L’Asie est restée grecque, et pourtant elle doit beaucoup aux Romains ; il y a ni des manifestations très vives de sympathie réciproque ; les indigènes ont recherché le droit de cité romaine ; les Empereurs se sont plu aux hommages des provinciaux. La contradiction n’est qu’apparente ; ce sont simples contrastes qui s’expliquent fort aisément. Justin, parlant du legs d’Attale aux Romains, ajoute : Sic Asia Romanorum facta cum opibus suis vilia quoque Romam transmisit[1]. Cette opinion dédaigneuse, les Italiens cultivés l’affichaient peut-être ; leur conviction intime était moins hautaine et plus juste. Ils considéraient qu’il y avait dans l’Orient hellénique deux grandes forces : une richesse presque inépuisable et une brillante civilisation ; ils convoitaient la première et ils s’efforcèrent de l’accroître à leur profit ; ils admiraient la seconde, et ils voulurent la protéger, la patronner en quelque sorte, pour leur propre agrément et la gloire qui en rejaillirait sur eux. Ils reconnaissaient la supériorité des mœurs, des lettres, des arts, des sciences de la Grèce ; d’une part, ils essayèrent de se les assimiler, de l’autre ils cherchèrent à en favoriser l’expansion dans les régions voisines où ces principes de progrès n’avaient encore pu pénétrer. En comparant au cours des temps cette contrée avec celles qui l’entouraient, Bithynie, Pont, Cappadoce, Lycie, Pamphylie, Cilicie, Pisidie, Isaurie, Galatie, ils purent constater que, seule de toute la péninsule, elle était déjà en grande partie hellénisée, et qu’ainsi l’œuvre d’achèvement qu’ils avaient entreprise serait aisément menée à bien ; quelques îlots seulement restaient incultes, et l’éducation des habitants y devait être vite faite, grâce aux éléments nécessaires réunis tout auprès et qui, par un effort soutenu, pourraient s’étendre de proche en proche. A l’Est, tout le long de la frontière de cette province d’Asie, on se heurtait à des barbares, les uns organisés encore en dans, les autres dotés déjà d’un régime municipal à la grecque, mais comme par contrainte, l’esprit hellénique faisant encore défaut. Dans la Grèce d’Europe, la situation était autre : au Nord, tout restait à accomplir, au Midi presque rien, et de vieux souvenirs de grandeur politique gênaient les entreprises, des conquérants. L’Asie présentait autant de ressources et moins d’obstacles ; ce fut pour eux la terre bénie, la plus glorieuse à gouverner. L’hellénisme, en effet, sous leur poussée, prit plus de surface, fil tache d’huile ; il s’étendit aux flancs des rudes coteaux de Phrygie, gagna les plateaux lydiens, même déshérités ou trop instables, substitua dans la Carie montueuse les cités aux bourgades, en leur donnant leur plus vrai débouché, qui n’était pas la mer par voie directe, mais seulement par l’intermédiaire de la belle vallée du Méandre. Les Empereurs, les grands personnages de Rome, se procurèrent avec joie des amitiés grecques ; ils témoignèrent de l’estime, des égards pour tout ce qui venait de ce pays ; députés auprès du Sénat, les orateurs d’Asie passaient pour obsédants à cause de leur faconde intarissable ; en particulier on lés goûtait, leurs pensées semblaient fines et délicatement exprimées ; on était fier d’avoir reçu d’eux son éducation et on les appelait en nombre à Rome dans ce dessein[2] ; les Empereurs en voyage dans la proconsulaire se plaisaient aux conversations ou aux harangues de ces sophistes. Il faut reconnaître que même les plus sages et les plus éclairés des Romains montrèrent parfois une admiration trop complaisante pour les produits de l’Asie. Une célébrité des plus notables, c’était ce Marc-Antoine Polémon, de Laodicée, fantaisiste de haute volée, voyageant sur un char de Phrygie, traîné par des chevaux aux rênes d’argent, suivi de tout un cortège, d’une multitude d’animaux portant ses bagages et d’une nuée de chiens de chasse. Hadrien prouva son philhellénisme le jour où, non content d’accabler cet homme de privilèges, même dans sa postérité, il fit cadeau d’un million au trésor de Smyrne en faveur des mérites de Polémon, qui daignait porter à cette ville quelque intérêt[3]. Et quant aux Romains établis en Asie, eux qui voyaient de près la culture grecque, sa réelle grandeur et ses faiblesses, ils se mirent à l’unisson. Ils ne sont pas venus dans le pays pour y commercer seulement, y faire fortune, gardant une réserve hautaine et ombrageuse ; ils ont été flattés chaque fois qu’ils se sont vus admis dans la grande famille du peuple hellène, autorisés