LE GÉNÉRAL LA FAYETTE

1757-1834

 

LE GÉNÉRAL LA FAYETTE.

 

 

XVII

 

Désordres au Champ de Mars, le 17 juillet 1791, et proclamation de la loi martiale. — Impopularité de La Fayette et de Bailly. — Diatribe de Camille Desmoulins. — Nombreux pamphlets et caricatures. — La Fayette prend part aux derniers travaux de l'Assemblée et fait régler les formes dans lesquelles on présentera la Constitution au roi (5 août). — Lettre à La Tour-Maubourg. — Nomination de son lieutenant Gouvion comme député de Paris. — Il fait décréter l'amnistie générale. — Il assiste à la proclamation de la Constitution (18 septembre). — Il donne sa démission (8 octobre). — Manifestations de la garde nationale et du Conseil général de la Commune. — Il part en Auvergne et reçoit un accueil enthousiaste sur tout le parcours. — Il arrive à Chavaniac le 18 octobre, et exprime sa joie du repos dont il jouit. — Il reçoit la visite de sept délégués de la garde nationale parisienne (5 novembre). — Il refuse le poste de membre de l'administration du département de la Haute-Loire (11 novembre). — Il obtient des voix pour les fonctions de maire de Paris, en remplacement de Bailly (16 novembre). — Il est nommé commandant de l'armée du Centre (14 décembre). — Il quitte Chavaniac et arrive à Paris (22 décembre). — Il est reçu par le roi et proteste de son dévouement au sein de l'Assemblée nationale. — Il quitte Paris pour se rendre à Metz, le 25 décembre 1791, et est accompagné jusqu'aux barrières par une foule enthousiaste.

 

Ce n'est pas le lieu de raconter ici les célèbres événements du dimanche 17 juillet 1791, la proclamation de la loi martiale et le massacre qui eut lieu au Champ de Mars[1]. La popularité de La Fayette sombra définitivement dans ce sang inutilement répandu. Camille Desmoulins raconta les faits dans un dernier article intitulé : Camille Desmoulins envoyant à La Fayette sa démission de journaliste[2]. Il appelait La Fayette : libérateur des Deux-Mondes, fleur des janissaires-agas, phénix des alguazils-majors, Don Quichotte des Capets et des deux chambres, constellation du Cheval blanc. Dans les rues on criait qu'il fallait pendre La Fayette et les pamphlets et les caricatures se multipliaient, malgré les mesures prises par la police[3]. On vendait les Crimes de La Fayette en France seulement depuis la Révolution et depuis sa nomination au grade de général[4], tandis que l'Assemblée nationale approuvait la conduite du commandant général et prescrivait des poursuites contre son assassin[5].

Malgré ces attaques réitérées, La Fayette continua à prendre part aux derniers travaux de l'Assemblée nationale. Le 3 août, il appuya la suppression de la garde nationale soldée[6] ; le 5, il demanda qu'on réglât les formes dans lesquelles la Constitution serait présentée au roi, et il fit la proposition suivante :

Je propose, Messieurs, que le comité de constitution soit chargé de préparer un projet de décret sur les formes d'après lesquelles l'acte constitutionnel, aussitôt qu'il aura été définitivement décrété, sera présenté, au nom du peuple français, à l'examen le plus indépendant et à l'acceptation la plus libre du roi[7].

 

Le 8 août, il écrivit à La Tour Maubourg une lettre où se révèle son état d'esprit. Il s'y réjouit de leur intimité et déclare que ç'a été une duperie de perdre quinze mois à se quereller et qu'il se concentre dans la coalition que Carra appelle assez plaisamment les rois de la quatrième race[8]. Le 30, il s'opposa, mais en vain, à ce qu'on fixât un délai de trente ans pour la révision de la Constitution. Le 31, toujours hanté de l'Amérique, il proposa un amendement tendant à ce que, lorsqu'on demanderait une réforme dans l'organisation du gouvernement, il y eût un appel nominal imprimé sur une liste à deux colonnes, avec les noms de chaque votant, comme cela se pratiquait aux États-Unis. Le 7 septembre 1791, il eut le plaisir de voir son lieutenant et ami Gouvion élu député de Paris[9], ce qui lui valut de nouvelles attaques de Marat[10]. Le 13, obéissant à sa nature chevaleresque, il fit décréter l'amnistie générale, proposée par le roi, et le 18. il conduisit au Champ de Mars la garde nationale pour assister à la proclamation de la Constitution, acceptée, le 14, par Louis XVI[11].

