ANNIBAL DANS LES ALPES

 

PAR CHARLES CHAPPUIS.

 

 

Il y a dans les Alpes cinq passages : l'un par la Ligurie, le long de la mer ; l'autre, celui que franchit Annibal ; le troisième par où Pompée partit pour faire la guerre en Espagne ; le quatrième par où Asdrubal vint de Gaule en Italie ; le cinquième dont les Grecs furent autrefois les maîtres, et qui a conservé le nom d'Alpes Grecques[1].

Voilà ce que disait Varron, dont l'érudition, il est vrai, n'est pas toujours très sûre, mais ici il est difficile qu'elle soit en défaut. Curieux de tout ce qui touchait aux antiquités, à l'histoire, à la géographie, versé du reste dans l'art de la guerre et ayant même quelque gloire militaire, ne devait-il pas étudier avec un soin particulier ce qui se rapportait aux marches des deux généraux Carthaginois, et n'avait-il pas à cœur d'indiquer exactement les chemins qui conduisaient dans cette Gaule Transalpine, vers laquelle se tournait alors les yeux de tous les Romains ? S'il n'a pas franchi lui-même les Alpes, n'était-il pas bien renseigné, lui, l'ami de Pompée qui, pour se rendre en Espagne, venait d'ouvrir aux armées romaines une voie nouvelle comprise par Varron dans cette énumération même ; lui, l'ami de César, qui, pour aller d'Océlum au pays des Voconces, reprenait cette voie suivie par Pompée, de César, dont les expéditions dans les Gaules faisaient enfin connaître les Alpes ?

Que nous apprend ce texte de Varron ?

Il en résulte d'abord qu'Annibal, Asdrubal, Pompée, n'ont pas passé par les Alpes Grecques, comme les appelle Varron, c'est-à-dire par le Petit Saint-Bernard dans les Alpes Grées. Nous savions, par Polybe et par Tite-Live, que ce n'était pas par ce col qu'Annibal était entré en Italie ; nous savions aussi que Pompée avait suivi, à travers les Alpes, un chemin différent de celui d'Annibal ; mais nous ignorions que le passage franchi par Asdrubal fût distinct et de celui de son frère et de celui de Pompée. Quelques auteurs anciens ont dit que les deux généraux Carthaginois avaient suivi la même voie. Ce qui est vrai, c'est, qu'Asdrubal, venant d'Espagne comme son frère, marchait dans la male direction générale, qu'il a, comme lui, traversé les Alpes ; est-ce à dire qu'il les ait passées au même point ? Varron nous apprend que cette supposition est inexacte.

Telles sont les données précises qu'enferme ce texte.

Il nous autorise, d'autre part, a penser qu'Annibal, Asdrubal et Pompée ont passé tous les trois dans la partie de la chaîne qui est comprise entre la Corniche et le Petit, Saint-Bernard, et par là même qu'on a eu tort de chercher les traces d'Annibal, soit au Grand Saint-Bernard, soit au Saint-Gothard.

Mais de plus ne peut-il pas servir à déterminer les différents points où les Alpes ont été franchies par ces trois généraux ? Ne se dit-on pas, en le lisant, que les passages des Alpes y sont énumérés dans un ordre régulier, et que, si l'on parcourt la chaîne, à partir de la mer, on doit rencontrer d'abord celui d'Annibal, puis celui de Pompée, enfui celui d'Asdrubal qui sera par là même le plus rapproché des Alpes Grées ?

Or si nous jetons les veux sur une carte et si nous suivons l'ordre inverse, c'est-à-dire si nous allons du nord au midi, nous voyons qu'au midi de la vallée de l'Isère et du Petit Saint-Bernard, il n'existe sur une assez grande étendue que des passages très difficiles ; la première route qui se présente pour une armée est celle qui remonte l'Arc et par la Maurienne conduit au Mont-Cenis ; ne serait-ce pas celle qu'a suivie Asdrubal ?

