ANNIBAL DANS LES ALPES

 

PAR CHARLES CHAPPUIS.

 

 

II

Il ne suffit pas de parcourir la vallée de Barcelonnette et de montrer, textes en main, que c'est le chemin qu'Annibal a suivi pour aller en Italie ; il faut contrôler cette opinion, et pour cela explorer les autres vallées des Alpes, en lisant sur place ce qu'ont écrit les auteurs qui y ont fait passer Annibal ; il faut, d'une manière générale, rechercher s'il est vrai que les textes des deux historiens anciens se prêtent à toutes les interprétations, que partout dans les Alpes on rencontre des lieux qui répondent également bien aux données de Polybe et de Tite-Live.

Les auteurs qui font passer Annibal par le Grand Saint-Bernard, ont contre eux l'autorité de Polybe d'après lequel il est descendu, non pas au pays des Salasses, mais au pays des Taurini, l'autorité de Varron, l'autorité de Tite-Live qui dit que, du pays des Voconces et des Tricorii, il alla traverser la Durance, et qui, après avoir rappelé qu'il descendit chez les Taurini, ajoute : Comme tous les auteurs sont d'accord sur ce point, je m'étonne qu'il y ait des opinions si différentes au sujet de la partie des Alpes qu'il a franchie, et qu'on ait pu penser communément que ce fut par les Alpes Pennines, et que c'est de là que vient leur nom... ce passage l'eût conduit, non chez les Taurini, mais chez les Gaulois Libuens, à travers les montagnes des Salasses. Il n'est pas vraisemblable que cette voie fût praticable à cette époque ; des peuples demi-Germains auraient fermé l'accès de l'Alpe Pennine. Un fait qui paraît certain, c'est que les Véragres, habitants de cette partie des Alpes, n'ont point connaissance que jamais le passage d'une armée Punique ait fait donner à leurs montagnes le nom de Pennines, ainsi appelées d'un dieu Pennin qu'on adore sur le sommet de ces monts[1].

Pour soutenir cette vaine opinion, Withaker[2] et M. l'abbé Ducis[3] n'ont pas hésité à opposer à des témoignages si précis et d'une si haute valeur ceux d'auteurs tels que Pline l'ancien, Ammien Marcellin, Servius et Isidore de Séville, Luitpraud et Paul Jove.

Mais on chercherait vainement chez Pline[4], chez Ammien Marcellin[5], une affirmation motivée ; ils se bornent à mentionner ce qui a été dit par ceux qui pensaient que les Alpes Pennines devaient leur nom aux Carthaginois, Pœni, et les Alpes Grées à de prétendus voyages d'Hercule. Ammien Marcellin, dans ce passage même où il rattache le nom des Alpes Pennines aux souvenirs de la seconde guerre Punique, dit qu'Annibal a passé par les pays des Voconces et des Tricorii, et qu'il a traversé la Durance. Comment les partisans du Grand Saint-Bernard invoquent-ils le témoignage d'un auteur qui est si peu d'accord avec lui-même et qui, en réalité, se prononce contre leur hypothèse ? Servius[6] et Isidore de Séville[7] sont plus affirmatifs, mais peu dignes de foi ; compilateurs sans critique, ils ont pris au sérieux ce qui n'est qu'un vain rapprochement de noms. Luitpraud[8] veut qu'Annibal ait passé par Bard, ce qui prouve seulement qu'au milieu de l'ignorance du Xe siècle on en était venu à attribuer aux Carthaginois les travaux faits par les Romains pour rendre praticable la voie des Alpes Grées ; et, d'après Paul Jove[9], il y aurait sur les rochers de Bard une inscription qui rappellerait les travaux faits par Annibal pour s'y ouvrir un passage[10].

Mais, dès le XVIe siècle, on avait signalé l'étonnante crédulité de Luitpraud et de Paul Jove ; on avait dit qu'Annibal n'aurait pu s'arrêter pour faire un travail tel que celui qu'on voit près de Donnas, pour couper avec le pic les rochers sur une pareille étendue ; on avait dit que, s'il y avait une inscription ancienne, c'était, sur une petite colonne milliaire, l'indication de la distance à partir d'Aoste ; et qu'en outre, au temps de Paul Jove, on pouvait y voir l'inscription en lettres gothiques rappelant que Thomas de Grimaldi a passé par ce défilé de Donnas et de Bard le 15 février 1474[11].

Nous avons suivi à travers les siècles cette vaine tradition relative aux Alpes Pennines, contre laquelle protestait déjà Tite-Live, en en montrant l'inanité, en la réduisant à une simple confusion de noms.

M. l'abbé Ducis croit, il est vrai, pouvoir invoquer de plus hautes autorités, celle de Polybe[12], celle d'Appien[13]. Mais que Polybe ait dit que le Rhône coule d'abord dans une vallée qui n'est autre que le Valais, ce n'est pas une preuve qu'Annibal ait passé par cette vallée ; et c'est une erreur de dire qu'Appien qualifie la vallée d'Aoste de route d'Annibal ; Appien a dit que le passage suivi par Annibal a conservé le nom de passage d'Annibal ; il n'a pas dit qu'Annibal ait passé par la vallée d'Aoste.

Suivant Withaker, Annibal est allé s'engager, de la manière la plus invraisemblable, dans le massif des Cévennes, par Lodève, le Vigan, Anduze ; il a passé le Rhône, non pas à quatre journées de la mer, mais à Horiol, près de la Drôme ; l'Ile ne serait autre chose que la langue de terre sur laquelle se trouve, entre le Rhône et la Saône, la ville de Lyon ; Annibal a continué de remonter le cours du Rhône jusqu'à l'embouchure du Fier, près de Seyssel ; de là il est allé à Genève, en traversant l' Arve, qui est la Druentia ; il a longé le lac, a franchi, on sait comment, les rochers qui, à Meillerie, à Saint-Gingolph, forment des murailles â pic ; est arrivé à Martigny, où il est entré dans les Alpes ; il a été attaqué par les Gaulois et s'est emparé de leur ville, qui est Saint-Branchier (Sembrancher) ; il s'est avancé jusqu'à Orsières, d'où il est revenu sur ses pas, pour aller errer dans le val de Bagnes ; ainsi le veut le compte des journées de marche ; sur neuf il faut en perdre six ; d'ailleurs, pour justifier cette étrange excursion dans le val de Bagnes, Withaker en appelle à Tite-Live, qui a dit qu'Annibal fut trompé par ses guides, et qu'arrivé vers le faîte des Alpes ses soldats tentaient au hasard différents passages. Du val de Bagnes les Carthaginois reviennent à Saint- Pierre, montent au Grand Saint-Bernard et descendent en Italie par Aoste.

M. l'abbé Ducis entend, comme Withaker, que l'on prenne à la lettre ce qu'a écrit Polybe au sujet de la marche le long du fleuve ; il suppose cependant qu'Annibal a quitté le Rhône pour aller directement de Vienne à Aoste, Saint-Genis, et pour prendre, au-dessus de Seyssel, la vallée des Usses, où il fut attaqué par les Gaulois ; il aurait traversé la Drance du Chablais, qui serait la Druentia ; M. Ducis n'hésite pas plus que Withaker à faire passer Annibal par Meillerie et Saint-Gingolph, suppose qu'il y fut attaqué et y trouva une position sûre ; si Polybe ne parle pas du lac de Genève, c'est que, pour celui qui vient de voir la Méditerranée, le delta du Rhône et ses marais salants, ce lac n'est qu'un vaste étang, un marais du Rhône. De Martigny π τν κατ τν οδανν τπων[14], Annibal monte directement au Grand Saint-Bernard ; nulle part ailleurs qu'en Valais le Rhône ne baigne le pied des Alpes. Les nombreuses inscriptions des Alpes Pœninæ témoignent assez que ce passage est celui qui a été franchi par Annibal. A la descente, c'est au défilé de la Clusaz qu'Annibal aurait rencontré des difficultés. Enfin, les 1.200 stades de Polybe conduisent de l'entrée du val des tisses, qui serait le commencement des Alpes, à Aoste où nous nous trouvons bien loin des plaines.

M. l'abbé Ducis ne reconnaît d'autre autorité que celle de Polybe ; quant à Tite-Live, il se contente de déplorer son improbité littéraire. Mais lorsqu'il cherche l'explication littérale du texte de Polybe, relatif à la marche le long du fleuve, il reconnaît lui-même que cette explication est impossible ; il ne peut, pas plus que Withaker, rendre compte de l'indication des distances ; enfin, si Withaker et lui avaient essayé d'étudier le récit des deux attaques et les difficultés de la descente, ils auraient vu que leur hypothèse ne répond pas aux données de Polybe.

Annibal a-t-il passé par le col de la Seigne ? Il faut reconnaître que les glaciers du Mont-Blanc, le glacier d'Uriage, le glacier de la Breuva, auraient pu opposer à sa marche de sérieux obstacles ; mais on ne voit pas où il aurait pu camper, et les difficultés qu'il eût rencontrées auraient été tout autres que celles qui ont été décrites par nos deux historiens.

Les auteurs qui ont mis en avant cette opinion s'accordent à dire qu'Annibal arrivait par la vallée de Beaufort. Le Doron, qui arrose cette vallée, serait la Druentia. L'un le fait redescendre sur la vallée de l'Isère par le col du Cormet ; pourquoi ce détour, et, une fois qu'il est dans la vallée de l'Isère, pourquoi ne passe-t-il pas par le Petit Saint-Bernard ? Les autres le font redescendre de la croix du Bonhomme ou de la croix du Biollay au Chapin pour remonter au col de la Seigne, ou, d'une manière plus invraisemblable encore, le font passer du col de la Saulce à la croix du Bonhomme, pour monter au col des Fours, redescendre au val des Glaciers et remonter par les Mottets au col de la Seigne.

Et, comme Annibal cherche à plaisir les difficultés, il aurait, dans le massif de la Grande-Chartreuse, passé par le col de la Cachette, et de lit il serait allé vers le passage des Échelles ou vers le défilé de Chaille.

Je me borne à exposer sommairement, sans m'arrêter à discuter, parce que nous n'avons ni pour le Grand Saint-Bernard, ni pour le col de la Seigne, une étude quelque peu complète. de tout ce qui se rapporte à la marche d'Annibal ; nous sommes en présence d'hypothèses trop peu justifiées et d'assertions gratuites bien faites pour étonner ceux qui lisent attentivement les textes anciens et ceux qui connaissent les lieux où l'on fait passer Annibal.

Cœlius Antipater, qui, avait composé une histoire de la seconde guerre punique, disait qu'Annibal avait passé per cremonis jugum, par le Petit Saint-Bernard ; Tite-Live ne cite cette opinion que pour la combattre ; il faudrait, dit-il, qu'Annibal fie, descendu en Italie non par le pays des Taurini, mais par le pays des Salasses et celui des Gaulois Libuens[15].

D'autre part, nous lisons dans Cornélius Nepos qu'avant Annibal nul n'avait traversé les Alpes avec une armée, si ce n'est l'hercule grec, d'où le nom d'Alpes grecques donné à cette partie des Alpes[16]. Il est â remarquer que Cornélius ne dit pas d'une manière explicite qu'Annibal a passé les Alpes Grées ; mais, quand encore il le dirait, qu'y aurait-il là que de vains rapprochements entre la marche du général carthaginois et les prétendus voyages du héros grec, et, d'autre part, entre le nom des Grecs, Graii, et celui des Alpes Grées ? Dans un temps où les Alpes étaient si peu connues, on se plaisait à de semblables conjectures, et c'est là sans doute l'origine de l'opinion de Cœlius Antipater. Tite-Live, alors qu'il la mentionne, prend soin dé relever aussi l'erreur de ceux qui, séduits par ces mêmes analogies, faisaient passer les Carthaginois, Pœni, par le Grand Saint-Bernard, Alpes Penninæ. Indiquer la source de pareilles opinions, c'est les avoir réfutées. Si déjà dans ces temps reculés on n'était point d'accord sur la question qui nous occupe, ne donnons pas trop de portée à ces divergences d'opinions ; qui donc hésitait, qui donc se trompait C'étaient ceux qui demandaient à des étymologies la solution d'un problème d'érudition el de topographie.

Ce vain et obscur témoignage a valu à Cornélius Nepos l'indulgence, que dis-je la faveur de tous les partisans de l'hypothèse du Petit Saint-Bernard. Les erreurs si graves et si nombreuses que présente sa vie d'Annibal, ils se les expliquent volontiers, ou au moins ils les lui pardonnent. Ils ont en son témoignage une confiance absolue, une foi inébranlable : hæc quidem unice probamus, dit l'un d'eux.

Et en effet, qui invoquer après Cornélius ? Luitpraud, Paul Jove, gens de peu d'autorité et qui, du reste, ne fournissent pas l'argument qu'on leur demande ; ils parlent, il est vrai, de Bard, mais non des Alpes Grées, et les auteurs qui font passer Annibal par les Alpes Pennines citent précisément, nous l'avons vu, Luitpraud et Paul Jove.

Cornélius Nepos n'ayant rien affirmé d'une manière précise, Cœlius Antipater est le seul historien qui ait. fait passer Annibal par le Petit Saint-Bernard, et l'on peut dire qu'il a contre lui tous les auteurs anciens. C'est d'abord Cincius Alimentus. Cet historien, qui fut prisonnier d'Annibal, affirme que les Carthaginois entrèrent directement dans le pays des Taurini[17]. C'est Polybe, qui, au dire de Strabon, signalant à la Ibis le passage par le pays des Salasses, et le passage par celui des Taurini, ajoute qu'Annibal a pris par ce dernier[18]. C'est Tite-Live, qui fait descendre également Annibal chez les Taurini et ne rapporte l'opinion de Cœlius que pour la combattre[19]. C'est Appien[20]. C'est Varron, d'après lequel Annibal est entré en Italie par un passage qui n'est pas celui des Alpes Grées, c'est-à-dire du Petit Saint-Bernard.

On a cherché, il est vrai, à infirmer ces témoignages si positifs de Polybe et de Varron, à ne voir clans leurs termes les plus essentiels qu'une opinion personnelle de Strabon ou de Servius. Mais rien ne peut ébranler l'autorité de tant d'historiens anciens unanimes à condamner une opinion qui n'a pour elle qu'une affirmation non motivée de Cœlius et un texte obscur d'un homme aussi peu digne de foi que l'auteur de la Vie d'Annibal.

Comment les partisans de l'hypothèse du Petit Saint-Bernard acceptent-ils, comment interprètent-ils les textes de Polybe et de Tite-Live ?

Tous ils admettent qu'il y a entre ces deux récits une contradiction radicale ; tous ils sacrifient Tite-Live à Polybe.

Les dissertations consacrées à la défense de cette opinion en France, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, ne sont que des plaidoyers contre Tite-Live, dont les données, dit-on, pèchent contre la géographie et contre le bon sens. — Il présente un vivant exemple de ces écrivains que Polybe censure comme invraisemblables et vides de raison. — Il est (Deluc, p. 288) d'une inexactitude rebutante ; il est en géographie d'une ignorance impardonnable chez un historien... Lorsqu'on est arrivé à l'expédition d'Annibal en Italie, on doit fermer Tite-Live et ne suivre que Polybe. — Il sacrifiait la précision scientifique au désir de plaire et d'émouvoir ; au lieu d'un récit historique, il composait une déclamation ; mes oreilles ne supportant que les récits simples et nus. — Je cherche une histoire sérieuse, et je ne trouve qu'un tableau de fantaisie, une déclamation, une amplification faite avec de vagues souvenirs admirablement exprimés, mais sans ordre, et presque toujours à contresens (Rossignol). On veut bien reconnaître en lui les dons de l'imagination et du style, mais qu'il ne prétende pas au mérite de l'historien. Et, si quelque savant proteste contre de pareilles appréciations, soutient que l'on peut concilier les récits de Tite-Live avec ceux de Polybe, il faut voir quelles colères il soulève et comme on hésite peu à l'accuser de légèreté et à dire : C'est pour moi une chose incompréhensible qu'un homme de bon sens, comme je suppose qu'est M. Letronne, ait pu soutenir encore que l'on pouvait concilier entre eux le récit de Tite-Live avec celui de Polybe[21].

Ce qu'on ne peut pardonner à Tite-Live, c'est d'avoir dit qu Annibal a passé par le pays des Voconces et celui des Tricorii et qu'il a traversé la Durance[22].

Mais les partisans de l'hypothèse du Petit Saint-Bernard sont-ils donc autorisés à rejeter les témoignages de Tite-Live, parce que ces témoignages sont en contradiction avec cette hypothèse ? Est-on en droit de condamner Tite-Live parce qu'il ne justifie pas, parce qu'il condamne les idées que l'on a ?

On insiste, il est vrai, sur ses inexactitudes, sur les erreurs qu'il a commises ; mais nous savons comment elles s'expliquent et à quoi elles se réduisent ; il y a lieu de faire, en le lisant, certaines réserves ; mais rien n'autorise ceux qui ont tant d'indulgence pour Cornélius Nepos à se montrer si sévère pour Tite-Live et à lui refuser tout crédit.

Mais, direz-vous, nous rejetons ce témoignage, relatif à la marche entre le Rhône et la Durance, non seulement parce qu'il vient d'un auteur qui nous paraît peu digne de foi, mais pour cette raison plus grave qu'il est formellement contredit par Polybe. Voilà ce qu'il s'agirait de prouver.

Les partisans de l'hypothèse du Petit Saint-Bernard croient trouver dans l'historien grec des données inconciliables avec le récit de l'historien latin, et cela sur trois points principaux : la marche en remontant le Rhône, la marche à travers le pays des Allobroges, la descente d'Annibal au pays des Insubres.

Je ne crois pas avoir à revenir sur la discussion de ces trois points du récit de Polybe, et je puis la considérer comme une réponse suffisante. J'ajouterai quelques mots seulement.

Les partisans de l'hypothèse du Petit Saint-Bernard cherchent à prouver qu'Annibal a traversé l'Île ou delta, compris entre le Rhône et l'Isère, c'est-à-dire le pays où nous trouvons les Allobroges au temps de César, et dont Vienne est la ville principale. Mais les deux historiens anciens disent seulement qu'il arriva vers l'île[23], et, si Polybe ajoute qu'il trouva dans l'île, deux frères qui se disputaient le pouvoir, il se peut que, sans y pénétrer, il ait réglé ce différend. Ainsi l'entendait M. Letronne, qui faisait, autorité, je crois, et comme critique et comme helléniste : il a suffisamment montré qu'aucune expression des auteurs anciens ne permet d'affirmer qu'Annibal ait remonté le Rhône plus haut que l'embouchure de l'Isère.

Polybe dit, et nous avons expliqué ce qu'il faut entendre par là, qu'Annibal, de l'Isère aux Alpes, parcourut le long du fleuve 800 stades. C'est, dit-on, du Rhône, et du Rhône seulement, qu'il est question. Or, lorsqu'on mesure ces 800 stades, on n'arrive pas à l'entrée des Alpes, mais à l'endroit où l'Ain et la Bourbre se jettent dans le Rhône. Renonçant dès lors à prendre les expressions de Polybe dans leur sens littéral, on suppose qu'Annibal, quittant le Rhône à Vienne, et coupant l'angle qu'il fait sur Lyon, est ailé le rejoindre a Aoste-Saint-Genis, pour passer de là par le mont du Chat. Placé dans cette alternative, ou de quitter le fleuve, ou de ne pas arriver au pied des Alpes, on est obligé de reconnaître que la forte concision du récit de Polybe a besoin d'être interprétée. Nous prenons acte de ce qu'on est forcé d'admettre, et nous disons : Vous opposez à Tite-Live un témoignage de Polybe pris dans le sens précis et littéral, et vous reconnaissez en même temps que, pris dans le sens précis et littéral, il ne reçoit aucune explication possible. De deux choses l'une, ou bien nous ne l'interpréterons ni les uns ni les autres ; alors vous ne le comprendrez pas plus que nous ; ou bien vous l'interpréterez pour le concilier avec d'autres données de Polybe et avec la topographie ; mais alors, ce droit que vous prendrez pour vous-mêmes, vous nous l'accorderez aussi.

