XV Révolution des Pays-Bas. — La Fayette envoie Dumouriez à Bruxelles et se désintéresse de cet événement. — Lettre de Washington (11 août 1790). — Insurrection de Nancy. — Correspondance avec Bouillé. — Menées de Mirabeau. — La Fayette communique ses impressions à Washington (28 août). — Il rêve de se retirer de la politique active. — Il approuve publiquement la répression des troubles de Nancy, et félicite son cousin Bouillé. — On l'accuse de vouloir aller lui-même rétablir l'ordre à Nancy. — Emotion populaire à Paris (2 septembre). — Violentes attaques de Marat à cette occasion. — Mort d'Elysée Loustallot et apostrophe de Camille Desmoulins à La Fayette. — Protestations d'estime et d'affection de la part de l'assemblée des représentants. et allocution de l'abbé Fauchet. — Service funèbre en l'honneur des soldats et gardes nationaux tués à Nancy (20 septembre). — Mirabeau prédit la chute prochaine de La Fayette. — Refus de tout traitement (30 septembre). — Débat sur l'accusation de complicité de Mirabeau et du duc d'Orléans avec les fauteurs de la journée du 6 octobre. — L'Assemblée nationale déclare qu'il n'y a pas lieu à accusation (2 octobre). — Mirabeau se plaint amèrement que La Fayette ait manqué à sa promesse de le défendre publiquement et il profère des menaces contre lui (3 octobre). — Raisons alléguées par La Fayette. — Renvoi des ministres. — Réflexions de Mirabeau (24 octobre). — Conférences avec la reine. — Pamphlets où on représente La Fayette comme l'amant de Marie-Antoinette. — Il est détesté par la reine. — Il félicite la municipalité définitive de Paris (9 octobre). — Il fait connaître ses projets d'organisation de la garde nationale. — Il arrête le pillage de l'hôtel de Castries (15 novembre). — Il présente ses hommages à l'assemblée électorale de Paris (27 novembre). — Attaques et menaces de Mirabeau. — Semonce de Gouverneur Morris. — Délicatesse de la situation du général. — Il fait arrêter des élèves du collège des Irlandais. — Accusation portée contre lui par Noailles dans la discussion sur l'affaire de Nancy (7 décembre). — Mirabeau tonne contre lui à la tribune des Jacobins (15 décembre). — La Fayette appuie le décret imposant le serment civique aux princes de la famille royale (18 décembre).Le 6 août 1790, le Congrès souverain des états belgiques unis remercia La Fayette du concours qu'il avait prêté à la révolution des Pays-Bas. Celui-ci, en effet, n'avait pas perdu de vue cette révolution, sur laquelle Camille Desmoulins, dans ses Révolutions de France et de Brabant, tenait l'esprit public en éveil. Il avait envoyé à Bruxelles Dumouriez[1], qui était parti le 9 juillet 1790[2] ; mais il ne tarda pas à se désintéresser d'un événement qu'il ne considérait plus que comme une intrigue de l'aristocratie et du clergé[3]. Pendant que La Fayette se débattait au milieu de tant de difficultés et faisait face à de si multiples occupations, Washington lui écrivait, le 11 août 1790, pour le remercier de l'envoi d'une des principales clefs de la Bastille et d'un tableau représentant la démolition de cette forteresse. Il lui disait : Je suis heureux, mon excellent ami, en voyant qu'au milieu des effrayantes tempêtes qui ont assailli votre vaisseau politique, vous avez pu, par votre talent et votre courage, le diriger jusqu'à présent d'une manière sûre au milieu de tant d'écueils, et je me réjouis de ce que votre jeune roi semble si bien disposé à se soumettre aux droits de la nation... Combien tous ceux qui sont intéressés dans cette course aventureuse devront-ils de reconnaissance au principal pilote lorsque, par ses efforts, le navire aura atteint le port où il trouvera la tranquillité, la liberté et la gloire ! Des actes d'insubordination ayant eu lieu dans la garnison de Nancy, l'Assemblée nationale rendit, le 16 août, un décret contre les fauteurs de ces désordres. Le 18, La Fayette écrivit à son cousin le marquis de Bouillé, qui commandait à Nancy, pour lui recommander que l'exécution du décret soit entière et nerveuse. Il ajoutait : C'est de tout mon cœur que je me joins à vous, parce que je suis sûr que vous servirez notre Constitution, et que j'ai autant besoin que vous de l'établissement de l'ordre public. La Fayette considérait, en effet, comme nécessaire de prendre des mesures énergiques contre les révoltés de Nancy. Il était en cela d'accord avec la Cour, mais il ne lui en était pas moins suspect. Il n'était pas satisfait des procédés employés à son égard[4]. Mirabeau le combattait