XI La Fayette fait décider la délivrance d'un diplôme aux gardes françaises (4 août 1789). — II sauve le marquis de La Salle. — Il revêt pour la première fois l'uniforme national (9 août). — Le jour de la Saint-Louis, il va présenter ses hommages au roi. — Il refuse le traitement de 120.000 livres que lui offre l'assemblée des représentants. — Il assiste, dans Notre-Dame, à la bénédiction des drapeaux de la garde nationale (27 septembre). — Réunions chez Jefferson avec Du Port, Barnave, Mounier, etc. — Journées des 5 et 6 octobre. — La Fayette suit la foule à Versailles et parvient à sauvegarder l'Assemblée nationale et la famille royale. — Il ramène Louis XVI à Paris et reçoit ses remerciements. — Il force le duc d'Orléans à partir pour l'Angleterre. — Lettre de La Fayette au duc. — Il va présenter au roi les témoignages de respect et d'amour de la ville de Paris (9 octobre). — Il reçoit le commandement des troupes placées à quinze lieues à la ronde (10 octobre). — Il réclame la réforme de la procédure criminelle. — Antipathie réciproque de La Fayette et de Mirabeau. — Intrigues du comte de La Marck pour amener une alliance entre les deux rivaux. — La Fayette parle à Mirabeau de la nécessité d'un changement de ministère et il est blâmé par Gouverneur Morris de rechercher une telle collaboration. — Entrevue avec Mirabeau. — Les relations entre eux deviennent presque quotidiennes. — Mirabeau refuse l'ambassade de Constantinople. — Eloge de La Fayette par Mirabeau à l'Assemblée nationale, le 19 octobre, et lettre de protestations d'amitié et d'estime. — Conférences pour la formation d'un nouveau ministère. — La Fayette fait poursuivre les gardes nationaux qui ont laissé pendre le boulanger François (22 octobre). — Lettre à Mounier. — Propositions faites à Mirabeau. — Plan de ministère tracé par Mirabeau. — Part réservée à La Fayette. — Médaille gravée par Duvivier. — Lettre de Washington (14 octobre).La Fayette déployait une activité extraordinaire. Tout était à organiser ; il fallait veiller à la sûreté de la capitale et correspondre avec le maire, assister de temps à autre aux séances de l'assemblée des représentants et répondre à tous les quémandeurs et donneurs d'avis, qui l'assiégeaient, soit à la maison commune, soit dans son hôtel de la rue de Bourbon. Le 4 août, La Fayette fit décider par l'assemblée des représentants que le maire et le commandant général délivreraient à chaque soldat des gardes françaises, au nom de la ville de Paris, un certificat d'estime et de reconnaissance pour sa bonne conduite dans la Révolution[1]. Le 5, il obtint la fixation de la solde des gardes françaises[2]. Le 6, au soir, il dut tenir tête à une foule qui réclamait la tête du marquis Adrien-Nicolas de la Salle, coupable d'avoir signé l'ordre de transporter dix milliers de poudre hors de Paris[3]. Le même jour, il manda à Bailly que les places d'officiers dans la garde nationale dépendaient uniquement des citoyens[4]. Le 8 au soir, il procéda à l'interrogatoire d'un sieur Crettet, qui déclarait savoir la retraite du prince de Conti, et la séance ne se termina qu'à cieux heures du matin[5]. Le dimanche 9, il assista, dans l'église Saint-Nicolas-des-Champs, à la bénédiction du drapeau du bataillon du district et il revêtit pour la première fois l'uniforme national[6]. Le 12, il désigna les membres de son état-major[7] et son choix fut ratifié, le lendemain, par l'assemblée des représentants[8]. Le 13, il se rendit, avec sa femme, à la bénédiction du drapeau du district des Cordeliers, et des couplets furent composés sur cette cérémonie[9]. Le 14 août, il présenta comme quartier-maître général Jean-Charles Chadelas[10]. Le 15 il visita l'atelier de charité de Montmartre et réussit à apaiser les ouvriers. Il jouissait d'une telle considération qu'on poursuivit plusieurs personnes convaincues d'avoir tenu des propos injurieux sur le compte du commandant général[11]. Le 17 août 1789, les ingénieurs chargés de la démolition de la Bastille vinrent présenter à La Fayette cinq boulets que les ouvriers avaient trouvés encastrés dans les pierres d'une des tours de la forteresse et qui provenaient de l'époque de la Fronde[12]. Le 23, le général décida l'assemblée des représentants à se charger de l'armement et de l'équipement de la garde nationale[13]. Le 25, jour de la Saint-Louis, il