Où sont donc ces prétendues contradictions formelles entre Polybe et Tite-Live ? Sur quoi reposent-elles, si 'ce n'est sur la manière dont nous interprétons Polybe, tantôt prêtant à ses expressions une rigueur littérale que nous sommes obligés de désavouer nous-mêmes, tantôt essayant de lui faire dire plus qu'il ne veut dire, tantôt acceptant une donnée sans rétablir les détails et les explications qui la complètent.

Qu'il faille pour comprendre la marche d'Annibal, fermer le livre de Tite-Live, voilà ce que je ne puis admettre. On a beaucoup dit, mais en réalité on n'a jamais prouvé que son récit n'était point digne de foi, ou qu'il était en contradiction avec celui de Polybe ; la persistance et la vivacité des attaques sont bien faites pour mettre en garde contre l'hypothèse qui veut qu'on l'écarte du débat. S'agit-il donc, pour arriver à une solution, de choisir à son gré les témoignages favorables, de rejeter les autres ? Non, mais de tenir compte de toutes les autorités et de les peser ; de lire nos deux grandes narrations avec un esprit exempt de prévention, qui les explique et les complète l'une par l'autre. Alors la conciliation s'accomplit, mais ce n'est pas en faveur de l'hypothèse du Petit Saint-Bernard.

Voilà ce que, sans sortir de son cabinet, à ne considérer que les textes des historiens anciens et leur autorité relative, on peut se dire au sujet de l'hypothèse du passage d'Annibal par le Petit Saint-Bernard. Il resterait à la soumettre à un dernier contrôle, en cherchant comment elle répond aux descriptions des anciens.

Si par un scrupule d'exactitude, ses partisans ont sacrifié Tite-Live, on est en droit d'attendre que, regardant Polybe comme seul digne de foi, ils n'éprouvent ni embarras, ni hésitation à expliquer sur les lieux mêmes les termes de la narration grecque. Il n'en est rien, cependant ce témoin, sur lequel ils ont cru pouvoir compter, qu'ils ne peuvent plus récuser, va protester contre eux.

Je l'ai déjà dit, 800 stades parcourus le long du fleuve ne conduiraient pas à l'entrée des Alpes ; alors on va directement de Vienne à Aoste-Saint-Genis[24], et on trouve dans la vallée du Rhône, vers Penne, l'entrée des Alpes, au mont du Chat le théâtre de la première attaque. Mais il a fallu s'écarter de la donnée de Polybe.

Et de ce point jusqu'aux plaines du Pô, il y aura 1.200 stades, dit Polybe. Mais il faut reconnaître aussitôt qu'il s'est trompé, car, cet espace parcouru, nous nous trouvons dans les montagnes à 45 kilomètres environ d'Ivrée.

Le passage du mont du Chat est des plus faciles : une pente à monter du côté du Rhône ; au sommet, une faible dépression, un petit vallon, une pente à descendre sur le lac du Bourget. Les auteurs qui placent ici la première attaque, font remarquer que le pays est des plus beaux, la vue charmante, ce que nous reconnaissons bien volontiers. Alors nous ne sommes pas dans ces lieux que les anciens ont appelés l'entrée des Alpes. Rien qui réponde au tableau tracé par Tite-Live[25] ; rien qui réponde aux données topographiques, si précises, si caractéristiques, du récit de Polybe.

On nous montre une armée gravissant des pentes dont l'ennemi occupe les points culminants ; ce n'est pas ce que nous cherchons avec l'historien grec. Où est ce défilé où était engagée l'armée carthaginoise, Œil sont les abîmes Où sont ces difficultés au milieu desquelles l'armée courut de si grands dangers ? Où sont ces vallées où les Gaulois auraient pu, par surprise, l'anéantir ?

Dès qu'Annibal s'est emparé des points les plus élevés, son armée peut passer, sans être inquiétée, ni à la montée, ni à la descente.

Si les Gaulois ont précipité dans le lac hommes et bêtes de somme, comment Polybe, qui parle des abîmes, ne parle-t-il pas du lac ?

Enfin la ville des Gaulois ne peut être Remenc, près de Chambéry, qui serait trop éloigné ; et si c'est au Bourget que les Gaulois s'étaient retirés pendant la nuit, comment, au matin, Annibal les en laissés sortir, alors qu'il était maître des hauteurs

On a dit qu'Annibal avait remonté, non pas le Rhône, mais l'Isère. Alors il a parcouru, le long de cette rivière, jusqu'à Séez, 1.150 stades ; comment Polybe dit-il 800 ? Si l'on mesure 800 stades, seulement, on arrive vers Montmélian ; comment Polybe a-t-il placé l'entrée des Alpes, en ce point, dans cette belle et large vallée de l'Isère ?

Annibal aurait été attaqué entre Aigueblanche et Moutiers, au mont Séran. Le défilé est long et difficile ; mais si Annibal s'est engagé d'abord sur la rive gauche, où l'on voit les vestiges d'une voie romaine, il pouvait tenter ensuite le passage par la rive droite, où est la route actuelle. Les Gaulois étaient obligés d'occuper et le mont Séran et la montagne qui est de l'autre côté de l'Isère, et, comme ces deux positions se rattachent l'une et l'autre à des chaînes prolongées et accessibles, elles peuvent être attaquées et franchies, le défilé peut être tourné, par la droite ou par la gauche ; ayant à défendre deux immenses fronts contre une armée plus nombreuse, les Gaulois auraient été aisément surpris et culbutés. Ce n'est pas ce front de Saint-Vincent, où le petit nombre avait l'avantage d'une position qui domine tout, barre la vallée et ne peut être tournée. Rien au mont Séran ne répond aux données de Polybe.

D'ailleurs la première attaque aurait eu lieu, non pas à l'entrée des Alpes, comme le veut Polybe, mais beaucoup trop loin de l'endroit où le compte des 800 stades en a, à notre grand étonnement, fixé l'emplacement ; et elle aurait eu lieu beaucoup trop prés du pied du Petit Saint-Bernard, où il faudra chercher la deuxième attaque. On ne pourrait comprendre Polybe qui, entre les deux attaques, compte des journées de marche, pendant lesquelles Annibal n'aurait eu parcourir que 33 kilomètres.

Les partisans de l'hypothèse du Petit Saint-Bernard s'accordent à placer la deuxième attaque au-dessus de Séez, à l'endroit où Annibal venait de quitter l'Isère et de s'engager dans le vallon du Reclus pour monter au Petit Saint—Bernard. Sur la rive gauche du Reclus on montre une roche blanche ; ce doit être la position sûre occupée par Annibal

Ce qu'il y a en réalité, ce sont de vastes éboulements de bancs de schistes noirâtres de la montagne du Grand-Bois, et, dans ces schistes décomposés, des blocs de gypse d'un brun jaunâtre et des blocs de gypse blanc (gypse saccharoïde), dont la couleur réapparaîtra sous la main de l'homme ; tout cela dans un amas confus d'une teinte sombre.

C'est la partie la plus basse des pentes du Grand-Bois ; on y est Par là même dominé, el la position serait loin d'être sûre ; on n'y serait pas à l'abri des Gaulois qui occuperaient les hauteurs. Le ravin du Reclus serait donc ce ravin profond ou s'était, d'après Polybe, engagée l'armée d'Annibal. Mais ce n'est pas un ravin dominé, d'un côté par une montagne, comme le disent nos deux historiens ; c'est un ravin encaissé entre deux montagnes.

Du reste, ceux-là même qui nous y ont amenés hésitent, ne sont pas d'accord. Les uns disent, avec Polybe, que l'armée était dans le ravin ; d'autres, à l'aspect des lieux, rie le peuvent admettre. En effet, les nombreuses cascades du Reclus, les éboulements de la rive droite, et au-dessus de la pierre blanche, des éboulements sur les deux rives, le rendent absolument impraticable. Et comment aurait-on l'idée de s'y engager, quand on peut au Villars monter par des pentes garnies de prairies, Puis traverser le ravin, et de l'autre côté, continuer la montée par Saint-Germain Mais alors, dit un de nos auteurs, le poste qu'Annibal avait choisi devenait inutile pour protéger son armée !

Au passage du Petit Saint-Bernard, on est de toutes parts entouré de montagnes, et l'on est réduit à accuser de nouveau Polybe d'inexactitude. Comment a-t-il pu dire qu'Annibal montrait à ses soldats les plaines de l'Italie ? On voyait seulement, ajoute-t-on, que l'eau descendait, et qu'il n'y avait plus qu'à en suivre le cours !

Au moment où vers la Cantine on quitte les plateaux du Petit Saint-Bernard, la route actuelle descend rapidement des mamelons échelonnés en gradins entre le ruisseau des Eaux-Rousses à droite et la Doire venue du Vernet et des Chavannes à gauche. Au-dessous de Pont-Séran, cette rivière tourne brusquement, coupe la ligne des mamelons par une crevasse profonde et va se joindre au ruisseau des Eaux-Rousses. Ce passage de rivière est-il donc l'obstacle qui arrêta Annibal ? Je ne reconnais ni la description qu'en a faite Polybe, ni les mesures qu'il a données. Le ravin, du reste, est si étroit, qu'il suffit de jeter quelques bois d'un rocher a l'autre pour le franchir, et nous ne sommes point dans cette région élevée dont parle l'historien grec, ou les Alpes sont nues et sans arbres ; les bois de sapins commencent à la source des Eaux-Rousses. Dès lors, s'il fallait tourner l'obstacle de Pont-Séran, on ne s'élèverait point jusqu'aux neiges éternelles ; il suffirait de prendre à gauche, à partir de la Cantine, pour couper le ruisseau du Vernet, puis le ruisseau des Chavannes, et de descendre à La Thuile par la rive gauche de la Doire ; ou, ce qui serait plus aisé, de prendre à la droite des Eaux-Rousses sur le plateau qui est au pied du Belvédère et qui s'incline vers La Thuile, en suivant la pente même du ruisseau. Ainsi rien de commun entre ce passage et la narration des anciens[26].

Un peu au-dessous de La Thuile, la route traverse la Doire, pour s'engager en corniche dans les rochers de la rive droite ; sur la rive gauche s'élève à une grande hauteur une montagne abrupte dont les avalanches remplissent chaque printemps le lit de la Doire, y restent jusqu'il cinq ou six ans de suite, et montent parfois jusqu'à la route. Trouvons-nous donc là tout à la fois et les neiges de l'hiver précédent et, le passage qu'ouvrit Annibal ? ou bien, placerons-nous les neiges ici et le passage difficile à Pont-Séran Ces deux hypothèses sont également inadmissibles ; car Polybe nous apprend qu'Annibal, arrêté par un défilé infranchissable, tenta de le tourner, s'éleva a la région des neiges éternelles et revint au défilé pour l'attaquer de main d'homme : le point ou il fit ce travail et celui où il trouva les neiges de l'hiver précédent sont donc bien distincts, et quand il rencontra ces neiges, il n'avait pas franchi le défilé ; il cherchait, à le tourner. C'est ainsi qu'on est réduit a tout confondre, parce qu'on ne peut rien expliquer.

Supposons encore que ce passage étroit et ces avalanches aient arrêté la marche d'Annibal : il n'avait alors qu'à remonter jusqu'à La Thuile, à prendre par le campement du prince Thomas et le passage de l'Arpe pour retomber sur la Doire à Morges ; c'est un passage facile, garni de pâturages, avec un bois de sapins au sommet, et par où on a conduit des canons.

Ainsi nous ne rencontrons nulle part, à la descente du Petit saint- Bernard, les obstacles décrits par les anciens ; deux mauvais pas dont, on exagère la difficulté ne pouvaient arrêter Annibal qui les eût aisément franchis, plus aisément tournes, et n'expliqueraient pas les pertes considérables que fit dans cette partie de sa marche l'armée carthaginoise.

Polybe dit que, le troisième jour après avoir franchi le défilé, Annibal débouchait dans les plaines. Or, il y a de Pré-Saint-Didier à Ivrée 98 kilomètres, et. Annibal n'aurait pu, par des chemins aussi difficiles, parcourir en trois jours une pareille distance. On a supposé, il est vrai, qu'il avait fait une partie de ces 98 kilomètres pendant les trois journées employées à ouvrir un passage pour les éléphants ; mais le texte de Polybe ne permet pas cette supposition. D'autre part, on a dit que la vallée s'ouvrait à une certaine distance d'Ivrée, et on a, assez arbitrairement, placé à Saint-Martin l'entrée des plaines ; mais Annibal aurait parcouru de Pré-Saint-Didier à Saint-Martin 27 kilomètres par jour, ce qui n'est pas possible.

Enfin, Polybe ayant dit qu'Annibal s'était avancé vers le pays des Insubres, les partisans de l'hypothèse du Petit Saint-Bernard ont cru trouver dans ce texte un argument en faveur de leur thèse. Mais si Annibal a passé par les Alpes Grées, il est descendu au pays des Salasses. Or, nous avons d'autres textes de Polybe, et il y est dit qu'Annibal n'est pas entré en Italie par le pays des Salasses, qu'il est descendu chez les Taurini et a marché de là vers le Tessin.

Et si Annibal était descendu par la vallée de la Dora Baltéa, se dirigeant vers le pays des Insubres, pour aller au plus tôt combattre les Romains, on ne comprendrait pas qu'il eût fait un assez long détour pour aller perdre du temps et des hommes à combattre les Taurini.

Telle est cette hypothèse du Petit Saint-Bernard qui, dans l'antiquité, a contre elle tous les témoignages qui font autorité, qui suppose une contradiction absolue en Polybe et Tite-Live, et qui ne peut, sur place, donner des textes de Polybe une interprétation acceptable.

Mise en avant par un Écossais, le général Melville, qui avait parcouru les Alpes en 1775, elle a été exposée par Deluc[27] ; plusieurs fois combattue par d'excellents critiques, parmi lesquels il faut compter M. Letronne et M. Larauza, elle a toujours trouvé de nouveaux défenseurs : en Angleterre, Wickham et Cramer[28] ; en Allemagne, Hander[29], Wijnne[30] ; en France, Larenaudière[31], M. Rossignol[32].

Annibal a-t-il remonté la vallée de l'Arc, la vallée qui conduit au Mont-Cenis ?

Les partisans de cette hypothèse ne pourront, pas plus que ceux qui font passer Annibal par le Petit Saint-Bernard, concilier Polybe et Tite-Live.

M. le colonel Perrin[33], tout occupé des questions de topographie, ne s'arrête pas à l'analyse et à la discussion des textes anciens ; il ne parait pas soupçonner la difficulté, cite Polybe et nomme à peine Tite-Live qui, dit-il, a copié servilement Polybe.

Larauza[34] cherche à rapprocher les deux auteurs, mais comment obtient-il une sorte de conciliation ? En supposant que par le mot Druentia Tite-Live a désigné, non la Durance, mais le Drac ; en plaçant les Tricastini sur l'Isère, en aval du Drac, et les Tricorii plus haut, dans la vallée du Grésivaudan.

Robert Ellis[35] s'appuie sur le seul témoignage de Polybe, et consacre un chapitre à la critique du récit de Tite-Live ; mais il cherche en même temps à l'interpréter sur quelques points, à ne l'avoir pas absolument contre lui. Avec Larauza, il traduit Druentia par Drac, et place les Tricorii dans la vallée du Grésivaudan, en étendant même leur territoire jusqu'à Allevard et aux montagnes qui dominent la Maurienne.

M. Maissiat[36] déclare dès l'abord qu'il y a un désaccord complet entre les deux historiens et qu'il faut opter entre leurs récits. Après avoir pris Polybe pour seul guide, il consacre la troisième partie de son ouvrage, quatre-vingts pages environ, à la critique du récit de Tite-Live, concernant l'expédition d'Annibal, et résume son appréciation en citant ces mots de Polybe : Si de l'histoire on ôte la vérité, à quoi sert-elle ? à rien.

Si Annibal a passé par la vallée de l'Arc, où sont les différents points de sa marche ?

La rivière près de laquelle il s'est arrêté après avoir, pendant quatre jours, remonté le Rhône, c'est l'Isère pour les uns, pour d'autres la Saône, pour un troisième le Guiers.

L'île, c'est le pays compris entre l'Isère, le Rhône et le massif de la Grande-Chartreuse ; mais on la trouve aussi entre l'Isère et le Guiers ; on la trouve entre le Rhône et la Saône, dans cette langue de terre où est Lyon ; on la trouve entre le Rhône, la Saône et la chaîne du Jura.

Annibal remonte le Rhône pour aller passer au mont du Chat, suivant celui-ci ; au mont de l'Épine, suivant tels autres ; quelques-uns pensent qu'il a remonté l'Isère, d'autres qu'il a pris, entre le Rhône et l'Isère, par Vienne, Pont-de-Beauvoisin et le passage des Échelles, ou par la plaine du Grand-Lemps, la vallée de la Bourbre et Pont-de-Beauvoisin.

La Druentia, c'est le Drac ; la Druentia, c'est l'Arc[37].

M. Maissiat suppose que la première attaque a eu lieu au mont de l'Épine, et que la ville prise par Annibal était Lémenc.

Suivant Larauza et Ellis, il a remonté l'Isère ; mais dans la vallée de cette rivière ils ne trouvent rien qui réponde aux récits des anciens et ils s'en écartent, Ellis, pour chercher, dans la vallée qui de Concelin et du Cheylas conduit à Allevard, l'emplacement de la première attaque ; Larauza, pour placer l'entrée des Alpes à Malataverne, au sud-ouest de Chamousset, et la première attaque à l'entrée de la vallée de l'Arc, vers Aiguebelle.

Suivant M. le colonel Perrin, Annibal qui à passé par le mont de l'Épine, traverse l'Isère vers Montmélian, s'engage dans la montagne à Hauteville et à Chamoux, pour retomber sur l'Arc à Saint-Alban, est attaqué par les Gaulois à Montandry.

La deuxième attaque a eu lieu, d'après Ellis, à la Porte, près de Saint-Michel ; d'après M. le colonel Perrin, sur la rive droite de l'Arc, entre Amodon et l'Esseillon ; d'après M. Maissiat et Larauza, sur la rive gauche : pour l'un, entre Saint-André et Sollières-Envers ; pour l'autre entre Thermignon et Lans-le-Bourg.

Larauza et M. Maissiat sont pour le passage du Grand Mont-Cenis ; Ellis pour celui du Petit Mont-Cenis ; M. le colonel Perrin suppose que, près du col du Petit Mont-Cenis, Annibal a pris à flanc de montagne pour aller au col du Clapier ; enfin, Albanis Beaumont[38], renvoyant du reste à ceux qui s'occupent de ces sortes de recherches, émet l'avis qu'Annibal aurait pu remonter par Lans-le-Bourg et Lans-le-Villard jusqu'à Bessan, et de là prendre par le val de Vice, pour descendre vers Turin par la vallée de la Sture.

Larauza, Ellis, M. Maissiat font descendre Annibal du Mont-Cenis à Suze par la vallée de la Cenise ; mais, pour Larauza, c'est dès le commencement de la descente, à la plaine Saint-Nicolas, que serait le passage difficile qu'Annibal a vainement essayé de tourner ; pour M. Maissiat, c'est plus bas, sur la rive droite de la Cenise, vers la Ferrières pour Ellis, sur la rive gauche.