De même du Mont-Cenis au Mont-Genèvre il n'existe aucun passage praticable, et l'on serait conduit à penser que Pompée a pris par le Mont-Genèvre pour se rendre de la Gaule Cisalpine en Espagne.

Enfin Annibal n'aurait passé ni au Petit Saint-Bernard, ni au Mont-Cenis, ni au Mont-Genèvre ; il faudrait renoncer à ces trois hypothèses, qui se sont partagé l'assentiment de la plupart des critiques, et le chercher plus au midi.

Sans doute, ce ne sont là que des conjectures ; mais leur accord parfait avec ce que nous savons de la marche de Pompée ne laisse pas de leur donner une assez grande valeur.

Envoyé en Espagne, pour y combattre Sertorius, il écrit au Sénat[2] qu'il vient d'ouvrir à travers les Alpes un chemin différent de celui d'Annibal et plus convenable pour les Romains, per eas (Alpes) iter aliud atque Hannibal, nobis opportunius, patefeci.

N'est-ce pas le Mont-Genèvre qui est désigné par les mots nobis opportunius ? Où chercher un passage qui soit en lui-même plus facile, un passage qui, mieux que cette ligne de la Dora Riparia et de la Durance, assure les intérêts des Romains, qui les conduise plus directement et plus sûrement vers la Province romaine et vers l'Espagne, qui soit plus avantageux au point de vue stratégique ? Et n'est-ce pas la voie que César suivra pour aller d'Océlum au pays des Voconces, la voie que Cottius, pour plaire aux Romains et à Auguste, va bientôt après rendre plus praticable ?

On a prétendu, il est vrai, qu'Annibal était entré en Italie par le Mont-Genèvre ; mais, dans cet hypothèse, comment expliquer les expressions de Pompée et où trouver, dans toutes les Alpes, un passage qui l'autorise à dire qu'il a ouvert une voie plus convenable pour les Romains que celle qu'aurait suivie Annibal ?

Ainsi le texte de Varron, confirmé par ce précieux témoignage de Pompée, nous autorise à penser qu'Asdrubal a passé par le Mont-Cenis, Pompée par le Mont-Genèvre, et qu'il faut chercher plus au midi la voie suivie par Annibal.

Il aurait passé entre le Mont-Genèvre et la voie qui longe la mer, pour aller, comme le disent et Cincius Alimentus, et Polybe, et Tite-Live, et Appien, et Silius Italicus, au pays des Taurini ; et il aurait suivi la direction indiquée par Tite-Live, qui dit qu'Annibal, après avoir traversé le pays des Tricorii, coupa la Durance pour monter vers les Alpes.

Rien ne contredit cette hypothèse ; tout semble s'accorder avec elle. Le dirai-je enfin ? le désaccord qui n'a cessé de régner entre les critiques, la difficulté où ils étaient de trouver, dans les points des Alpes qu'ils avaient explorés, une explication complète et satisfaisante des récits anciens, pouvaient faire espérer d'heureux résultats d'une étude nouvelle, dans la direction qui semblait être indiquée par Varron.

On pourra, il est vrai, élever quelques doutes, et demander s'il est certain que Varron ait énuméré les passages des Alpes dans un ordre régulier, du midi au nord ; si le commentateur qui nous a conservé ce texte, ne l'a pas altéré, s'il n'a pas changé l'ordre suivi par Varron.

Mais, tout en faisant ces réserves, au moins reconnaîtra-t-on qu'on n'a pas le droit de rejeter le témoignage de Varron, qu'il mérite d'être contrôlé, et que les conjectures auxquelles il donne lieu ont trop d'importance Pour qu'on ne les prenne pas en sérieuse considération. Si notre auteur ne donne pas à ces questions obscures et controversées une solution précise, incontestable, au moins apporte-t-il des éléments qu'on ne saurait négliger.