se rendit avec Bailly à Versailles pour présenter leurs compliments au roi ; tous deux furent acclamés par la population et très bien accueillis par Louis XVI et par la reine. La Fayette alla voir le dîner que la garde nationale de Versailles donnait à celle de Paris et il refusa le commandement général que les Versaillais voulaient lui conférer[14]. Le 7 septembre, il déclina l'offre que lui faisait l'assemblée des représentants d'un traitement de 120.000 livres : Ma fortune, écrivait-il, suffit à l'état que je tiens, et mon temps ne suffirait pas à plus de représentation[15]. Le 8, il exposa à l'assemblée des représentants son projet d'organisation des compagnies soldées et il l'incita à demander à l'Assemblée nationale de réformer la procédure criminelle et de prendre, en attendant, des mesures provisoires[16]. Le dimanche 27 septembre 1789, La Fayette et Bailly assistèrent, dans l'église Notre-Darne, à la bénédiction des drapeaux de la garde nationale et furent très applaudis[17]. Le soir, ils dînèrent chez l'archevêque de Paris[18]. Les occupations de La Fayette allant toujours croissant, il se faisait souvent suppléer par Gouvion auprès de l'assemblée des représentants. Ses devoirs de législateur le réclamaient. La discussion de la Constitution le forçait à avoir de fréquentes entrevues avec ses amis politiques. C'est chez le ministre des Etats-Unis, Thomas Jefferson, que La Fayette se rencontrait, en septembre 1789, avec les députés Du Port, Barnave, Alexandre Lameth, le marquis de Blacons, Mounier, La Tour-Maubourg et le comte d'Agoult. De quatre à dix heures du soir ; on raisonnait, on parlait, on se disputait, et Jefferson assure qu'il entendit des discours dignes d'être mis en parallèle avec les plus beaux dialogues de l'antiquité[19]. Le principal résultat de ces tournois oratoires fut d'accorder au roi le droit de veto. Une sourde agitation se faisait jour dans le peuple, qui trouvait que les États généraux n'agissaient pas avec la célérité désirable. Dès le 17 septembre 1789, La Fayette, se trouvant chez Jefferson avec Gouverneur Morris, vers les quatre heures et demie du soir, disait qu'une partie des gardes nationaux avaient l'intention de se rendre le lendemain à Versailles pour presser les décisions de l'Assemblée. Gouverneur Morris lui ayant demandé si ses soldats lui obéiraient, le commandant lui répondit que ceux-ci ne voulaient pas monter la garde quand il pleuvait, mais qu'ils iraient volontiers au combat avec lui[20]. Le mouvement fut conjuré, mais les menées contre-révolutionnaires et les provocations intéressées aidant, le lundi 5 octobre 1789, au matin, le tocsin appela le peuple aux armes et une foule d'hommes et de femmes, armés de piques, se porta sur l'Hôtel de Ville et l'envahit. On parvint à chasser les assaillants, qui se répandirent sur la place de Grève et sur les quais, en poussant le cri : A Versailles ! La Fayette accourut et il essaya de calmer les citoyens et de leur interdire d'aller à Versailles ; mais son éloquence et ses raisonnements n'eurent cette fois aucun succès. Au lieu de mener, il suivit[21]. C'est ainsi qu'il accompagna les manifestants, mais en ayant soin de se faire escorter de plusieurs bataillons. A Versailles, il prit ses dispositions pour dégager l'Assemblée nationale envahie et le roi et sa famille menacés. Il pénétra dans le château, avec deux commissaires de la commune. Voilà Cromwell ! s'écria un homme. Monsieur, répondit La Fayette, Cromwell ne serait pas entré seul. L'ordre fut rétabli[22], et La Fayette put aller prendre quelque repos à l'hôtel de Noailles. Le 6 octobre, sur les six heures du matin. la populace força les grilles du château, mais la garde nationale la repoussa et occupa les appartements. Le général se rendit aussitôt auprès de la famille royale ; du haut du balcon, il harangua la foule et annonça que le roi allait partir pour Paris. Sur ses conseils la reine se montra au balcon, et La Fayette lui baisa la main, aux vivats de la multitude. Il amena un garde du corps, lui donna sa cocarde et fit applaudir cette troupe, qu'on voulait égorger[23]. Puis Louis XVI monta en voiture avec sa famille, et le commandant général fit route auprès de la portière jusqu'à l'Hôtel de Ville et ensuite aux Tuileries. Là, il reçut les remerciements du roi et des siens. Je vous dois plus que la vie, dit