Ainsi, ceux qui ont été d'avis qu'Annibal a passé par la vallée de l'Arc n'ont pu, sur aucun point, se mettre d'accord ; sur chaque question, chacun d'eux présente son hypothèse, à laquelle s'opposent aussitôt trois ou quatre autres solutions de même valeur ; on ne sait vraiment auquel entendre ; cette divergence des opinions et ces contradictions accumulées font pressentir que les lieux qu'on nous décrit ne sont pas ceux par où Annibal a passé, et on est un peu embarrassé d'avoir à exposer et à discuter tant d'opinions diverses.

M. Maissiat, prenant pour base le calcul des distances que l'armée carthaginoise aurait pu parcourir en quatre journées à partir de l'embouchure du Rhône, suppose qu'elle traverse ce fleuve au-dessus de l'embouchure de l'Ardèche, entre Bourg-Saint-Andéol et Pierrelatte. Mais il est peu probable qu'elle ait franchi l'Ardèche, et d'ailleurs, d'après Polybe et Tite-Live, le point du passage du Rhône est à quatre journées de la mer et à quatre journées de l'Isère, c'est-à-dire à moitié chemin entre l'une et l'autre.

Nos deux historiens disent qu'ayant remonté le Rhône pendant quatre journées, Annibal arriva sur les bords de l'Isère ; M. Maissiat[39], qu'après avoir remonté le Rhône pendant sept journées, il arriva sur les bords de la Saône.

Pour lui, l'Ile serait le pays entre le Rhône et la Saône, le pays isolé et enclavé de tous côtés par le Rhône, la Saône et la chaîne des monts Jura, c'est-à-dire la Bresse et le Bas-Bugey. Et il fait remarquer, à l'appui de son opinion, qu'Annibal n'a pas pénétré dans l'Ile et qu'elle n'était pas habitée par les Allobroges.

Mais comment ce pays aurait-il été appelé l'Ile, alors qu'il n'a au nord aucune limite précise, qu'il s'étend dans le vaste bassin de la Saône entre la chaîne du Jura et les montagnes du Lyonnais et du Mâconnais ?

Si l'Ile, dit M. Maissiat, était le pays compris entre le Rhône, l'Isère et le massif de la Grande-Chartreuse, elle n'aurait pas la forme d'un triangle, mais celle d'un quadrilatère. C'est vrai, Polybe ne paraît pas savoir que le Rhône change de direction vers Lyon. Mais le Jura est-il donc le troisième côté d'un triangle, et l'espace compris entre le Rhône au sud, à l'est le Jura, à l'ouest les montagnes au pied desquelles coule la Saône, forme-t-il donc un triangle, n'est-il pas un quadrilatère, et un quadrilatère sans limites au nord ?

Polybe dit que du point où Annibal traversa le Rhône au point où il entra dans les Alpes il y avait 1.400 stades, et ensuite, après avoir amené Annibal près de l'Ile sur les bords de l'Isère, il dit que de ce point il parcourut 800 stades pour arriver à l'entrée des Alpes. Il en résulte que du point du passage du Rhône jusque sur les bords de l'Isère il y avait 600 stades.

Voilà ce que n'a pas remarqué M. Maissiat. S'il avait tenu compte de cette donnée de Polybe, il aurait eu, sur la ligne suivie par Annibal, un point précis, les bords de l'Isère ; il aurait déterminé plus exactement l'endroit où le Rhône a été traversé, il ne se serait pas trompé au sujet de nie ; il n'aurait pas conduit Annibal à Lyon ; il n'aurait pas eu à se demander quelle était la distance parcourue par l'armée carthaginoise en une journée de marche et à interroger à ce sujet Végèce ! Annibal en quatre journées parcourut 600 stades, ce qui donne à peu près 28 kilomètres par jour.

Mais M. Maissiat s'en prend à Polybe, qui, se mettant en contradiction avec lui-même, aurait dit tantôt qu'il y avait 1.400 stades, tantôt qu'il y en avait 800, entre le point du passage du Rhône et l'entrée des Alpes. Ne sachant comme opter entre ce qu'il appelle ces deux leçons contradictoires, dont l'une serait une erreur de lecture des manuscrits, M. Maissiat reporte successivement ces deux distances sur la carte ; à 800 stades, il est non loin de Vienne ; à 1.400 stades, il est vers Aoste-Saint-Genis, il peut dire qu'il est vers l'entrée des Alpes, ce qui oblige, ajoute-t-il, à rectifier la leçon de huit cents stades et à y rétablir la leçon précédente de quatorze cents stades, s'appliquant au même trajet. Il ne s'agit pas du même trajet, et il n'y a rien à rectifier.

Annibal arrive par Novalaise, au pied de la chaîne de l'Épine, qui est occupée par les Gaulois ; il établit successivement deux campements entre Novalaise et la montagne. La nuit venue, il s'empare des positions que les Gaulois ont abandonnées, et, après avoir monté environ 570 mètres de hauteur, en partie sur une immense corniche de rochers escarpés, puis par un terrain hérissé d'énormes masses rocheuses, il est maître du col de l'Épine et d'un passage qui est à quelque distance au nord ; en même temps, de Novalaise, quelques troupes se sont engagées sur les pentes qui dominent le lac d'Aiguebellette et arrivent au col du Crucifix, à trois kilomètres au sud du col de l'Épine.

Voilà, pour un mouvement qui se fait pendant la nuit, de bien longues marches et bien difficiles. Les anciens disent qu'Annibal occupa les hauteurs et engagea le gros de son armée dans le défilé ; où est le défilé ? Ils disent que les Gaulois avaient eu le tort de ne pas occuper des vallons d'où ils auraient pu se jeter, par surprise, sur les Carthaginois. Ici il eût été impossible à un si grand nombre d'Allobroges de se tenir cachés sur les rochers nus où ils durent prendre position pour dominer le chemin de la corniche.

Si les Gaulois, comme dit M. Maissiat, s'étaient retirés à Lémenc, la distance qu'ils auraient eu à parcourir deux fois dans la nuit eût été bien longue, et ils auraient eu à descendre, puis à monter 750 mètres d'altitude.

Comment Annibal qui, avec des troupes d'élite, s'est rendu maître de la chaîne de l'Épine, Annibal qui commande les pentes par où les Gaulois peuvent y avoir accès, les laisse-t-il revenir au matin et occuper de nouveau les hauteurs ? Comment les laisse-t-il s'insinuer sur le dos de la montagne et tout le long du chemin, particulièrement au-dessus de la corniche... attaquer de plusieurs côtés à la fois cette partie de l'armée qui monte par le chemin... et surtout l'accabler de blocs de rocher tout le long de la corniche ?

Enfin Annibal tombe d'en haut sur les ennemis ; pourquoi n'est-il pas tombé d'en haut sur eux, lorsque le matin ils revenaient de Lémenc et remontaient les pentes de la chaîne de l'Épine ?

M. le colonel Perrin fait également passer Annibal par le mont de l'Épine.

Il faut rappeler ici, il faut lui opposer et opposer à M. Maissiat ce que nous avons dit au sujet de l'hypothèse du Petit Saint-Bernard : Annibal n'aurait pas passé par le pays des Tricorii, il n'aurait pas traversé la Durance, ce qu'affirme cependant Tite-Live.

Les habitants de l'Ile auraient, d'après M. le colonel Perrin, abandonné Annibal au pied du mont de l'Épine ; ils ne l'auraient donc accompagné, escorté, que dans leur propre pays, alors que leur secours lui était inutile ; ce n'est pas ce que disent nos deux historiens.

M. le colonel Perrin suppose qu'avant ce que nous appelons la première attaque (et il la place à Montandry, au delà de Montmélian) il y eut, au mont de l'Épine, un combat meurtrier, et que les Gaulois n'ont cessé de harceler Annibal alors qu'il côtoyait les Beauges, alors qu'après avoir traversé l'Isère, il longeait la crête de Montmayeur. Tout ceci est formellement contredit par les deux auteurs anciens.

Ellis fait remarquer que Polybe compte par centaines de stades et se croit par là même autorisé à ne pas calculer trop rigoureusement les distances. Au lieu de parcourir le long de l'Isère 800 stades, ce qui le conduirait à Malataverne, vers Chamousset, il quitte la vallée du Grésivaudan, vers Goncelin, n'ayant fait que 127 ou 128 kilomètres au lieu de 148, c'est-à-dire 700 stades au lieu de 800.

Annibal aurait été attaqué au moment où il venait de s'engager dans la vallée qui conduit à Allevard ; mais cette vallée du Fay ne répond nullement aux données des anciens ; les Gaulois auraient eu à occuper, non pas une situation dominante, mais les montagnes qui sont des deux côtés de la vallée. S'il y a sur la rive gauche un rocher qu'il a fallu couper pour établir la route, ce n'était pas un obstacle suffisant et on pouvait passer par la rive droite ; les hauteurs qui la commandent auraient été aisément occupées par Annibal.

Mais on se demande pourquoi Annibal a quitté la vallée de l'Isère pour faire ce détour invraisemblable ; on se demande pourquoi il n'est pas revenu à cette vallée, quand il a vu que les Gaulois lui fermaient le passage. Ellis suppose qu'il y avait, dans la vallée de l'Isère, des marais ; auraient-ils présenté autant de difficultés que les défilés où Annibal s'engagea, auraient-ils créé des dangers aussi sérieux que l'attaque des Gaulois

Ce qu'Ellis n'a pu trouver le long de l'Isère, dans cette vallée large et ouverte, il est allé le chercher en jetant, contre toute vraisemblance, Annibal dans les gorges du Fay et du Bréda.

D'après M. le colonel Perrin, l'entrée de la vallée de l'Arc jusque vers Aiguebelle était impraticable, et l'armée carthaginoise, qui était établie à Hauteville, dut à Chamoux prendre par le col de Montandry, le seul qui fut abordable.

Cette gorge a dû être très fréquentée jusqu'à l'occupation romaine, car c'était le chemin le plus court et le meilleur, pour passer de Chamoux, qui est dans la vallée du Gélon, à Saint-Alban et Corbière, dans la vallée de l'Arc. — Mais il est permis de douter que ce passage ait été jamais très fréquenté, car pour aller de Chamoux, qui est à 320m, à Corbière, qui est à 378m, il faut monter au col, qui est à 1.245m, franchir un petit vallon, remonter au col du Grand Cucheron, 1.202m, ou au col du Petit Cucheron, 1.236m.

Si la gorge était très étroite à sa partie inférieure, dit M. le colonel Perrin, la vallée était très large et très ouverte à partir de 500m d'altitude. — On cherche vainement sur la carte de l'état-major cette partie très large et très ouverte. La vallée de Montandry a partout des pentes fort raides ; elle est profondément encaissée entre des crêtes dont les cotes sont 1.276, 1.320, 1.374, 1.345, 1.338m ; ces crêtes forment un grand cirque, un grand fer à cheval, ouvert seulement du côté de l'ouest, et entre celles du nord et celles du sud la distance n'est pas de plus de 2.100 mètres.

Il fallait aborder de front le seul passage qui fut praticable. — Est-ce bien établi ? Sait-on, d'une manière positive, quel était le cours de l'Arc, quel était l'état de la vallée entre Chamousset et Aiguebelle en l'an 218 avant notre ère ? S'il était impossible de s'y engager, ne pouvait-on tourner les positions de Montandry, en passant à droite par La Rochelle et en montant par les pentes de La Table et du Pontet vers les cols du Cucheron ?

Annibal, qui était à Hauteville, s'avance jusqu'à Chamoux ; voilà les deux campements. Si, pour se rapprocher des hauteurs, il était allé camper vers Montandry, il se serait fait écraser ; mais il est difficile d'admettre qu'il ait pu de Chamoux monter, pendant la nuit, jusqu'à des crêtes qui sont si élevées, s'emparer même de la crête qui est arrière et du col du Petit Cucheron.

Si Annibal est maître des hauteurs, il descendra dans la vallée de l'Arc sans qu'il soit possible de l'inquiéter. Mais M. le colonel Perrin suppose que les Gaulois se sont emparés, le matin, du col du Grand Cucheron et de la crête de Mont Fauge, au midi de Montandry, crête que les Carthaginois ne pouvaient garnir complètement. Or, d'après Polybe et Tite-Live, les Gaulois, quand ils sont revenus le matin, n'ont pu réoccuper les hauteurs ; ils se sont engagés à flanc de montagne, dominés par Annibal et par une troupe d'élite.

Les Gaulois battus, dit M. le colonel Perrin, furent rejetés dans le fond de la gorge. Ce n'est pas ce que disent nos deux historiens ; ils ne disent pas non plus que le gros de l'armée carthaginoise montait vers des cols, mais qu'il était engagé dans un défilé.

Corbière serait la ville de ces Gaulois, la ville dont Annibal s'empara. M. le colonel Perrin dit que des hauteurs qui dominent Montandry, on pouvait descendre en trois quarts d'heure au plus à Corbière, et que, pour des races aussi vigoureuses et aussi habituées aux montagnes, il leur fallait bien deux heures pour venir reprendre leurs postes. N'oublions pas que la différence de niveau entre les crêtes de Montandry et Corbière est de 950 mètres.

Suivant Larauza, Annibal a quitté l'Isère, en face de Montmélian, à la Chavane, pour passer par un vallon qui se dirige vers Malataverne et Bourgneuf et vers les bords de l'Arc, non loin de son embouchure et de Chamousset. Ce vallon, ce serait l'entrée des Alpes, et, en effet, les 800 stades nous amènent à Malataverne, Mais Larauza est fort embarrassé à expliquer cette expression l'entrée des Alpes, alors qu'on est, comme il le dit, entre deux chaînes de riantes collines.

La première attaque aurait eu lieu vers Aiguebelle. Larauza nous dit bien qu'il était possible de camper dans la vallée, mais il ne précise rien, ni au sujet de la marche d'Annibal qui a pu remonter l'Arc par les deux rives simultanément, ni au sujet des positions qu'auraient occupées les Gaulois sur le flanc des montagnes des deux côtés de la vallée ; il ne rencontre, en effet, rien qui réponde aux données topographiques des anciens et aux péripéties de la lutte engagée entre les Gaulois et les Carthaginois ; quant à la ville prise par Annibal, il se borne à dire qu'on aperçoit des villages jetés çà et là dans ces montagnes et que cette ville devait être située par là.

Cette ville, suivant Mann[40], ce serait Saint-Jean-de-Maurienne. Mais alors quel serait, à quelques kilomètres, le point où Annibal avait été attaqué par les Gaulois ?

Suivant Ellis., la deuxième attaque aurait eu lieu entre Saint-Martin-de-la-Porte et Saint-Michel. Sur la rive gauche, des rochers escarpés, de grande élévation, sont battus par les eaux rapides de l'Arc et ne laissent aucun passage. Sur la rive droite, un chaînon détaché des montagnes qui séparent la Maurienne de la Tarentaise, s'avance comme un promontoire au milieu de la vallée et la coupe à angle droit. Il se termine au sud par un mamelon allongé, nommé le rocher du Point, inaccessible également, et du côté de Saint-Martin et du côté de la rivière où il s'élève à pic ; difficilement accessible du côté de Saint-Michel ; enfin, isolé du côté du nord par une coupure dans le chaînon, le Pas de la Porte. Ce mamelon du Point, c'est la position sûre occupée par Annibal, c'est le rocher blanc ! Il est à la vérité d'un gris brun, et quand Ellis fait remarquer qu'on y découvre quelques traces de gypse blanc et rose, il ajoute aussitôt que ce gypse est décoloré par le temps ou recouvert par la végétation, qu'on ne peut l'apercevoir que si l'on a récemment mis à nu le rocher. Au nord du Pas de la Porte, le chaînon à pentes gazonnées monte vers la Villette et Baune, plus haut, vers le Mollard et Villar-Buttier[41], dans la direction du col des Encombres.

Il ne s'agit pas de savoir si ce passage présente quelques difficultés, mais si ces difficultés sont celles qui ont été signalées par Polybe et par Tite-Live. Ils disent qu'Annibal était engagé dans un défilé dominé par une montagne aux flancs de laquelle étaient les Gaulois, qui faisaient rouler des pierres, et qu'il occupa, en dehors de leurs atteintes, une position sûre. Ici il a devant lui une ligne de hauteurs formant un vaste front. S'il ne peut passer au Pas du Roc, le long de la rivière, à l'endroit où sont aujourd'hui la route et le chemin de fer, il peut passer au Pas de la Porte, et, si le Pas de la Porte est occupé par les Gaulois, il peut prendre plus au nord, par des pentes qui sont très accessibles et couper le chaînon vers la Villette. Ellis nous montre les Gaulois occupant successivement diverses positions et refoulés par Annibal dans les montagnes au-dessus du Mollard et de Villard-Buttier, ce qui n'a aucun rapport avec les récits de nos deux historiens. Et au milieu de ces manoeuvres, de ces combats sur les pentes de la montagne, à quoi lui servirait la position du Point ?

Du reste, Ellis a placé cette attaque beaucoup trop loin du col par lequel Annibal a franchi les Alpes.

M. le colonel Perrin prend la traduction de Polybe, par Dom Thuillier, et y lit qu'Annibal fut attaqué quand on fut entré dans un vallon qui, de tous côtés, était fermé par des rochers inaccessibles ; or, dit-il, il n'y a dans toutes les Alpes que la chaîne rocheuse de l'Esseillon qui satisfasse au récit de l'historien grec, car la vallée de l'Arc est complètement fermée en travers depuis l'Aiguille de Scolette jusqu'à la Pointe de l'Échelle, et il cherche l'emplacement de la deuxième attaque, entre Modane et l'Esseillon, sur la rive droite de l'Arc.

Mais Polybe ne parle pas du tout d'un vallon fermé de tous côtés par des rochers inaccessibles ; il nous montre les Carthaginois engagés dans un ravin difficile, escarpé, dans un défilé creusé par les eaux, et Tite-Live dit de même : dans un passage étroit dominé d'un côté par une montagne.

Les données topographiques des anciens sont très simples : un ravin, une montagne qui le domine, une position où l'on est à l'abri.

Et de même l'histoire du combat est très simple ; Les Carthaginois sont engagés dans un défilé, dans un ravin au pied d'une montagne ; les Gaulois qui occupent les pentes de cette montagne jettent des pierres, font rouler des rochers, et il est évident que leur position est telle qu'Annibal ne peut les attaquer, les en déloger ; il occupe, avec la moitié de ses troupes, en dehors de leurs atteintes, une position sûre ; il les repousse quand ils descendent jusqu'au ravin et viennent couper son arillée ; il défend son arrière-garde menacée et il assure le passage de ses troupes.

D'après M. le colonel Perrin, les Gaulois, venus par Amodon, attaquent Annibal au moment où son arrière-garde arrive à hauteur du Bourget ; il dispose ses troupes entre l'Arc et Chatelania, sur un front de bataille qui peut avoir 800 à 1.000 mètres ; il occupe, un peu en arrière du Bourget, un rocher blanc et dénudé, d'où il voyait, et les pentes du côté d'Amodon et tout le terrain entre le Bourget et la chaîne de l'Esseillon ; du Bourget, le gros de l'armée carthaginoise s'avance vers Aussois ; des Gaulois sont sur la rive gauche, en amont et en aval de Villarodin, et l'infanterie légère doit garnir la rive droite pour les contenir ; les pentes qui dominent cette rive droite sont occupées par des Gaulois, qui font rouler des rochers, ce qui force les Carthaginois à descendre vers Avrieux ; ils remontent au nord de l'Esseillon, sur le plateau d'Aussois, et vont traverser l'Arc, en face de Bramans, au-dessus du confluent du ruisseau d'Ambin.

