XX Arrivée de La Fayette et de ses compagnons à Rochefort, le 19 août 1792. — Ils sont arrêtés par les Autrichiens. — Protestation contre cette violation du droit des gens. — La Fayette prévient sa femme de sa fuite et de son arrestation et exprime le désir d'aller en Angleterre et d'y être rejoint par sa famille (21 août). — Il est conduit à Namur et refuse de donner sa parole de prisonnier de guerre. — Instructions du duc de Saxe-Teschen (24 août). — La Fayette est transféré à Nivelles (25 août). — Lettres à La Rochefoucauld, à Mme de Chavaniac et à William Short (25 et 26 août). — Il excipe de sa qualité de citoyen américain pour réclamer son élargissement. — Lettre du prince de Reuss au duc de Saxe-Teschen sur la nécessité de retenir La Fayette prisonnier (26 août). — Lettre à la princesse d'Hénin (27 août). — Il est séparé de ses compagnons d'infortune et est gardé prisonnier avec César de La Tour-Maubourg, Alexandre Lameth et Bureaux de Pusy, en qualité de constituants. — Il fait ses adieux à Louis Romeuf et lui adresse une déclaration, qui est un véritable testament moral. — Il est transféré à Arlon (2 septembre 1792). — Mesures prises par la Commune de Paris et l'Assemblée législative contre La Fayette. — Le coin de sa médaille est brisé en place de Grève et la saisie de ses biens est décrétée (25 août). — Arrestation de Mme de La Fayette à Chavaniac (10 septembre). — Il écrit d'Arlon à la princesse d'Hénin (3 septembre). — Il arrive à Luxembourg (4 septembre). — Le duc de Saxe-Teschen explique à La Fayette que son rôle dans la Révolution le force à le garder en captivité jusqu'à ce que le roi de France soit rétabli sur son trône (3 septembre). — La Fayette est transféré à Trèves, puis à Coblentz, et enfin dans la forteresse de Wesel, en Westphalie (18 septembre). — II est enfermé dans un cachot obscur. — Il repousse les propositions du roi de Prusse. — Correspondance entre Short et Gouverneur Morris. — Sommes prêtées par Gouverneur Morris à La Fayette et à sa femme. — Lettre de Short (7 décembre). — Pamphlet de Rivarol. — La Fayette est transféré à Magdebourg (31 décembre 1792). — Il est mis au secret. — Lettre écrite avec un cure-dents à la princesse d'Hénin (13 mars 1793). — Description de son cachot. — Correspondance entre Mme de La Fayette et Washington. — Lettre de La Fayette au journaliste hambourgeois d'Archenholtz (27 mars). — On lui permet de se promener pendant une heure. — Visite du duc Frédéric de Brunswick. — Il écrit au ministre américain à Londres, Pinkney, pour célébrer le 17e anniversaire de l'indépendance des Etats-Unis (4 juillet). — Projets d'évasion. — Il est séparé de ses compagnons d'infortune et transféré à Neisse (16 janvier 1794).La Fayette et ses compagnons de fuite arrivèrent, le 19 août 1792, vers huit heures du soir, à Rochefort, petite ville du pays de Liège, située à vingt-quatre kilomètres de Givet. Là, ils furent arrêtés par les sentinelles autrichiennes et conduits au comte d'Harnoncourt, commandant des volontaires limbourgeois, qui refusa de les laisser continuer leur route et annonça au général Clerfayt cet événement inattendu[1]. Alors, les fugitifs rédigèrent et signèrent la protestation suivante : Les soussignés, citoyens français, arrachés par un concours impérieux de circonstances extraordinaires au bonheur de servir, comme ils n'ont cessé de le faire, la liberté de leur pays, n'ayant pu s'opposer plus longtemps aux violations de la Constitution que la volonté nationale y a établie, déclarent qu'ils ne peuvent être considérés comme des militaires ennemis, puisqu'ils ont renoncé à leurs places dans l'armée française, et moins encore comme cette portion de leurs compatriotes que des intérêts, des sentiments ou des opinions absolument opposés aux leurs, ont portée à se lier avec les puissances en guerre avec la France, mais comme des étrangers, qui réclament un libre passage que le droit des gens leur assure et dont ils useront pour se rendre promptement sur un territoire dont le gouvernement ne soit pas actuellement en état d'hostilité contre leur patrie. A Rochefort, ce 19 août[2]. LA FAYETTE. - LA TOUR-MAUBOURG. - ALEXANDRE LAMETH. - LAUMOY. - DU ROURE. - A. MASSON. - SICARD. - BUREAUX-PUSY. - VICTOR LA TOUR-MAUBOURG. - VICTOR GOUVION. - LANGLOIS. - SIONVILLE. - ALEX. ROMEUF. - PHI.