Sans regarder à l'avance la question comme résolue, sans se passionner pour une hypothèse, il y avait lieu de vérifier la donnée Varronienne par une discussion attentive des textes anciens, discussion que l'on reprendrait sur place, au milieu même des Alpes ; il fallait, si l'on était assez heureux pour trouver un passage répondant aux données de Polybe et de Tite-Live, étudier les autres passages pour voir s'ils répondaient également à ces données, et, par de nouvelles explorations, soumettre à un sévère contrôle la solution de ce grand et difficile problème.

M. le Ministre de l'Instruction publique voulut bien m'accorder une mission gratuite, qui fut très gracieusement confirmée à Turin, pour les États Sardes. Celte mission facilita mes explorations ; je lui dus le bienveillant accueil que je rencontrai partout et le concours empressé avec lequel on seconda mes recherches.

En 1859 et 1861, je parcourus nos grandes vallées de l'Isère, de l'Arc, de la Durance, du Guil, de l'Ubaye, et les vallées correspondantes de la Dora 13altéa, de la Dora Riparia, du Pô, de la Sture ; je passai vingt fois de France en Italie et d'Italie en France ; sans compter les cols des chaînons secondaires, j'explorai une quinzaine de cols de la grande d'aine, entre le Mont-Blanc et le Lausanier.

Ces explorations n'étaient pas sans quelques difficultés. J'avais rarement un guide, et, même pour les passages les moins fréquentés, pour des cols de 2.700 mètres et plus, je devais me contenter des renseignements que je pouvais obtenir, des cartes et de la boussole ; à défaut de cartes, de calques pris à Turin ou dans les communes. Les gîtes étaient rares, et, souvent, quand je questionnais le maire ou le syndic, les agents des douanes ou des forêts : C'est une marche de dix-sept heures, me disaient-ils ; vous la ferez peut-être en quinze heures. Nul confortable : on couchait dans la chambre commune de l'auberge, où les gens toute la nuit buvaient et chantaient, ou dans une misérable soupente, ou dans le grenier à foin, où l'on était du reste beaucoup mieux. La nourriture était peu variée : dans toute la région supérieure, on n'avait que le mouton et le fromage ; encore fallait-il, quand on arrivait, l'appétit fort aiguisé, attendre qu'on fit allé, dans les pâturages d'en haut, chercher le mouton pour le tuer.

Avec cela, les chaleurs exceptionnelles de 1859 et de 1861, dures à supporter pour qui avait le sac sur le dos, et puis, à certain moments, les orages, le froid rigoureux, les tourmentes de neige ; à certain jour, tant de neige et une tourmente si terrible que le guide nous crut perdus.

Mais qu'importe tout cela et que c'est vite oublié !

Je n'étais pas seul, puisque je voyageait avec Polybe et Tite-Live, et toujours avec quelques-uns (le ceux qui ont écrit des dissertations sur le passage des Alpes ; je les interrogeais, je m'entretenais avec eux, j'interprétais, je discutais leurs témoignages nous étions ensemble à la recherche d'Annibal, et les longues journées de marche paraissaient courtes, et le charme de ce travail en commun ne permettait pas de sentir la fatigue, l'iter durum.

Et quel plaisir de se trouver au milieu des Alpes, de passer des journées seul, dans les régions supérieures, n'entendant d'autre bruit que celui d'une pierre qui tombe, respirant cet air pur et vif, contemplant ces cimes aux formes admirables qui s'élèvent, toutes lamées de neige éblouissante, vers le ciel bleu foncé !

C'est de tout cela qu'on garde le souvenir ; et on reste reconnaissant à Annibal et aux Alpes.