Tel aurait été ce combat, bien différent de celui qu'ont décrit les anciens. En en lisant le récit, on se demande notamment comment les Carthaginois auraient été plus à l'abri en descendant à Avrieux, et surtout ce que faisait Annibal, avec 'la moitié de son armée, sur son rocher prés du Bourget, pendant que le reste de ses troupes et ses convois étaient engagés entre le Bourget et Aussois, comment il pouvait leur porter secours, protéger leur marche et repousser les attaques des Gaulois qui, maîtres des pentes de la montagne, dominaient la ligne suivie par les Carthaginois. On se demande enfin pourquoi Annibal ne suit pas la rive gauche de l'Arc, pourquoi il ne remonte pas la vallée par les deux rives. Il y avait, nous dit-on, des escarpements infranchissables en face d'Amodon ; mais Annibal aurait fait ce qu'il fait à Amodon où le rocher qui porte le village est à pic et vient plonger dans l'Arc.

Il aurait, nous dit-on, rencontré des difficultés ; auraient-elles été plus grandes que celles qu'a présentées la rive droite Suivons un peu sa marche, en prenant quelques cotes sur la carte de l'état-major. Il est à Saint-André, 1.150 m. ; il remonte la rive droite du torrent descendu du col de Chavière jusqu'à Polset, 1.809 m. ; puis, passant sur la rive gauche, il arriva à la Perrière, et, se maintenant sur les flancs à une grande hauteur, 1.800 m., il descendit à Amodon, 1.500 m. ; attaqué par les Gaulois, il établit son infanterie entre l'Arc, 1.083 m., et le plateau de Chatelania, 1,514 m. ; il monte ensuite au hameau de Roche-Mol, passe sur les pentes de Roche-Pig, suit à une certaine hauteur la rive droite du ruisseau du Fond ou de Saint-Benoît, et comme le lit de ce torrent est très encaissé et ne peut être franchi que près d'Avrieux, il descend jusqu'à ce village, 1.100 m. environ ; toute cette longue crête de l'Esseillon était terminée par une paroi verticale de rochers inaccessibles, si ce n'est un peu au-dessous du fort Marie-Christine, ou existe un cône de moraine, qui permet de la franchir ; on arriva ainsi au plateau d'Aussois, 1.500 m. Mais comment les Gaulois qui occupaient toutes les pentes, qui devaient être maîtres de ce plateau, ont-ils laissé les Carthaginois gravir ce cône de moraine, monter d'Avrieux, 1.100m, au plateau d'Aussois,1.500 m ? Enfin, de ce plateau, l'armée descend dans le lit du ruisseau de Saint-Pierre, et se rend à Bramans.

Je le demande de nouveau : la marche sur la rive gauche, par Modane et Villarodin, aurait-elle présenté d'aussi grandes difficultés ? Annibal se serait-il engagé sur ces pentes de la rive droite, si tourmentées, coupées par des ravins si profonds, où les Gaulois ont tout l'avantage des positions et peuvent si aisément l'empêcher de monter au plateau d'Aussois, c'est-à-dire de sortir du cul-de-sac où il se serait enfermé ?

M. Maissiat dit comme M. le colonel Perrin, c'est-à-dire comme Dom Thuillier, qu'Annibal arriva vers un vallon qui de tous côtés était fermé par des rochers inaccessibles, et ce vallon, pour lui comme pour M. Perrin, c'est le passage que commande l'Esseillon. Mais, d'après lui, l'armée carthaginoise est sur la rive gauche et elle est échelonnée de Saint-André à Sollières-Envers, au-delà de Bramans, sur une ligne d'une vingtaine de kilomètres. Les Gaulois occupent les pentes des montagnes et s'avancent en suivant la marche des Carthaginois, jetant des pierres, faisant rouler des rochers.

Annibal s'établit, avec la moitié de son armée, sur un rocher fort et découvert... sur les assises rocheuses qui bordent la rive droite de l'Arc, vis-à-vis Sollières-Envers, dans l'étendue d'environ 2.000 mètres.

De cette position dominante, dit M. Maissiat,... le regard d'Annibal embrasse toute l'étendue du désordre ; il veille sur le passage de ses convois ; les fait défiler sous ses yeux. En réalité, Annibal ne pouvait voir  que ce qui était au plus près, il ne pouvait voir ce qui se passait dans les endroits les plus difficiles, notamment au passage du Nant, en face de l'Esseillon ; et si, en prenant position sur la rive droite, il s'est mis en sûreté, il s'est mis aussi dans l'impossibilité de protéger la marche des siens, de leur porter secours, de repousser les Gaulois sur les points où ils sont descendus pour couper la marche de son armée.

Mais, dit M. Maissiat, Bramans est non loin, Bramans dont le nom évoque un souvenir de cris de détresse et d'alarme à l'endroit où s'était établi Annibal est une chapelle de Notre-Dame-de-Pitié, et il y était entre deux ruisseaux qui, par la plus amère et la plus gauloise des ironies, s'appellent les ruisseaux de Bonne-Nuit !

Suivant Larauza, la deuxième attaque a eu lieu entre Thermignon et Lans-le-Bourg, à l'endroit où la vallée est plus resserrée, où il y a sur la rive gauche des escarpements rocheux ; au-dessus de ces escarpements serait le rochier blanc, la position où, l'on peut être à l'abri des attaques.

Mais les Gaulois auraient occupé, à droite„et à gauche, les grandes pentes continues qui dominent la rivière et ce escarpements rocheux ; Annibal se serait engagé des deux côtés pour les combattre et faire passer son armée, ce qui est contraire au récit des historiens anciens, et la position qu'il aurait prise au-dessus des escarpements de la rive gauche, dominée par de longues pentes, n'aurait pas été une position sûre.

Larauza et M. Maissiat supposent qu'Annibal a remonté la vallée de l'Arc jusqu'à Lans-le-Bourg et passé le Mont-Cenis ; Ellis le fait passer par le Petit Mont-Cenis, c'est-à-dire par un col plus élevé et de plus difficile accès, où le sentier est tantôt taillé en corniche, tantôt supporté par des murs de soutènement.

Les uns et les autres font camper Annibal sur le plateau du Mont-Cenis, aux bords du lac, et disent qu'il n'est pas impossible, en s'élevant quelque peu, d'entrevoir, par quelque échappée, les montagnes qui s'abaissent vers l'est et la vallée qui conduit vers les plaines. La possibilité de répondre sur ce point aux données des anciens est un des grands arguments des partisans du Mont-Cenis.

On pourrait de Corna-Rossa, dit Larauza, avoir cette vue. C'est du col même, en se portant un peu à droite ou un peu à gauche, que M. Maissiat croit apercevoir les plaines du Pô et la direction de Rome, et, après avoir cité Polybe : ce texte, dit-il, est décisif dans la question du véritable itinéraire d'Annibal. En conséquence, nécessairement c'est par le col du Mont-Cenis qu'Annibal a franchi la ligne de faite des Alpes. M. le colonel Perrin donnera la même importance à ce texte de nos auteurs et démontrera que c'est nécessairement par le col du Clapier qu'Annibal est entré en Italie.

Sur les bords du lac du Mont-Cenis, il y a quelques mamelons boisés, et la forêt qui domine Lans-le-Bourg s'élève jusqu'à la hauteur du col (2.055m) et même jusqu'à 2.200m. Nous n'atteignons pas cette région dépourvue d'arbres dont parle Polybe et aussi ne trouverons-nous pas, sous la neige nouvelle, les neiges persistantes.

Suivant Larauza, la première partie de la descente de la Grand-Croix à la plaine Saint-Nicolas et à la Ferrière serait le chemin rapide, étroit, bordé de précipices, dont parlent nos historiens. Quant aux 270 ou 300 mètres, on doit les prendre, non comme la mesure d'un obstacle rocheux qu'il faudra attaquer de main d'homme, mais, avec Tite-Live, comme la mesure de la profondeur du précipice[42] ; il pouvait, du reste, y avoir des éboulements et des avalanches, et pour les éviter Annibal sera descendu jusqu'au fond de la gorge où coule la Cenise, près des bords du torrent, où il aura trouvé, sous la neige tombée récemment, cette ancienne neige qui s'était conservée depuis l'hiver précédent. Ou bien ne pourrait-on pas supposer, avec M. Letronne[43], que cette vieille neige que les Carthaginois ou Polybe crurent être de l'hiver précédent, était tout simplement de la neige tombée quelques semaines auparavant et qui avait eu le temps de prendre beaucoup de consistance par les alternatives des temps doux de la journée et des gelées de la nuit ?

M. Maissiat cherche vainement de la plaine Saint-Nicolas à la Ferrière et à la Novalèse quelque chose qui réponde aux données de Polybe et de Tite-Live. Il invoque l'Itinerarium belgico-gallicum (1631), qui, à la suite d'une description emphatique, dit que descendre jusqu'à la Novalèse ces pentes de rochers est un vrai travail d'hercule : nec hic quies erat usque dum herculeis laboribus declive hoc saxetum ad pagum Novalesiam continuaremus ; ce que M. Maissiat traduit ainsi : Si un travail d'hercule n'eût ouvert là, dans un endroit rocheux, un chemin qui nous permit de pousser jusqu'à mille pas plus loin au bourg de Novalèse. Et il ajoute : Est-il possible de rencontrer un accord plus complet, plus précis, entre l'itinéraire d'Annibal à la descente des Alpes, décrit par Polybe, et cet itinéraire de notre auteur allemand à la descente du Mont-Cenis ?... l'identité du lieu indiqué de part et d'autre est claire et certaine...

Lorsque Polybe, dans les termes les plus précis, dit qu'Annibal, rencontrant un obstacle qu'il ne pouvait franchir, essaya de le tourner, mais en fia, empêché par la neige qui venait de tomber et par la neige de l'hiver précédent, et qu'il dut renoncer à son projet, M. Maissiat, laissant de côté le texte, transcrit la traduction de dom Thuillier : La première pensée qui vint à Annibal fut d'éviter le défilé par quelque détour ; mais la neige ne lui permit pas d'en sortir. Il y fut arrêté...

Ainsi, de la tentative que lit Annibal pour tourner la barricade, pas un mot ; et, comme on ne trouve pas la neige des hivers précédents, il est entendu que Polybe s'est trompé, et il s'est trompé parce qu'il a voulu faire parade d'une vaine science : L'explication présentée par Polybe ne me semble pas pouvoir supporter l'épreuve de la critique. Il ne s'agit pas d'une explication générale et scientifique des phénomènes que présente la neige sur les hauts sommets des Alpes ; explication sur laquelle il ne conviendrait point d'être sévère, vu l'état des sciences physiques à l'époque ou Polybe écrivait. Reconnaissons donc, nonobstant ce texte, que sur le chemin suivi par Annibal à la descente des Alpes, il existait seulement de la neige nouvellement tombée.

Ellis, qui prend plaisir aux difficultés, qui a supposé qu'Annibal avait quitté la vallée de l'Isère pour s'engager dans les gorges du Fay et du Bréda, qu'il avait passé par le Petit Mont-Cenis, a ici l'idée la plus invraisemblable, la plus étrange : Annibal aurait passé la Cenise vers la Ferrière, aurait suivi la rive gauche, aurait trouvé un passage où le sentier était emporté sur près de 300 mètres, puis les neiges des avalanches ; aurait campé, aurait réparé le sentier et sellait descendu à la Novalèse.

Sur la rive gauche, prodigieusement escarpée au-dessus de l'abîme où est la Cenise, se trouve une espèce de sentier, étroit, extrêmement dangereux, qui tantôt descend rapidement, tantôt remonte pour franchir des rochers abrupts, il est interrompu, il se perd ; pour le retrouver, il faut couper, à une assez grande hauteur, le couloir de l'avalanche de Saint-Pancrace ; il descend ensuite rapidement en lacets jusqu'à l'angle que font la Cenise et le couloir de l'avalanche du Rimalle ; plus loin, on aura à couper la ligne des avalanches de Roche-Melon.

Busching, dit Ellis, faisait certainement allusion à ce chemin de la rive gauche, lorsqu'il disait qu'avant les travaux exécutés par ordre d'Emmanuel III, la descente présentait des passages dangereux et n'avait parfois qu'un pied de large. Mais Busching parlait tout simplement du mauvais état où était le chemin connu, fréquenté, celui de la rive droite, avant qu'il Rit réparé par Emmanuel III.

Ellis dit que les gens du pays font encore usage de ce chemin de la rive gauche[44]. Il faut s'entendre : on m'adjura de ne point essayer d'y passer ; le syndic de la Ferrière me représenta que le danger serait extrême ; il consentit cependant à m'indiquer un jeune homme qui voulut bien me servir de guide ; nous nous engageâmes dans les rochers et les broussailles, au-dessus des abîmes de la Cenise, nous soutenant parfois avec les mains, et ce n'est pas sans courir quelque danger que nous avons franchi les couloirs de rochers polis où passent les avalanches.

Mais comment expliquer celte folle tentative d'Annibal, quand la rive droite lui offre plus d'un passage naturel, relativement très facile, quand il peut descendre, soit par la ligne de l'ancienne route, sur le mamelon de Biolay qui domine la Cenise, soit par les roches d'Enfer et la combe du Rocher, soit au-dessus des rochers d'Enfer et par le Bois-du-Faux.

Et rencontrera-t-on, en suivant Ellis, quelque chose qui réponde

aux données des anciens. Peut-il nous montrer l'endroit où Annibal campa[45] pendant qu'on attaquait de main d'homme le rocher qui faisait obstacle, les passages par oïl il avait essayé de tourner, les neiges des hivers précédents qui le forcèrent à renoncer à cette tentative ? Mais rien, absolument rien. Les grandes avalanches qui descendent de Saint-Pancrace, du Rimalle, descendent, l'une en avril, l'autre en mars, remplissent momentanément le lit de la Cenise, où on voit leurs neiges jusqu'en juin. Inutile de dire qu'il n'en reste pas dans les couloirs rocheux, dont la pente est trop raide.

Comprend-on qu'Annibal, suivi de ses soldats, de sa cavalerie, de ses bêtes de somme, de ses éléphants, se fût engagé dans ces pentes effroyables et ces couloirs d'avalanches, se livrant ainsi à des fantaisies à peine pardonnables chez un touriste ?

Les excentricités n'étonnent pas Ellis. Ne dit-il pas que César, se rendant en Gaule pour combattre les Helvètes, a passé, comme Annibal, par le Petit Mont-Cenis, qu'il a quitté la vallée de l'Arc pour aller, par le col de Glandon, dans la combe d'Olle, et de là rejoindre, par le col de la Coche, la vallée de l'Isère ? Le César de Robert Ellis est un alpiniste aussi fantaisiste et aussi étonnant que son Annibal.

Suivant M. le colonel Perrin, Annibal s'est engagé dans la vallée d'Ambin, est monté par les lacets du Petit Mont-Cenis, qui étaient exactement à cette époque ce qu'ils sont aujourd'hui (comment le sait-on ?). Au dernier lacet, 100 mètres au-dessous du col, il a pris à droite, sur une corniche rocheuse assez large, nullement dangereuse, est arrivé ainsi au col du Clapier (2.500m) ; d'un point, à 300 mètres à droite, on aperçoit la belle vallée de la Doire, les plaines du Pô et Turin.

Certes, dit M. le colonel Perrin[46], si Polybe ne nous eût pas dit que, du haut des Alpes, le général carthaginois avait montré l'Italie à ses soldats, il nous aurait été complètement impossible de déterminer sa marche ; mais ce renseignement si précis est le phare lumineux qui a guidé nos recherches et fixé toutes nos indécisions.

Annibal reste deux jours campé dans le haut du vallon de Savines. Y avait-il dans ce vallon l'espace suffisant pour un campement ?

A la descente vers l'Italie les pentes étaient fort raides, et, comme la neige venait de tomber, elles ne laissaient pas de présenter certain danger. Le passage infranchissable décrit par les anciens serait vers la cote 1.800m, c'est-à-dire environ 700 mètres au-dessous du col. Après avoir traversé un petit plateau, on trouve un clapier effrayant de 200 mètres de hauteur ; c'est bien le défilé d'un stade et demi de Polybe... un sentier très étroit longe la paroi de gneiss écroulée. Annibal fait camper sur ce plateau, après avoir fait enlever la neige ; or, pour enlever assez complètement la neige pour y établir un campement, il fallait pouvoir la balayer, ce que permettaient les noisetiers et les hêtres qui croissent dans le clapier et qui sont propres à cet usage. Et si l'on essayait de descendre à droite, dans le lit du ruisseau, on y trouvait, sous la neige nouvelle, les neiges durcies.

Ainsi on nous dit que, dans les pentes du clapier, il y a un point où la pente est plus raide, cela sur une hauteur d'environ 200 mètres ; mais nous ne voyons pas cet escarpement de rochers et d'éboulement de 270 mètres de longueur, qui barre la vallée, et au pied l'abîme ; nous ne voyons pas Annibal essayer de tourner un obstacle infranchissable, même en faisant un long détour ; il essaie seulement de descendre sur les neiges anciennes qui sont prés de lui dans le lit du ruisseau ; nous ne voyons pas de vastes pentes garnies de neiges anciennes, mais seulement, dans le lit du ruisseau, quelques restes des avalanches ; d'après Polybe et Tite-Live, après cette tentative infructueuse, Annibal redescend vers l'obstacle qu'il faudra attaquer de main d'homme et campe ; ici il campe au-dessus de l'endroit où il a trouvé des neiges anciennes. Enfin, nous ne sommes pas dans ces hautes régions des Alpes que nous montrent les anciens, et à la cote 1.800m, nous nous trouvons au milieu de la végétation.

Ainsi les partisans de l'hypothèse du Mont-Cenis ne peuvent donner des textes de nos deux historiens une interprétation quelque peu acceptable, et si, en général, ils sont portés à sacrifier Tite-Live à Polybe, ils sont réduits parfois à accuser Polybe lui-même d'inexactitude. Ils cherchent vainement, ils ne rencontrent nulle part des lieux qui répondent aux données des anciens, et l'impossibilité où ils sont, de mettre d'accord, sur chaque point, des contradictions qui déconcertent l'esprit, montrent assez que leur hypothèse est en dehors du vrai.

D’Anville, Gibbon ont supposé qu'Annibal avait passé par le mont Genèvre et par la vallée de la Dora Riparia, et telle est aussi l'opinion de M. Letronne qui, en 1819, publia dans le Journal des Savants un examen critique de l'ouvrage de Deluc, intitulé Histoire du passage des Alpes par Annibal et une réponse à une lettre de Deluc.

M. Letronne s'éleva contre ceux qui veulent voir entre les données de Polybe et celles de Tite-Live une contradiction absolue, et montra que, pour étudier la marche d'Annibal, il fallait invoquer les témoignages des deux historiens en s'appliquant à les concilier ; il fixa la situation de l'Ile, fit remarquer que rien n'autorisait à affirmer qu'Annibal y avait pénétré et que l'on ne pouvait savoir quelles étaient, au temps d'Annibal, les limites du territoire des Allobroges ; il établit que les expressions de Polybe relatives à une marche le long du fleuve ne pouvaient être prises dans leur sens latéral et indiquaient une direction générale, et d'autre part que, dans l'énumération des passages des Alpes par Polybe, les mots ήν Άννίβας διήλθεν, sont de Polybe, et non de Strabon, comme le voulait Deluc il ramena à leur vrai sens et à leur vraie valeur les témoignages de Huitprand et de Paul Jove, sur lesquels les partisans du Petit Saint-Bernard croyaient pouvoir s'appuyer ; quant à l'existence, prés de Pont-de-Beauvoisin, d'une localité nommée Passage, quant au fameux bouclier d'Annibal, trouvé dans les environs, et qui n'est qu'un de ces plats ou plateaux qui ornaient les buffets des riches : dans l'état actuel de la critique, dit M. Letronne, ce n'est point, sur de pareils faits, ou faux, ou mal interprétés, ou soumis à une multitude de chances d'incertitudes et d'erreurs, qu'il convient de s'en reposer pour une question de la nature de celle-ci.