-C. D'AGRAIN. - LOUIS ROMEUF. - CURMER. - PILLET. - LA COLOMBE. - VICTOR ROMEUF. - CHARLES LA TOUR-MAUBOURG. - SOUBEYRAN. - AL. D'ARBLAY. - CH. CADIGNAN. Cette protestation fait honneur à La Fayette et à ses compagnons. Ce sont des vaincus des luttes politiques qui se retirent en pays neutre et s'indignent à l'idée qu'on puisse les confondre avec les émigrés qui font cause commune avec les ennemis de la France. Ce sont des citoyens français ayant abdiqué leurs grades dans l'armée et s'exilant volontairement pour ne pas subir un gouvernement contraire à leurs principes. Cette noble attitude ne toucha pas les Autrichiens. Le général Clerfayt garda ses prisonniers. De Rochefort, le 21 août, La Fayette prévint de sa fuite et de son arrestation sa femme, qui était à Chavaniac J'aurais pu, avec plus d'ambition que de morale, avoir une existence fort différente de celle-ci ; mais il n'y aura jamais rien de commun entre le crime et moi. J'ai le dernier maintenu la Constitution que j'avais jurée. Vous savez que mon cœur eût été républicain, si ma raison ne m'avait pas donné cette nuance de royalisme, et si ma fidélité à mes serments et à la volonté nationale ne m'avait pas rendu défenseur de droits constitutionnels du roi ; mais moins on a osé résister, plus ma voix s'est élevée, et je suis devenu le but de toutes les attaques. La démonstration mathématique de ne pouvoir plus m'opposer utilement au crime et d'être l'objet d'un crime de plus, m'a forcé de soustraire ma tête à une lutte où il m'était évident que j'allais mourir sans fruit. J'ignore à quel point nia marche pourrait être retardée, mais je vais me rendre en Angleterre, où je désire que toute ma famille vienne me joindre... Je ne fais point d'excuse, ni à mes enfants, ni à vous, d'avoir ruiné ma famille. Il n'y a personne parmi vous qui voulût devoir sa fortune à une conduite contraire à ma conscience. Venez me joindre en Angleterre ; établissons-nous en Amérique ; nous y trouverons la liberté qui n'existe plus en France, et ma tendresse cherchera à vous dédommager tous des jouissances que vous avez perdues. Le cœur de La Fayette se montre à nu dans cette remarquable lettre ; on y voit les sentiments qui l'animèrent toute sa vie ; obéir à sa conscience et suivre droit son chemin, sans se préoccuper des obstacles et des conséquences. L'espoir de se rendre en Angleterre, puis en Amérique, ne devait pas se réaliser. Les prisonniers furent conduits à Namur. La Fayette s'entretint avec le marquis de Chasteler et le prince Charles de Lorraine, ci-devant de Lambesc. Il refusa de leur donner sa parole, ne se considérant pas comme prisonnier de guerre. Alors le duc Albert de Saxe-Teschen, qui était à Mons, donna, le 24 août 1792. ses instructions au major von Paulus. Il y déclarait que La Fayette et ses compagnons, par ce refus, le mettaient dans la nécessité de les bien garder : Comme M. de La Fayette et ces autres messieurs refusent de donner leur parole et qu'ils sont dans l'opinion que c'est agir contre le droit des gens de les avoir arrêtés, M. le major de Paulus leur déclarera que M. de La Fayette et ceux de sa suite ne peuvent nier avoir été jusqu'ici manifestement nos ennemis, qu'ils nous ont fait la guerre, qu'ils ne viennent pas chez nous comme émigrés, mais toujours imbus de leurs anciens principes, ils auraient continué d'être nos ennemis, s'ils ne risquaient d'être assommés aujourd'hui de la même populace qu'ils ont soulevée contre leur roi ; qu'en outre, ils sont venus sur nos avant-postes sans avertissement quelconque et sans en avoir obtenu la permission, et que conséquemment, d'après toutes les règles de la guerre, ils sont nos prisonniers. D'ailleurs, M. de La Fayette et sa suite ayant voulu passer furtivement, s'accusaient par là eux-mêmes avoir prévu que nous serions en droit de les arrêter, et qu'enfin une troupe de cinquante personnes armées de toutes manières ne pouvait, surtout en temps de guerre, traverser librement aucun pays du monde, et que chaque gouvernement était en droit de prendre, dans ces temps de révolutions, les précautions nécessaires vis-à-vis des personnes dont les sentiments n'invitaient pas à la confiance. Comme M. de La Fayette et ces autres messieurs refusent de donner leur parole, c'est nous avertir de les bien