secrètement dans ses notes confidentielles, en se plaignant, lui aussi, des soupçons qu'on avait sur sa fidélité[5]. Les deux rivaux conservaient des relations intermittentes. La Fayette voyait le comte de La Marck[6], qui renseignait Mirabeau sur les intentions du général. Rien de satisfaisant ne sortait d'ailleurs de ces entrevues. Mirabeau, dans sa note du 21 août, accusait La Fayette de lui susciter de terribles embarras en Provence, et il le désignait par le sobriquet de Gilles-le-Grand[7]. Le général confiait ses impressions à Washington, le 28 août : Nous sommes dans ce moment troublés par la révolte de plusieurs régiments, et, comme je suis constamment attaqué par les aristocrates et les factieux, je ne puis dire auquel des deux partis nous devons attribuer les insurrections. Notre espoir de salut est placé dans la garde nationale. Nous avons plus d'un million de citoyens armés remplis de patriotisme. Mon influence sur eux est aussi grande que si j'avais accepté le commandement en chef, je m'attache à établir une subordination légale, ce qui déplait aux frénétiques partisans de la licence et m'a fait dernièrement perdre de ma faveur auprès de la populace ; mais la majorité de la nation m'en sait beaucoup de gré. Un rêve de repos traversait son esprit, car il ajoutait : J'espère que nos travaux finiront avec l'année ; alors votre ami, cet ambitieux dictateur, si noirci, jouira avec délices du bonheur d'abandonner tout pouvoir, tout soin politique, et de devenir le simple citoyen d'une monarchie libre. Citoyen d'une monarchie libre, voilà le rêve de La Fayette ; il ne songe pas à l'établissement de la République, lui qui se posait en républicain alors qu'il n'avait pas vingt ans. Aussi ses adversaires politiques, qui n'avaient pas le même éloignement pour le régime républicain, avaient-ils beau jeu pour l'attaquer. L'insurrection de Nancy leur donna de nouvelles armes. Bouillé signala les désordres causés par le régiment suisse de Châteauvieux, auquel s'étaient joints les régiments du Roi et de Mestre de camp, et les conflits sanglants qui s'étaient produits. Cette nouvelle causa une grande émotion dans l'Assemblée nationale. Le 31 août, une discussion s'engagea sur cette douloureuse situation. Les uns voulaient faire exécuter le décret contre les rebelles, les autres, comme Robespierre, réclamaient une enquête. Deux officiers de la garde nationale de Nancy, députés par leurs camarades, racontaient les faits d'une manière défavorable aux auteurs de la répression. La Fayette intervint en ces termes : Je ne dirai qu'un mot dans cette question. Les informations qui sont ordonnées feront connaître les auteurs du trouble, mais en ce moment, notre situation est délicate. C'est parce qu'elle est délicate qu'un bon citoyen doit donner son avis, s'il en a formé un. Le mien est que M. Bouillé a besoin du témoignage de l'approbation de l'Assemblée, et qu'on doit le lui donner. Je le réclame pour lui, pour les troupes obéissantes et pour les gardes nationales, qui, créées par la liberté, mourront pour elle et courront toujours partout où les appellera la défense de la Constitution et de la loi[8]. Sur la proposition de Barnave, l'Assemblée décréta de rédiger une proclamation pour rétablir l'ordre. La Fayette écrivit, le 31 août, au roi pour lui proposer d'envoyer à Nancy, en qualité de commissaires, Duport-Dutertre, Duveyrier et Mathieu Dumas[9]. La répression violente de l'insurrection par le marquis de Bouillé obtint l'approbation enthousiaste de La Fayette. Vous êtes le sauveur de la chose publique, écrivait-il à son cousin, le vendredi 3 septembre ; j'en jouis doublement, et comme citoyen, et comme votre ami. Pendant ce temps. Mirabeau et le comte de La Marck dénonçaient à la Cour le général et lui prêtaient le désir d'être envoyé à Nancy pour se faire valoir[10]. Une émotion populaire éclata dans Paris : le 2 septembre 1790, une foule vint protester aux abords des Tuileries, où siégeait l'Assemblée nationale, contre les massacres de Nancy, et réclamer à grands cris le renvoi des ministres. La Fayette la dissipa. Ce fut un coup terrible pour sa popularité que cette approbation de la conduite de Bouillé. Le 13 septembre, Marat signala, dans son Ami du peuple[11], à l'indignation publique les honteux artifices du sieur Motier pour engager l'armée parisienne à se couvrir d'opprobre en approuvant le massacre des patriotes de Nancy. Le 15, il lui décochait les épithètes les plus outrageantes : Souvenez-vous, disait-il, que c'est l'Ami du peuple qui, le premier, a sapé vos autels, et soyez sûr qu'il ne lâchera prise que lorsqu'ils seront renversés. Il tenait parole, et après avoir reproché à La Fayette d'avoir trompé les espérances du peuple qui l'avait acclamé chef de l'armée parisienne, il l'apostrophait en ces termes : Qu'aurait été la gloire de Titus et de Trajan à côté de la vôtre ? Mais il fallait aimer la patrie. Qu'avez-vous fait pour elle ? Loin d'épouser sa cause, toujours on vous vit figurer parmi ses mortels ennemis. Ame de boue, la fortune avait tout fait pour vous, les Dieux étaient jaloux de vos destinées, mais au bonheur d'être le sauveur de la France, vous avez préféré le rôle déshonorant de petit ambitieux, d'avide courtisan, de tripoteur perfide et, pour comble d'horreur, de vil suppôt du despote[12]. La municipalité parisienne ordonna à La Fayette de faire saisir ces numéros de l'Ami du peuple[13]. Cela n'empêcha pas les pamphlets de se multiplier[14], et Camille Desmoulins d'attribuer au général la responsabilité morale de la mort du publiciste Elysée Loustallot, rédacteur des Révolutions de Paris[15], décédé le 19 septembre 1790. Dans l'éloge funèbre que Camille Desmoulins fit de son ami à la tribune de la Société des amis de la Constitution, il apostropha La Fayette en ces termes : Il est mort, le nom de La Fayette sur les lèvres, le regardant comme un officier ambitieux qui ne s'était point senti l'âme assez grande pour jouer le rôle de Washington et n'attendait que le moment de jouer celui de Monck... Oui, c'est toi, La Fayette, qui l'as tué, non par le poignard de l'assassin ou le couteau légal du juge, mais par la douleur de ne voir que le plus dangereux ennemi de la liberté dans toi en qui nous avions mis toute notre confiance et qui devais être le plus ferme appui de la liberté[16]. A ces attaques publiques les amis de La Fayette répondaient par des protestations d'estime et d'affection. Le 14 septembre 1790, une députation de six membres de l'assemblée des représentants de la commune alla lui exprimer leur joie de l'inutilité des manœuvres dirigées contre lui[17]. Le 18, La Fayette remercia l'assemblée et dit Soyez persuadés, Messieurs, que je mériterai les bontés de la Commune par un dévouement éternel. L'abbé Fauchet, qui présidait, le félicita de ne pas s'être dérobé, comme d'autres — et cela visait Bailly —, à la surveillance de l'assemblée, et il le loua en ces termes : Les représentants de la Commune n'ont jamais cessé de reconnaître en vous un vrai patriote, un ami sincère de la liberté, un défenseur intrépide des droits du peuple, un fidèle, un incorruptible citoyen. C'est ainsi que cette assemblée civique a toujours vu La Fayette, et il est impossible qu'elle s'y soit trompée. La Fayette répondit à ces flatteuses protestations en invitant l'assemblée au service funèbre pour les frères d'armes morts à Nancy, qui fut célébré, le lundi 20 septembre, au champ de la Fédération, et auquel il assista[18]. A la Cour on continuait à comploter contre La Fayette. Mirabeau prophétisait en ces termes dans sa note du 10 septembre 1790 : Les émotions populaires sont la ruine de M. de La Fayette, parce que, sans lui créer un seul partisan de plus, elles lui donnent pour ennemis tous ceux qui s'irritent de la licence et qui sont toujours prêts à l'attribuer à la négligence, aux fausses mesures, ou même à la connivence de l'autorité. Et, avec une juste vision des événements probables, il ajoutait : Pour ne parler que d'un événement plus facile à prévoir, il est possible que la honte de tolérer une insurrection à côté d'une armée de trente mille hommes, porte un jour M. de La Fayette à faire tirer sur le peuple. Or, par cela seul il se blesserait lui-même à mort. Le peuple, qui a demandé la tête de Bouillé pour avoir fait feu sur des soldats révoltés, pardonnerait-il au commandant de la garde nationale, après un combat de citoyens contre citoyens ?