Il semble que, grâce à l'intervention d'un savant, d'un critique tel que M. Letronne, un certain nombre de points était désormais acquis. Et cependant combien d'erreurs, signalées par lui, ont été depuis reproduites, et ne voyons-nous pas, jusqu'à une date récente, invoquer, comme un argument, la découverte du fameux bouclier ?

L'opinion que présentait M. Letronne, au sujet de la marche d'Annibal, n'avait pas la même valeur que ses observations critiques, et demeure très contestable.

Suivant lui, Annibal remonta d'abord l'Isère jusqu'au confluent du Drac ; là, il aurait pris sur sa droite, et si Tite-Live dit sur sa gauche, ad lævam, c'est, en effet, à la gauche par rapport à Tite-Live, par rapport à Rome ; Annibal serait arrivé à l'entrée des Alpes, vers Saint-Bonnet, aurait atteint la Durance, vers Embrun, l'aurait passée trois fois. Quant au caractère que présente cette rivière : Tite-Live en cet endroit, dit M. Letronne, se livre à quelques exagérations. Enfin λευκόπετρον signifierait, non pas roche blanche, mais roche nue, escarpée, et ce que disent les deux historiens anciens de la neige des hivers précédents, ne serait que le résultat d'une erreur des Carthaginois qui prirent pour de la neige de l'hiver précédent une neige tombée quelques semaines auparavant.

M. Letronne n'a donné qu'une sorte d'esquisse ; il s'est borné, sans entrer dans les détails, à indiquer une solution qui semble avoir l'avantage de concilier les récits de Polybe et de Tite-Live. Il n'est pas allé dans les Alpes et il ne se croit pas obligé de déterminer, d'une manière précise, les lieux où Annibal a été attaqué et ceux où les difficultés de la descente lui ont fait courir de si sérieux dangers.

Ces difficultés, on les a cherchées au pas de la Coche ; mais on n'y trouve rien qui réponde, aux récits des anciens. Annibal, disent-ils, avant d'arriver à l'obstacle qui barrait la vallée, était engagé sur des pentes rapides longeant des ravins profonds et dangereux ; ici, nous allons au milieu de prairies en pente douce jusqu'à la Chapelle Saint-Gervais, au-dessus de la Coche. Puis, au lieu d'un passage de 270 mètres le long d'un abîme, nous trouvons une descente d'un kilomètre environ dans les rochers, puis deux kilomètres à parcourir dans un ravin où la Doire est profondément encaissée.

Faire passer Annibal par le mont Genèvre et la vallée de la Doire, c'est ne tenir aucun compte de données très précises des historiens anciens ; Annibal aurait remonté la Durance ; Tite-Live et Ammien Marcellin disent qu'il l'a seulement traversée ; nulle part, entre Savines et Briançon, elle ne présente les caractères signalés par Tite-Live ; au mont Genèvre, entouré de toutes parts de hautes montagnes, Annibal n'aurait pu dire à ses soldats qu'on apercevait l'Italie ; on était au milieu de prairies et de forêts, ce qui est contraire au témoignage formel de Polybe ; et, ne dépassant pas la région moyenne des Alpes, on ne pouvait y trouver, ni au col, ni à la descente sur l'Italie, les neiges de l'hiver précédent.

La plupart des partisans de l'hypothèse du Mont-Genèvre ont pensé qu'au lieu de suivre la vallée de la Dora Riparia, Annibal avait, de Césanne, pris par le col de Sestrières pour entrer en Italie par le Val de Pragelas, par la vallée du Chisone. Telle est l'opinion du chevalier de Folard[47], du général Frédéric-Guillaume de Vaudoncourt[48], du comte Fortia d'Urban[49], de M. le lieutenant-colonel Hennebert, et cette opinion est contraire aux témoignages de Polybe et Tite-Live, desquels il résulte manifestement qu'Annibal n'a pas, Pour franchir les Alpes, passé deux cols.

Par où Annibal est-il allé des bords du Rhône aux bords de la Durance ? A cette question, les quatre auteurs que nous venons de citer donnent quatre solutions : il a passé par la vallée de la Romanche, ou par la vallée du Drac, ou par la vallée de la Drôme, ou par la vallée de l'Aygues.

Suivant le chevalier de Folard, Annibal a quitté la vallée de l'Isère vers Grenoble, est allé à Briançon par le Mont-de-Cana, où il y eut un premier combat contre ceux du pays, et par le col du Lautaret.

Mais, si Annibal a remonté la vallée de la Romanche, il n'aurait pas, comme le disent Tite-Live et Ammien Marcellin, passé par le pays des Tricorii. La vallée de la Romanche aurait présenté des difficultés considérables ; on peut même affirmer que, pour une armée, elle dit été impraticable. Enfin, Annibal aurait franchi trois grands cols, le col du Lautaret, le col de Mont-Genèvre et le col de Sestrières ; du col du Lautaret, 2.075 mètres, il serait descendu à Briançon, 1.207 mètres, pour remonter au Mont-Genèvre, 1.854 mètres ; il aurait descendu plus de 850 mètres pour en remonter 650, et nous le verrons l'instant d'après descendre du Mont-Genèvre à Césanne, pour remonter de Césanne au col de Sestrières.

Le général de Vaudoncourt ne peut admettre qu'Annibal ait passé par la vallée de la Romanche ; suivant lui, l'année carthaginoise est allée de Valence, par Chabeuil, Aouste, a suivi la vallée de la Drôme, est arrivée sur les bords de la Durance à Tallard ; elle avait ainsi parcouru les 800 stades de Polybe et se trouvait à l'entrée des Alpes.

De Tallard, Annibal remonte la Durance ; mais les escarpements qui dominent la rivière, vers Remollon, sont occupés par les Gaulois qui, la nuit, se retirent dans une ville voisine ; Annibal s'empare des hauteurs, et les Gaulois descendant par la vallée de la Vence (de l'Avance), l'attaquent subitement et coupent son armée. Il les repousse et s'empare de Charges, qui était leur chef-lieu.

Ainsi il y a d'une part la ville principale, d'autre part, la ville où se retiraient la nuit ceux qui ont attaqué Annibal, ville dont on ne fait, pas connaître la situation.

Le combat a lieu dans des conditions qui ne sont nullement celles qu'indiquent les auteurs anciens ; il se réduit à une tentative que font les Gaulois pour couper l'armée carthaginoise au passage de l'Avance ; de Vaudoncourt ne nous montre pas les campements successifs d'Annibal, les Gaulois engagés à flanc de montagne, faisant rouler les pierres pour précipiter les Carthaginois dans les abîmes ; il ne nous fait pas assister aux péripéties de cette grande lutte ; si l'abîme n'était autre que le lit de la Durance, comment Tite-Live ne l'a-t-il pas dit, et comment dit-il, au contraire, qu'Annibal ne fut attaqué qu'après avoir passé la Durance ?

Suivant le comte Fortia d'Urban, l'Ile serait comprise entre l'Aygues et la Mayne qui passe à Orange. Il ne faut pas, dit-il, comme le fait Polybe, la comparer, pour l'étendue, au delta du Nil ; Tite-Live est dans le vrai, quand il dit aliquantum agri, peut-être même aliquantulum.

Annibal a laissé à sa gauche le pays des Tricastins (c'est ainsi que Fortia d'Urban traduit ad lævam in Tricastinos flexit) ; se portant vers l'orient, il a remonté, non pas la vallée du Rhône, comme le disent Polybe et Tite-Live, mais la vallée de l'Aygues.

Il n'a pas marché quatre jours de suite, έξής, mais il a, pendant quatre jours successivement, έξής, mis en marche les différentes parties de son armée.

Il n'y a pas à tenir compte de l'indication des distances parcourues le long du Rhône ; tous ces calculs ne sont qu'approximatifs et ne peuvent servir de base à un raisonnement rigoureux. Si Polybe dit qu'Annibal parcourut d'abord 600 stades en remontant le Rhône, puis 800 stades du Rhône à l'entrée des Alpes, Fortia d'Urban lui fait parcourir d'abord 800 stades des bords du Rhône à Mons Séleucos, la Bâtie Mont-Saléon, puis 600 stades de ce point à Briançon.

C'est ainsi que Fortia d'Urban, après avoir annoncé l'intention de concilier Polybe et Tite-Live, ne cesse de les accuser d'inexactitude.

De la vallée de l'Aygues Annibal aurait, par celle du Buech. Atteint le pays des Tricorii, puis il aurait traversé trois fois la Durance (à Tama, au-dessous et au-dessus de Briançon).

De Vaudoncourt et Fortia d'Urban supposent qu'Annibal a remonté la Durance à partir de Tallard ; mais de Folard l'amène directement de Grenoble à Briançon par les vallées de la Romanche et de la Guisane ; et la Durance à Briançon ne ressemblant nullement à la Durance telle que l'a décrite Tite-Live, il n'hésite pas à l'accuser d'inexactitude : la Durance, dit-il, n'est qu'un fort petit ruisseau, et Tite-Live a fait une grande et impétueuse rivière d'un filet d'eau ; c'est un de ces contes de vieilles dont il a parsemé son histoire.

Du reste, le mestre de camp n'accepte pas plus l'autorité de Polybe que celle de Tite-Live, et au sujet des 800 stades, il écrit ces 800 stades, sans qu'il soit besoin d'évoquer l'ombre de Polybe pour nous tirer d'embarras, seront une imagination, une faute des copistes, dont mon auteur se moquerait, s'il mettait la tête hors de son tombeau.

Tout autre est le langage du général de Vaudoncourt, et ce n'est pas sans quelque plaisir qu'on lit ce qu'il a écrit[50] au sujet de Polybe et de Tite-Live, quelques années avant la publication des deux mémoires de M. Letronne : j'ai tâché d'accorder mes deux guides, ou, pour mieux dire, j'ai cherché à prouver qu'ils ne s'écartaient pas l'un de l'autre quand au fond. Le Grec écrivit laconiquement tout ce qui ne tient ni à la tactique ni à la stratégie... et comme il travailla sous les yeux des Scipions, et qu'il était presque contemporain, il dut se servir de matériaux très exacts. Aussi, je l'ai suivi religieusement dans toutes les narrations militaires. Cependant la concision qu'il s'était prescrite, ne lui permit pas de rapporter toutes les circonstances intermédiaires qui servent à la liaison des faits... les commentateurs, qu'on me permette de le dire, plus attachés à la lettre qu'au sens de leur auteur, nièrent tout ce qu'il n'avait pas dit, et plutôt que de chercher dans Tite-Live les moyens de remplir les lacunes que l'auteur grec avait volontairement laissées, chacun taxa le latin de mensonge et d'ignorance. Tite-Live cependant a non seulement puisé ses matériaux dans Polybe, mais il avait sous les yeux Cincius Alimentus, Cælius et les Archives de la République. Quand un auteur, extrêmement concis, et un autre plus diffus, ont écrit sur le même objet, si le dernier fait mention d'un fait que l'autre ne nie pas, et qui ne soit pas contradictoire au fonds du récit, je crois que le parti le plus raisonnable est celui de conserver ce fait et de le lier à la chaîne des autres. C'est ce que j'ai tâché de faire, et on verra, dans cette histoire, combien, au moins selon moi, les deux historiens sont d'accord.

Au sujet de la marche entre Briançon et les plaines du Pô, de Folard, de Vaudoncourt, Fortia d'Urban sont d'accord : du Mont-Genèvre Annibal est descendu jusqu'à Césanne il a quitté la vallée de la Doire pour se diriger vers le col de Sestrières ; a été attaqué (par les Allobroges, dit de Folard) alors qu'il montait vers le col ; il s'est tenu ensuite à flanc de montagne jusque vers le col de Fenestre (2.214m) ; a campé vers Balbottet d'où il montrait à ses soldats les plaines et la direction de Rome ; a été arrêté en descendant vers Fenestrelles, par un défilé, et cherchant à l'éviter, il a trouvé sous la neige nouvelle la neige de l'hiver précédent.

Qu'Annibal ait descendu de Mont-Genèvre à Césanne 500m d'élévation pour en remonter immédiatement zoo, le col de Sestrières étant à 2.069m, et qu'il ait ensuite fait une étonnante pérégrination du col de Sestrières au col de Fenestre, de Folard et Fortia d'Urban trouvent cela tout naturel il faut amener Annibal à Balbottet pour qu'il puisse montrer les plaines à ses soldats.

De Vaudoncourt, reconnaissant qu'il y a là quelque chose d'invraisemblable, cherche une explication ; si Annibal a quitté la vallée de la Doire, est allé vers le col de Sestrières, il faut croire, dit-il, qu'il fut trompé par ses guides qui voulaient l'attirer dans une embuscade, et si du col de Sestrières il s'est dirigé vers le col de Fenestre, c'est qu'il craignait de s'engager dans les défilés du val de Pragelas et de tomber dans une nouvelle embuscade.

Des trois ouvrages que nous avons en ce moment sous les yeux, aucun ne présente une étude quelque peu détaillée de la deuxième attaque ; aucun même ne désigne le point qu'aurait occupé Annibal pour être en sûreté et protéger la marche de son armée.

De même, aucune étude des difficultés que présenta la descente ; quelques mots vagues au sujet d'un défilé ; mais où était-il, où était l'obstacle infranchissable d'un stade et demi, par où a-t-on essayé de le tourner, où a-t-on trouvé les neiges de l'hiver précédent ?

Ce que j'ai dit du col de Mont-Genèvre, il faut le dire du col de Sestrières ; jusqu'à l'arête du col, on est au milieu des cultures, et l'on voit près de soi les sapins et les mélèzes ; on ne s'est pas élevé à cette région nue, dépourvue de végétation, dont parlent les anciens ; et l'on chercherait vainement vers Fenestrelles les neiges des hivers précédents.

J'ai cité plus haut les pages de l'Histoire d'Annibal, où M. Hennebert expose l'idée dominante de la méthode qu'il suit au nom de ce qu'il appelle la raison militaire. Voyons comment il applique cette méthode.

Qu'Annibal, alors qu'il était à Carthagène, se soit renseigné sur les pays qu'il aurait à traverser, sur les difficultés qu'il rencontrerait, sur les dispositions des populations, qu'il ait été sur les bords du Rhône plus exactement informé par Magilus, venu à sa rencontre, c'est ce que nous savons par Polybe et par Tite-Live.

Ce que nous apprenons par M. Hennebert, c'est qu'il avait des ingénieurs, des officiers du service topographique, chargés de lever la carte du pays ; qu'il avait par eux des données topographiques extrêmement précises, que, grâce à eux, il avait des cartes des Alpes, des itinéraires, des notes hydrographiques que, par des rapports spéciaux, ils lui faisaient connaître l'orographie et l'hydrographie des Alpes, et leur constitution géologique, et la hauteur de tous les cols, et les populations qui habitaient les Alpes, et la faune et la flore, et l'importance des passages au point de vue militaire ;... et ces rapports, M. Hennebert les transcrit : Le rapport des officiers topographes peut se résumer ainsi qu'il suit pour nos lecteurs :... Ces appréciations couvraient la dernière page du mémoire placé sous les yeux du général en chef, à son quartier général... Annibal lut attentivement les mémoires descriptifs de ces ingénieurs militaires[51].

Or, ces rapports des Ingénieurs, ces mémoires des officiers topographes, c'est à peu près le dernier mot de nos connaissances actuelles, ce sont des pages et des pages des cours de l'École militaire de Saint-Cyr et des cours de l'École de Fontainebleau !

Ainsi renseigné, Annibal a arrêté la directrice de marche, et rien ne l'en fera dévier. La présence de Scipion aux bouches du Rhône n'était pas un incident de nature à introduire une variante dans son itinéraire[52]. Ceci peut nous étonner, mais la raggion di querra immutabile !

M. Hennebert détermine cette directrice de marche, à l'aide de sept éléments de la ligne d'opération[53] :

1. per Tricastinos ;

2. πρός νήσον, ad Insulam ;

3. per extremam oram Vocontiorum ;

4. ad saltus Tricorius ;

5. ad Druentiam ;

6. δία Ταυρινών, per Taurinos ;

7. βαρυτάτην πόλιν, Taurinorum unam urbem, caput gentis.

Qu'Annibal, après avoir passé le Rhône, ait pris sur sa gauche, par le pays des Tricastins, pour remonter jusqu'à l'Isère, qu'il soit allé de là au pays des Voconces, c'est ce que j'admets avec M. Hennebert.

Mais Tite Live dit qu'Anibal traversa la Durance, et il donne du passage de cette rivière un tableau dont la vérité est saisissante. De même Silius Italicus, Ammien Marcellin disent qu'il traversa la Durance. Respectons les témoignages des anciens, et ne leur faisons pas dire, dans l'intérêt de nos idées préconçues, tout autre chose que ce qu'ils disent.

Annibal, que M. Hennebert a conduit ainsi au Mont-Genèvre, pourrait, pour descendre en Italie, suivre le cours de la Dora Riparia. Mais le tracé de la directrice de marche, arrêté sur les conseils du brenn Magile, se trouve, à Césanne, affecté d'un jarret ; un rebroussement brusque se prononce en même temps dans la courbe des altitudes de l'itinéraire. La colonne doit, en effet, gagner le col de Sestrières, dont l'altitude mesure 2.069 mètres ; à peine est-elle descendue de 500 mètres qu'elle se voit dans l'obligation d'en remonter plus de 700 ![54]

Quoi ! Annibal était donc si peu renseigné ? Où est la raggion immutabile ? La présence de l'armée romaine n'était pas un incident de nature à introduire une variante dans son itinéraire, et voilà que la directrice de marche se trouve affectée d'un jarret ? Qu'est-il donc arrivé ? Quoi ? Les officiers topographes auraient-ils laissé une lacune dans leurs cartes, une erreur dans leurs itinéraires ?

Si Annibal avait suivi le cours de la Dora Riparia, dit M. Hennebert, il serait descendu, non pas chez les Taurini, mais chez les Salasses ; et la preuve, c'est que Strabon, dans un passage de la plus haute importance... lequel, on peut s'en étonner, n'a jamais appelé l'attention des commentateurs, dit que la Doire prend naissance, non loin des sources de la Durance, au pays des Salasses.

Les savants, il est vrai, n'ont eu garde de s'appuyer sur cette donnée de Strabon, et cela pour une bonne raison, c'est qu'elle est erronée ; et cette erreur commise par Strabon a appelé l'attention des commentateurs ; elle est signalée par Aymar du Rivail[55], au XVIe siècle, puis par d'Anville[56], par Gosselin[57], par Larauza[58]...

On sait que Strabon s'est trompé plus d'une fois, et précisément pas écrit, au sujet de cette même région des Alpes, que, pour aller de Pavie à Océlum, qui est dans la vallée de la Dora Riparia, on traverse la Durance[59] ? Il voulait dire la Dora Baltéa. Il sait bien qu'il y a une rivière au pays des Salasses, il le dit ; mais voilà qu'il l'appelle Durance, comme, dans le passage cité par M. Hennebert, il la confond avec la Dora-Riparia.

Du reste, pour rectifier l'erreur qu'il a commise en plaçant les Salasses dans la vallée de la Dora Riparia, il suffit en quelque sorte de tourner la page, de lire ce qu'écrit ailleurs Strabon lui-même ; il est dans le vrai lorsqu'il dit que les Romains, après avoir soumis les Salasses, ont fondé dans leur pays la ville d'Aoste[60] ; il est dans le vrai lorsqu'il dit qu'au pays des Salasses il y avait deux passages des Alpes, l'un qui conduisait chez les Centrons, c'est le Petit Saint-Bernard, l'autre, par les Alpes Pennines, c'est le Grand Saint-Bernard[61].