Madame Adélaïde, je vous dois celle du roi de mon pauvre neveu. Mme Elisabeth lui serra la main[24]. Dans ces journées des 5 et 6 octobre 1789, qui ont eu des narrateurs si divers d'opinions et de jugements[25], La Fayette vit d'abord ses ordres méconnus, mais il ressaisit bientôt son autorité et c'est grâce à elle que de plus grands excès furent évités. Sa popularité, un instant obscurcie, restait entière, et, s'il avait voulu jouer le rôle de Cromwell, comme on le prétendait, cela ne lui eût pas été difficile. Il se contenta de faire éloigner un de ceux dont les intrigues lui paraissaient le plus funestes à la chose publique. Depuis longtemps, La Fayette était en froid avec le duc d'Orléans, qui, au temps du retour d'Amérique, l'avait jalousé et dénigré. Lei octobre, il eut une entrevue avec ce prince chez la marquise de Coigny, rue Saint-Nicaise, et il exigea que celui-ci partit pour Londres, sous le prétexte de remplir une mission. Le duc promit, mais il se ravisa, sur les conseils de Mirabeau, qui déclara que le duc d'Orléans ne devait pas se soumettre à La Fayette, qui prenait des airs de maire du palais[26]. Le général demanda, le vendredi 9 octobre, une seconde entrevue au prince par la lettre suivante, qui porte pour adresse : A son Altesse Sérénissime Monseigneur le duc d'Orléans, et dont le ton est des plus respectueux[27] : Si Monseigneur avait la bonté de me donner des ordres sur l'heure à laquelle je pourrais avoir l'honneur de le voir, ou s'il lui convenait de faire demain, dans l'après-dîner, une visite à Madame de Coigny, j'en profiterais pour lui dire quelques mots qui peuvent l'intéresser. LA FAYETTE. Ce vendredi. L'entrevue eut lieu ; La Fayette présenta le prince au roi et le duc d'Orléans quitta Paris le 14 octobre 1789[28]. Ces graves préoccupations ne l'empêchaient pas de remplir avec exactitude ses fonctions militaires. Le 9 octobre, La Fayette se joignit au maire et à la députation de l'assemblée des représentants, qui allèrent porter au Roi les témoignages de respect, d'amour et de reconnaissance de la ville de Paris, puis il annonça à ladite assemblée que l'Assemblée nationale viendrait tenir ses séances à Paris et présenta l'état de l'état-major et des officiers de la cavalerie nationale parisienne, tel qu'il avait été dressé par le Comité militaire[29]. Le 10, le roi lui confia le commandement des troupes placées dans les environs de Paris, à quinze lieues à la ronde, ce qui lui conférait les pouvoirs d'un gouverneur militaire de la généralité de Paris. Le 12 octobre, La Fayette pressa l'assemblée des représentants d'envoyer une adresse aux provinces sur le retour du roi à Paris, déclara que le service du roi nécessiterait l'augmentation des escadrons et des bataillons de la garde nationale et annonça que le roi avait fait choix de Mathieu Dumas comme aide maréchal général des logis de l'armée[30]. Le 14, il fit nommer des commissaires pour engager le lieutenant criminel et les conseillers au Châtelet à se hâter d'entamer les procédures d'après le décret de l'Assemblée nationale sur la réforme de la procédure criminelle, rendu le 9 octobre[31]. Le départ forcé du duc d'Orléans avait excité les soupçons de Mirabeau, qui avait quelque peu malmené La Fayette dans ses propos. Mirabeau n'avait qu'une médiocre idée de la valeur intellectuelle de La Fayette ; il ne lui jugeait pas l'étoffe d'un homme d'État, mais il savait qu'il fallait compter avec sa popularité et avec l'estime publique dont il jouissait[32]. De son côté, La Fayette ne méconnaissait pas les talents de Mirabeau, mais il n'avait aucune estime pour son caractère ni pour sa moralité[33]. La révolution, dont ils avaient été les artisans, les mettait aux prises, et une antipathie réciproque en faisait des adversaires, alors que des intérêts communs leur imposaient une alliance. Au mois d'octobre i 789, la question brûlante était le remplacement du ministère. La Fayette semblait désigné pour cette tâche, mais il rencontrait un rival en Mirabeau, qui voulait être ministre, Des intrigues se nouèrent entre les partisans de ces deux hommes pour les rapprocher et concilier les intérêts opposés. Le comte de La Marck s'y employa avec habileté, clans la vue de servir les intérêts de la monarchie. La Fayette, au lendemain des journées des 5 et 6 octobre, s'entretint avec Mirabeau de