[19] La Fayette, de son côté, allait voir le comte de La Marck, le 15 septembre, et celui-ci l'assurait qu'il ne le trouverait pas seul disposé à agir de concert avec lui[20]. Le même jour, Mirabeau exposait les moyens de démasquer les projets de son adversaire[21]. Le 28, il se plaignit amèrement que La Fayette eût manqué à sa promesse de le faire nommer un des commissaires pour la révision de la Constitution et il en accusa la pusillanimité, l'incurable faiblesse et la mauvaise foi de son rival[22]. Le 30 septembre 1790, La Fayette, toujours plein de déférence pour la municipalité, prêta, dans le sein de l'assemblée des représentants, le serment prescrit par l'arrêté du 24, et affirma qu'il n'avait jamais rien reçu de la Commune et qu'il ne voulait rien recevoir[23]. Il ajoutait : Permettez qu'en affirmant, sur mon honneur, que je n'ai jamais rien reçu, ni indirectement, ni directement de la Commune, ni du pouvoir exécutif, j'ajoute que je trouve un dédommagement bien doux de toutes les peines que m'ont pu causer les fonctions du poste éminent auquel le vœu du peuple m'a appelé, dans les témoignages de bonté dont vous avez toujours daigné m'honorer. En persistant dans mon refus, je n'affiche pas une fausse générosité : loin de dédaigner, je serais disposé, non seulement à accepter, mais même à demander, à solliciter du peuple, à qui j'ai consacré ma fortune et mon sang, les indemnités de mes dépenses, si cette même fortune ne me mettait au-dessus du besoin ; elle était considérable ; elle a suffi à deux révolutions, et, s'il en survenait une troisième pour le bonheur du peuple, elle lui appartiendrait tout entière[24]. Cependant Mirabeau et le duc d'Orléans, rentré à Paris peu de jours avant la Fédération, étaient accusés d'avoir provoqué les événements des 5 et 6 octobre 1789. Le dauphinois Chabroud fit, le 30 septembre 1790, un rapport sur la procédure criminelle instruite au Châtelet sur ces fameuses journées. La Fayette, qui ne croyait pas les témoignages suffisants pour justifier une mise en accusation[25], fut sollicité, par l'intermédiaire de son ami Ségur, d'assister à la séance où le rapport serait discuté, afin de prendre la défense de Mirabeau. Prit-il à ce sujet un engagement formel ou conditionnel ? Ses amis disent non et ses ennemis oui. Toujours est-il qu'il se contenta d'envoyer, le ter octobre, au président de l'assemblée un billet écrit par lui à M. de Saint-Priest au moment des événements d'octobre[26], et qu'il n'assista pas à la séance du 2 octobre, où la discussion se termina par l'adoption, à une grande majorité, d'un décret portant qu'il n'y avait pas lieu à accusation contre M. Mirabeau l'aîné et M. Louis-Philippe-Joseph d'Orléans. Mirabeau se plaignit amèrement du manque de parole de La Fayette et il entretint à ce sujet une correspondance aigre-douce avec Louis de Ségur[27]. Le 3 octobre 1790, il écrivait au comte de La Marck une lettre pleine de récriminations et de menaces : Je ne crois pas que ni M. de Ségur, ni même le partisan le plus effréné de M. de La Fayette, puisse trouver à son étrange absence de l'Assemblée une raison plausible, à moins, mon cher comte, que la meilleure ne soit la parole d'honneur que je ne lui demandais pas, et qu'il m'avait donnée chez vous, devant vous, après une négociation de trois jours pour obtenir une conférence de moi, qu'il viendrait prendre sa place le jour du rapport et serait ostensiblement très bien pour moi, lui et ses amis... Je pouvais — M. de Ségur peut m'en croire —, je pouvais imprimer hier à M. de La Fayette une tache ineffaçable que, jusqu'ici, je ne lui destine que dans l'histoire. Je ne l'ai pas fait ; j'ai montré le sabre et je n'ai pas frappé. Le temps le frappera assez pour moi. Mais s'il veut que j'anticipe sur le temps, il n'a qu'à me provoquer par la plus légère agression personnelle. Si, au contraire, il commence à sentir que nul n'est assez fort pour avoir raison contre un homme de talent et de courage, quand on a tort avec lui, je suis prêt encore à sacrifier à la chose publique, et au bien qu'il y peut faire, le ressentiment très profond et souverainement juste que je nourris contre lui au fond de mon cœur[28]. Cette lettre est capitale pour la compréhension de la lutte qui se poursuivait entre les deux rivaux. La Fayette, de son côté, se plaignait que Mirabeau avait manqué à ses conventions de n'être pas mal pour lui[29]. Le 3 octobre 1790, il écrivait au comte de Bouillé : Vous connaîtrez la procédure, le rapport et le décret de l'Assemblée sur l'affaire du 6 octobre. Le parti d'Orléans cherche à me compromettre et même à m'attaquer. On fabrique un mémoire, on paye des motionneurs et des libellistes : le prince s'exerce à casser des œufs à coup de pistolet. Cet incident n'était pas fait pour aplanir les difficultés
et pour dissiper les défiances réciproques. Mirabeau travaillait sourdement à
enlever toute influence à son rival. La constitution d'un nouveau ministère
lui paraissait favorable pour sauver le trône et arracher la dictature à La
Fayette[30].