Ne faisons pas reposer une argumentation sur une erreur manifeste de Strabon, et laissons les Salasses où ils étaient.

Si Annibal a, non pas longé, mais seulement traversé la Durance, si les Salasses sont... chez les Salasses, qui ne voit que la fameuse directrice de marche a été établie d'une manière artificielle et arbitraire ?

Ceci nous dispenserait de suivre M. Hennebert dans sa pérégrination, d'autant plus que, suivant lui (il a pris soin, de nous le dire à l'avance), on voit dans les Alpes tout ce qu'on veut.

Eh bien, qu'a-t-il vu ?

De Grenoble, Annibal aurait passé par Vizille et par Laffrey pour gagner la Mateysine et le Vercors (le Vercors est à 30 kilomètres de là) ; au delà d'Aspres, il aurait franchi un dangereux couloir, une porte de fer (il n'y a pas de défilé au delà d'Aspres), et non loin de Saint-Bonnet, le débouché connu des anciens sous le nom d'entrée des Alpes (il n'y a pas de défilé entre Saint-Bonnet et Gap[62]).

Hennebert n'a pas parcouru le pays dont il parle.

Annibal aurait quitté la vallée du Drac à Forest-Saint-Julien, se serait engagé dans le vallon d'Ancelle pour sauter dans la vallée de la Pancrasse ; il y avait dans ce vallon d'Ancelle quatre cols : col de Combéour, col de Ronanette, col de la Couppa, col de la Pioly ; il a pris par ce dernier, qui s'ouvre à l'ouest de la pointe du même nom, entre celte pointe et Chategré ; c'est entre ces limites, — Pioly, Chategré, — qu'il convient de placer la προσβολή de Polybe ; des bandes épaisses et tumultueuses de Katoriges occupaient les positions qui commandent l'étroit passage ; établi à la Tour Saint-Philippe, ainsi qu'au plateau de Chategré, l'ennemi se proposait évidemment d'attaquer. Tous les cols étaient gardés et celui de la Pioly était encore le moins impraticable. Grimpant à l'assaut des deux côtés à la fois, les bandes katoriges atteignent le chemin que suit la longue file de leurs adversaires. Annibal, après les avoir repoussées, pénètre sans difficulté dans le vallon de la Pancrasse ; mais au lieu de descendre cet affluent de l'Avance jusqu'à la hauteur de la Bâtie-Neuve, il ne fait que le traverser pour incliner vers l'est et se porter sur Chorges.

Voilà ce que dit M. Hennebert[63].

Mais Tite-Live dit formellement qu'Annibal ne fut pas inquiété avant le passage de la Durance.

Et comment les Gaulois, qui l'ont escorté jusqu'à l'entrée des Alpes, le laissent-ils se détourner de ces cols aisés à traverser, qui se présentent devant lui, col Bayard, col de Manse ? Pourquoi le laissent-ils se jeter dans ce vallon d'Ancelle, vallon âpre et sauvage, d'où l'on ne peut sortir que par des cols difficiles et plus élevés d'un millier de mètres, où il ne semblera s'engager que pour le plaisir de courir des dangers, les Gaulois pouvant occuper toutes les positions avantageuses ?

Si M. Hennebert nous amène, contre toute vraisemblance, dans la haute vallée d'Ancelle et au col de la Pioly, c'est qu'après avoir parcouru la distance indiquée par Polybe, il faut trouver l'entrée des Alpes et l'emplacement de la première attaque.

Qu'est-ce que le col de Courhéous ? je ne sais. Le col de Rouanette est probablement le col de Roucette, entre le vallon d'Ancelle et Orsières. Il faudrait à l'énumération ajouter le col de Fleurandon, qui conduit, comme le col de la Couppa, à Réallon. Le col de la Piolly, c'est le col de May, et d'après la carte d'état-major, le col de Piolit.

Dire que ce col est. entre le pic de Piolit et le sommet de Chategré, c'est rester dans le vague ; la distance de l'un à l'autre, en ligne directe, n'est pas de moins de cinq kilomètres, et entre les deux il y a un pic de 2.371m, ce qui aurait permis une détermination plus précise.

Le col de Piolit n'est pas, comme le veut M. Hennebert, à l'ouest de la pointe de même nom ; il est à l'est, à l'endroit où la carte d'état-major marque la cote 2.256m ; il est, du reste, comme l'indique la carte, dans les u pic et ne petit titre franchi que par des piétons qui. s'accrochent aux rochers. Enfin, il descend, non dans la vallée de la Pancrasse de M. Hennebert, mais directement sur Chorges.

Dans la partie haute de cette vallée, à l'ouest du Piolit, 2.467m, entre cette pointe et la cime cotée 2.371 m, il n'y a aucun col.

Enfin, entre le pic coté 2.371m et le sommet de Chategré se trouve le col de Moissière, et si Annibal a été, comme le dit M. Hennebert, dominé dans sa marche par les Gaulois qui occupaient Chategré et Saint-Philippe, le col par où il a passé n'est pas le col de Piolit, c'est le col de Moissière (1.590m), mais alors pourquoi M. Hennebert appelle-t-il col de la Pioly un col qui, sur la carte d'état-major, porte en toutes lettres le nom de col de Moissière ?

Le torrent de Pancrasse de M. Hennebert, c'est le torrent qui passe au village de Saint-Pancrasse et qui a pris le nom de ce village.

Enfin, il est difficile d'admettre que les Gaulois aient pu chaque soir, des positions qu'ils occupaient, descendre jusqu'à Chorges pour revenir chaque matin occuper ces mêmes positions ; et la différence d'altitude étant, entre Chorges et, Chategré, de près de 850m, entre Chorges et le pic de Piolit, de plus de 1.550m, on peut dire qu'il y aurait là une impossibilité absolue.

Hennebert n'a pas parcouru les lieux dont il parle et s'est contenté de la lecture, d'une lecture trop rapide, de la carte ; ses indications topographiques manquent de sûreté et de netteté ; sur le point essentiel, elles sont insuffisantes, puisque nous ne savons même pas par quel col a passé Annibal ; et, ne le sachant pas, on est un peu embarrassé à discuter ce que dit M. Hennebert de la lutte entre l'armée carthaginoise et les Gaulois.

Comment les Gaulois comptaient-ils défendre contre une armée aussi nombreuse et aussi redoutable un pays aussi ouvert que le pays de Chorges, et quelles dispositions avaient-ils prises ? Pouvaient-ils, comme le dit M. Hennebert, garder tous les cols ?

Quand ils ont su qu'Annibal remontait le Drac, ils ont dû penser qu'il passerait par le col Bayard ou le col de Manse ; quand ils ont su qu'il était' à Ancelle, ils ont occupé Chategré et la Tour Saint-Philippe, pour lui fermer le passage du col de Moissière. Mais il s'engage dans la partie haute du vallon d'Ancelle, ou il y a plusieurs cols, dit M. Hennebert, et où le col de Piolit lui semble seul praticable, ce qui est contraire aux données de Polybe et de Tite-Live, d'après lesquels il n'y avait, pour l'armée carthaginoise, qu'un seul passage. Il n'aurait pas été possible aux Gaulois d'assurer la défense de ces divers cols, du col Bayard au col de la Couppa, d'opposer, sur plusieurs points d'une ligne de 17 kilomètres, à l'armée d'Annibal une résistance sérieuse.

Comme l'emplacement de la première attaque doit être cherché entre ces limites : Pioly, Chategré, et demeure ainsi indéterminé, M. Hennebert va rester dans le vague ; il ne nous montrera pas les deux camps d'Annibal, et des lieux qui répondent à cette donnée précise de Tite-Live : castra inter confragosa præruptaque, quam extentissima potest valle locat. Il ne nous montrera pas ces vallons où les Gaulois auraient pu dissimuler leur présence pour se jeter, par surprise, sur les Carthaginois. Il ne nous montrera pas nettement, ce que distinguent avec soin nos deux historiens, les hauteurs où sont les Gaulois d'abord, Annibal ensuite ; à flanc de montagne, les positions que viennent occuper les Gaulois ; à flanc de montagne aussi, mais plus bas, la ligne où sont engagés les Carthaginois, et au-dessous de cette ligne, les abîmes. Il emploie bien les expressions : abîmes et gouffre, mais sans insister, sans dire de quelles cimes il est question et de quelles pentes, sans dire quels sont ces abîmes. On sent trop qu'il n'a pas lu Polybe et Tite-Live sur place ; il les a lus dans son cabinet, et encore assez rapidement, puisqu'il laisse de côté, sans les citer, ces expressions si nettes et si caractéristiques : οσης ο μνον στενς κα τραχεας τς προσβολς λλ κα κρημνδους... φρετο κατ τν κρημνν ; præcipiter deruptæque angustiæ. — Multus turba in immensum altitudinis dejecit.

Il y a, dans Polybe et dans Tite-Live, au sujet de cette première attaque, des données topographiques très précises ; il fallait les dégager toutes ; et nous montrer des lieux, bien déterminés, répondant à toutes ces données.

Annibal remonte le cours de la Durance pour se porter vers le Mont-Genèvre il traverse cette rivière à Savines, puis, au-dessous d'Embrun, à Saint-Clément, au-dessus de Saint-Martin de Queyrières, à la Vachette[64] ; il la traverse cinq fois ! Il est bien permis de s'étonner, et d'affirmer que M. Hennebert n'a jamais vu la Durance.

Dans cette grande vallée, était-il possible aux Gaulois de préparer une surprise et de la dissimuler assez bien pour faire courir à l'armée d'Annibal de réels dangers ? C'est, une question.

M. Hennebert dit que les habitants vinrent demander à Annibal son amitié, et, qu'après l'avoir accompagné, ils l'ont ensuite abandonné. Il ne cite pas les expressions de Polybe et de Tite-Live ; il ne paraît pas soupçonner la perfidie de ces Gaulois qui ne se firent accepter comme guides que pour l'égarer dans sa marche et l'amener dans les lieux où l'on avait résolu de l'attaquer.

La deuxième attaque aurait eu lieu au Pertuis Rostan.

Au-dessus de l'Abessée (la Baissée) on a, à sa droite, au pied de la montagne, la route ; à sa gauche, dans un abîme, la Durance ; entre les deux, un banc de rochers dans lequel il y a une coupure, cette coupure, c'est le Pertuis Rostan.

Je laisse un correspondant du Ministère de l'Instruction publique, M. Roman, qui habite le pays d'Embrun, nous en donner la description[65] :

Le Pertuis Rostan, ancien passage d'une route aujourd'hui abandonnée pour une meilleure, est un boyau de cinquante-cinq mètres de longueur sur une largeur maxima de dix mètres, qui se réduit parfois à huit. Ce couloir offre une pente assez forte, mais régulière, et loin qu'il y coule un torrent, une rivière ou une cataracte, on n'y trouve pas même une fontaine. Il serpente entre deux rochers, sensiblement horizontaux à leur sommet, et mesurant, à l'une des extrémités du Pertuis, cinquante centimètres, et, à l'autre, quinze mètres de hauteur. Voilà le Pertuis Rostan, d'après les mesures que j'en ai prises moi-même[66].

Or, voici ce qu'a écrit M. Hennebert :

Qu'on se représente une ruelle sombre entre deux murailles de rochers à pic dont les arêtes vives déchirent crûment le ciel, un de ces corridors sauvages dont le sol est ravagé par les eaux d'un torrent. De tels couloirs ne sont pas rares en pays de montagnes, où on les désigne ordinairement sous le nom de portes ; chacun sait ce qu'il faut entendre par Thermopyles, Portes Caspiennes, Bibans ou Portes de fer. Les habitants des Alpes les appellent le plus souvent combes ; mais celui que les Carthaginois abordaient a reçu depuis longtemps une dénomination spéciale, celle de Pertuis Rostand. Le profil de cet étranglement fameux est bien conforme à la description si concise, mais si expressive en même temps que nous a laissée Polybe, mais tracée de main de maître et que Tite-Live eût dû s'attacher à reproduire en termes précis, au lieu d'essayer une autre description, que la fantaisie semble avoir inspirée. Ce pertuis est bien une porte ouverte, non par la main de l'homme, mais par celle du Créateur, frappant, aux premiers âges du globe, la loi des grands bouleversements géogéniques. C'est une gorge à parois verticales, parois dont les stratifications discordantes dressent en saillies aiguës leurs surplombs menaçants, et qui sont partout déchirées de failles, crevassées de ravins sombres qu'éclaire en bondissant l'écume des cascades. Au fond de ce pertuis aux flancs sauvages roulent tumultueusement les eaux de la Durance. Il est facile de comprendre l'importance militaire dont la nature a doté ce dangereux méat... ce boyau étranglé, d'aspect très effrayant... cet affreux coupe-gorge.

C'est un vrai décor de drame que cette description, dit M. Roman.

Celui dont l'imagination se plaît à de pareils exercices de rhétorique, a-t-il bien le droit de reprocher à Tite-Live de tracer des tableaux de fantaisie ?

L'erreur de l'auteur de l'Histoire d'Annibal, dit M. Roman, vient d'une mauvaise lecture de la carte de l'État-Major. Le Pertuis Rostan n'étant pas indiqué sur cette carte, le colonel, qui n'est pas venu sur les lieux, a confondu avec ce Pertuis, le gouffre au fond duquel passe la Durance, gouffre formidable, en effet, de quatre-vingts mètres de profondeur et de trente ou quarante de largeur, mais où nul pied humain ne passa jamais, car la rivière encaissée et bouillonnante en remplit toute l'étendue.

Quand M. Hennebert nous dit que l'armée est tout entière massée dans le Pertuis qu'elle remplit de son serpentement, ces expressions n'ont aucun sens : l'armée n'était pas massée dans l'abîme où est la Durance ; nul ne peut s'y hasarder ; elle n'était pas massée dans ce couloir du Pertuis Rostan, couloir de cinquante-cinq mètres sur huit à dix ! Le rocher du Pertuis, haut de quinze mètres et qu'il est aisé de tourner, n'aurait pas arrêté un instant Annibal ; la position du Pertuis Rostan n'a eu quelque importance que lorsqu'on y eut établi une muraille qui barrait la vallée, fermait l'entrée du Briançonnais et permettait d'arrêter ou de rançonner ceux qui voulaient passer.

M. Hennebert cite ces mots de Polybe : φραγγ τινα δσβατον κα κρημνδη, qui représentent bien, dit-il, un étranglement, une gorge encaissée par des rochers à pic ; mais Tite-Live, dit-il, a essayé une autre description que la fantaisie nous semble avoir inspirée : angustiorem viam ex parte altera subjectam jugo super imminenti.... Tite-Live entend parler ici d'un étroit chemin à flanc de coteau, non d'une gorge encaissée par des rochers à pic ; il est ainsi en complet désaccord avec Polybe. Nous ne saurions donc, en l'état, soumettre à la critique l'opinion des commentateurs qui se plaisent à confondre les deux tableaux au lieu de les disjoindre.

Qu'a donc écrit Tite-Live qui ne soit la traduction du texte de Polybe ? Les barbares, dit celui-ci, occupaient les positions dominantes et s'avançaient à flanc de montagne. M. Hennebert ne cite pas les mots ταΐς παρωρείαις, qui renferment la donnée topographique essentielle.

Suivant Tite-Live, le passage était dominé par une montagne dont les Gaulois occupaient les pentes ; suivant Polybe les Gaulois s'avançaient en se tenant sur un flanc de la montagne ; ils sont parfaitement d'accord ; si l'un dit ταΐς παρωρείαις, l'autre dit per obliqua. Mais M. Hennebert, qui veut que l'armée Carthaginoise soit engagée entre deux murailles de rochers à pic, laisse de côté ce que dit Polybe des pentes de la montagne et reproche à Tite-Live d'en avoir parlé !

Annibal, arrivé au Mont-Genèvre, serait redescendu jusqu'à Césanne pour remonter aussitôt à un col plus élevé et plus difficile, le col de Sestrières. M. Hennebert, en des lignes que j'ai citées plus haut, a fait lui-même ressortir la haute invraisemblance d'une pareille supposition ; et elle a contre elle les témoignages des anciens.

M. Hennebert qui ne trouvera pas, dans le haut du val de Pragelas, les espaces nécessaires pour un campement de l'armée carthaginoise, suppose que c'est au Mont-Genèvre qu'elle a campé pendant deux jours. Mais Polybe et Tite-Live disent qu'elle ne campa qu'après avoir franchi les Alpes, et les Alpes sont-elles donc franchies, quand on a à passer le col de Sestrières ? Ils disent que lorsqu'on quitta le campement, on commença à descendre ; est-ce donc descendre que remonter aussitôt vers un col de deux cents mètres plus élevé que le Mont-Genèvre ? Et ils décrivent, avec le plus grand détail, toutes les difficultés et tous les dangers que présenta cette descente vers l'Italie, mais y a-t-il rien, dans leurs descriptions, qui se rapporte au passage du col de Sestrières ; et, je le répète, si Annibal avait passé deux cols, comment ne l'auraient-ils pas dit

Annibal, alors que ses troupes étaient campées, leur montrait l'Italie, les plaines du Pô, la direction de Borne. Était-il au Mont-Genèvre, comme le veut M. Hennebert on y est de toutes pat ts entouré de hautes montagnes.

Au moment où l'armée commence à descendre, elle rencontre un obstacle ; quelle en était la nature ?

Les textes, dit M. Hennebert, il n'est pas nécessaire de les interroger longuement... leur réponse catégorique ne se fait pas attendre et ne saurait surtout prêter a l'équivoque... il ne peut âtre ici question ici d'autre chose que d'un éboulement[67].

Et il cite les textes qui paraissent confirmer cette opinion : τς πορργος κα πρ το μν οσης, ττε δ κα μλλον τι προσφτως περρωγυας... σχέδόν έπί τρία ήμιστάδια, natura locus jam ante præceps recenti lapsu terræ... abruptus erat.

Et il ajoute : Il serait assurément puéril de songer à soutenir une discussion topographique contre les commentateurs qui cherchent le point du val de Pragelas où cet éboulement s'est produit.

Or voici le texte de Polybe :

δι τν στεντητα, σχεδν π τρ´ μιστδια τς πορργος κα πρ το μν οσης, ττε δ κα μλλον τι προσφτως περρωγυας.

Dans un passage étroit, escarpé, d'un stade et demi de longueur, on trouvait deux choses qu'il faut distinguer, un éboulement récent, et une partie qui avait résisté, une partie rocheuse.

M. Hennebert ne fait pas cette distinction, et démembrant le texte de Polybe, prenant le σχεδν π τρ´ μιστδια, pour la mesure non pas de l'ensemble de l'escarpement, mais du seul éboulement, il dit : l'arrachement produit par l'éboulement ne mesure pas moins de 300 mètres de largeur[68].

Rétablissons, d'autre part, les témoignages de Tite-Live : au seul texte cité par M. Hennebert, il faut en joindre deux autres, dont les données sont beaucoup plus nettes et caractéristiques :

Ventum deinde ad multo angustiorem rupern, atque ita rectis saxis ut... Rupem inviam esse...

Ainsi, d'abord des rochers escarpés donnant sur un précipice, et ensuite, un éboulement récent, voilà la donnée de Tite-Live, donnée conforme à celle de Polybe.

Annibal cherche à passer au-dessus de l'éboulement ; mais dit M. Hennebert, la neige récemment tombée recouvrait la neige de l'hiver précédent[69]. Quoi, des neiges de l'hiver précédent, des neiges persistantes, quand on a déjà descendu une partie du val de Pragelas !