J'adressai à M. le Ministre de l'Instruction publique, au sujet de ma mission, un rapport lui fut inséré, en 1860, dans les Mémoires des Sociétés savantes. M. Rossignol, partisan de l'hypothèse du Petit Saint-Bernard, ayant en 1861 lu, à la réunion de ces Sociétés, une Dissertation critique sur le passage d'Annibal à travers la Gaule, je répondis par un mémoire intitulé : Examen critique de l'opinion de Cœlius Antipater sur le passage d'Annibal dans les Alpes, mémoire qui parut dans le même recueil en 186i. Enfin, comme on avait prétendu que la vallée de Barcelonnette, par laquelle je faisais passer Annibal, devait être, à cette époque, inculte et inhabitée, Je publiai, en 1862, une Étude archéologique et géographique sur la vallée de Barcelonnette à l'époque celtique ; je faisais connaître plus de vingt localités où l'on trouve dans cette vallée des objets celtiques.

Puis, pendant quelques années, je fus occupé de travaux d'un autre ordre, et enfin, pendant une longue période, près d'un quart de siècle, avant accepté la charge d'un grand service public, je laissai de côté les travaux personnels ; je m'interdisais intime de lire ce que l'on écrivait au sujet d'Annibal, craignant d'être ramené vers des questions qui m'intéressaient vivement et de leur donner un temps qui ne m'appartenait pas.

Aujourd'hui, je voudrais compléter, et, sur quelques points, modifier ce que j'ai publié au sujet de la marche d'Annibal, tenir ainsi la promesse que j'avais faite de reprendre cette question avec tous les développements qu'elle comporte. D'autre part, il est bon de ne pas laisser sans réponse certaines allégations qui se sont produites, de ne pas laisser croire qu'elles sont acceptées sans réserve ; le silence serait une adhésion. Enfin, l'avouerai-je ? Je cède au plaisir de me retrouver en pensée au milieu de ces Alpes, qu'il ne me sera plus donné de parcourir et que je ne puis plus aimer que de loin.

Du Rhône aux Alpes, il n'est pas de vallée de quelque importance, du Gothard et du Grand Saint-Bernard aux Alpes maritimes, il n'est guère de cols, quelque peu praticables, où l'on n'ait fait passer Annibal.

En présence de cette multiplicité de solutions contradictoires et sous l'impression confuse et quelque peu déconcertante qui en résulte, on se demande s'il est possible d'arriver à une solution satisfaisante pour l'esprit, à une solution qu'on puisse considérer comme la vraie solution, et comment il faudrait procéder, quelle méthode on devrait appliquer à la discussion de ce difficile problème.

Si, depuis trois quart de siècle notamment, les solutions les plus diverses ont été proposées et soutenues par des esprits, excellents du reste, et auxquels ne manquaient point les habitudes de méthode, sans que ce grand débat soi t encore terminé, c'est que le problème est très complexe, et que la méthode pour le résoudre est complexe elle-même.

Voici, je crois, les réflexions que l'on peut faire û ce sujet et les règles qu'il semblerait bon de suivre.

D'abord n'est-il pas évident que, dans une question qui est tout à la fois de topographie, d'érudition, de critique et d'interprétation des textes, il faut laisser de côté ces discussions a priori qui prétendent dominer et régler les faits au nom de principes généraux ? La solution d'un problème historique ne dépend pas du simple raisonnement. Ne disons pas : voici la ligne la plus courte, la voie la plus facile, le passage le plus avantageux au point de vue stratégique ; donc Annibal a passé par là. Il ne s'agit pas de déterminer ce qu'Annibal aurait dû faire, mais de reconnaître, de constater ce qu'il a fait.

Et si l'on a une idée préconçue, si l'on s'attache d'abord à une hypothèse, ce qu'on ne peut éviter dans les recherches scientifiques, ce sera pour les soumettre l'instant d'après au plus sévère contrôle et avec la résolution très sincère de les abandonner si elles ne sont pas pleinement justifiées.

Nos vues personnelles ne serviraient qu'à nous égarer et disons-nous bien que notre autorité n'est rien et qu'il faut nous incliner devant celle des anciens.

Nous avons deux grands récits de la marche d'Annibal, l'un par Polybe, l'autre par Tite-Live.