garder. D'ailleurs, comme je ne puis disposer de leurs personnes avant d'avoir reçu les ordres de Sa Majesté l'empereur, je dois en être responsable et je donne à M. le major de Paulus tous les moyens qu'il trouvera convenables pour la plus grande sûreté[3]. La Fayette et ses compagnons furent transférés, le 25 août, à Nivelles, ville située au bord de la Thienne, à vingt-quatre kilomètres de Bruxelles. Il écrivit de ce lieu au duc de La Rochefoucauld, qu'une mort tragique empêcha de recevoir sa lettre : Si je recouvre ma liberté, je passerai dans un village d'Angleterre, parce que je ne puis m'arracher à l'intérêt que m'inspire ma patrie ; mais, dans le cas où le despotisme et l'aristocratie d'une part, et de l'autre les factions ou la désorganisation me feraient perdre l'espoir de la voir libre, je redeviendrai uniquement américain, et, retrouvant sur cette heureuse terre un peuple éclairé, ami de la liberté, observateur des lois, reconnaissant pour le bonheur que j'ai eu de lui être utile, je raconterai à mon respectable ami Washington, à tous mes autres compagnons de révolution, comment celle de la France a été, malgré moi, souillée de crimes, traversée par des intrigants et détruite par la corruption et l'ignorance, devenues les instruments des plus viles passions. Le même jour, il consolait sa vénérable tante, Mme de Chavaniac, et attestait la tranquillité de sa conscience : Au reste mes infortunes n'ont changé ni mes principes, ni mes sentiments, ni mon langage. Je suis ici ce que je fus toute ma vie. Mon âme, je l'avoue, est livrée à une profonde douleur, mais ma conscience est pure et tranquille, et je doute que les chefs des différentes factions qui m'ont déchiré puissent en dire autant. De plus, il annonçait qu'il envoyait Bureaux de Pusy à Bruxelles pour demander justice au gouvernement des Pays-Bas de cette violation du droit des gens. Le 26 août, il adressa à son ami William Short, ministre des États-Unis à La Haye, la déclaration du 19 août, en le priant de la faire publier. Il lui raconta aussi les raisons de sa fuite et l'incident de son arrestation, et ajouta[4] : Vous m'obligerez grandement, mon cher ami, de partir pour Bruxelles, aussitôt que cette lettre vous parviendra, et d'insister pour me voir. Je suis citoyen américain, officier américain. Je ne suis plus au service de France. En me réclamant, vous êtes dans votre droit, et je ne doute pas de votre arrivée immédiate. Dieu vous bénisse ![5] Cependant le roi de Prusse était résolu à ne pas lâcher son prisonnier, quitte à laisser plus tard au roi de France, replacé sur son trône, le soin de décider de son sort. Le 27 août 1792, le prince de Reuss écrivit au duc de Saxe-Teschen : Des lettres particulières donnent avis que La Fayette se vante qu'il lui sera donné la permission d'aller où bon lui semblera. Mais le roi de Prusse croit qu'il ne peut être regardé que comme prisonnier et qu'il est de la dernière importance de le traiter comme tel, étant un des plus coupables et sans doute disposé à faire du mal où il pourra. Le roi soumet aux lumières de Votre Altesse royale si elle ne voudrait pas trouver bon de se tenir assuré de cet homme abominable en le faisant transporter sous bonne escorte à Luxembourg, ou, pour se tenir plus éloigné du théâtre, à Ehrenbreitstein, jusqu'à ce que Sa Majesté très chrétienne, replacée sur son trône, puisse et veuille décider de son sort[6]. Le 27 août. La Fayette instruisit de sa triste odyssée une amie, dont l'affection ne devait jamais l'abandonner, la princesse d'Hénin[7]. Le gouvernement autrichien fit trois parts de ses prisonniers : les officiers qui n'avaient pas servi dans la garde nationale furent relâchés, avec défense de rester dans le pays ; les aides de camp de La Fayette furent envoyés à Anvers et enfermés dans la citadelle ; enfin La Fayette. César de Latour-Maubourg, Alexandre Lameth et Bureaux de Pusy furent transférés, le 2 septembre, à Arlon. à 12 kilomètres de Longwy. Ces quatre hommes étaient, en effet, aux yeux des Autrichiens, de grands criminels, puisqu'ils avaient appartenu à cette Assemblée constituante, qui avait fait la Révolution française et dépouillé Louis XVI, beau-frère de l'empereur d'Allemagne, d'une partie de son pouvoir souverain. Ainsi, par une ironie du sort, proscrits de leur