la nécessité d'un changement d'administration. Le 8 octobre, Gouverneur Morris l'apprit de la bouche même de La Fayette et il témoigna sa désapprobation d'une telle collaboration[34]. Il s'ingénia à l'empêcher et prodigua ses conseils au général, qui les écoutait avec froideur et cherchait à éviter toute explication. Le 11 octobre, il lui assura que Malesherbes n'accepterait pas d'entrer dans le ministère et que La Rochefoucauld, auquel il songeait pour l'intérieur, n'avait pas les talents requis pour ces fonctions[35]. Le 16, il lui dit sans ambages que la constitution présentée ne pouvait convenir à ce pays, que l'autorité de La Fayette s'écroulerait petit à petit et qu'il tomberait, étonné lui-même de sa chute. A cette prophétie, dont la dernière partie devait se réaliser. il ajoutait : Si vous entrez dans le ministère avec Mirabeau, ou à peu près en même temps, chaque Français honnête se demandera la cause de ce qu'il appellera une monstrueuse coalition. Il y a dans ce monde des hommes propres à certains emplois, mais auxquels on ne doit pas en confier certains autres. La vertu sera toujours souillée par une alliance avec le vice, et la liberté rougira de honte à son entrée dans le monde, si c'est une main polluée qui la conduit[36]. Devant de telles objurgations, La Fayette devait hésiter à s'assurer la collaboration de Mirabeau. Toutefois, il se laissait prendre aux intrigues du comte de La Marck et il acceptait une entrevue avec son rival à Passy, chez la comtesse d'Aragon, nièce de Mirabeau[37]. Dès lors, leurs relations devinrent fréquentes et presque quotidiennes. Orner Talon, lieutenant civil au Châtelet, et Huguet de Sémonville, conseiller au Parlement. tous deux députés suppléants à l'Assemblée nationale, jouaient un rôle actif dans les négociations. Le 17 octobre 1789. Mirabeau écrivait à La Marck : L'affaire est chaude, et La Fayette décidé autant qu'il peut l'être à lui seul. II me mène ce matin chez le Montmorin... Il faut décider La Fayette, effrayé des subsistances et inquiet des provinces[38]. Mirabeau ayant conféré avec La Fayette, disait : J'ai vu longtemps le petit et le sous grand homme[39]. De son côté le comte de La Marck discutait avec le général les bases de l'alliance entre les deux rivaux. Mirabeau avait des besoins pressants d'argent et des ambitions. La Fayette offrait 50.000 francs et l'ambassade de Constantinople. La Marck, au nom de son ami, accepta l'argent et refusa l'ambassade[40]. Ce n'était pas sur les rives du Bosphore que Mirabeau voulait exercer son génie. Toutefois, il ne manquait pas l'occasion de flatter son futur allié. Le lundi 19 octobre, à la première séance tenue par l'Assemblée nationale à Paris, dans une salle de l'archevêché, Bailly et La Fayette vinrent apporter les hommages de la Commune et de la garde nationale. Mirabeau prononça alors un éloge pompeux des services rendus par ces deux citoyens et fit voter des remerciements au maire et au commandant général. La Fayette répondit : Excusez, Messieurs, l'émotion que j'éprouve ; elle est un gage certain de ma profonde reconnaissance. Il m'est bien glorieux d'avoir mérité l'estime de l'Assemblée nationale, sous les ordres du chef qui a dirigé mes travaux. Je saisis cette occasion de rendre à la garde nationale la justice qu'elle a toujours usé de sa force d'une manière digne des motifs qui lui ont fait prendre les armes[41]. Le même jour, 19 octobre, Mirabeau écrivait à La Fayette : Quoi qu'il arrive, je serai vôtre jusqu'à la fin, parce que vos grandes qualités m'ont fortement attiré, et qu'il m'est impossible de cesser de prendre un intérêt très vif à une destinée si belle et si étroitement liée à la révolution qui conduit la nation à la liberté[42]. Il traitait, dans cette même lettre, Necker de méprisable
charlatan et déclarait qu'il allait mettre la nation à même de juger si le
ministère actuel était propre à sauver l'État. La Fayette lui répondit qu'ils
dîneraient ensemble et s'entretiendraient de toutes ces questions : Ne croyez pas, ajoutait-il, que j'évite aucune responsabilité, et comme le déshonneur n'entre pas
dans mes calculs, je ne considère d'alternative que la révolution ou ma tête[43]. Le 20, au soir,
Mirabeau alla voir La Fayette et celui-ci l'emmena dans son carrosse au
contrôle général. Pendant la route, ils eurent une explication très vive.