à. signer du nom de leur conventus telle dédicace hyperbolique à un généreux agonothète ou à quelque agoranome consciencieux. Ils n’y ont même pas la première place ; le conseil ou l’assemblée du peuple vient en tête ; ces représentants du peuple souverain affirment ainsi leur respect pour les corps constitués de la petite cité. Les Grecs n’ont pas méprisé ces avances : dans les premiers temps de la province, la gloire et la joie de toutes les villes fut d’avoir à Rome quelque patron, défenseur de leur cause auprès des magistrats ou du Sénat ; les plus favorisées faisaient grand étalage de leur qualité platonique d’amie et alliée du peuple romain. Puis l’ambition suprême fut de tenir un rang honorable dans la hiérarchie des peuples d’Asie, créée par Rome, d’obtenir le plus possible de ces titres sonores et vides où se marquait la faveur des maîtres du pays. Pour gagner ces privilèges, on multiplia les basses prévenances : Rome voyait arriver dans ses murs à tout instant quelque ambassade d’une municipalité d’Orient, chargée parfois d’une requête, mais plus souvent de salutations obséquieuses à l’occasion d’un avènement ou d’un anniversaire. Le culte des Césars a plus vile surgi de ce sol et s’est plus dévotement pratiqué dans cette province qu’en toute autre région de l’Empire. Il a fallu réserver à plusieurs villes rivales l’honneur de pouvoir offrir à ces divinités nouvelles des vœux et sacrifices que Rome elle-même réglait parfois et faisait surveiller ; les jeux et fêtes qui sont organisés à la gloire des Empereurs éclipsent tous les autres. Le droit de cité romaine, accordé d’abord avec parcimonie, est un autre titre à l’estime générale qu’une carrière municipale bien remplie et unanimement louée. Tout ce qu’il y a de riche et de considéré vise à suivre les lois romaines ; les citoyens font défaut à la cité. Tout ceci fera croire à un vif attachement pour la métropole, à de l’affection ou à peu près. Le Grec ne, dit-il pas que les Empereurs sont ses parents ? Leur plus ancien aïeul est un enfant de la Troade : le peuple-roi, après une longue méconnaissance de ses origines, a fini par retrouver et reconnaître son berceau[4]. Mais quoi de réel derrière ces démonstrations ininterrompues ? Sujets de Rome, et soumis, les Asiatiques, qui visitaient si souvent l’Italie, n’en ont rien rapporté, sinon des ordres, des sentences, de ridicules faveurs. Ils ont vécu avec les Romains, à leurs côtés, les ont admis à leurs assemblées politiques, à leurs têtes ; les deux peuples se sont pénétrés sans cesse et jamais, sur aucun point, l’élément romain n’a fusionné avec l’élément grec ; le premier est reconnaissable au IIIe siècle comme au premier jour ; le simple contact ne pouvait être dépassé. Des rapports quotidiens ont existé entre Romains et indigènes, et ces derniers n’ont pas daigné apprendre la langue de leurs hôtes ; de faibles tentatives ont été faites pour introduire le latin dans les documents officiels des colonies[5] ; mais la population y resta indifférente ; les légendes latines de quelques monnaies sont presque informes, tant les incorrections s’y pressent. Faut-il parler de»l’idiome des épitaphes ? Celles-ci devaient être intelligibles à tout venant ; on n’avait pas le choix pour elles. La prononciation s’altérant, l’orthographe des termes étrangers échappe à toute règle ; on reconnaît à peine les formes romaines travesties : ces Orientaux, disais-je, ont brigué la civitas Romana ; les Empereurs du IIe siècle ayant multiplié ces concessions individuelles, la gens Aurelia s’accroît d’un nombre infini de nouvelles recrues. Et voici ce que ce nom devient, porté par les habitants de la Phrygie : Άρελία, Αύρίλιος ou Αύριλία, Αύρύλιος, ajoutons encore Άρελλιανός[6]. Jusqu’au dernier jour du Haut-Empire, l’organisation municipale, en dépit des modifications essentielles qu’elle a subies, garde sa physionomie attico-ionienne ; le vocabulaire et le formalisme officiels n’ont pas changé ; de vieilles institutions, comme l’éphébie, la prytanie, se transforment de fond en comble, sous l’influence étrangère ; partout le mot demeure, avec les apparences de la chose. Des rapports gréco-romains il n’est rien résulté d’analogue à ce que nous constatons eu Gaule ou en Espagne, une romanisation à longue portée, dont les effets se prolongent bien au-delà de l’occupation du pays par le peuple qui y a implanté ses usages et son esprit. Mais pourquoi ? Ce n’est pas assez dire que d’alléguer : les Romains n’en ont pas fait la