La description topographique de Polybe et de Tite-Live, a dit M. Hennebert, dès le début[70], se rapporte également bien à toutes les régions des Alpes. Oui, quand nous n'y prenons que ce qu'il nous convient d'y prendre. On peut voir et on voit effectivement tout ce qu'on veut dans les Alpes[71]. Oui, à la condition de ne pas y aller et d'avoir beaucoup d'imagination.

M. Hennebert lit les textes anciens à sa manière ; au lieu de les prendre dans leur intégralité, d'en donner une traduction exacte et complète en en expliquant chaque expression pour en dégager et le vrai sens et toutes les données qu'elle renferme, il ne voit de ces textes que ce qui est conforme à son opinion, que ce que les lieux tels qu'il se les imagine lui permettent de voir, et il supprime le reste, sans daigner le discuter, le tenant simplement comme valeur négligeable.

S'il a une manière à lui de lire les textes anciens, il a aussi une manière à lui de lire la carte, et aussi n'accorde-t-il aucune valeur aux descriptions topographiques de Polybe et de Tite-Live. Au col de Piolit, sa topographie restait vague, incertaine ; au Pertuis Rostan elle se perdait dans les fantaisies déclamatoires ; il traçait librement le tableau de la première attaque, le tableau de la deuxième, dans des paysages imaginaires, irréels. Ici, il efface les traits précis et saisissants du tableau que nous ont fait les anciens des obstacles rencontrés à la descente vers l'Italie ; tout se réduit à un simple éboulement, et, comme en pays de montagnes il peut y avoir des éboulements partout, et partout, à ce qu'il parait, des flaques de neiges des hivers précédents, demander où un éboulement s'était produit dans le val de Pragelas, en l'an 218 avant notre ère, serait en effet puéril. Et voilà pourquoi il n'y a pas de tableau, pas de topographie du tout !

Les auteurs qui ont fait passer Annibal par le col de Sestrières et la vallée du Chisone espéraient trouver dans cette vallée les difficultés que ne présente pas la vallée de la Dora Riparia, et d'autre part, ils étaient guidés par une fausse analogie avec la marche de César, qui alla d'Ocelum au pays des Voconces : Ocelum, disaient-ils, c'est Usseaux, près de Fenestrelle, et c'est ce que dit encore M. Hennebert[72]. Précisons un peu.

César est parti d'Aquilée, avec cinq légions, pour aller combattre les Helvètes ; il prend le chemin qui le mènera le plus directement dans la Gaule transalpine, qua proximum iter in ulteriorem Galliam per Alpes erat ; d'Ocelum, qui est la limite de la Province citérieure, ab Ocelo, quod est citerioris Provinciæ extremum, il va, en sept jours, vers le pays des Voconces[73]...

On a dit : Il y a dans la vallée du Chisone un Usseaux, Uxellum, Uscellum, donc César a passé par la vallée du Chisone.

Et on a dit, avec autant, de raison : il y a dans le val de Viu un Usseglio, Ucelium, Ocelium ; donc César a passé par le val de Viu[74].

Mais Ocelum, l'Ocelum de César, est dans la vallée de la Dora-Riparia, dans la vallée de Suze.

J'avais étudié la question et je terminais un mémoire a ce sujet, lorsque je connus l'excellent article publié par M. Jacobs, au mois d'août 1859, dans la Revue des sociétés savantes.

Les trois vases de Vicarello, des Aquæ Apollinares, portent : Segnisione, Ocelo XX[75], Taurinis XX, et l'anonyme de Ravenne, sans indiquer les distances : Segatione, Oceilio, Fines, Taurinis. Dans l'Itinéraire d'Antonin, dans la Table de Peutinger, dans l'Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, la station d'Ocelum est remplacée par la station ad Fines, qui est à 18 milles de Turin, d'après la Table de Peutinger, à 16 milles, d'après le dernier itinéraire.

De même Strabon[76], dans cieux passages qui contiennent, il est vrai, certaines inexactitudes, dit qu'en remontant la Dora Ri paria, dans la direction du royaume de Cottius, on trouve Ocelum, où est la limite de ce royaume et ou commencent la région des Alpes et la Celtique.

A moitié chemin, entre Sure et Turin, la Dora-Riparia n'a qu'un étroit passage entre la colline de Saint-Michel et la Cluse des Lombards, sur la rive droite, et sur l'autre rive un contrefort des grandes montagnes qui s'avance comme un promontoire et semble fermer la vallée ; cette colline de Torre del Colle est une sorte d'oppidum, et c'est très probablement la situation d'Occium ; elle est une limite naturelle entre la partie resserrée de la vallée et la partie plus large qui s'étend jusque vers Turin.

Ad Fines remplaça Ocelum comme station lorsqu'on eut établi un chemin le long de la rivière pour éviter d'avoir à gravir la colline. Durandi[77] le place au lieu dit Li Fini, qui est au delà de Castelletto, à 6 kilomètres de Torre del Colle.

Mais revenons à Annibal. Que lui et César aient passé par le pays des Voconces, ce n'est pas une preuve qu'ils aient franchi les Alpes par le même point. De ce qui ne pouvait titre qu'une simple présomption, une conjecture à examiner, les partisans du val de Pragelas se sont fait un argument, et voilà que cet argument ne repose que sur une erreur géographique ; Ocelum n'est pas ou ils 'le plaçaient ; il faudra bien en prendre son parti.

Qu'Annibal ait franchi le col de Mont-Genèvre, ou qu'il ait franchi ce col et le col de Sestrières, il ne s'est pas élevé au-dessus de cette région moyenne des Alpes, de celle où l'on trouve les arbres et une certaine culture, et nulle part, même en s'écartant de sa route, il ne rencontrera les neiges persistantes ; pour répondre aux données si précises de Polybe et de Tite-Live, il faut chercher dans une région plus élevée le passage qu'il a suivi.

Enfin, il est une autre raison qui permet d'affirmer qu'Annibal n'a pas passé par le Mont-Genèvre.

Pompée, dans sa lettre au Sénat, dit qu'il vient d'ouvrir, à travers les Alpes, un chemin différent de celui d'Annibal, et qui est plus avantageux pour les Romains, nobis opportunius[78]. Ce texte se comprend si l'on fait passer Pompée par le Mont-Genèvre[79] ; le Mont-Genèvre lui ouvre la vallée de la Durance, la route de la Province romaine et de l'Espagne ; il ne se comprend pas, si Annibal a pris par le Mont-Genèvre, Pompée, plus au nord, par le Petit Saint-Bernard, où, comme le veut M. Hennebert[80], par le Mont-Cenis.

L'impossibilité d'expliquer celte lettre de Pompée, l'impossibilité de nous montrer cette région décrite par nos deux historiens, cette région supérieure à celle de la végétation et où l'on touche aux neiges éternelles, l'impossibilité de trouver des points des Alpes qui répondent, et pour les deux attaques et pour la descente vers l'Italie, aux données topographiques si précises de Polybe et de Tite-Live, prouvent que ce n'est pas par cette partie des Alpes qu'Annibal est entré en Italie.

Annibal a-t-il passé par la vallée du Guil, par le Queyras ? C'est ce qu'a pensé M. Imbert Desgranges[81]. Suivant lui, la rivière que Polybe appelle Scoras serait l'Aygues, l'Île serait le pays qui est au confluent de cette rivière et du Rhône, et Annibal, pour aller vers les Alpes, aurait remonté la vallée de l'Aygues. Mais, l'indication par Polybe et par Tite-Live des journées de marche et des distances parcourues le long du Rhône, les limites assignées par eux à cette île qui est comprise entre le Rhône et la rivière qu'ils nomment l'un Isara, l'autre Scoras, ne permettent pas d'admettre ces suppositions de M. Imbert Desgranges.

Annibal, arrivé sur les bords de la Durance, aurait remonté cette rivière sur 25 à 30 kilomètres, tandis que Tite-Live dit simplement qu'il la traversa.

Les Gaulois l'auront-ils attaqué à la Viste, c'est-à-dire au-dessus de Guillestre ? On n'y reconnaît ni le défilé au bord du précipice, ni les positions que les Gaulois occupaient à flanc de montagne, ni la position d'où Annibal les dominait et commandait tout le passage. Si les Gaulois campaient à la Viste pour fermer l'entrée du Queyras, comment Annibal n'a-t-il pas continué de marcher le long de la Durance Et surtout comment l'ont-ils attaqué dans des conditions si peu favorables, au lieu de le laisser s'engager dans le défilé de Veyer ? On ne saurait se représenter les difficultés et l'horreur de cette gorge qui conduit au Queyras : sur i8 kilomètres le Guil s'est creusé un lit dans les rochers au milieu de montagnes d'une extrême élévation, et avant la route actuelle, il n'y avait qu'un sentier qui passait jusqu'à quinze et vingt fois la rivière avec des pentes de 20 et quelquefois de 45 pour cent. Est-il besoin de dire qu'Annibal n'aurait pu s'emparer de ce défilé dans une nuit, et qu'on chercherait vainement l'éminence, l'arx, qui en aurait commandé l'ensemble ; ce que l'on y trouverait, ce sont les abîmes, ce sont les positions avantageuses pour ceux qui défendraient ce passage, et si l'armée carthaginoise s'y était engagée, les Gaulois l'auraient écrasée en occupant des hauteurs qu'on n'aurait pu leur disputer.

Le Château-Queyras est-il la ville dont s'empara Annibal mais de la Viste à Château-Queyras il y a 18 kilomètres ; il est donc impossible d'admettre que Château-Queyras soit cette ville d'où venaient chaque matin les Gaulois pour défendre les hauteurs qui dominent la Viste, et où ils rentraient chaque soir ; d'autre part de Château-Queyras il n'y a que 12 kilomètres jusqu'à Abriès, et d'Abriès on monte à la Traversette du Viso en cinq heures, au col de la Croix en deux heures et demie : où sont les quatre journées de marche qui séparent le castellum du point de la deuxième attaque

Trouverons-nous au moins des lieux analogues à ceux qui furent le théâtre de cette nouvelle attaque Nous en cherchons vainement sur le chemin des cols, et l'on est réduit à supposer qu'à la quatrième journée de marche, Annibal n'était encore qu'à sept kilomètres de Château-Queyras, lorsque les Gaulois l'attaquèrent au-dessus d'Aiguilles au milieu des rochers qui dominent la route sur un kilomètre et demi mais ces rochers ne sont qu'un banc de peu d'élévation et des pentes faciles donnent accès sur les plateaux qui les couronnent : on ne voit ni la position formidable occupée par les Gaulois ni celle que prit Annibal pour leur résister du haut du rocher blanc.

Annibal n'a pas passé par les cols de la vallée du Guil, le col de la Traversette du Viso, le col de la Croix.

La Traversette est un col très élevé (3,051m) et dont l'abrupt sur l'Italie était à peu près infranchissable. Si on ne passe pas par le tunnel, il faut descendre par une étroite corniche dans les rochers, et la descente, très rapide, présente de sérieux dangers. On peut camper au pied de ces effroyables escarpements, au plan de Melezet, mais, le nom le dit, on est dans la région des arbres et des prairies ; à partir de ce point on parcourt, sans y rencontrer aucune difficulté, la vallée de Crissolo.

Le col de la Croix est à 2.320 mètres ; il est garni de pâturages ; à la descente se trouve la Coche, coupure étroite et de quelques mètres de longueur dans une arête de rochers. Mais nous ne trouvons pas entre le col et la Coche les espaces où aurait campé Annibal ; la Coche n'a pas les dimensions données par Polybe, et si l'on veut tourner cet obstacle on ne sera nulle part arrêté par les neiges des hivers précédents. Rien qui réponde aux données de Polybe et de Tite-Live.

Je n'ai pas eu à invoquer le témoignage des auteurs qui ont pensé qu'Annibal avait passé par la vallée de Barcelonnette ; ils n'ont pas étudié les détails de sa marche, ils n'ont pas cherché à justifier leurs affirmations, et leurs indications sont restées dans le vague.

Suivant Aymar du Rivail, Annibal est allé de Tallard par la Bréole à Barcelonnette, il a franchi le col de l'Argentière (col de Larche), et il est descendu en Italie par la Barricade (per rupem Scissam), Vinadio Demonte et Coni[82] ; mais la descente du col de Larche ne présente pas les difficultés que rencontra l'armée carthaginoise.

Le marquis de Saint-Simon[83] dit qu'Annibal, d'ans le delta compris entre Lyon, Valence et Pont-de-Beauvoisin, arrivé dans Hie, a campé à Vienne, qu'il a redescendu ensuite le Rhône jusqu'au pays des Tricastins, qu'il a passé par l'extrémité du pays des Voconces et par celui des Tricoriens, suivant vers l'intérieur des terres, vers l'Est, la direction indiquée par Polybe. Cette direction de la marche conduit, dit-il, à la Bréoulle ou fort prés. La Durance ayant reçu l'Ubaye, offre en ce lieu le tableau que Tite-Live en a fait. Les Alpes qui sont au-delà se présentent telles qu'Annibal les a vues. Après avoir repoussé les Gaulois qui occupaient les hauteurs de la Bréole, Annibal abandonna Ubaye au pillage de ses soldats, alla à Barcelonnette[84] et suivit le cours de l'Ubaye jusqu'au-delà du point où elle reçoit l'Ubayette, de la vallée qui conduit au col de l'Argentière (col de Larche), et puis il se porta vers le mont Viso, d'où l'on voit les plaines de l'Italie. Quoique je ne sache pas précisément par quel col ce général est entré dans ce fatal vallon, et quelle route il s'est ouverte pour arriver à la sommité des Alpes, je ne le perds pas plus de vue qu'un chasseur qui, des hauteurs, laisse sa meute parcourir les routes et les fourrés d'un bois à l'entrée duquel il l'a conduite ; il ne la voit plus, mais il l'entend au loin et la rejoint aussitôt qu'elle quitte les fonds. Je me retrouve de même avec Annibal sur le mont Viso. Annibal aurait passé de la vallée de l'Ubaye dans la vallée du Queyras, si l'on s'en rapporte à la carte publiée par Saint-Simon, il aurait, entre cette vallée et les plaines, franchi un col au nord du Viso.

Les idées du marquis de Saint-Simon sont tellement vagues, tellement insaisissables, qu'elles échappent à la discussion. S'il ne sait pas par quels cols Annibal a pu passer, il nous dispense de le rechercher et de le dire pour lui.

M. le Dr Ollivier, qui s'est occupé beaucoup des antiquités et gauloises et romaines de la vallée de Barcelonnette, et à qui l'on devait une Étude sur les anciens peuples inscrits sur les monuments de la Turbie et de Suze, a publié, en 1889, une Étude sur le passage d'Annibal dans les Alpes[85] ; nul ne connaissait mieux que lui la vallée de l'Ubaye, et il avait, à plusieurs reprises, visité les lieux qui répondent aux données de Polybe et de Tite-Live. Je vis avec plaisir accepté par lui et confirmé ce que j'avais écrit, en 1861, au sujet de la marche entre la Durance et l'Italie.

Mais j'avais supposé qu'Annibal avait remonté l'Isère, puis la Gresse, et était allé, par le col de la Croix-Haute, au pays des Tricorii. Il me semblait que je prenais ainsi, dans un sens à peu près littéral, le texte de Polybe relatif aux 800 stades parcourus le long du fleuve. Après nouvel examen de la question et de toutes les hypothèses auxquelles elle a donné lieu, j'ai dû reconnaître que ce texte ne s'applique ni au Rhône ni à l'Isère, et à une autre rivière, que, pris littéralement il n'a pas de sens, que, dès lors, il appelle une interprétation, et que la véritable interprétation consiste à n'y voir que ce que Polybe y a mis, l'indication d'une direction générale, d'une orientation.

M. le Dr Ollivier a dit qu'Annibal, pour aller du Rhône à la Durance, a suivi la vallée de la Drôme et qu'il a passé par le col de Cabre pour descendre chez les Tricorii. Il y a là une heureuse modification, et je n'hésite pas à accepter, sur ce point, l'opinion de M. le Dr Ollivier.

Cette opinion se concilie aussi bien que celle que j'avais précédemment admise avec ce que dit Tite-Live du pays des Voconces et du pays des Tricorii, et elle répond beaucoup mieux aux données de Polybe. La marche de 800 stades est la marche entre le Rhône et la Durance ; l'entrée des Alpes, qu'on a vainement cherchée au mont du Chat et au mont de l'Épine, près d'Allevard ou près de Malataverne, au col du Lautaret, dans les cols de la vallée du Drac ou de la vallée de la Gresse, ou, comme le fait M. le Dr Ollivier, au col de Cabre, ne se place plus dans les d'aines subalpines ; l'entrée des Alpes, c'est l'entrée de la vallée de l'Ubaye. Ce point établi, tout s'explique : les distances parcourues sont celles qu'a indiquées Polybe, et nous reconnaissons la parfaite exactitude de la description de l'entrée des Alpes telle qu'elle nous est donnée par Tite-Live.

Lorsqu'on remonte la vallée de l'Ubayette pour aller vers le col de Larche, on est dominé, au midi, par une belle montagne, l'Euchastraye, le noeud de l'Euchastraye ; au-delà, on trouverait les bassins du Var et de la Tinéa, les eaux qui vont vers la Méditerranée. Certes, ceux qui ont étudié la marche d'Annibal n'ont pas manqué d'originalité, même d'audace ; il ne s'en est trouvé aucun pour jeter Annibal au milieu de ces Alpes de la Provence.

Du Grand Saint-Bernard au col de Larche, nous venons d'explorer une dizaine de passages, sans compter, en dehors de l'axe de la grande plaine, bon nombre de cols, soit en France, soit en Italie. On nous a fait remonter le Rhône jusqu'à Martigny et la Drance d'Entremont ; l'Isère jusqu'à Séez et le Doron et le torrent des Glaciers ; l'Arc jusqu'à Bessans ; le Drac et la Romanche ; la Drôme ; l'Aygues ; la Durance à partir de Tallard ; le Guil ; l'Ubaye et l'Ubayette. On nous a fait descendre en Italie par les vallées de la Dora Baltéa, de la sture du val de Viu, de la Dora Riparia, du Chisone, du Pô, de la Vraïta, de la sture de Coni. Où ne nous a-t on pas menés ? Si on reporte sur une carte ces diverses indications, elle se trouvera couverte du réseau très serré de nos itinéraires.

Et partout, sur notre chemin, on a invoqué les traditions. Pour le Grand et pour le Petit Saint-Bernard, elles remontent à Tite-Live et même au delà ; pour les autres passages, on voit assez comment elles se sont formées ; un érudit avait exprimé une opinion, après avoir étudié la question, ou sans l'avoir étudiée, peu importe ; elle est reproduite dans les histoires locales, dans les géographies de ces parages, en ces derniers temps vulgarisée par les journaux ; elle se répand peu à peu, d'autant plus aisément acceptée par les habitants qu'ils se croient intéressés d'amour propre ; quelques années plus tard, celui qui vient, trouve la tradition établie et, sans manquer de bonne foi, se laisse aller à en tenir compte.

Dans la Tarentaise, à Bourg-Saint-Maurice, des vieillards racontaient à M. le colonel Perrin que leurs aïeux avaient amoncelé sur les cimes des pierres qu'ils précipitaient sur l'armée carthaginoise ; et, dans la Maurienne, un peu au-dessus de Saint-Jean, vers Villars-Clément, un vieil agent voyer lui disait : vous regardez le ravin d'Annibal. C'est peut-être, écrit le colonel, le seul survivant qui connût cette tradition. Sur le plateau du Mont-Cenis, les gens du pays disaient à Larauza que leurs anciens leur avaient raconté qu'un fameux général nommé Annibal était passé par là il y a bien longtemps. Dans la haute vallée de la Durance, sur la route, le cantonnier me disait sans hésitation : C'est ici qu'a passé Annibal. Lorsque nous étions dans les Alpes, Larauza, M. le colonel Perrin et moi, il y avait deux ou trois siècles que l'on avait pu lire bon nombre d'ouvrages où il était dit qu'Annibal avait passé par la Tarentaise, par la Maurienne et le mont Cenis, par la vallée de la Durance ; les traditions s'étaient formées, acceptées partout sans hésitation.

