LE GÉNÉRAL LA FAYETTE

1757-1834

 

LE GÉNÉRAL LA FAYETTE.

 

 

XIII

 

Opinion de La Fayette sur Monsieur et Mirabeau (1er janvier 1790). — Il présente les hommages de la garde nationale aux représentants de la Commune et assiste à une fête en l'honneur de sainte Geneviève. — Il retourne siéger à l'Assemblée nationale le 4 janvier 1790. — Il refuse de fournir un poste de gardes nationaux pour Saint-Denis. — Il apaise une révolte de la garde nationale soldée (12 janvier). — Lettre à Washington. — Il fait prêter main-forte à l'exécution du décret contre Marat. — Il remplit avec zèle ses fonctions de commandant général. — Il remet un sabre d'honneur à Aubin Bonnemère. — Mesures à prendre pendant le carnaval. — Il convie le marquis de Bouillé à s'unir à lui pour le bien de la chose publique (9 février). — Il félicite Louis XVI et proteste de son dévouement pour lui (12 et 20 février). — Il prononce un discours sur la répression des désordres dans les provinces. — Il refuse une indemnité de cent mille livres. — Il dédaigne de se rapprocher de Mirabeau. — Révolution de Brabant. — Il fait à Washington le tableau de la situation politique de la France (17 mars). — Il passe une revue aux Champs-Elysées (21 mars). — Il présente Paoli à Louis XVI et assiste à l'installation du buste de Bailly dans la salle de l'assemblée des représentants (8 avril). — Mémoire au roi sur les bases de la Constitution (14 avril). — Tentatives de Mirabeau pour se rapprocher de La Fayette (28 avril). — La Fayette ne répond pas à ces avances. — Mirabeau entre en relations avec la Cour et le roi. — La Fayette est soupçonné de faire sa cour à la reine. — Il fonde, avec Bailly, la Société de 1789, le 12 mai. — Il se trouve aux prises avec Mirabeau à l'occasion des troubles de Marseille. — Reproches à lui adressés par Mirabeau. — Long débat sur l'exercice du droit de paix et de guerre. — La Fayette appuie la motion de Mirabeau et la fait adopter (22 mai). — Il est attaqué à ce sujet par Marat. — Il écrit au marquis de Bouillé. — Il arrache des mains de la populace un charretier accusé de vol et arrête lui-même un des mutins (25 mai). — Il donne des avis au roi sur les moyens d'acquérir de la popularité (26 mai). — Il signe l'adresse des citoyens de Paris à tous les Français sur le pacte fédératif (27 mai).

 

Le 1er janvier 1790, La Fayette eut à dîner Gouverneur Morris et d'autres amis ; il donna vertement son opinion sur Monsieur et sur Mirabeau, disant que l'un est faible et indolent, l'autre un coquin actif et habile[1]. C'était abonder dans le sens de l'homme d'État américain, qui fulminait toujours contre Mirabeau. Fidèle à sa promesse de subordonner le pouvoir militaire au pouvoir civil, La Fayette vint, à la tête d'une députation de la garde nationale, le 2 janvier 1790, présenter les respects de ce corps aux représentants de la Commune[2]. Le 3, il s'associa par sa présence, dans l'église Sainte-Geneviève, à l'hommage rendu à la patronne de Paris par une députation de l'assemblée des représentants, que conduisait le maire[3]. Le lendemain 4, il revint siéger, avec Bailly, à l'Assemblée nationale, et tous deux y furent accueillis par des applaudissements réitérés. Le 9, il rendit compte à l'assemblée des représentants d'une émotion arrivée la veille à Versailles[4].