tentative ; une transformation semblable n’entrait pas dans leurs vues. La volonté, l’instinct de la population sujette pouvaient suffire, sans plans arrêtés. Ce peuple hellène n’aspirait donc point à changer sa nature, si rien en ce sens n’a été fait. Il faut tâcher de définir ses sentiments à l’égard de Rome ; les penseurs du pays pourront peut-être nous guider. Après Polybe, un Grec de la Grèce propre, un patriote, mais pénétré d’admiration pour le génie romain, Denys d’Halicarnasse, qui a peut-être assisté a la conquête de son pays, écrit une histoire romaine pour montrer à ses concitoyens les hautes vertus de cette nation, leur prouver qu’elle est de même race qu’eux et qu’ils participent à sa gloire. Mais ces hommes — surtout le premier — sont du début de l’époque gréco-romaine ; il nous faut un témoin pour les temps postérieurs, afin de savoir ce que les Asiatiques, après longue expérience, ont finalement pensé du joug subi. Ce témoin existe pour la période de plus grande prospérité de l’Asie, le milieu du IIe siècle : c’est le sophiste Ælius Aristide. Ce célèbre rhéteur, moitié illuminé et moitié charlatan, ne nous éclaire pas seulement sur tous ses mauvais rêves, ses douleurs et ses médicaments ; nous lui devons la théorie orientale de la puissance romaine[7], et l’on peut croire qu’il n’a fait que revêtir des splendeurs de son art les idées qui avaient généralement cours autour de lui[8] : L’univers s’est développé au nom d’une seule cité, dont le gouvernement est comparable au char du soleil. Cet ordre de choses a été établi par Zeus qui a fait de Rome le κοινόν έμπόριον, κοινόν έργαστήριον, l’atelier commun, le marché général du monde. L’Empire des Perses et celui des Macédoniens n’ont pas duré ; les premiers de tous, les Romains ont su comprendre autant de territoires sous une suprématie unique[9] ; les dangers leur sont venus de toutes parts, pour que cet Empire eût plus de stabilité, et qu’il fût donné le moins possible au hasard, le plus possible à la prévoyance. Les Grecs n’ont pas su administrer une république : toute la Grèce, autrefois, était comme un stade, où de nombreux peuples luttaient pour l’ήγεμονία comme des athlètes pour le prix, et de l’un à l’autre, à la ronde, l’Empire passait à tour de rôle, comme les flambeaux dans une λαμπαδηδρομία. Rome, elle, a créé une grande domination[10], et deux choses se sont développées l’une par l’autre : par la grandeur de l’Empire l’expérience du pouvoir, et par celle-ci l’Empire lui-même. Aristide recherche ce que l’époque romaine a apporté de nouveau, d’inconnu aux âges précédents : Rome commande à des hommes libres, et non à des esclaves — on voit que sur ce point les jurisconsultes romains lui avaient fait la leçon avec succès ; — Lacédémone et Athènes n’ont fait de leurs sujets qu’une race servile ; la victoire leur attribuait droit de vie et de mort sur les vaincus ; les Romains, au contraire, ne sont pas jaloux de la liberté de ceux qu’ils ont soumis. Toute cité se gouverne elle-même par ses lois et ses magistrats propres ; il y a une curie municipale, à l’image du Sénat romain ; à chacun justice est rendue ; il existe plusieurs degrés de juridiction, mais tout le monde peut en appeler à l’Empereur, souverain juge, à qui rien n’échappe des choses justes. Les Romains ont trouvé le moyen d’unir les trois formes de gouvernement qu’indique Aristote : le peuple, qui obtient sans peine ce qu’il veut, forme la démocratie ; le Sénat, conseil suprême et qui dispose des magistratures, compose l’aristocratie ; et le tout est soumis à un seul qui détient la monarchie. Le dithyrambe est précis et instructif. Il n’est pas parlé d’une civilisation romaine, d’un peuple modèle et précurseur, s’imposant à l’estime du monde par ses créations artistiques, ses idées originales ; à cet égard, l’arrière-pensée d’Aristide est bien certaine : à personne, dans cet ordre de choses, l’Hellade n’avait rien à envier. En devenant citoyen romain, on ne change pas de nationalité, on monte eu grade, c’est un titre, une décoration. Dans cette Rome abstraite que nous présente le rhéteur, porte-parole des Grecs d’Asie, ceux-ci ont craint et tout ensemble admiré une force, symbolisée par le génie administratif[11], l’imperium, d’où procèdent tous les bienfaits que le monde antique a reçus de la capitale de l’Italie. Et de fait, ce génie administratif a donné pour eux sa mesure, cette force s’est employée à leur profit. Laissons l’époque républicaine : les troubles civils, les guerres