Il faut, disait-il le 16 octobre 1790, éviter avec soin d'admettre aucun ministre du choix de La
Fayette[31].
Le 18, il écrivait : Former le nouveau ministère de
manière que M. de La Fayette ne puisse pas le regarder comme à lui[32]. Le renvoi des
ministres lui suggéra, le 24 octobre, les réflexions suivantes : M. de La Fayette répand partout que lui seul a obtenu le renvoi des ministres, que lui seul, organe fidèle du peuple, intermédiaire tout-puissant entre ce monarque et ses sujets, a vaincu tous les obstacles et déjoué le parti ministériel. La renommée publique publiera bientôt le nouveau bienfait que ce héros des deux mondes vient d'accorder au royaume, et, comme on n'obtient pas le changement des ministres sans influer sur le choix de leurs successeurs, on verra bientôt ce même homme maître absolu du seul pouvoir qui aurait pu le renverser. Qu'il cherche des ministres attentifs à lui plaire, empressés de le servir, dociles à ses leçons, tremblant devant ses menaces, il en trouvera. Mais qu'il n'espère pas atteler à son char celui qui, ayant juré de maintenir le gouvernement monarchique, regarde la dictature sous un roi comme un crime ; celui qui, ayant juré de maintenir la liberté, regarde l'obéissance à un maire du palais comme le plus honteux esclavage[33]. Tout paraissait bon à la Cour pour annihiler l'influence de La Fayette. Les républicains n'étaient pas moins acharnés à saper sa popularité. Les entrevues du général avec la reine fournirent une nouvelle occasion de l'attaquer. L'Ami du peuple publiait des Anecdotes sur le dictateur Motier[34]. Les Révolutions de France et de Brabant racontaient que, le 12 octobre, La Fayette avait eu une conférence de sept quarts d'heure, au château de Saint-Cloud, avec Marie-Antoinette. et faisaient à ce sujet des insinuations malveillantes. Des pamphlets représentaient le général comme l'amant de la reine, et on vendait les Soirées amoureuses du général Motier et de la belle Antoinette, par le petit épagneul de l'Autrichienne[35], la Confession de Marie-Antoinette, ci-devant reine de France, au peuple franc sur ses amours et ses intrigues avec M. de La Fayette[36], et Marie-Antoinette dans l'embarras, ou correspondance de La Fayette avec le roi, la reine, La Tour du Pin et Saint-Priest[37]. Or, on sait que, si Marie-Antoinette condescendit à avoir des entretiens avec La Fayette, sur les instances de Mirabeau et dans l'espoir de sauver la monarchie, elle détestait celui qu'elle considérait comme un des principaux artisans de la ruine du trône et des malheurs de la famille royale. Malgré toutes ces attaques. La Fayette remplissait avec zèle ses fonctions de commandant général. Le 9 octobre 1790, la municipalité définitive de Paris fut installée et le général vint, à la tête d'une députation de la garde nationale, la féliciter[38]. Le 8 novembre, il fit connaître à la municipalité ses projets d'organisation de la garde nationale[39]. Le 10, il lui lut une lettre du roi sur la réorganisation de sa garde et où le souverain exprimait son intention d'admettre dans ce corps les grenadiers soldés des gardes nationales de Paris et une partie des compagnies du centre[40]. Le 13, il arrêta le pillage de l'hôtel de Castries[41] ; le 17, il réclama, à la barre de l'Assemblée nationale, la prompte organisation de la garde nationale ; le 27, il alla présenter ses hommages à l'assemblée électorale du département de Paris[42]. Mirabeau ne cessait pas de ruiner La Fayette dans l'opinion de la Cour. Le 11 novembre 1790, il disait que toutes les manœuvres de La Fayette étaient autant d'attaques à la reine, toutes les attaques à la reine autant d'échelons pour arriver jusqu'à frapper le roi, et