XII Suite des négociations entre La Fayette et Mirabeau. — Intervention de Gouverneur Morris et de Talleyrand (1er et 3 novembre 1789). — Entrevue de Mirabeau avec La Fayette. — Décret du 7 novembre interdisant aux députés de faire partie du ministère. — Correspondance avec le marquis de Bouillé. — Portrait de La Fayette par le marquis Achille du Chastenet. — Mesures prises pour la sécurité de la capitale. — Lettre à un garde national strasbourgeois. — Lettre de Paoli à La Fayette (16 novembre). — Protestations de dévouement de Mirabeau à La Fayette (1er décembre). — Découverte du complot du marquis de Favras. — Arrestation du coupable (24 décembre). — Protestations de Monsieur, frère du roi, contre les soupçons de complicité, et intervention de La Fayette. — Les royalistes accusent La Fayette d'avoir fait condamner Favras. — Malouet lui demande de se mettre à la tête des modérés. — L'assemblée des représentants l'assure de l'estime et de l'admiration de la Commune de Paris (31 décembre 1789).Les négociations entre La Fayette et Mirabeau se poursuivaient avec des alternatives diverses. Gouverneur Morris continuait à essayer de détourner son ami d'une si compromettante alliance. Le 1er novembre 1789, il lui déclara que Mirabeau était perdu dans l'esprit de l'Assemblée et que telle était l'opinion de l'évêque d'Autun. La Fayette exprima le désir de faire plus ample connaissance avec celui-ci[1]. Le 3 novembre, Gouverneur Morris et Talleyrand se rendirent chez le général, qu'ils trouvèrent conférant avec le prince de Poix, qui venait parler en faveur de Mirabeau. La Fayette fit des protestations d'estime et d'amitié à l'évêque, qui ne ménagea pas Mirabeau et répéta que celui-ci n'avait plus aucun crédit. Le général esquiva ce sujet délicat en disant qu'en ce moment tous les amis de la liberté devaient s'unir et s'entendre. Après l'entrevue, Talleyrand fit observer à Gouverneur Morris que La Fayette n'avait pas de plan arrêté[2]. De son côté, le comte de La Marck visitait La Fayette, le 4 novembre, et, après une conférence de deux heures, fixait un rendez-vous, auquel Mirabeau se rendit le soir[3]. Celui-ci rendit compte à La Marck, le 5 novembre, de sa conversation avec le général : Vous avez vu l'homme tel qu'il est, également incapable de manquer de foi et de tenir parole ad tempus ; d'ailleurs impuissant, à moins d'une explosion, où il pourrait et à un certain point voudrait tout. D'abord il parlait peu. Puis, quand je lui ai montré que j'en savais au moins autant que lui, il s'est hâté de tout dire. — Très net, et même délicat sur les besoins et la nécessité de parer aux éclats. J'ai consenti sous ce rapport. — Tout à cet égard offert, et facile et sans bornes. On veut faire promettre par écrit une ambassade. — Souvenez-vous que non, non, non ; c'est donner et refuser, je ne m'en départirai pas[4]. Le 6 novembre, Mirabeau insistait de nouveau auprès du comte de La Marck : Avant-hier, il était furieux contre les ministres ; hier, il n'était pas rentré à minuit. Les ministres avaient eu un comité chez lui. Il est impossible d'être plus complètement joué qu'il ne l'est. Vous le voyez ce matin... Dites-lui que maintenant il ne lui reste de ressource qu'un ministère de première force, et où il ne se glisse pas la moindre tolérance ; qu'il faut que ce ministère reçoive la commotion du renvoi de Necker ; que si je lui en présente un, dont il alloue les talents et la consistance, et qui prenne cet engagement, il doit me donner carte blanche pour la composition ; que c'est dès lundi que le ministère n'aura pas un écu, et dès mercredi que l'explosion commencera ; que pouvant, grâce à ma fidélité individuelle, se donner le mérite de la présentation d'un tel ministère, il faut qu'il se garde d'oublier qu'au jour de la bagarre ce ministère pourrait bien arriver sans lui, etc., etc. Toutes ces intrigues furent déjouées, le 7 novembre, par un décret de l'Assemblée nationale qui interdit à ses membres d'entrer dans un ministère. Le comte de La Marck déclara que l'archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé, garde des sceaux, qui négociait avec les cieux rivaux, les avait roulés et avait opposé à leur ambition une difficulté dangereuse. Il écrivait, le 10 novembre. à Mirabeau Que faut-il faire ? C'est à vous, mon cher comte, à indiquer le plan de campagne. J'entreprends d'animer La Fayette, de l'effrayer par la perte totale de sa gloire, de lui donner toute confiance en vous... Il est bien certain que, si La Fayette est indécis et perd encore du temps, il deviendra à rien[5]. Les relations entre La Fayette et Mirabeau devinrent moins fréquentes, mais le général n'en était que plus circonvenu d'autre part. Son cousin. le lieutenant général marquis de Bouillé, qui avait été un des témoins de son mariage, était dans son commandement de Metz, d'où il suivait avec anxiété les progrès de la Révolution. Royaliste convaincu, il désapprouvait les idées nouvelles et blâmait son cousin de les avoir embrassées. Toutefois, considérant que le duc d'Orléans et La Fayette tenaient dans leurs mains la destinée de la France, il répondit à des avances faites par le marquis Achille du Chastenet, espérant que le général lui manderait ses intentions[6]. Il écrivit même à celui-ci. qui lui répondit, le il novembre, et lui conseilla de se rallier à la Constitution et de servir ainsi la chose publique. La Fayette terminait sa lettre par ces considérations : Quant à moi, que les circonstances et la confiance du peuple ont placé dans un degré de responsabilité fort supérieur à mes talents, je crois avoir démontré que je haïssais la faction, autant que j'aime la liberté, et j'attends impatiemment l'époque où je pourrai démontrer aussi que nulle vue d'intérêt personnel n'a jamais approché de mon cœur[7]. La correspondance s'en tint là pour le moment. Achille du Chastellet répondit au marquis de Bouillé, le 20 novembre 1789, et traça le portrait suivant de La Fayette : Il m'a paru un homme dévoré du désir de mettre son nom à la tête de la révolution de ce pays-ci, comme Washington a mis le sien à la tête de celle de l'Amérique, mais ne voulant employer que des moyens honnêtes, ayant une grande présence d'esprit, une tête très froide, de l'activité, quoiqu'un choix assez médiocre dans son emploi, beaucoup d'adresse à profiter des circonstances, quoique manquant du génie qui les crée, au total un homme honnête et de mérite, quoique ce ne soit pas un grand homme[8]. La Fayette ne négligeait pas ses devoirs de commandant général. Il correspondait avec Bailly[9] et, sur les demandes du maire, augmentait les patrouilles qui parcouraient Paris jour et nuit[10], faisait établir des corps de garde pour la sûreté de Chaillot et des Champs-Elysées[11], et se plaignait de ce que l'extinction des réverbères ne lui permettait pas d'assurer la sûreté de la capitale[12]. Il se tenait également en relations constantes avec l'assemblée des représentants, qui lui soumettait journellement des questions à résoudre[13]. Le 16 novembre 1789, il fit proroger dans ses fonctions de major général Gouvion, qui n'avait pris d'engagement que pour trois mois[14]. Le 24, il annonça qu'il avait fait mettre sur le Pont-Neuf, près de la statue de Henri IV, des canons de signaux, destinés, en cas de danger, à avertir les différents postes de la garde nationale, et il reçut à ce sujet les félicitations de l'assemblée des représentants[15]. Il n'oubliait pas non plus les gardes nationales des départements, qui lui envoyaient des protestations de dévouement. Le 8 novembre, il répondit à un citoyen de la garde nationale strasbourgeoise[16] : L'attachement de vos compatriotes au nom français, Monsieur, ne peut être mieux exprimé que dans un moment où ce nom devient le gage de la liberté et du bonheur. C'est en vain que les préjugés, l'égoïsme ou l'ambition tenteraient de tromper le peuple sur ses droits imprescriptibles et sur ses vrais intérêts ; ils seront à jamais consacrés dans cette constitution, dont ; les représentants de la nation s'occupent sans relâche avec le meilleur des rois. Il n'est aucune circonstance qui n'ait contribué à resserrer cette union intime de la nation et de son chef, et à nous rendre plus cher le restaurateur de la liberté française[17]. Le 16 novembre 1789, Paoli écrivit de Londres à La Fayette pour lui demander d'arracher la Corse au despotisme militaire : A vos yeux, la prétention des Corses à la liberté doit avoir un mérite supérieur à celle des Américains. Dans ce siècle d'oppression, la Corse fut la première à lever