de Londres.

[11] La Fayette écrivit sur ce sujet à Vaudoyer. (Cf. H. Mosnier, Le château de Chavaniac-Lafayette, p. 41.)

[12] La Fayette était en bonnes relations avec la famille Bonaparte, et Joseph eût volontiers fait épouser à son frère Lucien une des filles du général. On lit à cc sujet dans les Mémoires de Lucien Bonaparte, t. II, p. 306 et 307 : Dans une autre sphère d'alliances riches et honorables, une demoiselle de La Fayette, disait Joseph, aurait été bien plus mon fait que ma belle veuve. Il est vrai que j'avais pu m'apercevoir que le compagnon et l'ami de. Washington ne m'aurait pas refusé pour gendre si je m'étais présenté.

[13] Le Journal de Paris, du 14 vendémiaire an IX (5 octobre 1800), n° 14, p. 80, publia de cette fête un compte rendu dont voici un passage : Le premier Consul et sa famille ont assisté à cette fête, ainsi que les consuls, les ministres, les ambassadeurs et ministres étrangers, le secrétaire d'Etat, les présidents de section du Conseil d'État, les présidents du Sénat conservateur. du Tribunat et du Tribunal de cassation, le préfet et les députés du département à la fête du 1er vendémiaire. Le citoyen Joseph Bonaparte y avait aussi invité plusieurs citoyens, dont les uns, ayant reçu l'hospitalité en Amérique pendant la persécution dont ils étaient l'objet en France : les autres, tels que La Fayette, ayant vaillamment concouru à l'indépendance des Etats-Unis, pouvaient rappeler aux ministres américains de doux et honorables souvenus.

[14] Tous ces détails des conversations de Bonaparte avec La Fayette sont empruntés à Mes rapports avec le premier Consul.

[15] Le 20 juin 1801. La Fayette écrivit à Jefferson, alors président des Etats-Unis.

[16] La Fayette dit, dans Mes rapports avec le premier Consul : J'étais à Chavaniac, lorsque le roi et la reine d'Étrurie vinrent lui faire leur cour et parurent à une fête sur le sol même de l'échafaud de leurs malheureux parents. Or, le roi et la reine d'Étrurie arrivèrent à Paris vers le milieu de mai 1801 et en repartirent le 30 juin. (Cf. Paul Marmottan, Le royaume d'Étrurie, p. 64 à 69.)

[17] Cf. Arch. adm. de la guerre.

[18] Le texte de ce vote est inexactement rapporté dans les Mémoires sur le Consulat, par Thibaudeau, p. 319 et 320.

[19] M. Aulard, dans sa remarquable étude : L'établissement du consulat à vie, a fait justement remarquer que le mot de La Fayette : Le 18 brumaire sauva la France, exprime à merveille l'illusion naïve de ces libéraux, qui, effrayés de la démocratie, avaient cru, avec Sieyès, obtenir d'un homme cette liberté qu'ils avaient demandée inox lois et aux mœurs. (Cf. F.-A. Aulard, Etudes et leçons sur la Révolution français, 2e série, p. 282).

[20] Cf. lettre de La Fayette à l'abbé Tessier, en date de La Grange, 29 décembre 1811. (Orig. aut., collection de M. Th. Lhuillier, de Melun.)

[21] Cf. Pièces justificatives, n° XXXI.

[22] Natalie-Renée-Emilie, née à Auteuil le 23 mai 1803, mariée, en 1828, à Adolphe Périer.