Mirabeau rejeta avec fierté toute proposition d'argent, bien qu'au fond ce fût,
comme il l'avouait, le point critique de l'affaire[44]. Le 21, dans une
nouvelle conférence, on agita la question du traitement et la promesse d'une
grande ambassade[45]. Je mène une vie de cheval, écrivait Mirabeau à La
Marck, le 22 octobre ; La Fayette me prend la moitié
de mes nuits[46]. Le même jour,
le général et Mirabeau eurent un entretien[47], malgré
l'assassinat du boulanger François, qui força La Fayette à faire une démarche
auprès de l'assemblée des représentants pour annoncer qu'un conseil de guerre
allait juger la conduite des gardes nationaux coupables de n'avoir pas su
protéger ce malheureux[48]. La Fayette, au milieu de toutes ces intrigues, gardait son sang-froid et envisageait avec courage sa responsabilité. Le 23 octobre 1739, il écrivit à Mounier, qui était retourné en Dauphiné : Quant à moi, je suis étonné de mon immense responsabilité, mais elle ne me décourage pas. Voué d'affection et de devoir à la cause du peuple, je combattrai avec une égale ardeur l'aristocratie, le despotisme et la faction. Je connais les fautes de l'Assemblée nationale ; mais il me paraît bien plus dangereux et il serait vraiment coupable de la discréditer. Je hais la trop grande influence d'un seul ; mais je suis bien plus pénétré que vous ne croyez de la nécessité de remonter le pouvoir exécutif... Ne vous laissez pas aller au découragement et à l'humeur et, si je péris dans mes efforts pour sauver la patrie, que je ne puisse pas du moins porter nies derniers reproches sur l'abandon de ceux dont la réunion nous sauverait et dont l'opposition pourra tout perdre[49]. Le 26 octobre, Mirabeau écrivait à La Marck qu'on lui proposait l'ambassade de Hollande ou d'Angleterre, non pour y aller, mais pour justifier le suprême honneur de serrer dans ma poche un bon du roi, qui m'assure d'être ministre au mois de mai[50]. Et il ajoutait : C'est M. de Montmorin qui a porté à La Fayette cette pompeuse proposition. Celui-ci ne parle que ce matin à la reine, mais, à vrai dire, il m'a paru moins décidé que jamais sous la fatalité de son indécision[51]. La Marck lui répondit le même jour : La Fayette vous remettra 50.000 francs et vous montrera un projet de lettre du roi. Acceptez tout cela[52]. Mirabeau dressait un plan de ministère, où il conservait
Necker, parce qu'il faut le rendre aussi impuissant
qu'il est incapable, et cependant conserver sa popularité au roi, et
où il faisait entrer lui-même, au conseil du roi,
sans département, l'archevêque de Bordeaux, le duc de Liancourt, le
duc de La Rochefoucauld, le comte de La Marck, l'évêque d'Autun, le comte de
Ségur. Il ajoutait : La Fayette au conseil, maréchal
de France. Généralissime à terme pour refaire l'armée[53]. Dans une autre
note, il marquait dans le ministère la part de La Fayette et la part de la
reine. Les départements de la justice, des affaires étrangères, des finances et
de la marine étaient attribués au général et celui de la guerre à la reine[54]. Le 29 octobre, La Fayette écrivait à Mirabeau : Confiance réciproque et amitié : voilà ce que je donne et espère[55]. L'alliance paraissait faite, grâce aux efforts de La Marck, de Sémonville et de Talon, qui le pressaient constamment de prendre un parti[56], et qui sentaient plus vivement que jamais l'urgence d'unir les deux forces maîtresses de la Révolution, au profit de la monarchie chancelante. Ce même jour, 29 octobre, Benjamin Duvivier offrit à l'assemblée des représentants de graver gratuitement une médaille reproduisant le portrait de La Fayette et l'assemblée agréa cet hommage[57]. Ainsi se terminait, pour le général, le mois d'octobre 1789. Tant de préoccupations lui avaient fait négliger sa correspondance avec Washington, qui, de son côté, avait été absorbé par les premiers travaux de sa présidence[58]. Pendant que La Fayette se débattait au milieu des intrigues politiques, Washington lui écrivait, de New-York, le 14 octobre 1789[59] : C'est la première fois que je vous écris depuis que je suis à cette place, et je n'ai pas reçu une ligne de vous dans le même espace de temps. C'est un long intervalle de silence entre deux personnes dont les habitudes de correspondance se sont soutenues sans interruption, comme les nôtres ; mais les nouvelles et difficiles affaires dans lesquelles nous avons été tous les deux récemment engagés sont notre mutuelle excuse. La révolution, qui a pris place avec vous, est si grande et d'une nature si importante, que nous ne pouvons guère nous faire une idée à son sujet. Cependant, nous espérons et nous désirons ardemment que ses conséquences soient une épreuve heureuse pour une nation aux destinées de laquelle nous avons tant de raisons de nous intéresser, et que son influence puisse être ressentie avec plaisir par les générations futures. |
[1] Cf. S. Lacroix, t. I, p. 87. — La Fayette, retenu à Paris, n'assista pas à la mémorable nuit du 4 août, mais il applaudit à la destruction des privilèges. (Cf. Mémoires.)