Le maire réclamait journellement le concours de la garde nationale pour des services d'ordre. La Fayette refusa, le 10 janvier 1790, de fournir une garde de quarante hommes pour le transfert des prisonniers du Châtelet clans le dépôt de mendicité établi à Saint-Denis. D'ailleurs, je ne vous cache pas, écrivait-il à Bailly, que je craindrais de recevoir des réclamations de sa part pour aller clans une autre ville faire un service assujettissant[5]. Le même jour, il fut invité à empêcher les colporteurs de crier dans les rues des pamphlets incendiaires[6]. Le 11, des attroupements eurent lieu aux environs du Châtelet, pour en tirer Favras, disait-on, le 12, c'était aux Champs-Élysées, une rébellion de soldats de la garde nationale soldée. La Fayette prit des mesures à la fois sages et énergiques ; pendant qu'un détachement de cavalerie passait par le faubourg Saint-Honoré, il se porta à la tête d'un autre sur la place Louis XV et enveloppa les mutins, qui furent arrêtés au nombre de 234, dépouillés de leurs habits et de leurs armes et conduits au dépôt de Saint-Denis. Cette rapide répression valut à La Fayette les félicitations de l'assemblée des représentants, qui fit imprimer, afficher et envoyer aux soixante districts et aux soixante bataillons de la garde nationale l'arrêté qu'elle prit à ce sujet[7].

Le 12 janvier, La Fayette écrivit à Washington :

Combien souvent, mon bien-aimé général, ai-je regretté vos sages conseils et votre amical appui ! Nous avons avancé dans la carrière de la Révolution sans que le vaisseau de l'Etat se soit brisé contre les écueils de l'aristocratie et des factions. Au milieu des efforts sans cesse renaissants des partisans du passé et des ambitieux, nous marchons vers une conclusion tolérable. A présent que ce qui existait a été détruit, un nouvel édifice politique se construit ; sans être parfait, il est suffisant pour assurer la liberté. Ainsi préparée, la nation sera en état d'élire, dans deux ans, une Convention qui pourra corriger les défauts de la Constitution[8].

 

Le 21 janvier 1790, La Fayette reçut du maire l'ordre de prêter main-forte pour l'exécution du décret rendu contre Marat et il assuma ainsi sur lui la haine de l'ami du peuple[9]. Le 22, il présenta à l'assemblée des représentants une députation de la garde nationale de Clermont-Ferrand, qui affirma le contentement de la province d'Auvergne d'avoir donné naissance au commandant général. Fauchet ayant proposé d'inviter les municipalités à nommer La Fayette généralissime des gardes nationales du royaume, celui-ci combattit cette motion et en empêcha l'adoption[10]. Le 24, il introduisit dans l'assemblée des représentants la députation des plumets-porteurs de charbon[11], qui venait prêter serment, et il reçut, ainsi que Bailly, de la part des assistants, des marques d'attachement et d'amitié[12]. Le même jour, il fit reconnaître solennellement pour lieutenants dans le bataillon Saint-Honoré le frère et le neveu des frères Agasse, condamnés et pendus pour avoir fait de fausses lettres de change[13]. Le 26, il fit hommage à l'assemblée des représentants, au nom des anciennes gardes françaises, des drapeaux de ce régiment, qui furent aussitôt portés à Notre-Darne[14].

Le 4 février 1790. La Fayette prêta le serment civique au sein de l'assemblée des représentants, puis il remit lui-même à Aubin Bonnemère le sabre que lui avait donné une demoiselle Monsigny, dont il avait sauvé la vie lors de la prise de la Bastille, et il embrassa ce brave citoyen[15]. Le 10, Bailly le chargea de prendre des mesures pour empêcher les insultes qu'on avait coutume d'adresser aux passants pendant le carnaval. ll écrivait au général :

Le retour de la liberté a quelquefois engendré une licence au moins momentanée. J'ignore si l'usage d'insulter les passants pendant le carnaval, soit en criant après eux, soit en leur appliquant au dos des formes de rats imprimés avec du blanc d'Espagne, est entièrement abrogé ; mais je ne doute pas que vous penserez que cet abus doit périr avec beaucoup d'autres, et je vous serai bien obligé de mettre à l'ordre des défenses expresses contre l'abus que je vous dénonce[16].