Je n'ai pas à rappeler ce qu'est Polybe, comme historien, et quelle est, en général, la valeur de ses témoignages et de ses appréciations. Je dirai seulement que, lorsqu'il naquit, il n'y avait pas plus de huit années qu'Annibal venait de passer les Alpes, et qu'il les a lui-même traversées : Si je parle ici avec quelque assurance, dit-il propos de la marche d'Annibal, c'est que je tiens les faits dont il est question de la bouche même des témoins oculaires, et que pour ce qui regarde les localités, je les ai parcourues en personne dans un voyage que je fis autrefois aux Alpes, afin d'en prendre par moi-même une exacte connaissance[3].

Les descriptions qu'il fait, les détails topographiques donnés par lui, méritent donc une entière confiance ; mais, comme il écrit pour les Grecs, il ne croit pas devoir donner les noms des pays, des rivières, des villes, et il se bornera souvent a indiquer une direction générale, une orientation : Lorsqu'il s'agit de lieux bien connus, dit-il, la citation du nom seul est un puissant secours : mais, s'il est question de pays ignorés, le nom n'est qu'un mot saris signification, qui s'arrête à l'oreille. Comme alors l'esprit ne s'appuie sur rien et qu'il ne peut rattacher le signe a aucun objet perçu, la connaissance qu'on lui veut donner est pour lui vague et confuse. Il faut donc indiquer ici quelques moyens de ramener le lecteur de l'inconnu à des notions déjà familières et solidement acquises. La première donnée, en fait de géographie, la plus importante, la plus universelle, est cette division de la voûte céleste en quatre parties : est, ouest, sud et nord, que comprennent les intelligences m'élue les plus simples, et l'appréciation exacte de leur position respective. La seconde opération consiste à placer sous chacun de ces points les différentes parties de la terre, à rattacher successivement par la pensée à quelqu'une de ces divisions les pays indiqués, et a revenir ainsi, à propos des lieux que nous n'avons jamais ni connus ni vus, à des notions qui nous sont familières[4].

Ainsi nous voilà avertis ; Polybe se bornera volontiers à indiquer une direction générale, et ses indications, pour nous mieux informés, pourront appeler certaines réserves et certaines explications.

Lorsque naquit Tite-Live, il y avait plus d'un siècle et demi qu'Annibal avait passé les Alpes ; niais pour écrire ce qui était relatif à Annibal, il avait sous les yeux Polybe ; s'il omet certains détails donnés par lui, il en est d'autres qu'il ajoute ; c'est qu'il puise à d'autres sources, c'est qu'il consulte notamment Cincius Alimentus, qui avait été prisonnier d'Annibal, et Cœlius Antipater. De quel droit dirait-on que tout ce qu'il n'emprunte pas à Polybe est de pure invention ? Pour la marche d'Annibal entre Carthagène et le Rhône, il a consigné dans son récit des renseignements géographiques que l'historien grec n'a pas donnés et dont l'exactitude, cependant, n'a jamais été contestée. Nous devons tenir pour également exactes les autres indications transmises par lui, qui ne sont pas inconciliables avec le récit de Polybe, notamment celles qui se rapportent à la marche entre le Rhône et la Durance et ne font que compléter ce récit.

On comprend toutefois que, puisant dans plusieurs auteurs et ayant à fondre dans son exposé les données qu'il leur emprunte, n'ayant pas parcouru les lieux dont il parle et n'ayant pas de cartes sous les yeux, il lui arrive de ne pas donner à telle indication sa vraie place. On comprend aussi que, parmi les historiens qu'il consultait, tel était moins digue de foi, Cœlius Antipater, par exemple ; que discerner le vrai était difficile et qu'il a pu, à certains moments, introduire dans son récit des détails peu exacts. Ses témoignages n’ont pas toujours la même autorité que ceux de Polybe, et s'il faut parfois se prononcer entre nos deux historiens, c'est Polybe que nous suivrons.