l'étendard de la liberté contre la tyrannie. Je n'en dirai pas davantage à un homme qui a vos principes et vos sentiments ; mais la reconnaissance de mes compatriotes sera éternelle comme la renommée qui portera votre nom glorieux à la dernière postérité[18]. Mirabeau fit une nouvelle tentative auprès de La Fayette. Le ter décembre 1789, il protesta de sa fidélité et de son dévouement à sa personne et l'assura qu'il n'avait pas d'autres liaisons politiques et que son langage n'avait pas changé : Eh ! dans quel temps ne vous ai-je pas dit que l'étourdissement de votre position et la fatalité de votre indécision personnelle vous aveuglaient sur l'impossibilité de rendre permanent un état de choses que le succès seul peut absoudre ? Dans quel temps, en rendant hommage à vos qualités, ne vous ai-je pas déclaré que votre goût pour les hommes médiocres et votre faiblesse pour vos goûts feraient avorter la plus belle destinée et compromettraient, en vous perdant, la chose publique ?[19] Cette lettre, que le comte de La Marck trouvait forte et capable d'humilier le destinataire[20], refroidit les rapports de La Fayette avec Mirabeau. Le mois de décembre amena la découverte d'un complot contre Necker. Bailly et La Fayette, ourdi par le marquis de Favras. Celui-ci fut arrêté dans la soirée du 24 décembre 1789, conduit à l'Hôtel de Ville et écroué, le 25, à l'Abbaye[21]. Le bruit public attribua à Monsieur, frère du roi, la responsabilité de cette affaire. On colporta un papier accusant formellement le prince d'être à la tête du complot. Monsieur, voulant détourner les soupçons, se rendit à l'assemblée des représentants, le 26 décembre 1789, et protesta qu'il ne connaissait aucunement les projets du marquis de Favras et qu'il repoussait une calomnie atroce répandue contre lui. La Fayette, qui était présent, déclara avoir donné des ordres pour rechercher les coupables, qui se trouvaient actuellement entre les mains du comité des recherches. Cette mystérieuse affaire attira à La Fayette les reproches des royalistes, qui l'accusèrent d'avoir contribué à la condamnation du marquis[22]. Le 29 décembre 1789, La Fayette fut sollicité par son collègue Malouet, un des fondateurs du club des Impartiaux, de se mettre à la tête des hommes modérés, qui veulent la liberté, la paix et la justice pour tout le monde. Il accueillit ces ouvertures et eut une conférence, le 31, chez Rochefoucauld, avec Malouet et ses amis[23]. L'année 1789 se termina par une manifestation de l'assemblée des représentants, qui, le 31 décembre, envoya au maire et au commandant général une députation de douze membres, à l'effet de porter à ces deux illustres chefs les vœux sincères de la Commune et le témoignage des sentiments d'estime et d'admiration dont elle sera toujours pénétrée pour les fondateurs de la liberté. Le soir même, La Fayette vint témoigner aux représentants de la Commune sa reconnaissance et l'assurer de son dévouement respectueux[24]. |
[1] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. I, p. 282. — Gouverneur Morris avait proposé à La Fayette de venir déjeuner chez lui en compagnie de Talleyrand, mais le général avait répondu que s'il dînait ailleurs que chez lui, cela ferait une histoire.
[2] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. I, p. 282 et 283.
[3] Cf. Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. I, p. 415. — Talon continuait aussi ses démarches. Le 5 novembre 1789, il écrivait à La Marck : Je pars pour aller chez La Fayette ; nous allons faire l'impossible pour le déterminer.
[4] Cf. Correspondance, t. Ier, p. 417.
[5] Cf. Correspondance, t. Ier, p. 421.
[6] Cf. Mémoires du marquis de Bouillé, éd. Didot, p. 145 à 148. — Le 10 octobre 1789, le marquis disait de son cousin à Achille du Chastellet : Je ne connais pas ses principes, mais qu'il me les fasse connaître, et, s'ils sont tels que vous nie l'annoncez et tels que je les désire, je me réunirai à lui pour sauver la patrie.
[7] Cf. Mémoires de La Fayette.
[8] Cf. Mémoires du marquis de Bouillé, p. 148 et 149.
[9] Cf. à la Bibliothèque nationale la Correspondance de M. Bailly avec M. de La Fayette, ms. Fr. 11697.
[10] Cf. lettre de Bailly à La Fayette, du 30 octobre 1789, et réponse de celui-ci le 31. (Bibl. nat., Fr. 11697, p. 7 et 8.)