Le 9 février, La Fayette convia de nouveau son cousin le marquis de Bouillé à coopérer avec lui à la chose publique :

Nous avons été divisés de principes et de sentiments pendant la Révolution ; mais aujourd'hui, nous devons nous rallier autour du roi, pour l'affermissement d'une Constitution que vous aimez moins que moi, qui peut avoir quelques défauts, mais qui assure la liberté publique, et qui est trop avancée dans l'esprit des Français pour que ses ennemis pussent l'attaquer sans dissoudre la monarchie. Lorsqu'on en est à ce point, tous les honnêtes gens ne forment plus qu'un parti dont le roi s'est déclaré le chef, et qui, déconcertant à la fois les anciens regrets et les espérances fâcheuses, doit resserrer les liens de l'ordre public et ramener partout l'union et le calme pour nous faire mieux jouir de la liberté.

La Fayette s'illusionnait sur les sentiments des royalistes en général et de son cousin en particulier[17]. Il manifestait en toutes occasions son respect pour Louis XVI. Le 12, il alla le féliciter du discours prononcé par lui dans la séance du 4 février[18] ; le 20, il l'assura de sa reconnaissance et de son dévouement[19]. Le même jour, il prononça un discours à l'occasion de la répression des désordres, qui avaient lieu dans les provinces.

Pour la Révolution, il a fallu des désordres ; l'ordre ancien n'était que servitude, et dans ce cas, l'insurrection est le plus saint des devoirs, mais pour la Constitution il faut que l'ordre nouveau s'affermisse, que les personnes soient en sûreté, il faut faire aimer la Constitution nouvelle, il faut que la puissance publique prenne de la force et de l'énergie.

 

L'insurrection est le plus saint des devoirs ; cette phrase fameuse fut souvent reprochée à La Fayette, qui protesta contre le sens qu'on lui prêtait et qui venait de ce qu'on isolait ces mots du reste de la phrase, comme s'ils étaient un axiome.

Le 22 février, l'assemblée des représentants arrêta qu'il serait offert à La Fayette une indemnité de cent mille livres, mais celui-ci renouvela, le 27 son refus[20].

A cette même époque, on tenta encore de rapprocher La Fayette de Mirabeau, mais le général dit : Je ne l'aime, ni ne l'estime, ni ne le crains. Je ne vois pas pourquoi je chercherais à m'entendre avec lui[21]. Le 23 février, il écrivit à Bailly qu'il considérait, comme lui, qu'un citoyen ne peut être exposé à perdre son honneur, son état et sa liberté, que par un jugement de juges compétents, et il déclara qu'il n'avait jamais usé du droit, que lui conférait l'article 13 du règlement provisoire, de prononcer lui seul sur la cassation, l'emprisonnement et l'expulsion du corps[22].

La Fayette suivait avec intérêt les phases de la révolution qui avait éclaté dans le Brabant en octobre 1789 contre la maison d'Autriche. Il prétendait même la diriger et avait envoyé à Bruxelles La Sonde et Sémonville, tandis qu'il rédigeait des propositions à présenter au gouvernement autrichien[23]. Cependant, le ministère français ne voulait pas se compromettre avec les révoltés et courir les chances d'une guerre avec l'empereur d'Allemagne. Aussi, quand le Congrès belge écrivit, en mars 1790, au comte de Montmorin et à l'Assemblée nationale, on n'ouvrit pas même les lettres, et, dans la séance du 17 mars 1790[24], La Fayette, après avoir dit : Il n'est aucun Français, aucun ami de la liberté qui ne doive au peuple belge des vœux et des éloges, déclara que le Congrès n'avait pas le caractère de la puissance qui émane du peuple et proposa qu'on s'en rapportât à la sagesse du roi.