Le 30 septembre 1791, l'Assemblée constituante se sépara. La Fayette jugea sa tâche terminée et, à l'exemple de Washington, il résolut de se retirer[12]. Le 27, il avait transmis au conseil général de la Commune la démission du major général Gouvion. Le 8 octobre, il remit à la municipalité les pouvoirs qui lui avaient été confiés par le peuple et annonça sa démission par une proclamation à la garde nationale[13]. Bailly lui dit : Vous êtes bien sûr que nous n'oublierons jamais le héros des Deux Mondes, qui a eu tant de part à la Révolution[14]. La garde nationale, reconnaissante, lui décerna, le 11 octobre, une épée à barde d'or portant cette inscription : A La Fayette l'armée parisienne reconnaissante, l'an III de la liberté[15]. Le 13, le conseil général de la Commune décida : 1° de faire frapper en l'honneur de La Fayette une médaille dont l'Académie des inscriptions sera priée de donner les emblèmes en français et dont un exemplaire sera frappé en or pour le général ; 2° de lui donner la statue de Washington en marbre, sculptée par Houdon. Après ce regain de popularité[16], La Fayette partit pour l'Auvergne avec sa famille. Son voyage fut une ovation. Il en a raconté lui-même les détails :

Obligé de m'arrêter partout, de traverser les villes, les bourgs à pied, de recevoir des couronnes civiques de quoi remplir toute la voiture, je ne puis aller aussi vite qu'autrefois. J'ai quitté Clermont la nuit ; la ville était illuminée. Nous avons été conduits par la garde nationale et par des hommes portant des torches, qui faisaient vraiment un spectacle charmant. A Issoire, que bien connaissez, on est excellemment patriote ; vous sentez que j'ai été bien reçu, ainsi qu'à Lempdes ; Brioude m'a fait toutes les fêtes imaginables[17].

 

Enfin, La Fayette arriva à Chavaniac le 18 octobre, jour anniversaire de la reddition de Cornwallis, et il y goûta un repos bien mérité. Le 20, il exprimait sa satisfaction dans les termes suivants :

Je jouis, en amant de la liberté et de l'égalité, du changement qui a mis tous les citoyens au même niveau et qui ne respecte que les autorités légales. Je ne puis vous dire avec quelle délectation je me courbe devant un maire de village... Je mets autant de plaisir et peut-être d'amour-propre au repos absolu que j'en ai mis pendant quinze ans à l'action qui, toujours dirigée vers le même but et couronnée par le succès, ne me laisse de rôle que celui de laboureur... Il n'y a que le devoir de nous défendre qui puisse m'arracher à la vie privée[18].

 

Il fallut cependant recevoir, le 5 novembre 1791, la visite de sept délégués de la garde nationale parisienne, qui lui apportaient une adresse votée le 26 octobre. La Fayette les accueillit à bras ouverts et leur dit :

Après avoir partagé vos travaux, vous me voyez rendu aux lieux qui m'ont vu naître. Je n'en sortirai que pour défendre et consolider notre liberté commune, si l'on voulait y porter atteinte, et j'espère être fixé ici pour longtemps[19].

 

Le 11 novembre, ses compatriotes le nommèrent membre de l'administration du département de la Haute-Loire. mais il refusa. Bailly ayant donné sa démission de maire de Paris, les amis de La Fayette posèrent sa candidature, mais, le 16 novembre 1791, le général n'obtint que 3.123 voix, tandis que son concurrent Petion en obtenait 6.728. Cette élection inspira un caricaturiste, qui montra Petion dansant sur la corde. Bailly, avec un pantalon d'Arlequin, disant à Petion : Prends garde au faux pas, La Fayette battant du tambour et faisant danser les marionnettes, le tout au son d'un orchestre conduit par Narbonne et comprenant Brissot, Camus et le duc d'Orléans, et Mesdames Sillery, Villette. Dondon. Picot, Calon, de Staël et Condorcet[20].

Le 20 novembre 1791, les bataillons de la 4e division de l'armée parisienne, présidés par le duc de La Rochefoucauld, élurent La Fayette chef de légion. Quatre officiers furent députés auprès de l'ancien commandant général, qui n'accepta pas une fonction incompatible avec son désir de vivre loin des affaires publiques[21].