Mais de là à dire que Tite-Live n'est qu'un déclamateur, qu'il n'est nullement digne de foi, que tout ce qu'il n'a pas emprunté à Polybe doit être rejeté, il y a loin. Il plaît à certains critiques de lui refuser absolument toute autorité, d'affirmer qu'il n'y a pas de conciliation possible entre Polybe et lui ; c'est tout simplement parce qu'il nous a transmis des indications qui mettent à néant les opinions de ces critiques. Voilà le secret de ces grandes colères.

Posons en principe que nous mettrons au-dessus de tout une solution qui reposera sur la conciliation des témoignages de nos deux grands historiens.

Pour les interpréter et pour arriver à les concilier, lisons-les, non pas dans des traductions, mais dans le texte même, et le texte des meilleures éditions ; lisons-les sans parti pris, en donnant au texte son sens littéral et le plus exact, en en pesant toutes les expressions avec une attention scrupuleuse ; n'admettant aucune interprétation arbitraire, aucune interprétation que celle qui est reconnue nécessaire, parce que sans elle le texte n'aurait pas de sens.

Et ces deux textes, il faudra aller les lire au milieu des Alpes. Il ne saurait suffire de les étudier, en érudit, au coin de son feu, une carte sous les yeux. Il est même à désirer que ceux qui vont dans les Alpes avec Polybe et Tite-Live, n'en soient pas a leurs premiers essais, qu'ils soient préparés par des explorations antérieures, qu'ils soient à même de se rendre compte des difficultés, pour n'en méconnaître ni en exagérer la gravité. Ce qu'on lit dans certaines dissertations est fait pour étonner. Il ne semble pas, étant donnée la nature assez élémentaire et Primitive des attaques des Gaulois, qu'il soit nécessaire de réunir les connaissances topographiques aujourd'hui, de nos officiers ; niais encore faut-il que l'on soit un touriste ayant quelque expérience, ayant ce qu'on appelle l'intelligence de la montagne.

On ne devra jamais perdre de vue qu'il ne s'agit pas de telle expression, dont nous exagérerions l'importance, mais de l'ensemble et de l'enchaînement de toutes les données de Polybe et de Tite-Live ; qu'il ne s'agit pas de tel détail topographique mais d'un vaste ensemble de localités répondant h la suite de ces deux grands récits à toutes les données si nombreuses, si variées, qui y sont contenues.

Et enfin il faudra se mettre en garde contre un double danger, contre une double illusion : illusion de ceux qui, pour donner des textes anciens une interprétation conforme à ce qu'ils ont sous les yeux, altèrent involontairement le sens de ces textes et leur font dire ce qu'il désirent qu'ils disent ; ou bien illusion de ceux qui, préoccupés de trouver une application des données des historiens, altèrent inconsciemment le caractère des lieux où ils sont et arrivent à voir des difficultés et des dangers qui, en réalité, n'existent pas. Il faut maintenir, avec une grande sincérité et une grande fermeté. Le sens précis des textes, et il faut connaître assez les Alpes pour pouvoir, par comparaison, mesurer exactement les difficultés qui s'y rencontrent.

Comme nous ne sommes pas les premiers à traiter cette question, nous ne devons l'aborder qu'après avoir étudié ce qu'ont écrit tant d'hommes remarquables qui ont pris part à ce débat. Que les uns y aient apporté leur grand savoir en histoire et en philologie, mais sans prendre la peine d'aller dans les Alpes ; que d'autres les aient parcourues, mais en laissant, entre eux et les textes anciens, les indécisions et les fictions des traducteurs ; que d'autres enfin, ayant en main le texte grec et le texte latin, mais ne rencontrant point les lieux qui y sont décrits, se soient ingéniés à interpréter les expressions pour y retrouver une vaine image de ce qu'ils avaient sous les yeux ; peu importe : ils nous ont livré des éléments que nous ne pouvons négliger, et nous devons mettre à profit la critique qu'ils ont faite des textes, les interprétations qu'ils en ont données, leurs explorations, même infructueuses, les discussions, les réfutations, même les erreurs. C'est, dans ce grand débat, un ensemble considérable de documents, et, même quand ils ne présentent pas d'autre intérêt, ils nous forcent à soumettre à un indispensable contrôle l'opinion que nous avons admise.