Le 17 mars 1790, La Fayette fit à Washington le tableau suivant de la situation politique de la France :

Notre Révolution poursuit sa marche aussi heureusement que possible chez une nation qui, recevant à la fois toutes ses libertés, est encore sujette à les confondre avec la licence. L'Assemblée a plus de haine contre l'ancien système que d'expérience pour organiser le nouveau gouvernement constitutionnel ; les ministres regrettent leur ancien pouvoir et n'osent se servir de celui qu'ils ont ; enfin, comme tout ce qui existait a été détruit et remplacé par des institutions fort incomplètes, il y a ample matière aux critiques et aux calomnies. Ajoutez que nous sommes attaqués par deux sortes d'ennemis : les aristocrates, qui aspirent à une contre-révolution, et les fâcheux, qui veulent anéantir toute autorité, peut-être même attenter à la vie des membres de la branche régnante. Ces deux partis fomentent tous les troubles.

 

Le 21 mars, La Fayette alla, avec Bailly, au lever du roi, prendre les ordres pour la procession du lendemain, à laquelle la Commune avait arrêté de se rendre en corps[25]. Le même jour, il passa une revue aux Champs-Elysées, et une foule considérable l'accompagna jusqu'à l'Assemblée, en l'acclamant. Une fois entré, il appuya fortement la motion de Menou tendant à établir un ordre suivi dans les travaux de l'Assemblée. Le 22, il assista, dans l'église des Grands-Augustins, à la cérémonie commémorative de l'entrée de Henri IV à Paris, et, le 25, à la réunion tenue dans la grande salle de l'Hôtel de Ville pour les exercices des enfants aveugles[26]. Le 8 avril, il présenta Paoli à Louis XVI et il assista, avec sa femme. à l'installation, dans la salle des représentants de la Commune, du buste de Bailly, sculpté par De Seine et offert par l'assemblée des électeurs[27]. Le 13, il déclara que tout garde national était prêt à donner jusqu'à la dernière goutte de son sang pour assurer l'exécution des décrets de l'Assemblée, la liberté de ses délibérations et l'inviolabilité personnelle de tous ses membres[28]. Le 14, il adressa au roi un mémoire sur les bases de la Constitution[29]. Le 20, il alla témoigner à l'assemblée des représentants sa gratitude des remerciements votés par elle, le 16, en faveur de la garde nationale[30].

Mirabeau tenta un rapprochement avec La Fayette. Le 28 avril 1790, il lui écrivit une longue lettre, où il rappela leurs anciennes relations, les raisons de leur rupture, et exposa éloquemment les périls qui menaçaient l'État et la nécessité de les conjurer par une action commune. Il se déclarait prêt à accepter l'ambassade de Constantinople, qu'il avait jadis refusée, et il terminait par ces mots :

Monsieur le marquis, il est rare que de pareilles confidences se fassent par écrit ; mais je suis bien aise de vous donner cette marque de confiance, et cette lettre a même un autre but. Si jamais je viens à violer les lois de l'union politique que je vous offre, servez-vous de cet écrit pour montrer que j'étais un homme faux et perfide en vous l'écrivant. C'est vous dire assez si mon intention n'est pas de vous être fidèle. Hors ce seul cas, cette lettre ne sera qu'un dépôt inviolable entre vos mains[31].

Condorcet, de son côté, écrivait à La Fayette, le 1er mai 1790 :

Il faut absolument que vous teniez deux ministres tout prêts, l'un dedans, l'autre dehors l'Assemblée, pour être préparé à tous accidents de mort, de trahison, de voyage aux eaux, etc., qui peuvent troubler une assemblée de douze cents métaphysiciens[32].

 

La Fayette dédaigna les offres de Mirabeau, et, plus tard. il se demanda s'il n'avait pas eu tort de ne pas accepter les propositions de son rival. Toujours est-il que ce dernier, voyant son concours méprisé, se tourna du côté de la Cour et entra, le 10 mai 1790, en rapports de correspondance avec le roi[33]. Sur ce nouveau terrain, la rivalité devint plus active, quoique secrète. La Fayette avait, lui aussi, la prétention d'exercer une influence sur Louis XVI : on rapportait qu'il faisait assidûment sa cour à la reine[34]. D'autre part, il fonda avec Bailly, le 12 mai, la Société de 1789, pour faire prévaloir une politique modérée[35]. Le même jour, il se trouva aux prises avec Mirabeau dans un débat qui s'éleva sur les troubles de Marseille. La Fayette approuvait les mesures prises par le ministère pour rétablir l'ordre ; La Rochefoucauld demandait qu'on mandât à la barre deux membres de la municipalité de Marseille. Mirabeau s'y opposa formellement, et un membre de l'Assemblée dit qu'il craignait qu'on voulût se faire donner un commandement pour traîner le roi à la suite de l'armée. La Fayette, se jugeant visé par cette insinuation, s'écria :