Les bruits de guerre et l'organisation de l'armée française firent sortir La Fayette de sa retraite. En effet, Louis XVI, pour répondre aux provocations des émigrés et de l'électeur de Trèves, forma trois armées de 50.000 hommes, dont il confia le commandement aux généraux Rochambeau, Luckner et La Fayette[22]. Le ministre de la guerre, Narbonne, annonça ces choix à l'Assemblée législative le 14 décembre 1791, et écrivit à La Fayette :

Le roi m'a chargé de vous mander, monsieur, qu'il vous destinait le commandement d'une partie des troupes qu'il a cru nécessaire de rassembler. Il a pensé que la présence de M. La Fayette dans l'armée de la liberté serait le garant des efforts et le présage des succès[23].

 

La Fayette quitta alors Chavaniac et se rendit à Paris, où il arriva dans la nuit du 22 décembre. Il fut reçu par le roi avec politesse ; il alla, le 24, remercier l'Assemblée :

L'Assemblée nationale connaît mes principes et mes sentiments. Je me borne donc à lui exprimer ma vive sensibilité pour les signes d'approbation qu'elle a daigné donner aux choix du roi, et je joindrai cet hommage à celui de mon respect pour l'Assemblée nationale, de mon dévouement inaltérable pour le maintien et la défense de la Constitution.

Le président Lémontey lui répondit :

Si tel est l'aveuglement de nos ennemis qu'ils veuillent éprouver la force d'un grand peuple régénéré et qu'ils veuillent le combattre, le peuple français, qui a juré de vaincre ou mourir pour la liberté, présentera toujours avec confiance aux nations et aux tyrans la Constitution et La Fayette.

 

Le 25 décembre, à dix heures du matin, il partit pour rejoindre à Metz ses collègues et le ministre. Des détachements de tous les bataillons de la garde nationale et une foule de citoyens l'accompagnèrent triomphalement jusqu'aux barrières[24].

 

 

 



[1] On trouvera des éléments pour un récit de cette journée dans la Grande Encyclopédie, article Bailly ; dans la Révolution française, revue d'histoire moderne et contemporaine, t. XXIV, p. 316 à 319, et dans l'Histoire générale de MM. Lavisse et Rambaud, t. VIII, p. 100 et 101.

[2] Cf. Révolutions de France, n° LXXXVI.

[3] Cf. A. Tuetey, t. II, n° 1266, 1267 et 1435. — Un marchand d'estampes de la rue de la Monnaie avant exposé à sa devanture une caricature représentant La Fayette en éléphant, un charcutier de la rue Saint-Antoine. qui passait dans cette rue le 5 juillet 1791, ne put contenir son indignation et déchira l'estampe. (Cf. A. Tuetey, t. II, n° 1732). — Un écrivain du Palais fut arrêté, le 20 juillet 1791, pour avoir déclaré au cabaret qu'il assassinerait La Fayette et Bouillé. (Cf. A. Tuetey, t. II, n° 1732). — L'Orateur du Peuple imprimait en juillet 1791 (t. VII, n° 8) : Les Lameth, les Barnave, les La Fayette, infâmes coquins vendus au parti autrichien.

[4] Cf. Tourneux, t. Ier, n° 3063.

[5] Le 28 juillet 1791, Washington écrivait à La Fayette : Mais jusqu'à ce que vous ayez achevé votre Constitution, établi votre gouvernement et renouvelé le corps de la représentation nationale, vous ne pouvez espérer beaucoup de tranquillité, car les ennemis de la révolution n'abandonneront pas l'espérance de rétablir toutes choses en leur premier état.

[6] Cf. Moniteur, t. IX, p. 303.

[7] Cf. Moniteur, t. IX, p. 320.

[8] Cf. le texte de cette lettre inédite aux Pièces justificatives, n° XX.

[9] Cf. Etienne Charavay, Assemblée électorale de Paris en 1791, p. 176.

[10] Dans l'Ami du peuple du 11 septembre, Marat écrivait : Que vous dirai-je de Gouvion ? C'est l'âme damnée de Motier, le chef des ennemis de la patrie, la cheville ouvrière des traitres et des conspirateurs contre-révolutionnaires.