[2] Cf. S. Lacroix, t. I, p. 101.
[3] Cf. S. Lacroix, t. I, p. 112.
[4] Cf. A. Tuetey, t. II, n° 3628.
[5] Cf. S. Lacroix, t. I, p. 138 à 148.
[6] Cf. Mémoires de Bailly, t. II, p. 242.
[7] Cf. la lettre de La Fayette dans S. Lacroix, t. I, p. 188. — L'état-major se trouva ainsi composé : Major général : Jean-Baptiste Gouvion, son ancien compagnon d'armes en Amérique ; — Aides-majors généraux : 1° Pierre-Auguste de Lajard, capitaine ; — 2° Jacques Souet d'Ermigny, capitaine ; — 3° Louis-Ange de la Colombe, son ancien aide de camp en Amérique ; Secrétaire général : Poirey.
[8] Gouvion déclara, le 23 août 1789, dans une circulaire aux districts, que, nommé major général de la garde nationale par les représentants de la Commune, il n'acceptait ces fonctions que pour trois mois et renonçait durant ce temps aux appointements de sa place. (Cf. catalogue révolutionnaire Jacques Charavay, n° 251.)
[9] Cf. le texte des couplets aux Pièces justificatives, n° XVI.
[10] Cf. S. Lacroix, t. I, p. 227 et 246.
[11] Cf. A. Tuetey, t. I, n° 883, 898, 911 et 937.
[12] Cf. Journal de Paris, du 26 août 1789. — Ces boulets étaient conservés au château de Chavaniac. (Cf. H. Mosnier, p. 5.)
[13] Cf. Mémoires de Bailly, t. II, p. 296, et S. Lacroix, t. II, p. 318.
[14] Cf. Mémoires de Bailly, t. II, p. 303. — Cf. dans S. Lacroix, t. I, p. 322, la composition du détachement qui se rendit à Versailles.
[15] Cf. S. Lacroix, t. I, p. 500.
[16] Cf. Mémoires de Bailly, t. II, p. 360 et suiv., et S. Lacroix, t. I, p. 339. — L'Assemblée nationale rendit, en effet, le 9 octobre, un décret provisoire.
[17] La Fayette et Bailly avaient, le 24 septembre, désigné l'abbé Fauchet pour faire le discours de la bénédiction des drapeaux. Ce discours fut publié sous ce titre : Troisième discours sur la liberté française, prononcé le dimanche 27 septembre 1789, dans l'église Notre-Dame, pour la bénédiction générale de tous les drapeaux de la garde nationale parisienne, M. l'archevêque de Paris, officiant, en présence de M. Bailly, de M. de La Fayette, commandant général, de MM. les députés de Paris à l'Assemblée nationale, de MM. les représentants de la Commune et de MM. les députés de tous les districts de Paris, par M. l'abbé Fauchet, l'un des représentants de la Commune et l'un des membres du comité de police de l'Hôtel de Ville, prédicateur ordinaire du roi, vicaire général de Bourges, abbé commendataire de Montfort. — Cf. S. Lacroix. t. II, p. 89.
[18] Cf. Mémoires de Bailly, t. II, p. 393 à 395.
[19] Thomas Jefferson écrivit à ce sujet
dans son Autobiography : The discussions began
at the hour of four, and were continued tilt ten o'clock in the evening ;
during which time, 1 was a silent witness to a c00lness and candor of argument,
unusual in the conf1icts of political opinion, to a logical reasoning, and
chaste eloquence, disfigured by no gaudy tinsel of rhetoric or declamation, and
truly worthy of being placed in parallel with the finest dialogues of
antiquity, as handed to us by Xenophon, by Plato and Cicero. The result was,
that the king should have a suspensive veto on the laws, that the legislature
should be composed of a single body only, and that to be chosen by the people.
(Cf. The writings of Thomas Jefferson ; 1853, 9 vol. in-8°, t. I, p.
104.)
[20] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. I, p. 266.
[21] C'est ce qu'un caricaturiste du temps exprima dans une vignette qui fait partie de ma collection révolutionnaire et qui est reproduite ici.
[22] Le 5 octobre, La Fayette alla du château à l'hôtel des gardes du corps, menacé par la foule, dans la voiture du comte de La Marck. Celle-ci fut bientôt arrêtée par des gens armés de piques. Le général se mit alors à la portière, se fit reconnaitre et dit : Mes enfants, que voulez-vous ? — Nous voulons les têtes des gardes du corps. — Mais, pourquoi ? — Ils ont insulté la cocarde nationale ; ils ont marché dessus ; il faut les en punir. — Je vous le dis encore : restez tranquilles, fiez-vous à moi ; tout va bien. Sur ces paroles, et après une distribution de trois écus, les cris cessèrent et la voiture passa. (Cf. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck, t. I, p. 117.)