C'est avec la confiance qui convient à une conscience pure, c'est avec la confiance d'un homme qui n'a jamais eu à rougir ni d'aucune action, ni d'aucun sentiment, c'est avec le désir que j'ai que tout soit éclairci, que j'adopte le renvoi au comité des rapports. Quant aux remerciements que nous devons au roi, je suis persuadé que le sentiment de la reconnaissance est unanime et que cette partie de la motion sera unanimement décrétée[36].

Le décret fut rendu conformément aux indications de La Fayette. Le 13 mai, Mirabeau se plaignit au général de la discussion de la veille et du manque de cohésion dans une action qui devrait être commune. L'incohésion de notre liaison politique est la seule peine que j'aie éprouvée[37].

Le 22 mai 1790, l'Assemblée continua la discussion de cette grave question : La nation déléguera-t-elle au roi l'exercice du droit de paix et de guerre ? Depuis six jours[38] les orateurs les plus réputés se succédaient à la tribune : le duc de Lévis, Charles Lameth, Petion, Montlosier, Robespierre, l'abbé Maury, Volney, Le Peletier de Saint-Fargeau, Chabroud, Du Pont de Nemours, l'abbé de Montesquiou, Menou, Fréteau avaient exposé les opinions les plus diverses. Le 20, Mirabeau avait proposé un projet de décret portant que le droit de la paix et de la guerre appartient à la nation, mais que la guerre ne pourrait être décidée que par un décret de l'Assemblée nationale. rendu sur la proposition du roi et qui sera consenti par lui. Barnave combattit ce projet, le 21, et Mirabeau le défendit, le 22. Ce fut un tournoi d'éloquence. La Fayette soutint la rédaction de Mirabeau en des termes qu'il convient de rapporter[39] :

Je ne dirai qu'un mot sur la priorité ; je l'ai demandée pour le projet de M. de Mirabeau, tel qu'il a été amendé par M. Chapelier, parce que j'ai cru voir dans cette rédaction ce qui convient à la majesté d'un grand peuple, à la morale d'un peuple libre, à l'intérêt d'un peuple nombreux, dont l'industrie, les possessions et les relations étrangères exigent une protection efficace. J'y trouve cette distribution de pouvoirs qui me paraît la plus conforme aux vrais principes constitutionnels de la liberté et de la monarchie, la plus propre à éloigner le fléau de la guerre, la plus avantageuse au peuple ; et, dans le moment où l'on semble l'égarer sur cette question métaphysique, où ceux qui, toujours réunis pour la cause populaire, diffèrent aujourd'hui d'opinion, en adoptant cependant à peu près les mêmes bases ; dans ce moment où l'on tâche de persuader que ceux-là seuls sont ses vrais amis qui adoptent tel décret, j'ai cru qu'il convenait qu'une opinion différente fût nettement prononcée par un homme à qui quelque expérience et quelques travaux dans la carrière de la liberté ont donné le droit d'avoir un avis. J'ai cru ne pouvoir mieux payer la dette immense que j'ai contractée envers le peuple, qu'en ne sacrifiant pas à la popularité d'un jour l'avis que je crois lui être le plus utile. J'ai voulu que ce peu de mots fût écrit pour ne pas livrer aux insinuations de la calomnie le grand devoir que je remplis envers le peuple, à qui ma vie entière est consacrée.