que le salut individuel des deux époux était aussi inséparable que Louis XVI et sa couronne[43]. Le 17, il écrivait : Pour ce qui est de La Fayette, comme je ne puis composer, ni avec ma conviction, ni avec l'évidence, je le poursuivrai sans relâche, même aux pieds du trône, même sur le trône, parvînt-il à s'y placer[44]. C'était la guerre sans merci déclarée sans ménagement. Toutefois, la Cour n'osait pas suivre délibérément Mirabeau dans sa haine ; c'est ce que le comte de La Marck manda, le 21 novembre, au comte de Mercy-Argenteau : M. de La Fayette a fort baissé dans l'opinion publique ; cependant la terreur que ces dernières agitations populaires ont inspirée au roi et à la reine les a conduits à se soumettre plus que jamais à lui, à le soutenir même et à ne s'opposer que faiblement aux choix qu'il propose pour le ministère[45]. Gouverneur Morris gourmandait La Fayette, dans les rares visites qu'il lui faisait. Le 26 novembre 1790, il lui déclara qu'il était temps que tous les honnêtes gens se rallient au trône, que sa position à lui, La Fayette, était très délicate, qu'il n'avait sur la garde nationale qu'une autorité nominale et non réelle et qu'il devrait donner sa démission pour conserver sa popularité[46]. Certes, la position de La Fayette était des plus délicates. On l'accusait d'irrésolution, ce qui ne l'empêchait pas de faire arrêter et conduire à l'Hôtel de Ville, le 6 décembre, des élèves du collège des Irlandais, coupables d'avoir renversé, en jouant dans le Champ de Mars, un des vases de l'autel de la patrie[47]. Le 7, au cours de la discussion soulevée à l'Assemblée nationale sur l'affaire de Nancy, son beau-frère Noailles déclara qu'il avait outrepassé les bornes de ses fonctions en invitant les gardes nationales des départements de la Meurthe et de la Moselle à obéir aux décrets de l'Assemblée[48]. Le 15, aux Jacobins, Mirabeau, président de la Société, tonna contre La Fayette. Le 17, on y discuta la demande faite par la municipalité de Marseille d'être fixée sur l'opinion qu'elle devait avoir de La Fayette, sur lequel des bruits populaires lui avaient inspiré quelque défiance. On faisait un crime au général d'avoir abandonné le club et on répondit que la Société surveillerait toujours les fonctionnaires publics et ne manquerait jamais de les dénoncer, s'ils trahissaient la cause commune[49]. Le 18 décembre 1790, La Fayette appuya et fit adopter le décret obligeant les membres de la famille royale, éventuellement appelés à succéder à la couronne, à prêter le serment civique. Il disait : Il est faux que les membres de la dynastie aient les mêmes droits que les autres citoyens. Quoique les projets des ennemis de la révolution ne paraissent pas mieux conçus que leurs systèmes politiques, les désordres qu'ils excitent dans l'intérieur du royaume, les inquiétudes et les alarmes qu'ils produisent, tout me semble provoquer votre surveillance et votre sévérité[50]. La Fayette visait à la fois par ces paroles les frères du roi et le duc d'Orléans. |
[1] Dumouriez avait sollicité cette mission dans des lettres écrites à La Fayette, les 2 et 11 mai 1790.
[2] Et non en juin, comme le dit Dumouriez dans ses Mémoires (t. II, p. 85).
[3] Cf. sur ces événements : A. Sorel, L'Europe et la Révolution, t. Ier, et A. Chuquet, Jemappes, p. 51.
[4] Cf. dans les Mémoires, une lettre de La Fayette, en date d'août 1792.
[5] Cf. la Dix-huitième note du comte de Mirabeau pour la Cour, en date du 17 août 1790 (Correspondance, t. II, p. 136 à 139). Mirabeau y recommande de contreminer dans l'opinion M. de La Fayette, aussi insensiblement que possible, puisque l'on se fait si gratuitement et si périlleusement son auxiliaire.