pays comme royalistes, ils étaient considérés comme les pires révolutionnaires. On les retint comme des otages répondant de la sûreté du roi et de la reine de France. Le général, brusquement séparé de ses compagnons, ne put faire ses adieux qu'à son aide de camp Louis Romeuf. En embrassant cet ami fidèle, La Fayette lui fit la déclaration suivante, qu'il lui recommanda de publier après sa mort : J'avais bien prévu que si je tombais dans les mains des gouvernements arbitraires, ils se vengeraient de tout le mal que je leur ai fait ; mais, après avoir défendu contre les factieux, jusqu'au dernier instant, la Constitution libre et nationale de mon pays, je me suis abandonné à mon sort, pensant qu'il valait mieux périr par la main des tyrans que par la main égarée de mes concitoyens. Il fallait surtout éviter qu'un grand exemple d'ingratitude nuisit à la cause du peuple auprès de ceux qui ignorent qu'il y a plus de jouissances dans un seul service rendu à cette cause, que toutes les vicissitudes personnelles ne peuvent causer de peines. Au reste, ils ont beau faire, les vérités que j'ai dites, mes travaux dans les deux mondes ne sont pas perdus. L'aristocratie et le despotisme sont frappés à mort, et mon sang, criant vengeance, donnera à la liberté de nouveaux défenseurs. Louis Romeuf écouta, en sanglotant, ce testament de son général, qu'il n'espérait pas revoir, et il eut soin d'en consigner aussitôt les termes[8]. Tandis que La Fayette voyageait sous la garde sévère des
Autrichiens, ses ennemis se réjouissaient de sa chute et le gouvernement et
le peuple français prenaient à son égard les mesures les plus rigoureuses.
Dès le 10 août 1792, dans la première séance de la Commune de Paris, on avait
renversé, aux acclamations des tribunes, les bustes de Bailly, La Fayette,
Necker, Louis XVI, tous ces charlatans de
patriotisme, dont la présence blesse les yeux de bons citoyens[9]. Le 18, la
Commune de Paris ordonna l'impression et l'affichage de la lettre de La
Fayette à son armée, afin qu'on apprenne à signaler
l'homme qui, en se couvrant du masque du patriotisme, n'a jamais cherché qu'à
détruire la liberté de son pays[10]. Le 20 août,
Dumouriez écrivait de Valenciennes au ministre Servan : Il faut terminer l'aventure du crime de Sedan et de la rébellion du petit Sylla[11]. Le 2I août, Merlin de Thionville proposa de raser la maison de La Fayette et d'élever à sa place une colonne destinée à transmettre à la postérité la mémoire des crimes du général[12]. Le 22, la Commune de Paris ordonna que le bourreau Sanson briserait, en place de Grève, le coin, fait par le graveur Duvivier, de la médaille en l'honneur de La Fayette[13]. Le même jour, on lisait à la tribune de l'Assemblée législative une lettre des commissaires Baudin, Isnard et Quinette, où se trouvait ce passage : L'émigration de La Fayette et de son état-major est un coup de parti qui décide entièrement le succès de la nouvelle révolution. Tous les citoyens honnêtes vont être désabusés en voyant que celui qui se disait le chef des honnêtes gens n'était qu'un vil conspirateur. Le lâche n'a pas même eu le courage de mourir. On dit qu'il dirige sa route vers l'Angleterre, passant par la Hollande[14]. Le 25 août, on brisa en place de Grève le coin de la médaille du général, et l'Assemblée décréta la saisie et la vente des biens que La Fayette et autres émigrés possédaient dans les colonies[15]. Le 11 septembre, Mme de La Fayette fut arrêtée à Chavaniac, sur un ordre délivré le 2, conduite au Puy[16], puis à Paris, où on l'enferma à la Petite-Force. La Fayette ne resta que deux jours à Arlon et il en profita pour écrire, le 3 septembre 1792, à la princesse d'Hénin : Les amis de la liberté sont proscrits des deux côtés ; je ne suis donc à ma place que dans une prison et j'aime mieux souffrir au nom du despotisme que j'ai combattu qu'au nom du peuple dont la cause est chère à mon cœur et dont le nom est aujourd'hui profané par des brigands. Le 4 septembre, il arriva à Luxembourg et passa ainsi de la domination autrichienne à celle des Prussiens[17]. Il avait écrit, le 30 août, au duc de Saxe-Teschen, pour demander des explications sur son arrestation. Ce prince lui répondit, de Mons, le 8 septembre 1792 : J'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite, le 30 du