 

De vifs applaudissements accueillirent cette harangue et la motion de Mirabeau fut votée à une grande majorité, Cette intervention de La Fayette facilita un rapprochement entre les deux rivaux, mais elle valut au premier une sévère mercuriale de Marat dans l'Ami du Peuple, du 26 mai 1790[40]. Le 20, La Fayette avait écrit à son cousin le marquis de Bouillé que la question sur la paix et la guerre avait séparé son parti en monarchiques et en républicains et il répétait que les amis du bien public ne sauraient trop s'unir. Le 25 du même mois, il arracha. sur le quai de la Ferraille, avec l'aide de son aide de camp Romeuf, des mains de la populace, un charretier accusé de vol et qu'on hissait déjà à un réverbère ; il saisit lui-même au collet un des mutins, en disant : Je vais vous montrer que toute fonction est honorable lorsqu'on exécute la loi. Puis il conduisit le coupable au Châtelet et, en sortant de ce lieu, il refusa l'aide de la garde nationale. Que les baïonnettes se retirent, s'écria-t-il, la force des lois doit suffire. Et, montant sur le parapet, il harangua la foule et lui reprocha d'avoir voulu soustraire un coupable à la loi :

Non, ceux qui veulent vous soulever ne sont pas vos amis. Je suis bien sûr d'être soutenu dans mes efforts pour combattre les criminelles manœuvres des mal intentionnés ; mais, quand même je serais seul, je les combattrai encore jusqu'au dernier souffle de ma vie.

 

Le peuple acclama La Fayette et le reconduisit triomphalement à sa voiture[41].

Le 26 mai. La Fayette rendit compte à l'assemblée des représentants des troubles des 24 et 25[42] et de la belle conduite de la garde nationale. Des remerciements furent votés à celle-ci et à son chef[43]. Le même jour, le général donna à Louis XVI des avis sur la conduite à suivre :

Le roi sent qu'il n'y a rien à faire que par et pour la liberté et le peuple ; son cœur et sa raison lui en font une loi. Tout autre système éloignerait ses serviteurs et moi le premier. Mais, pour déjouer les factieux, pour prévenir des complots dont tous les bons citoyens frémissent, le roi ne doit négliger aucun moyen de popularité... Je supplie le roi de pardonner à mon importunité. Je donnerais jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour éloigner de lui les dangers de la faction, comme je l'eusse donnée pour assurer la liberté de mon pays[44].

 

Le 27 mai, La Fayette signa, avec Bailly, l'Adresse des citoyens de Paris à tous les Français, adoptée par l'assemblée des députés des sections pour le pacte fédératif et lue à l'Assemblée nationale dans la séance du 5 juin[45].

 

 

 



[1] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 287.

[2] Cf. Sigismond Lacroix, t. III, p. 345.

[3] Cf. Sigismond Lacroix, t. III, p. 359.

[4] Cf. Sigismond Lacroix, t. III, p. 399 et 418.

[5] Cf. lettres de Bailly et de La Fayette, des 9 et 10 janvier 1790. (Bibl. nat., ms. Fr. 11697, p. 21 et 23.)

[6] Cf. lettre de Bailly à La Fayette, du 10 janvier 1790. (Bibl. nat., ms. Fr. 11697, p. 24.)

[7] Cf. Sigismond Lacroix, t. III, p. 429 et 435. — Le citoyen Saunier publia à cette occasion la brochure suivante : Les citoyens ou les sentiments de la nation à M. de La Fayette, ami du peuple, soldat citoyen et protecteur de la France, qui, par sa sagesse, sa bienveillance et son expérience militaire, a détruit l'attroupement des Champs-Elysées du mardi 12 janvier 1790 jusqu'à ce jour. (Cf. Tourneux, t. I, n° 1622.)

[8] Washington était tenu au courant des événements et de ce qui touchait son ami : le 17 janvier 1790, La Luzerne lui disait que La Fayette s'était trouvé à la tête de la révolution, mais que ses qualités de bon citoyen et de fidèle sujet l'avaient placé dans une situation des plus critiques. (Cf. Jared Sparks, t. X, p. 87, note.) — Le 22 janvier, Gouverneur Morris écrivait à Washington : ti Notre ami La Fayette brûle du désir d'être à la tête d'une armée en Flandre, afin de jeter le stathouder dans le fossé. Il joue un râle brillant, mais dangereux ; malheureusement, il s'est laissé aller à des actes qu'au fond du cœur il n'approuve point, entre autres la Constitution, et au contraire il approuve de grand cœur beaucoup de choses dont l'expérience fera reconnaitre le danger. (Mémorial de Gouverneur Morris, t. II, p. 34.)