Et partout dans ces vallées, dans ces passages des Alpes, on nous a signalé des monuments et des objets de toute nature : dans les Basses-Alpes, près de Thorane, dans le bassin du 'Verdon, a Loriol et dans d'autres localités du département de ta Drôme, des camps d'Annibal ; entre Tours et Saint-Dalmas, une large pierre, qui est une table d'Annibal ; au Petit Saint-Bernard, ce cercle de pierres qui est le cercle d'Annibal ; au pied de ce passage, du côté de la France, de prétendus ossements d'éléphants ; le bouclier d'Annibal trouvé près de Pont-de-Beauvoisin ; au Grand Saint-Bernard, des monnaies anciennes dont on n'a pas lu les légendes, et qui, par lit même, doivent être des monnaies carthaginoises ; des médailles d'or, évidemment carthaginoises, trouvées, disait-on, dans une vallée tributaire de la vallée de Barcelonnette, la vallée de Fours, où jamais du reste on n'a entendu parler de celle trouvaille ; les médailles a l'effigie de Didon, qui peuvent être dans les collections du couvent du Grand Saint-Bernard, mais auraient été trouvées on ne sait où, peut-être dans le Valais, et qui, bien entendu, sont fausses ; une inscription au col d'Arras, entre la vallée de l'Arc et le val de Vin, inscription où on aurait lu le nom d'Annibal ; prés de Bard et de Donnas, dans la vallée de la Dora Baltéa, ces rochers où l'on croit avoir lu : transitus Annibalis, alors qu'on y trouve une borne milliaire des Romains et l'indication du passage de Thomas de Grimaldi, en 1474. ; dans la vallée de la sture de Coni, une inscription gravée sur les rochers de la Barricade, assez haut pour qu'il soit difficile de la déchiffrer, et qui était, disait-on, en caractères puniques ; elle relate, comme celle de Donnas, le passage d'un corps de troupes italiennes...

Et partout dans ces vallées, dans ces passages des Alpes, on a signalé à notre attention les noms des localités, les lieux dits : le nom de Courthezon, près d'Orange, vers l'entrée de la vallée de l'Aygues, rappelle le nom de Carthage ; Annibal a passé dans la vallée de l'Aygues, au village de Piles, dont le nom, si vous voulez bien, pourrait signifier en grec Portes ; il a passé au village du Passage, près de Pont-de-Beauvoisin ; il a passé dans la Maurienne qui doit son nom, Mauria, vallis Morigenica, à l'armée carthaginoise ; dans la haute vallée de l'Arc, où l'on trouve Bramans, Notre-Dame-de-Pitié, et par la plus amère et la plus gauloise des ironies, les ruisseaux de Bonnenuit ; par le mont Cenis, appelé ainsi mons Cinesius, mons Cinerurn, parce que ses rochers avaient été réduits en cendres ; dans la haute vallée de la Durance, à Prelles, dont le nom rappelle prælium ; à la Bessée, où le mur des Vaudois, construit vers 1400, est appelé le mur d'Annibal ; il a passé à Clavières, entre Mont-Genèvre et Cézanne, puisqu'on trouve vers Clavières les lacets d'Annibal, dans le val de Pragelas, puisque Magnus, chef de la vallée du Guil, avait, sous sa dépendance les Magelli, qui auraient habité le val de Pragelas ; par la vallée de l'Isère, puisqu'il y a, vers Moutiers, des lacets d'Annibal ; par la vallée de la Romanche, puisqu'il aurait fait percer, près de Bourg-d'Oisans, les rochers de Rochetaillée, travail qui, du reste, a été exécuté de 1220 à 1225 ; au mont Viso, Vesulus, dont le nom vient de weiss, qui, dans la langue germanique, signifie blanc ; il a passé sur la rive gauche du Pô, au village d'Invie, puisqu'il a passé, au dire de Tite-Live, per invia !

Les ouvrages où il est question du passage d'Annibal dans les Alpes sont très nombreux ; il serait aisé d'en indiquer 300 et plus[86] ; mais après avoir à plaisir enrichi cette liste, étalé ce luxe bibliographique, il ne serait pas inutile de dire que des réductions sont possibles et que de tous ces ouvrages il en est bon nombre que l'on consulterait sans grand profit.

Ce sont d'abord des histoires générales ou locales, des géographies, des descriptions des Alpes, des voyages, itinéraires et guides, des annuaires et des statistiques, des mémoires sur les antiquités ; ce sont des commentaires et annotations des auteurs anciens, en un mot des ouvrages où l'on a, comme en passant, mentionné l'une des opinions connues, où l'on ne trouve pas une opinion personnelle, étudiée, motivée. Cette catégorie comprendrait une grande partie de la liste. Il y aurait, d'autre part, à éliminer les ouvrages où l'on n'a fait que reproduire sous une autre forme ce qui a déjà été publié.

Resteraient les travaux des auteurs qui ont fait de la question une étude spéciale, qui ont exposé une opinion personnelle et motivée. Et ces ouvrages ne sont pas tous de la même valeur.

Parfois l'imagination qui prédomine, la fantaisie qui surabonde nous mettent sur nos gardes.

Si quelques-uns fout une assez large place aux traditions, aux découvertes d'objets anciens ou prétendus anciens, à de vains rapprochements de noms, il est permis de penser qu'ils n'ont pas à faire valoir de très bons arguments.

Ailleurs, nous trouvons les interprétations arbitraires des textes, et même l'habitude de ne les lire que dans les traductions. Ailleurs, on voit trop que l'auteur n'a pas parcouru les lieux dont il parle.

Quelques auteurs acceptent sans contrôle et sans critique des témoignages de la nature la plus diverse, et en viennent à préférer à Polybe et à Tite-Live Cœlius Antipater ou Cornélius Nepos, Isidore de Séville ou Luitpraud.

Un grand nombre d'auteurs se refusent à admettre qu'il soit possible de concilier Polybe et Tite-Live, et rejettent d'abord les témoignages de celui-ci, sauf à accuser, l'instant d'après, Polybe d'inexactitude et d'erreur. L'estime que l'on fait de Tite-Live est une affaire de latitude ; le 45e degré en décide. Au Grand Saint-Bernard, au col de la Seigne, au Petit Saint-Bernard, il est récusé, et de même, en général, au Mont-Cenis. Mais Larauza se refuse à condamner Tite-Live, et cherche à concilier les deux récits, malgré les difficultés résultant pour lui de l'hypothèse même qu'il a admise.

M. Letronne est peut-être le premier qui ait porté dans ces recherches et ces discussions les habitudes d'exacte interprétation des textes, de méthode et de sage critique. Ses deux mémoires sont de 1819 ; Deluc, auquel il répondait, remania son travail et publia en 1825 une deuxième édition ; le travail de Larauza, Histoire critique du passage des Alpes par Annibal, parut en 1826. Il semble qu'on entrait dans une ère nouvelle.

On a dit que les Français ont le tort de chercher à concilier Tite-Live avec Polybe ; n'avons-nous pas le droit d'être quelque peu reconnaissants à M. Letronne et à Larauza de nous avoir valu ce reproche ?

 

FIN

 

 

 



[1] XXI, 38.

[2] The Course of Hannibal over the Alps ascertamed, Londres, 1794.

[3] Le Passage d'Annibal du Rhône aux Alpes, 1869, et les Alpes Graies, Pœnines et Cottiennes, 1872.

[4] III, 21, 17.

[5] XV, 10.

[6] Ad Æn., X, 13.

[7] De Originibus, XIV, 8.

[8] I, 8.

[9] Hist., XV, p. 297.

[10] A ces témoignages on pourrait joindre celui de Warnefrid, de gestis Longob., II, 18. — et celui de la totale et vraye description de tous les passaiges, lieux et destroitz par lesquels on peut passer et entrer des Gaules en Italie (1515) : (au lieu de Bar) est ung merveilleux passaige, qu'on dit que le dit Hannibal feist faire en rompant la montaigne à force d'engins, de feu et de vinaigre, ainsi comment est escript et insculpé contre le roch d'icelluy passaige, et l'appellent lou communément le pas de Hannibal.

[11] Simler, Vallesiæ et Alpium descriptio, 1574. — Theatram Statuam regiæ Cels. Sabandiæ Ducis, 1682.

[12] III, 47.

[13] De bello Annib., c. 4.

[14] III, 47.

[15] XXI, 38.

[16] Vita Hannib., c. 3.

[17] Tite-Live, XXI, 38.

[18] Strabon, IV, 6. — Polybe, XXXIV, 10 ; cf. III, 50.

[19] XXI, 38, 39. — De même Silius Italicus, IIIe vol., 646.

[20] De bello Annib., c. 5.

[21] Larauza fait remarquer que, dans l'édition de Tite-Live publiée par Lemaire, l'auteur de l'excursus de transita Alpium, M. Larenaudière a traité la question comme si Tite-Live n'avait rien écrit sur ce sujet.

[22] Deluc, Histoire du passage des Alpes par Annibal, 2e éd., p. 240 : Ce qui a dérouté, dit-il, ceux qui ont voulu chercher d'après Tite-Live le chemin suivi par Annibal, c'est l'addition, je l'appellerai même l'interpolation, à la fin du chapitre 49 de Polybe, du nom des peuples chez lesquels l'auteur latin suppose qu'Annibal passa, et la supposition, en outre, du passage de la Durance. Et plus loin, p. 248 : cette addition change d'une manière absurde la direction de la route indiquée par l'auteur grec.

[23] Polybe, III, 49. — Tite-Live, XXI, 31.

[24] Deluc suppose qu'Annibal a quitté le Rhône à Vienne, et dit (2e éd., p. 81) : Quoique Polybe nous dise qu'Annibal marcha le long du Rhône jusqu'à la montée des Alpes, nous ne pouvons supposer que ses guides lui firent suivre tous les détours du fleuve ; ils lui firent éviter nécessairement le grand coude que le Rhône fait à Lyon, et celui qu'il fait dix lieues plus haut, pour rejoindre ce fleuve à Saint-Genis-d'Aouste.

[25] Et aussi lisons-nous dans l'Histoire du passage des Alpes par Annibal de Deluc, p. 250 : Cette peinture de Tite-Live n'a aucune espèce de vérité de quelque côté qu'on aborde les Alpes... Ainsi, par exemple, transportons nous aux environs de Yenne et de Chevelu, au pied du Mont du Chat... La petite ville de Yenne n'est élevée que de 106 toises au-dessus du niveau de la mer... il y a dans les environs des vignobles qui produisent de très bons vins et ces vignobles s'élèvent jusqu'aux deux tiers du passage de la montagne... des environs de Yenne on ne peut pas voir la haute chaîne des Alpes... les hautes Alpes couvertes de neige sont très éloignées. Ainsi donc la description que nous fait Tite-Live des objets qui devaient épouvanter les Carthaginois, est absolument imaginaire.

[26] Velo, Dei passagi Alpini, 1804, p. 110, dit qu'on peut trouver cette position par des sentiers qui, à partir de l'hospice, prennent à droite ou à gauche et descendent, à la Thuile, sans passer par Pont-Séran.

[27] Histoire du passage des Alpes par Annibal, 1818 ; 2e éd., 1825.

[28] A Dissertation on the Passage of Hannibal over the Alps, 1820 ; 2e édition, 1828.

[29] Der Heerzug Hannibals über die Alpen, 1828.

[30] Quæstiones criticæ de belli Punici Secundi parte priori, 1848.

[31] Classiques latins, éd. Lemaire. Tite-Live, tome IV : Excursus de transita Alpium.

[32] Mémoires lus en 1861 dans les Séances extraordinaires des Sociétés savantes ; Archéologie (1863).

[33] Marche d'Annibal des Pyrénées au Pô, Paris, 1887.

[34] Histoire critique du passage des Alpes par Annibal, 1826.

[35] A Treatise on Hannibal's passage of the Alps, in which his route is traced over the little Mont-Cenis, 1853.

[36] Annibal en Gaule, 1874.

[37] Nous avons vu que, d'après les auteurs qui font passer Annibal au Grand-Saint-Bernard ou au Col de la Seigne, la Druentia c'est l'Arve, c'est la Drance du Chablais, c'est le Doron.

[38] Description des Alpes Grecques et Cottiennes, 1806. — V. Larauza, Histoire critique du passage des Alpes par Annibal, p. 175.

[39] M. Maissiat lit Polybe et Tite-Live dans des éditions des siècles derniers ; il lit : ibi Arar et ne veut pas admettre la vraie leçon ibi Isara : c'est un expédient, dit-il ; l'origine de cet expédient parait remonter à un savant allemand du XVIIe siècle, Jacques Gronovius. — De même il lit dans Polybe : Ό Άραρος, qui justifie son hypothèse.

[40] Abauzit, Œuvres diverses, tome II, p. 178.

[41] Ellis : Villard-Putier ; État-Major Sarde : Villar Buttier.

[42] Et ce sens, dit Larauza, nous parait sortir naturellement du texte de Polybe.

[43] Journal des Savants, 1819. p. 757, 758.

[44] M. le colonel Perrin (Marche d'Annibal des Pyrénées au Pô) dit, p. 168 : à Ferrières... en suivant la rive gauche de la Cenise, un joli chemin, qu'on appelle le chemin de Saint-Pancrace, descend à Novalaise... toute la route de Saint Pancrace est bordée d'arbres et de champs cultivés ; si la route n'y est pas passée, c'est qu'elle a à craindre les avalanches et que les neiges y restent longtemps, et de même, p. 71 : une route suit la moraine si facile et à pentes si régulières qui aboutit à Novalaise. Je ne sais où M. Perrin a pris ses renseignements. Il dit, p. 71, qu'à la plaine Saint-Nicolas, Annibal pouvait à son choix et sans être arrêté un seul instant suivre soit la rive droite, soit la rive gauche, et de même, p. 168. Il n'y a pas de chemins, il n'y a pas de routes sur la rive gauche, et il n'y en a jamais eu dans ces escarpements et à travers ces couloirs d'avalanches ; il y a, à différentes hauteurs, des sentiers, de mauvais sentiers, et qui ont tous des parties dangereuses. Les cartes les indiquent, mais il faut les avoir suivis pour savoir ce qu'ils sont.

[45] Ellis dit qu'Annibal campa entre la Cenise et un ruisseau ou couloir à l'est ; mais il n'y a là que des escarpements abrupts.

[46] Page 73, 74.

[47] Histoire de Polybe, traduction par Dom Thuillier, avec les annotations du Chevalier de Folard, mestre de camp, 1727.

[48] Histoire des campagnes d'Annibal en Italie, par le général Frédéric Guillaume, Milan, 1812.

[49] Dissertation sur le passage du Rhône et des Alpes par Annibal, 3e éd., 1821.

[50] Page XVIII et suiv., de l'Avant-propos.

[51] 1er vol. p. 357, 358 ; 2e vol., p. 73, 77, lift, 182. — M. Roman (La Traversée des Alpes par Annibal, dans le Bulletin de la Société d'études des Hautes-Alpes, 1894), cite ce passage : Trois espèces de froment attirèrent surtout l'attention des agents d'Annibal : c'était le siligo, l'arnica et le blé de maïs. Ils en admiraient le poids extraordinaire et apprenaient, non sans plaisir, que les farines une fois blutées donnaient aux habitants un pain délicieux. — Est-il sérieux, je le demande, dit M. Roman, de transformer Annibal en un chef d'État-Major moderne, sur le bureau duquel s'entassent les rapports des intendants et les paperasseries administratives ?

[52] 2e vol., p. 77. Cf. 1er vol., p. 455.

[53] 2e vol., p. 85.

[54] 2e vol., p. 239.

[55] Description du Dauphiné... au XVIe siècle.

[56] Notice de l'ancienne Gaule, Druentia.

[57] Note de la traduction de Strabon de Coray.

[58] Histoire critique du passage des Alpes, p. 169.

[59] V, I, 11.

[60] IV, 6, 7.

[61] IV, 6, 7 et 11.

[62] Voir dans le Bulletin de la Société d'Études des Hautes-Alpes de 1894, La Traversée des Alpes par Annibal de M. Roman, p. 20 suiv.

[63] 2e vol., p. 207 suiv.

[64] Voir la feuille VII des cartes qui accompagnent le travail de M. Hennebert. — Sur ces passages successifs de la Durance, sur ces mouvements désordonnés, sur la Gorge, l'acropole sacro-sainte et les matrones de Rama, imaginations fantaisistes de M. Hennebert, sur la rivière du Loriou, qui n'existe pas, voir M. Roman, p. 23 suiv., et sur une série d'erreurs relatives à l'histoire et à la topographie de cette région, p. 19 suiv.

[65] Page 25. M. Roman donne un plan coté du Pertuis Rostan.

[66] 2e vol., p. 220.

[67] Page 241, 242.

[68] Page 244.

[69] Page 245.

[70] Page 67.

[71] Page 72.

[72] Histoire d'Annibal, 2e vol, p. 281.

[73] De Bello Gallica, I, IV. — Suivant M. Maissiat, César en Gaule, 1er vol., le mot ocelum désignerait, d'une manière générale, un poste de surveillance, un poste établi à une frontière, et l'ocelum où a passé César serait sur la Dora Baltéa, probablement à Bard.

[74] Albanis Beaumont, Description des Alpes Grecques et Cottiennes.

[75] L'un d'eux XXVII, qui est une erreur.

[76] IV, I, 3 ; V, I, 11.

[77] Piemonte Transpad., p. 93.

[78] Salluste, Fragm. — De même Appien, de bell. civ., I, p. 109.

[79] On a invoqué pour prouver que Pompée a passé par le Mont-Genèvre la lex Pompeia par laquelle étaient rattachées a des municipes douze cités qui firent partie du royaume de Cottius et ne furent pas inscrites sur l'Arc de Suze parmi les gentes Alpinæ devictæ. Mais cette loi est du père de Pompée, Pompeius Strabo, consul l'an 89 av.  J.-C.

[80] Histoire d'Annibal, 2e vol., p. 91 suiv. ; p. 278, note.

[81] Mémoires de l'Académie Delphinale, tome I, 1840, p. 122, et traduction de Tite-Live, par Miard, tome I, p. 884. — De même M. Fauché-Prunelle, Essai sur les anciennes institutions autonomes des Alpes Cottiennes Briançonnaises, 1856.

[82] Description du Dauphiné, de la Savoie... au XVIe siècle, traduction par M. Antonin Macé, p. 224 s. et 318.

[83] Histoire de la guerre des Alpes ou campagne de 1744, Amsterdam, 1770.

[84] Saint-Simon dit que les habitants de la vallée vinrent à la rencontre d'Annibal avec des rameaux d'olivier comme symboles de paix et que la vallée de Barcelonnette est la seule vallée des Alpes où il y ait des oliviers. Or il n'y a pas d'oliviers dans la vallée de Barcelonnette et Saint-Simon n'a fait que reproduire un contresens de la traduction de Polybe par Dom Thuillier, contre sens qui se trouve également dans la traduction latine de Casaubon.

[85] Une voie Gallo-romaine dans la vallée de l'Ubaye et passage d'Annibal dans les Alpes, étude historique.

[86] Voir la liste publiée par M. Hennebert dans le 2e vol. de son Histoire d'Annibal.