mois d'août. On ne vous a point arrêté comme prisonnier, ni comme constituant, ni comme émigré, mais, comme c'est vous qui avez été le fauteur de la Révolution qui a bouleversé la France, comme c'est vous qui avez donné des fers à votre roi, l'avez dépouillé de tous ses droits et de ses pouvoirs légitimes et l'avez retenu en captivité, comme c'est vous qui avez été le principal instrument de toutes les disgrâces qui accablent ce malheureux monarque, il n'est que trop juste que ceux qui travaillent au rétablissement de sa dignité vous retiennent jusqu'au moment où votre maître, après avoir recouvré sa liberté et sa souveraineté, pourra, selon sa justice ou sa clémence, prononcer sur votre sort[18]. La Fayette, après la réception de cette lettre, ne dut plus avoir d'illusions sur les dispositions des coalisés à son égard. Transférés à Trèves, lui et ses compagnons furent placés dans quatre cellules, avec un grabat et une table, sous la garde d'un bas officier, le pistolet à la main[19]. Le 15, ils arrivèrent à Coblentz, où, comme dans toutes les villes, on se pressait pour les voir. Le 16, La Fayette écrivit à la princesse d'Hénin et l'avertit qu'il serait transféré le lendemain, par eau, dans la forteresse de Wesel en Westphalie. C'est là, en effet, que, le 18, il fut jeté dans un cachot, avec défense de prendre l'air, ce qui lui causa des maux de poitrine et de la fièvre et le priva de sommeil. Le roi de Prusse le sollicita, pour améliorer son sort, de lui fournir des plans contre la France. La Fayette répondit au commandant de Wesel, chargé de cette commission, que son roi était bien impertinent de mêler mon nom à une pareille idée[20]. Pendant ce temps-là, le 20 septembre 1792, la France jetait en défi à l'Europe coalisée la proclamation de la République. La Fayette s'était, dès son arrestation, réclamé de sa qualité de citoyen américain et il avait demandé à son ami William Short de venir le chercher. Short exprima à Gouverneur Morris ses regrets de ne pouvoir intervenir, leur ami ayant été pris comme Français et non comme Américain[21]. De son côté, Gouverneur Morris ne resta pas inactif. Il prévint Washington. Pauvre Lafayette ! écrivait-il le 23 octobre 1792. Je suis obligé de garder la lettre que vous lui écrivez[22]. Il rédigea une pétition que Mme de La Fayette devait envoyer au roi de Prusse, ordonna au banquier des États-Unis à Amsterdam de mettre dix mille florins à la disposition de La Fayette et prêta cent mille livres à la marquise pour payer les dettes de son mari[23]. Quand celle-ci fut arrêtée, il s'entremit pour obtenir sa liberté ; il correspondait aussi avec Short pour tâcher d'avoir des nouvelles du prisonnier et il recevait la réponse suivante, en date de La Haye, 7 décembre 1792 : Quant à notre compatriote arrêté, et au sujet duquel vous désirez avoir des informations, tout ce que je puis vous dire, c'est qu'on observe le secret le plus impénétrable à son égard et à celui de ses compagnons d'infortune. Il est certain qu'il est l'homme de France que les Autrichiens et les Prussiens haïssent le plus. Le désir de la vengeance leur a fait commettre l'injustice la plus flagrante et la violation la plus honteuse du droit des gens. Convaincus de cela eux-mêmes, ils veulent sans doute étouffer l'affaire et les victimes aussi[24]. En effet, la haine contre La Fayette se déchaînait de plus en plus. Les émigrés se réjouissaient de sa prise et de sa captivité. Rivarol se faisait leur porte-parole en publiant, à Liège, un pamphlet, qui se vendait vingt sols, et qui avait pour titre : De la vie politique, de la fuite et de la capture de Monsieur La Fayette[25]. Ces attaques passionnées rendirent encore plus active la surveillance exercée sur le général. Le 31 décembre 1792, on le transféra avec ses trois compagnons dans la forteresse de Magdebourg[26]. Mis au secret le plus absolu, il en fut réduit à écrire, le 13 mars 1793, à la princesse d'Hénin, avec un cure-dents, sur une feuille de papier échappée à la vigilance de ses geôliers. La description qu'il fait de son cachot montre quel raffinement de cruauté déployait le gouvernement prussien à l'égard de son captif : Imaginez-vous une ouverture pratiquée sous le rempart de la citadelle et entourée d'une haute et forte palissade ; c'est par là qu'en ouvrant