[11] Le 16 septembre 1791, La Fayette était venu se concerter avec la municipalité, sur les mesures à prendre pour la fête du 18. (Cf. P. Robiquet, p. 617.) — Washington écrivit, le 21 septembre, à La Fayette : Je ne puis finir cette lettre, sans vous féliciter bien sincèrement de ce que le roi a accepté la Constitution présentée par l'Assemblée nationale et de tous les avantages qui doivent en résulter pour votre pays aussi bien que pour le genre humain.

[12] Cerutti traça ce portrait du général : M. La Fayette a exercé son épée et son hile en Amérique. Washington et Franklin semblent avoir trempé son esprit dans le leur. Il n'a jamais fait une faute dans les circonstances embarrassantes, ni manqué une occasion dans les temps favorables. Il a cette intrépidité calme que le tumulte ne déconcerte point, et qui pacifie le tumulte. Tant qu'il se montrera au peuple, on soulèvera en vain le peuple contre lui.

[13] Cf. Journal de Paris, du 19 décembre 1791, p. 1439.

[14] Cf. P. Robiquet, p. 465.

[15] Cf. la description de celte épée dans Henry Mosnier, Le château de Chavaniac-Lafayette, p. 64.

[16] Cf. dans le catalogue révolutionnaire Jacques Charavay, n° 43, une lettre adressée par le citoyen Ratteau à la section de Sainte-Geneviève, le 15 octobre 1791, et où celui-ci demande qu'une députation soit envoyée à l'Assemblée nationale pour obtenir qu'un domaine national de 400 arpents soit donné à La Fayette, que la municipalité fasse élever un monument aux quatre coins de cette terre, et que les honneurs du Panthéon soient accordés au général et à Bailly, après leur mort.

[17] Cf. lettre de La Fayette, écrite de Chavaniac le 20 octobre 1791. Le 16 octobre, La Fayette était arrivé à Saint-Pourçain dans le département de l'Allier, et la garde nationale avait destitué son commandant, qui ne voulait pas rendre les honneurs au général. (Cf. Moniteur, t. X, p. 229.)

[18] Cette lettre se trouve dans les Mémoires de La Fayette, mais sans nom de destinataire. Il est probable qu'elle fut écrite à sa belle-sœur la marquise de Montagu. — La Chronique de Paris, du 26 octobre 1791, inséra un article intitulé : Sur le traitement dû à M. de La Fayette, et dans lequel l'auteur développait cette idée que La Fayette, quoique riche, doit accepter ce qui lui est dû pour son traitement depuis son entrée en fonctions, sous peine de montrer à l'égard du maire une affectation déplacée.

[19] Les délégués partis de Paris le 31 octobre 1791, restèrent deux jours à Chavaniac, et rentrèrent le 13 novembre dans la capitale. Ils rendirent compte, le 23 du même mois, de leur mission. (Cf. Henry Mosnier, p. 60 et suiv.)

[20] Cette curieuse estampe m'a été communiquée par M. Louis Bihn.

[21] On lit dans le Journal de Paris, du 2 novembre 1791, p. 1329 : Les bataillons qui composent la 4e division de l'armée parisienne, assemblés dans une salle du Châtelet, et présidés par M. de La Rochefoucauld, membre du département, ont élu, il y a trois jours, M. de La Fayette chef de légion. Ils ont député quatre de leurs officiers pour aller porter une copie du procès-verbal de l'élection à leur ancien commandant général. On mande en même temps du département de Haute-Loire que les électeurs y ont élu à l'unanimité M. de La Fayette à une place d'administrateur de ce département, en déclarant le désir de le nommer à la présidence. M. de La Fayette, en recevant la députation qui est allée lui porter cette nouvelle, a déclaré que personne ne pouvait être plus touché de cette marque d'estime et de confiance, et n'attachait un plus grand prix aux places conférées par les suffrages du peuple ; mais il a prié ses concitoyens de le dispenser d'accepter cette place, dont les fonctions ne pouvaient s'accorder avec la résolution qu'il avait prise de vivre en simple citoyen et de ne s'occuper que de ses affaires domestiques. Il y a lieu de croire que le même motif ne lui permettra pas d'accepter la place de chef de légion dans l'armée parisienne.

[22] Louis XVI était opposé au choix de La Fayette et il ne se rendit qu'à cette observation de Narbonne : Si Votre Majesté ne le nomme pas aujourd'hui, le vœu national vous y obligera demain. (Cf. Mémoires.)

[23] Cf. Journal de Paris, du 19 décembre 1791, p. 1439.

[24] Cf. Moniteur, t. X, p. 724.