Quant aux antiquités, il n'est aucun objet authentique que l'on puisse considérer comme un témoignage du passage de l'armée Carthaginoise dans les Alpes. Si j'ai décrit les objets d'époque celtique qui se trouvent dans la vallée de Barcelonnette, ce n'est pas pour en conclure qu'Annibal a passé par cette vallée, c'est seulement pour établir qu'il a pu y passer, puisqu'elle n'était pas, comme on l'a dit, inculte et inhabitée.

Quant aux traditions, elles se rencontrent également dans tous les passages des Alpes, du Saint-Gothard au col de Tende, dans ceux-là même où il est impossible qu'Annibal ait passé, et elles se détruisent ainsi les unes les autres.

En résumé, le problème historique dont nous nous occupons ne parait pouvoir être résolu que par une application très scrupuleuse de la méthode qui consiste à interroger les textes anciens, à les prendre dans leur sens littéral, à n'admettre aucune interprétation arbitraire, aucune interprétation que celle qui sera nécessaire pour que le texte ait un sens, et à chercher clans les Alpes, sans se tromper sur le vrai caractère des localités et sur les difficultés qu'on y rencontre, une vaste ligne sur laquelle se présente successivement tout ce qu'ont décrit les anciens, tout ce que Polybe a vu.

M. le lieutenant-colonel Hennebert, qui a publié deux volumes d'une Histoire d'Annibal, ne pense pas que cette méthode puisse être appliquée utilement.

Est-il possible, dit-il, de retrouver chacun des accidents mentionnés par les textes et de mettre, pour ainsi dire, le doigt sur le point indiqué ? Nous n'hésitons pas à répondre négativement. Et, en effet, les descriptions topographiques de Polybe et de Tite-Live se rapportent également bien à toutes les régions des Alpes. Chaque explorateur est, de son propre aveu, frappé de l'harmonie de ces données avec les lignes du paysage qu'il a sous les yeux. Il n'est point de voyageur qui n'admire, en ses commentaires, la merveilleuse concordance des textes et du tableau dont il a spécialement arrêté le cadre en son esprit. Toute hypothèse s'adapte à un panorama complaisant ; tout système préconçu rencontre dans la nature les éléments d'une réalisation facile... Il faut donc renoncer à tirer parti d'un examen des lieux, si scrupuleux qu'il soit[5].

Et après avoir dit de nouveau que tous les auteurs qui ont écrit au sujet du passage des Alpes ont cru trouver des lieux qui répondaient aux données des historiens anciens, il ajoute : Il faut conclure de là que l'on peut voir et que l'on voit effectivement tout ce qu'on veut dans les Alpes ; que partout les ressemblances sont frappantes pour des yeux prévenus en faveur d'un système longtemps caressé ; que la méthode enfin n'est point scientifique[6].

M. Hennebert me permettra de n'être point de son avis. Il faut, il est vrai, se mettre en garde contre les idées préconçues et les trop faciles illusions : mais sans le respect pour les textes et leur exacte interprétation, sans l'examen attentif des lieux, je ne vois pas comment on se flatterait d'arriver à une solution. Cette déclaration, dès le début, m'inquiète un peu., et je crains que, dans ces dispositions d'esprit, M. Hennebert ne soit porté à tenir trop peu de compte et des textes et de la topographie, et à s'enfermer, plus que tout autre, dans un système préconçu.

Mais quelle est donc la méthode qu'il compte suivre ?