successivement quatre portes, dont chacune est armée de chaînes, cadenas, barres de fer, on parvient, non sans peine et sans bruit, jusqu'à mon cachot, large de trois pas et long de cinq et demi. Le mur du côté se moisit, et celui du devant laisse voir le jour, mais non le soleil, par une petite fenêtre grillée. Ajoutez à cela deux sentinelles dont la vue plonge dans notre souterrain, mais en dehors de la palissade pour qu'ils ne parlent pas. Le souvenir de la Bastille ne devait-il pas hanter les rêves de celui qui avait tant contribué à abattre cette citadelle du pouvoir absolu ? Dans cette même lettre, La Fayette raconte que, quelque soin qu'on ait mis à les tantaliser par la privation de nouvelles, il a néanmoins appris les succès des armées françaises, les nouvelles infamies de M. d'Orléans, l'assassinat du roi, où toutes les lois de l'humanité, de la justice et du pacte national ont été foulées aux pieds, et l'abominable meurtre de mon vertueux ami La Rochefoucauld. Il dit que les États-Unis avaient fait déposer à Magdebourg mille florins, ce qui m'empêchera, à la fin de mon argent, de vivre au pain et à l'eau. Enfin, il s'informe des siens et, touchante préoccupation de la part d'un captif, il demande ce qu'on a fait de son habitation de Cayenne : J'espère, écrit-il, que ma femme se sera arrangée pour que les noirs qui la cultivent conservent leur liberté[27]. Sa femme ne l'oubliait pas : dès le 8 octobre 1792, elle avait réclamé la protection de Washington en faveur de son mari et disait : Dans cet abîme de misère, l'idée de devoir aux États-Unis et à Washington la vie et la liberté de La Fayette fait luire un rayon d'espoir dans mon cœur. J'espère tout de la bonté du peuple chez lequel il a contribué à former un modèle de cette liberté dont il est maintenant la victime. Washington, très affecté de la triste situation de son ami, mais forcé par sa situation de chef de gouvernement à une grande prudence, répondit, le 31 janvier 1793, à Mme de La Fayette. Il lui faisait savoir qu'il déposait chez M. Nicholas Van Staphorst, d'Amsterdam, deux mille trois cent dix florins, dont elle pouvait disposer. Cette somme, disait-il, est le moins dont je sois redevable pour les services que m'a rendus le marquis de La Fayette et dont je n'ai jamais reçu le compte[28]. Cette lettre n'était pas encore parvenue à Mme de La Fayette, quand celle-ci, étonnée de ne pas recevoir de réponse, écrivit de nouveau, le 13 mars 1793, à Washington pour se plaindre de son silence : S'il m'est réservé de revoir mon époux et d'être réunie à lui, ce doit être grâce à votre bonté et à celle des Etats-Unis. Je ne puis rien faire pour lui ; je ne peux ni recevoir une ligne de lui, ni lui écrire. Tel est le traitement que j'éprouve, mais je ne ferai aucune démarche qui soit indigne de celui que j'aime, ou de la cause à laquelle il n'a jamais cessé d'être fidèle. En même temps Washington écrivait, de Philadelphie, le 16 mars 1793, à la marquise, pour lui exprimer sa douleur et l'assurer de son inaltérable affection à l'égard de son mari[29]. Dans son cachot de Magdebourg, La Fayette réussissait parfois à tromper la surveillance de ses gardiens. C'est ainsi qu'un jour il reçut un numéro du journal la Minerve, rédigé à Hambourg, par le publiciste d'Archenholtz, et où on parlait de lui avec sympathie. Touché de ce procédé, le prisonnier écrivit, le 27 mars 1793, à celui-ci pour lui raconter sa triste aventure et lui confier ses espérances : Est-il possible, au reste, d'échapper à tant de barrières, de gardes et de chaînes ? Pourquoi non ? Déjà un cure-dents, de la suie, un morceau de papier ont trompé mes geôliers. Déjà, au péril de la vie, on vous portera cette lettre. Ces projets d'évasion, quelque chimériques qu'ils parussent, soutenaient le captif. Grâce à un dévouement, il put écrire, le 22 juin, à la princesse d'Hénin : Alexandre Lameth a été si mal qu'il a fallu l'enterrer tout à fait ou lui donner un peu d'air. Le général, après avoir bien injurié le médecin, s'en est cependant remis au choix du roi, qui cette fois n'a pas voulu la mort. Il en est résulté que chacun de nous, à différentes époques de la journée, est conduit par un officier de garde dans un petit jardin qui occupe un coin du bastion et s'y promène pendant une heure avec lui. Jamais