[9] Cf. lettre de Bailly à La Fayette, du 21 janvier 1790. (Bibl. nat., ms. Fr. 11697, p. 28.) — La Fayette rendit compte de cette mission à l'assemblée des représentants le 22 janvier. (Cf. Sigismond Lacroix, t. III, p. 517.)

[10] Cf. Sigismond Lacroix, t. III, p. 513 à 517.

[11] Hommes de peine qui travaillaient sur les ports, places et halles de la ville, à porter sur la tête le charbon, les grains et la farine.

[12] Cf. Sigismond Lacroix, t. III, p. 561 à 563.

[13] Cf. Etienne Charavay, Assemblée électorale de Paris en 1790, p. 404 à 406, et Sigismond Lacroix, t. III, p. 566 et 567.

[14] Cf. Sigismond Lacroix, t. III, p. 575 et 576.

[15] Cf. Sigismond Lacroix, t. III, p. 694 et 695. — Dans cette séance du 4 février, l'abbé Fauchet fa la motion de conférer à La Fayette le titre de premier frère d'armes des gardes nationales affiliées, mais il n'eut pas plus de succès que dans la séance du 22 janvier. (Cf. S. Lacroix, t. III, p. 708.)

[16] Cf. Bibliothèque nationale, ms. Fr. 11697, p. 38.

[17] On lit, en effet, dans les Mémoires du marquis de Bouillé, p. 156, ce curieux passage sur La Fayette : C'était un héros de roman, qui voulait, à la tête de la conjuration la plus criminelle, conserver de la probité, de l'honneur, du désintéressement, et se livrer uniquement à l'esprit de chevalerie. Servi par les circonstances plus que par ses talents, il était parvenu à un degré de puissance tel qu'il aurait pu dicter des lois, donner un gouvernement à la France, élever sa fortune au plus haut degré où un particulier puisse prétendre : au lieu de cela, il se perdit comme un insensé et entraina dans sa chuta le roi, la monarchie et la France entière.

[18] Cf. Sigismond Lacroix, t. IV, p. 83.

[19] Cf. lettre de La Fayette au roi dans ses Mémoires.

[20] Cf. Sigismond Lacroix, t. IV, p. 173 et 224. — Le 19 mars 1790, le district de Saint-Jacques l'Hôpital prit l'initiative d'offrir à La Fayette, aux frais de la Commune, une épée en or ciselé, avec cette légende : Donné par les habitants de Paris à leur défenseur, 1790. Ce projet n'eut pas de suite, mais fut repris en octobre 1791 et mis à exécution. (Cf. S. Lacroix, t. IV, P. 237.)

[21] Cf. dans les Mémoires, lettre de La Fayette, du 19 février 1790.

[22] Cf. Bibliothèque nationale, ms. Fr. 11697, p. 41.

[23] Cf. Mémoires de La Fayette, A. Sorel, L'Europe et la Révolution, et A. Chuquet, Jemappes, p. 45 et suiv.

[24] Et non le 18, comme le portent les Mémoires de La Fayette.

[25] Cf. lettre de Bailly à La Fayette, en date du 20 mars 1790. (Bibliothèque nationale, ms. Fr. 11697, p. 51.)

[26] Cf. Sigismond Lacroix, t. IV, p. 479 et 482.

[27] Cf. Sigismond Lacroix, t. IV, p. 637 et suiv. — Ce buste fut placé au-dessous du buste de Louis XVI et en face de celui de La Fayette. Dès le 22 février 1790 une inauguration intime avait eu lieu à l'assemblée des électeurs, en présence du commandant général. (Cf. S. Lacroix, t. IV, p. 643.)