[6] Le 18 août 1790, le comte de La Marck écrivait à Mirabeau : Par un billet mesuré. La Fayette m'a demandé hier un rendez-vous pour ce matin, et je l'attends. Venez ce soir à huit heures, et vous saurez comment ce rendez-vous se sera passé. (Correspondance, t. II, p. 140.)
[7] Cf. Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. II, p. 141.
[8] Cf. Moniteur, t. V, p. 530.
[9] Duveyrier et Cahier de Gerville furent désignés pour porter à Nancy la proclamation de l'Assemblée nationale.
[10] Le 1er septembre 1790, La Marck écrivait à Mirabeau : J'ai oublié de vous dire, mon cher comte, que La Fayette a cherché et cherche peut-être encore à être envoyé à Nancy, pour y rétablir l'ordre. Je vous laisse à juger s'il faut lui laisser étendre et étaler ainsi son importance par tout le royaume. Sur quoi Mirabeau disait, dans sa note du 3 septembre à la Cour : M. de La Fayette fait tout ce qu'il peut pour être envoyé à Nancy. (Correspondance, t. II, p. 158 à 161.) La correspondance de La Fayette ne confirme pas ces soupçons.
[11] Dans son n° 220.
[12] Cf. l'Ami du peuple, n° 222, p. 5 à 8.
[13] Cf. A. Tuetey, t. Ier, n° 1330.
[14] Cf. Tourneux, t. Ier, n° 1880 à I8S5. Ces pamphlets avaient pour titres : Les bassesses de l'armée bleue et conduite abominable du général de La Fayette ; — Confession générale de Paul-Eugène Motier, dit La Fayette, à l'abbé de Saint-Martin ; — Seconde révélation des forfaits de Paul-Eugène Motier, dit La Fayette.
[15] Cf. Marcellin Pellet, Élysée Loustallot et les Révolutions de Paris, 1872, in-12.
[16] Cf. Aulard, La Société des Jacobins, t. Ier, p. 295.
[17] Cf. Procès-verbaux de l'assemblée des représentants, t. VIII, p. 32 et 34.
[18] Cf. Procès-verbaux, t. VIII, p. 66 à 68.
[19] Cf. Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. II, p. 170 et 171. Dans une note du même jour, il conseillait des atermoiements. M. de La Fayette, disait-il, n'est point encore assez nul pour que les petits roquets, qui n'ont eu de force que par lui, puissent se passer de lui.
[20] Cf. Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. II, p. 179 et 180.
[21] Cf. Correspondance, t. II, p. 181 à 186.
[22] Cf. Vingt-huitième note du comte de Mirabeau pour la Cour (Correspondance, t. II, p. 192 à 198).
[23] Procès-verbaux, t. VIII, p. 135 et 136.
[24] Cf. Sur la fortune de La Fayette, Henry Mosnier, p. 54. En 1777, le général avait 146.000 livres de rente, et en juillet 1789, 108.000. Au 10 août 1792, il n'en possédait plus que 80.000. L'avocat Morisot-Grattepain, qui fournit ces chiffres à la Commune de Paris après la fuite de La Fayette, estimait que l'amour de la liberté avait fait perdre à notre héros 1.500.000 fr.
[25] Le 28 août 1790, La Fayette écrivait à Washington : Le rapport sur les événements du 6 octobre doit être fait à l'Assemblée la semaine prochaine. Je ne crois pas qu'il y ait contre le duc d'Orléans, et je suis sûr qu'il n'y a pas contre Mirabeau, des témoignages suffisants pour décider une accusation. Il y a quelque chose d'obscur dans le système actuel de ces deux hommes, quoiqu'ils ne paraissent plus liés.
[26] Cf. Moniteur, t. VI, p. 26, et A. Tuetey, t. Ier, n° 1031.
[27] Cf. Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. II. p. 203 à 208.
[28] Cf. Correspondance, t. II, p. 208.
[29] C'est ce que le comte de La Marck mandait, le 3 octobre, à Mirabeau (Cf. Correspondance, t. II, p. 202).
[30] Cf. Trente et unième note du comte de Mirabeau pour la Cour, en date du 15 octobre 1790 (Correspondance, t. II, p. 231).
[31] Correspondance, t. II, p. 236.
[32] Cf. Trente-troisième note du comte de Mirabeau pour la Cour (Correspondance, t. II, p. 248).
[33] Cf. Trente-sixième note du comte de Mirabeau pour la Cour (Correspondance, t. II, p. 262 et 263).