sultane favorite ne fut plus sévèrement dérobée à l'approche des curieux. Mais enfin, après plus de cinq mois, j'ai éprouvé, non sans saisissement, le contact de l'air extérieur, j'ai revu le soleil et je m'en trouve bien. Cette heure de promenade et la réception de lettres de sa femme et de la princesse, une visite du duc de Brunswick, frère du grand manifesteur, tout cela ragaillardit La Fayette, dont la robuste constitution et l'inaltérable sérénité d'esprit défiaient toutes les rigueurs de la coalition. Aussi, le 4 juillet 1793, en dépit de ses gardiens, il célébra le dix-septième anniversaire de la déclaration de l'indépendance des Etats-Unis en envoyant l'hommage de sa sympathie ? à Pinkney, ministre des Etats-Unis à Londres, dont la bienfaisante intervention avait obtenu des geôliers couronnés de lui laisser apprendre que sa femme et ses enfants vivaient. Entouré, comme je le suis, de fossés, de remparts, de gardes, de doubles grilles et de palissades ; renfermé sous un quadruple rang de portes, de barres, de grillages, dans un étroit et humide souterrain, et condamné à toutes les tortures morales et physiques qu'une tyrannie vindicative peut amonceler sur moi, j'ai pourtant la satisfaction de tromper aujourd'hui la bande couronnée et ses vils agents, en vous adressant l'hommage de ma sympathie... Grâce à votre bienfaisante intervention, mon cher Monsieur, les geôliers couronnés ont, après un silence de huit mois, consenti à me laisser apprendre que ma femme et mes enfants vivaient ; veuillez leur faire savoir que ma santé est passablement bonne. Faites parvenir à mon général révéré et paternel ami mes tendres respects ; rappelez-moi au souvenir de mes amis en Amérique. J'ai laissé au compte des États-Unis les deux milles florins qui ont été déposés à la banque, d'une manière si secourable pour moi. Je tire sur elle à mesure que j'ai besoin d'argent ; de manière que, si je mourais, ou si, par quelque heureux hasard, auquel je pense toujours, je sortais d'ici avant que cette somme fût dépensée, Sa Majesté prussienne fût responsable de ce qui resterait. Le 16 juillet 1793, La Fayette, qui lisait en cachette les Mémoires du baron de Trenck et les méditait, s'entretint avec la princesse d'Hénin et donna son opinion sur Dumouriez, dont il avait, disait-il, pénétré les traîtres desseins. Le 2 octobre, il écrivit à sa femme ; le 24, il fit discrètement allusion, dans une lettre à la princesse, à ses espérances d'évasion[30], mais tous ses projets échouèrent, car La Fayette fut brusquement séparé de ses compagnons d'infortune Alexandre Lameth, Bureaux de Pusy et César de La Tour-Maubourg, et transféré au fond de la Silésie, à Neisse, où il arriva le 16 janvier 1794[31]. |
[1] C'est à onze heures du soir que le comte d'Harnoncourt avertit le général Clerfayt de l'arrestation de La Fayette et de ses compagnons. (Copie, Arch. hist. de la guerre, armée du Nord.)
[2] L'original de ce document a fait partie de la collection de M. Alfred Bovet et il appartient actuellement à M. Henry Mosnier. Cette protestation parut dans la Gazette de Leyde et dans le Moniteur du 8 septembre 1792. Je l'ai publiée dans la Révolution française, en 1883 (t. V, p. 431), en donnant le fac-simile des signatures.
[3] Cf. Max Büdinger, La Fayette in Œsterreich, Vienne, 1878, in-8°. Pièce justificative A.
[4] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 365.
[5] Cf. Pièces justificatives, n° XXVII.
[6] Cf. Vivenot, Quellen zur politik der deutschen Kaiserpolitik Œstcrreichs, t. II, p. 179.
[7] La princesse d'Hénin était alors réfugiée en Angleterre. Elle fut dès lors la principale correspondante du prisonnier. Les Mémoires de La Fayette reproduisent dix lettres à elle adressées par le général, du 2 août 1792 au 16 mai 1794.
[8] Cf. Mémoires de La Fayette.
[9] Cf. Tourneux, Procès-verbaux de la Commune de Paris, p. 6.
[10] Cf. Tourneux, Procès-verbaux de la Commune de Paris, p. 37.
[11] Orig., Arch. hist. de la guerre, armée du Nord.
[12] Cf. Moniteur, t. XIII, p. 499.
[13] Cf. Tourneux, Procès-verbaux de la Commune de Paris, p. 51, et catalogue de la collection d'autographes de Lucas de Montigny, n° 1637. C'est sur la proposition du graveur Benjamin Duvivier lui-mate que la Commune prit cette décision.
[14] Orig., Arch. nat., C 358, n° 31.