[23] La Fayette sauva plusieurs gardes du corps. Ceux-là lui rendirent pleine justice. Dans une lettre écrite, le 16 février 1790, Bérard, brigadier de la compagnie de Noailles, déclara que lui et ses camarades étaient entourés par une foule furieuse, qui voulait les tuer, quand La Fayette intervint. Dans cette cruelle incertitude, M. de La Fayette est heureusement arrivé. Il nous a sauvés en disant au peuple qu'il avait donné sa parole sacrée au roi, qu'aucune insulte ne nous serait faite. Il appelle auprès de lui les troupes nationales et leur dit qu'il les chargeait du serment qu'il avait fait à Sa Majesté. Les soldats ont juré de s'y conformer et de veiller à notre sûreté. Ensuite. M. de La Fayette s'est adressé à nous en nous disant de prêter le serment à la nation et au roi, comme toutes les troupes, ce que nous avons fait. (Cf. Lettres et récits des gardes du corps du roi sur les événements des 5 et 6 octobre 1789, ms. de 257 pages in-4°, Archives nationales, C 222, n° 160, 157.) — Dans les dépositions faites au Châtelet sur ces fameuses journées, celles du marchand tapissier versaillais Grincourt et du comte de Saint-Aulaire, maréchal de camp, commandant l'escadron des gardes du corps, témoignent aussi en faveur de La Fayette. (Cf. Moniteur, t. II, p. 537 et 565.)
[24] La Fayette a écrit deux récits de ces journées ; ils ont été publiés dans ses Mémoires.
[25] On ne saurait faire ici l'histoire critique de ces événements. Je me bornerai à citer deux témoignages contradictoires, dus à deux généraux. Mathieu Dumas, qui, comme colonel, préparait, à Versailles, le plan d'organisation de l'armée, assista à tous les épisodes et il assure que La Fayette accomplit ses devoirs de commandant général avec la plus grande activité. (Cf. Souvenirs, t. Ier, p. 460 et 461.) — Paul Thiébault était alors grenadier de la garde nationale et il se rendit à Versailles avec le détachement dont se fit accompagner le commandant général. Il critique avec vivacité la conduite de La Fayette. (Cf. Mémoires, édition Fernand Calmettes, t. I, p. 240 à 250.)
[26] C'est ce que raconte le comte de La Marck (t. Ier, p. 126 et 127), qui prétend que La Fayette voulait se débarrasser du prince, sur le compte duquel il voulait mettre les crimes du 6 octobre, qu'il n'avait su ni prévoir, ni empêcher.
[27] Cette lettre inédite, dont l'original est conservé au musée Carnavalet, m'a été signalée par M. Georges Caïn.
[28] Une brochure, intitulée Domine salvum ac regem, parut le 21 octobre. L'auteur, Peltier, dénonçait le complot qui consistait à faire partir le roi pour Metz et à donner la lieutenance générale du royaume au duc d'Orléans et la mairie de Paris à Mirabeau. Il félicitait La Fayette d'avoir déjoué ces coupables projets. (Cf. Tourneux, t. I, n° 1428.)
[29] Cf. Sigismond Lacroix, t. II, p. 231, 234 et 235.
[30] Cf. Souvenirs de Mathieu Dumas, t. I, p.466, et S. Lacroix, t. II, p. 269.
[31] Cf. S. Lacroix, t. II, p. 292.
[32] Le comte de La Marck dit à ce sujet (t. Ier, p. 128) : Quelque peu de cas que Mirabeau fit personnellement de M. de La Fayette, il ne s'était pas dissimulé cependant que la position que celui-ci s'était faite, la grande popularité dont il avait su s'entourer, ne missent dans l'obligation de compter avec lui. Il chercha plusieurs fois à se rapprocher de lui et à concerter avec lui les moyens de tirer le pays de l'anarchie dans laquelle il s'avançait chaque jour davantage.
[33] La Fayette a dit dans sa notice sur Mirabeau, insérée dans les Mémoires : La Fayette eut des torts avec Mirabeau, dont l'immoralité le choquait ; quelque plaisir qu'il trouvât à sa conversation et malgré beaucoup d'admiration pour de sublimes talents, il ne pouvait s'empocher de lui témoigner une mésestime qui le blessait.