[34] N° CCL, p. 7 et 8.
[35] Soirées amoureuses du général Motier et de la belle Antoinette, par le petit épagneul de l'Autrichienne ; à Persépolis, à l'enseigne de l'astuce et de la vertu délaissée, 1790, in-8° de 32 pages. (Bibl. nat., Lb 39 4281. Réserve.) C'est un dialogue entre La Fayette et la reine, qui dure trois soirées, et qui, dans les deux premières, est interrompu par l'arrivée du roi, et dans la troisième, par l'impuissance du général.
[36] La Confession de Marie-Antoinette, ci-devant reine de France, au peuple franc, sur ses amours et ses intrigues avec M. de La Fayette, les principaux nombres de l'Assemblée nationale, et sur ses projets de contre-révolution ; de l'imprimerie du Cabinet de la Reine, in-8°, de 16 pages. (Bibl. nat., Lb 39 10822. Réserve.) Dans ce pamphlet, on prête à la reine le langage suivant : Mais ayant tout à craindre de La Fayette, il a fallu employer auprès de lui toute la ruse dont une femme, et surtout une femme allemande, est capable. Prières, promesses, pleurs, je n'ai rien épargné. C'est dans un moment d'attendrissement qu'une jolie femme sait inspirer que j'ai bridé mon oison, et que je l'ai rangé de mon parti... Devenu mon amant en titre, il ne cesse de me faire une cour assidue, et il me baise soir et matin, ce qui me l'attache encore plus.
[37] Marie-Antoinette dans l'embarras, ou correspondance de La Fayette avec le roi, la reine, La Tour-du-Pin et Saint-Priest ; [1790], in-8° de 48 pages. (Bibl. nat., Lb 39 9479. Enfer, n° 701.) Dans ce pamphlet, qui contient une ligure obscène, figure une prétendue lettre du roi à La Fayette, en date du 19 octobre 1790, où Louis XVI rapporte une prétendue conversation entre Marie-Antoinette, Monsieur et la ci-devant comtesse de Balbi, où la reine raconte ses amours depuis sa jeunesse.
[38] Cf. P. Robiquet, Le personnel municipal sous la Révolution, p. 400.
[39] La Fayette avait fort à faire pour assurer la tranquillité de la ville de Paris. Bailly lui transmettait constamment des ordres à ce sujet. Par des lettres du 13 août et des 21 et 23 octobre 1790, il lui recommanda spécialement de faire disparaître des rues de la capitale tous les mendiants et de veiller à l'extinction de la mendicité. (Cf. A. Tuetey. t. II, n° 3355 et 3357.) Le 19 novembre 1790, Bailly prévint La Fayette que les ouvriers de l'atelier de charité de Vaugirard proféraient des menaces de pillage du Palais-Bourbon et de la maison de Beaumarchais, et l'invita à faire renforcer les postes voisins de ces maisons. (Cf. A. Tuetey, L'assistance publique à Paris pendant la Révolution, p. II, t. 171.)
[40] Cf. P. Robiquet, Le personnel municipal de Paris sous la Révolution, p. 435. — Ce projet fut dénoncé à la Société des Amis de la Constitution, par le commandant Gerdret. (Cf. Aulard, la Société des Jacobins, t. I, p. 176.)
[41] Mirabeau l'accusa, au contraire, d'avoir laissé piller cet hôtel, et La Fayette s'est défendu de cette inculpation dans ses Mémoires.
[42] Cf. Etienne Charavay, Assemblée électorale du département de Paris en 1790, p. 136.
[43] Cf. Quarantième note du comte de Mirabeau pour la Cour (Correspondance, t. II, p. 305).
[44] Cf. Quarante-deuxième note du comte de Mirabeau pour la Cour (Correspondance, t. II, p. 340).
[45] Cf. Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. II, p. 354.
[46] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. I, p. 302. — Le 1er décembre 1790, Gouverneur Morris écrivait à Washington : Commençons par notre ami La Fayette ; il a joué, jusqu'à présent, un rôle bien brillant ! Le roi lui obéit, mais le déteste ; il lui obéit, parce qu'il le craint. (Cf. Mémorial, t. II, p. 67.)
[47] Cf. Tourneux, t. I, n° 2017.
[48] Cf. Moniteur, t. VI, p. 581.
[49] Cf. Aulard, la Société des Jacobins, t. I, p. 408 et 409.
[50] Cf. Moniteur, t. VI, p. 674.