[11] Cf. lettres de Bailly et de La Fayette, des II et 12 décembre 1789. (Bibl. nat., Fr. 11697, p. 14 et 15.)
[12] Cf. dans A. Tuetey, t. III, n° 2521, lettre de La Fayette à Bailly, en date du 19 décembre. — Le 6 décembre 1789, La Fayette donna à MM. Bretelle et Alletz l'autorisation de faire un almanach de la garde nationale, qui parut en février 1790, sous ce titre : Etrennes aux Parisiens patriotes ou almanach militaire national de Paris, contenant les noms, demeures et déco rations patriotiques, de MM. les officiers, bas-officiers, soldats, etc., formant le corps de l'armée parisienne, précédé d'un précis sur sa composition et son organisation, avec le résultat général de ses forces, rédigé sous l'autorisation de M. le marquis de La Fayette et dédié à ce général par MM. Bretelle et Alletz, soldats citoyens. Cet almanach, de format in-12, est orné du portrait de La Fayette.
[13] Les procès-verbaux de l'assemblée des représentants de la Commune de Paris en font foi, mais je n'ai signalé dans cette notice que les faits les plus intéressants ou les plus personnels à La Fayette et j'ai passé sous silence tous ceux qui sont plutôt du domaine de l'histoire municipale ou de celle de la garde nationale.
[14] Cf. Sigismond Lacroix, t. II, p. 636.
[15] Cf. S. Lacroix, t. III, p. 42. — Le comte de Paroy, dans ses Mémoires (p. 144), dit qu'en février 1790 La Fayette fit placer au même lieu un canon de trente-six que Leurs Majestés eurent la douleur de voir braqué contre les Tuileries.
[16] Cf. Lettre de M. le marquis de La Fayette, commandant général de la garde nationale parisienne. à M...., de la garde nationale strasbourgeoise, datée de Paris le 8 novembre 1789 ; Strasbourg. impr. de Le Roux, 1789, in-4° de 8 pages. (Bibl. nat., LK2 25814.)
[17] Le 29 novembre 1789, le comité de la garde nationale strasbourgeoise répondit à La Fayette.
[18] Cf. Mémoires de La Fayette. — La Fayette répondit à Paoli le 11 décembre 1789.
[19] Cf. Correspondance entre Mirabeau el La Marck, t. I, p. 423 à 425.
[20] Cf. lettre de La Marck à Mirabeau, en date du 1er décembre 1789. (Correspondance, t. I, p. 426.)
[21] Cf. S. Lacroix, t. III, p. 283 à 285. — Gouverneur Morris raconte dans son Mémorial, t. I, p. 286, que, le 27 décembre 1789, il dîna chez La Fayette et que celui-ci le conduisit, après le repas, dans son cabinet avec Short et dit que depuis longtemps il avait connaissance d'un complot, qu'il l'a suivi à la trace, qu'il a enfin arrêté M. de Favras ; qu'on a trouvé sur lui une lettre de Monsieur, laquelle semblerait prouver que Monsieur n'y était que trop impliqué ; qu'il s'était rendu, muni de cette lettre, chez Monsieur, et la lui avait remise en lui disant qu'elle n'était connue que de lui et de M. Bailly ; qu'en conséquence Monsieur ne serait point compromis ; que Monsieur avait été enchanté de cette assurance ; que cependant, hier matin, il avait envoyé chercher La Fayette, et qu'entouré de ses courtisans, il avait parlé en termes très hauts d'une note que l'on avait fait circuler la veille dans la soirée, dans laquelle on l'accusait d'être à la tête d'une conspiration.
[22] Cf. Mémoires du comte de Paroy, éd. Charavay, p. 242 et 143, et notice du comte d'Espinchal dans la Revue rétrospective, de Paul Cottin, année 1894, p. 300. — La Fayette a protesté contre ces accusations dans ses Mémoires. Le marquis de Favras fut pendu le 17 février 1790. Sa veuve et son fils furent présentés quelques jours plus tard à la reine, qui leur fit donner cent louis. (Cf. Paroy, p. 144.)
[23] Cf. Challamel, Les clubs contre-révolutionnaires, p. 98 à 106. — La Rochefoucauld protesta, en mars 1790, contre le manifeste du club des Impartiaux.
[24] Cf. S. Lacroix, t. III, p. 321 et 328.