[34] On lit dans le Mémorial de Gouverneur Morris, à la date du 8 octobre 1789 (t. Ier, p. 273) : Je vais chez M. de La Fayette ; il est entouré de monde : il s'établit en conférence avec M. de Clermont-Tonnerre ; Mme de La Fayette, M. de Staël et M. de S.... son ami, sont en comité dans le salon, c'est-à-dire en petit comité ; M. Short en fait partie. Je profite de quelques instants pour dire à La Fayette qu'un changement d'administration nie parait urgent. Il en a déjà parlé à Mirabeau. Tant pis, et je le regrette. Il songe à prendre un ministre dans chaque opinion. Je lui dis qu'il lui faut des hommes de talent et de fermeté, et que, pour ce qui est du reste, peu importe. Il me répond qu'il veut que je dine avec lui, pour que nous parlions de cela.
[35] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 274. — Gouverneur Morris s'entretenait de la situation avec l'évêque d'Autun, Talleyrand. Il déclarait être décidé à dire à La Fayette qu'il avait rempli son devoir envers lui et la France, qu'il ne lui dirait plus rien et l'abandonnerait au cours des événements : mais il continua à prodiguer ses conseils.
[36] Cf. Mémorial de Gouverneur Morris, t. Ier, p. 276.
[37] Cf. Alexandre Lameth, Histoire de l'Assemblée constituante, t. Ier, p. 181. — Alexandre Lameth, Adrien du Port, Barnave et Laborde de Méréville assistèrent à l'entrevue. La Fayette était venu de Paris avec la Tour-Maubourg.
[38] Cf. Correspondance entre Mirabeau et La Marck, t. Ier, p. 385.
[39] Cf. lettre de Mirabeau à La Marck, écrite le 17 octobre au soir. (Correspondance, t. Ier, p. 386.)
[40] Cf. lettre de La Marck à Mirabeau, en date du 17 octobre. (Correspondance, t. Ier, pp. 386 et 387.)
[41] Cf. Moniteur, t. II, pp. 68 à 70.
[42] Cf. Correspondance de Mirabeau et de La Marck, t. Ier, p. 389.
[43] Cf. lettre de La Fayette à Mirabeau, en date du 19 octobre 1789. (Correspondance, t. Ier, p. 391.)
[44] Mirabeau écrivait à La Marck, le 21 octobre 1789, ces lignes suggestives : J'ai rejeté avec toute la fierté requise tout ce qui a trait à de l'argent. J'avoue, cependant, de vous à moi, que voilà le point critique de mon affaire. Le passage est cruel ; je suis étouffé d'embarras subalternes, qui, dans leur masse, font une assez grande résistance, et, le plus indépendant des mortels, une fois mes affaires apurées, je ne voudrais être que l'homme de la nature, résolution que toutes les minutes je prendrais avec joie. Je suis très gêné dans mes rapports sociaux, et parce que je ne puis regarder à mes affaires, et parce que, tant que j'ai des projets d'ambition, je ne puis pas dissoudre mon atelier. Un grand secours, je ne puis l'accepter sans une place qui le légitime ; un petit me compromettrait gratuitement. Là est le nœud, là j'ai d'autant plus besoin de votre sagesse qu'elle est plus du monde que la mienne. (Cf. Correspondance, t. Ier, p. 396.)
[45] Cf. dans la Correspondance, t. Ier, p. 398, la lettre de Mirabeau à La Marck, en date du 22 octobre 1789.
[46] Cf. Correspondance, t. Ier, p. 400.
[47] Cf. lettre de La Fayette à Mirabeau, en date du 22 octobre 1789. (Correspondance, t. Ier, p. 401.)
[48] Cf. Sigismond Lacroix, t. II, p. 382.
[49] Cf. Mémoires de La Fayette.
[50] Cf. Correspondance, t. I, p.
406.
[51] Le même jour La Fayette déclara à l'assemblée des représentants que le roi lui avait promis des armes. (Cf. S. Lacroix, t. II, p. 428.)
[52] Cf. Correspondance, t. I, p.
408.
[53] Cf. Correspondance, t. I, p. 411. Une caricature représentant La Fayette, avec cette légende : Le bâton de maréchal qui tombe du ciel au général, m'a été communiquée par M. L. Bihn.
[54] Cf. Correspondance, t. I, p.
412.
[55] Cf. Correspondance, t. I, p.
413.
[56] Cf. lettres de Talon à La Marck, en date des 29 et 30 octobre 1789. (Correspondance, t. I, p. 413 et 414.)
[57] Cf. S. Lacroix, t. II, p. 457 et 458. — Cette médaille fut gravée avec la mention : Offert par B. Duvivier à la garde nationale.
[58] Washington avait pris possession de la présidence des Etats-Unis à New-York le 30 avril 1789. (Cf. Jared Sparks, t. X, p. 459 à 464.)
[59] Cf. Jared Sparks, t. X, p. 45. — Cette importante lettre n'a été reproduite ni dans les Mémoires et correspondance de La Fayette, ni dans le recueil des Correspondance et écrits de Washington, mis en ordre par Guizot.