[28] Cf. Mémoires, t. IV, p. 112.

[29] Cf. Mémoires de La Fayette, où ce mémoire est reproduit, avec l'approbation qu'y donna le roi.

[30] Cf. Sigismond Lacroix, t. V, p. 97.

[31] Cf. Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. II, p. 1 à 6. — La Fayette fait allusion à cette lettre dans ses Mémoires et dit qu'elle fut brûlée pendant la Terreur ; mais la minute s'en est retrouvée dans les papiers de Mirabeau, recueillis par le comte de La Marck.

[32] Cf. Pièces justificatives, n° XVI bis.

[33] Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. II, p. 11.

[34] On lit dans la Correspondance secrète publiée par M. de Lescure, à la date du 7 mai 1790, t. II, p. 445 : Il s'élève des soupçons contre M. de La Fayette. Il est constaté qu'il fait assidûment sa cour à la reine, qu'il en reçoit des marques d'attention. Ses ennemis ont fait ainsi l'anagramme de son nom : dette fatale.

[35] Gouverneur Morris, qui était alors à Londres, n'en continuait pas moins ses avis à La Fayette. Le 7 mai 1790, il lui annonça que l'Angleterre armait et lui donna des conseils pour faire la guerre à cette nation. Il écrivait : La différence qu'il y a entre la France et l'Angleterre consiste en ce que la première peut exister sans commerce maritime, et que l'autre ne le peut pas. Arrêtez donc ses matelots, ne les lui rendez jamais : voilà le moyen de ruiner à la fois sa marine et ses finances ; et, si vous envoyez ces matelots dans l'intérieur du royaume pour les employer à des travaux d'utilité publique, aux grandes routes, etc., ils ne vous coûteront rien et peu à peu ils perdront leur habitude de la mer. (Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. II, p. 54.)

[36] Cf. Moniteur, t. IV, p. 351.

[37] Cf. Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. II, p. 15.

[38] La discussion s'engagea le 16 mai 1790.

[39] Cf. Moniteur, t. IV, p. 442.

[40] Voici un passage de ce curieux article de Marat : Cet officier général a l'honneur de commander la garde parisienne et il a eu l'art de s'en faire aimer. Comment n'a-t-il pas compris qu'un citoyen, qui a sous ses ordres 36.000 hommes en armes, doit mettre un furieux poids dans la balance du législateur et que, dans un moment de crise, son suffrage suffit pour la précipiter ? Comment n'a-t-il pas senti que, quelle que tilt la vivacité du zèle qui l'appelait dans le Sénat de la nation, l'amour de la patrie et de la liberté, la justice, l'honneur, la délicatesse lui faisaient également un devoir de s'abstenir d'y siéger dans les grandes occasions ? Marat concluait en demandant l'exclusion de tous les membres de l'Assemblée nationale possédant quelque emploi civil ou militaire. Fauchet, adoptant cette idée, proposa, le 28 mai, à l'assemblée des représentants, de demander à l'Assemblée nationale de décider l'incompatibilité des places de maire et de commandant général avec celles de député ; mais on passa à l'ordre du jour. (Cf. Sigismond Lacroix, t. V, p. 581.)

[41] Cf. dans les Mémoires une lettre de La Fayette, en date du 25 mai 1790, et Sigismond Lacroix, t. V, p. 547 et suiv.

[42] Le 24 mai, trois jeunes gens, qui avaient volé des couverts chez un traiteur du boulevard de l'Hôpital-général, près de la Seine, avaient été pendus par la populace. (Cf. S. Lacroix, t. V. p. 546.)

[43] Cf. S. Lacroix, t. V. p. 531 à 533. — Quatre commissaires portèrent l'arrêté du 26 mai à La Fayette, qui les chargea de témoigner son hommage et sa reconnaissance à l'Assemblée. (Cf. S. Lacroix, séance du 1er juin, t. V, p. 640.)

[44] Cf. Mémoires de La Fayette.

[45] Cf. Sigismond Lacroix, t. V, p. 721 à 723.