Il faut, dit-il, se contenter de planter des repères, de tracer des lieux, de fixer des limites. C'est suivant ces principes que nous soutiendrons la discussion. D'excellents esprits ont pensé que la solution d'un problème historique n'est point uniquement du ressort du raisonnement ; qu'il ne s'agit pas de déterminer a priori ce qu'Annibal aurait dû faire, mais de reconnaître ce qu'il a fait. Nous ne saurions partager cet avis que jusqu'à un certain point ; il nous est par exemple, impossible de ne point tenir grand compte de la raison géographique et militaire, qui dominant la question, tient étroitement sous sa dépendance tous les éléments dont celle-ci se compose. Aussi répéterons-nous, avec un éminent critique[7] : Prevalga la raggion di guerra immulabile ed eterna[8].

Et plus loin : La raison géographique et militaire exige absolument que la ligne d'opération carthaginoise ait suivi le cours du Rhône, de l'Isère, du Drac et de la Haute-Durance[9].

Voilà qui est entendu ; la question est portée sur un autre terrain ; elle sera discutée, a priori, au nom de certains principes, par voie de raisonnement ; les historiens et les critiques sont récusés ; ils ne sont point juges, ils ne sont point compétents en ces matières ; ils n'ont qu'à s'incliner devant la raison militaire ; devant la raison immuable et éternelle.

Nous verrons plus tard comment, appliquant cette méthode scientifique, M. Hennebert trace a priori ce qu'il appelle la directrice de marche d'Annibal, force les textes à venir, malgré eux, justifier complaisamment son hypothèse, son système préconçu, et, sans s'arrêter à de vulgaires détails de topographie, voit, comme il le dit, tout ce qu'il veut dans les Alpes.

J'ai tenu à protester, dès le début, contre l'emploi d'une méthode qui n'en est pas une, qui a son originalité et ses hardiesses, mais ne peut qu'égarer ceux qui la suivent ; et je vais essayer d'appliquer, dans ce problème historique, ces humbles et patients procédés de recherche et de discussion auxquels nous ont habitués les historiens et les critiques.

 

 

 



[1] Servius, ad Æneid., X, 13. Sane omnes altitudines montium licet a Gallis Alpes vocantur, proprie tamen juga montium Gallicorum sunt ; quas quinque viis Varro dicit transiri posse : una, quæ est juxta mare, per Ligures ; altera, qua Hannibal transiit ; tertia, qua Pompeius ad Hispaniense bellum profectus est ; quarta, qua Hasdrubal de Gallia in Italiam venit ; quinta, quæ quondam a Græcis possessa est, que exinde Alpes Graiæ appellantur. — Ces lignes sont de l'auteur qui a complété le travail de Servius ; c'est lui qui nous a conservé ce fragment des ouvrages de Varron. — Varron ne parle ici que des Alpes qui séparent l'Italie de la Gaule proprement dite ; peut-être avait-il mentionné ailleurs d'autres passages, notamment celui des Alpes Pennines. — Lorsque Servius, ad Æneid., X, 13, dit loca ipsa quæ (aceto) rupit (Annibal) Pœninæ Alpes vocantur, ce n'est pas, comme on l'a affirmé par erreur, d'après Varron.

[2] Ep. Cn. Pompeii ad Senatum, parmi les fragments de Salluste. — Appien (de bello civ., I, 109) dit de même que Pompée suivit à travers les Alpes un chemin différent de celui d'Annibal et plus facile ; lorsqu'il ajoute que Pompée passa près des sources du Rhône et du Pô, son erreur est trop manifeste pour qu'on puisse en tirer un argument contre notre hypothèse qui le fait aller des sources de la Dora Riparia à celles de la Durance ; Appien a nommé les deux fleuves au lieu de leurs affluents.

[3] III, 48 ; cf. ibid., 59.

[4] III, 36.

[5] IIe vol., p. 67.

[6] IIe vol., p. 72.

[7] Carlo de Promis.

[8] IIe vol., p. 73.

[9] IIe vol., p. 77.