[15] Cf. Moniteur, t. XIII, p. 535. — M. Henry Mosnier a publié la liste des biens confisqués sur le général La Fayette dans le district de Brioude et vendus nationalement en 1793 et 1794. La valeur en était de 647.760 francs. (Cf. Le château de Chavaniac-Lafayette, p. 58.)
[16] Du Puy, Mme de La Fayette écrivit ; le 12 septembre 1792, à Brissot une lettre, où elle faisait appel à son honneur pour lui obtenir l'autorisation d'aller rejoindre son mari à Paris. (Cf. Mémoires.)
[17] Le comte d'Espinchal raconte (Revue rétrospective, 1894, p. 311) que La Fayette trouva à Luxembourg le chevalier de Rochefort d'Ailly, gentilhomme auvergnat, au service de l'Autriche, et qu'il le questionna sur les gentilshommes d'Auvergne, qui se trouvaient devant Thionville à l'armée des princes, et que le chevalier avait vus lors de leur passage à Luxembourg. En effet parmi eux se trouvaient des proches parents de La Fayette, tels que La Queuille, Bouillé, d'Espinchal, Montboissier-Canillac, etc. Le comte d'Espinchal ajoute : Il s'étendit en éloges sur cette brave noblesse dont il enviait la conduite. Cela est bien invraisemblable, si on en juge par la déclaration du 19 août, où La Fayette répudiait si énergiquement toute assimilation avec les émigrés.
[18] Cf. Vivenot, Quellen zur politik der deutschen Kaiserpolitik Œstcrreichs, t. II, p. 192.
[19] Le Moniteur du 4 octobre 1792 (t. XIV, p. 110) rapporte une correspondance de Luxembourg, 21 septembre, où il est raconté que La Fayette se plaignit du lieu où on l'enferma et dit : Je vais être bien mal, et que le bas officier qui le gardait lui répondit, en lui tournant le dos : Votre roi est bien plus mal encore.
[20] Ces détails sont empruntés à la lettre que La Fayette écrivit, de Magdebourg, le 22 juin 1793, à la princesse d'Hénin.
[21] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 367.
[22] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. II, p. 203.
[23] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 373, 374 et 379.
[24] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 372.
[25] De la vie politique, de la fuite et de la capture de M. La Fayette, morceau tiré de l'Histoire de la Révolution par M. de Rivarol l'ainé ; Liège, 1792, in-12 de 16 pages. (Bibl. nat., Ln27 10916.) — Voici la conclusion de ce violent pamphlet : Tel est La Fayette tiré du labyrinthe politique où il avait égaré sa vie ; telle est sa vraie nature, prise dans les replis de son cœur et dans les détours de son esprit. Ce n'est point un homme décidé entre la sottise et la scélératesse, mais un homme qui se compose sans cesse de l'une et de l'autre ; toujours faux dans les plans, toujours cruel dans l'exécution, absurde dans l'ensemble et criminel dans les détails.
[26] Dans le transfert de Wesel à Magdebourg, La Fayette passa par Hamm et s'arrêta dans une auberge, où arrivèrent en mime temps Monsieur et le comte d'Artois, venant de Dusseldorf. Le comte d'Espinchal, qui rapporte ce détail, ajoute : On peut bien penser que ni les princes, ni personne de la suite ne communiquèrent avec les prisonniers. Le seul comte Charles de Damas, avec l'agrément de Monsieur, fut voir La Fayette, en reconnaissance de ses bons offices, lors de sa détention à Paris, après l'arrestation du roi à Varennes. (Cf. Revue rétrospective, 1894, p. 312.)
[27]
Cette maison de Cayenne avait été acquise par La Fayette en 1785. Elle fut
vendue, en vertu du décret de confiscation des biens du général, et, malgré les
réclamations de Mme de La Fayette, les esclaves le furent également. Ceux-ci ne
furent affranchis que par le décret de février 1794. (Cf. Mémoires de La Fayette.)
[28] Cf. Jared Sparks, t. X, p. 314.
[29] Le 15 mars 1793, Jefferson écrivait, de Philadelphie, à Gouverneur Morris que le Président avait vu avec satisfaction que les ministres des Etats-Unis en Europe se préoccupaient de la triste situation de La Fayette. (Cf. The Writings of Jefferson, t. III, p. 524.)
[30] Cf. aux Pièces justificatives, n° XXVIII, le texte de cette lettre inédite de La Fayette à la princesse d'Hénin, qui fait partie de ma collection révolutionnaire et n'a pas été insérée dans les Mémoires.
[31] Avant de quitter Magdebourg, il écrivit, le 3 janvier 1794, à la princesse d'Hénin, à La Colombe et au roi de Pologne. (Cf. Mémoires de La Fayette.)