étrangères nous empêchent de voir l’œuvre romaine sous son vrai jour ; il la faut observer à dater de la dernière bataille livrée sur ce territoire, après le dernier sang versé. A Rome, on s’était dit : Les Grecs savent discourir, chanter, tailler le marbre ; ils ne savent pas se gouverner eux-mêmes ; leurs assemblées politiques sont des foires tumultueuses, leurs magistrats les hommes d’un parti qu’un autre est toujours prêt à supplanter. — Pour donner quelque équilibre au régime municipal, il fallait supprimer les rivalités stériles, et le moyen le plus sur était de faire que l’exercice des fonctions publiques devînt une source de sacrifices. On dut payer pour obtenir une magistrature, payer davantage pour s’y distinguer ; l’attribution des dignités prit quelquefois les apparences d’une mise aux enchères ; mais on eut soin de multiplier les situations, religieuses ou civiles, pour satisfaire tout ce qu’il y avait d’ambitions réunies dans la cité. Les riches seuls étaient eu mesure d’aspirer à jouer un rôle, et quoi qu’il leur en pût coûter, ils furent tout dévoués à la métropole, qui leur réservait un privilège sur les fonctions et les honneurs. Il fallait à la clause inférieure une compensation à son abaissement politique, et l’on n’eut pas de peine à la trouver : on savait le peuple grec léger, avide de distractions, artiste ; on l’avait vu s’extasier devant les courses de chars ou les luttes d’athlètes, les concours de citharistes ou de joueurs de flûte. Le gouvernement romain favorisa donc les jeux, non point seulement, comme dit, d’ailleurs avec raison, M. Mommsen[12], parce que l’Empire s’était approprié l’idéal panhellénique, arrogé et imposé les droits et les devoirs des Grecs ; mais aussi parce qu’il devait procurer à la foule un dérivatif aux idées d’indépendance, un motif d’orgueil, une source de plaisirs qui lui suffît. Elle n’avait pas souvenir de s’être jamais autant distraite et divertie ; elle en sut gré aux citoyens généreux qui faisaient les frais de ces réjouissances[13], et de plus au gouvernement romain, qui approuvait de loin et quelquefois suivait de près ces l’êtes ; on affecta volontiers un prosternement général devant les bienfaiteurs locaux, devant Rome et ses représentants ; et de tout ceci résulte l’accumulation entre nos mains des actes de proscynème et des inscriptions agonistiques. Ces jeux, souvent vulgaires, n’ont pas nui cependant au maintien des traditions esthétiques ; les cités ont pareillement gardé la passion de s’orner d’édifices grandioses et d’offrir aux yeux des œuvres d’art à tous les coins de rue. Philostrate savait bien dire que toute l’Ionie était comme un immense palais des Muses, où Smyrne formait le principal corps de bâtiment[14]. Le génie grec, dans toute sa plénitude, était fait de grandeur et de grâce ; la grandeur a disparu de l’Asie romaine ; la grâce, en somme, a demeuré. Mais les Romains n’ont pas recueilli ce pays en héritage par pure fantaisie de dilettantes ; ils en attendaient des richesses matérielles. La proconsulaire en a beaucoup fourni, plus qu’aucune autre province de l’Empire. Seulement reconnaissons que s’ils l’ont durement exploitée, c’est au prix d’une mise en valeur préalable. Dans l’Asie indépendante, n’étaient réellement prospères qu’un rideau de villes qui bordaient l’Archipel ; Rome a facilité l’accès vers l’intérieur, accru l’activité du continent en construisant des routes, des ponts, des aqueducs. La culture agricole a gagné l’arrière-pays ; les métiers se sont multipliés dans les localités même secondaires ; quelques-unes ne semblent peuplées que d’artisans. Il faut lire, pour avoir l’image d’une cité commerçante active, le discours de Dion Chrysostome à Apamée[15] : Vous êtes la tête de la Phrygie, de la Lydie et même de la Carie ; d’autres populations nombreuses habitent autour de vous, et pour elles toutes vous faites de votre ville un marché et un lieu de rencontre. Vous avez sous votre autorité un grand nombre de bourgades inconnues à la renommée et de riches villages ; le chiffre de vos taxes est la meilleure preuve de votre puissance, car, parmi les cités, celles qui paient les plus fortes contributions sont naturellement les plus prospères. Des assises judiciaires sont tenues parmi vous chaque année, et une foule nombreuse y accourt : plaideurs, juges, juristes, agents du gouvernement, magistrats inférieurs, esclaves, muletiers, commerçants, courtisans et artisans, en sorte que ceux qui ont en magasin des marchandises les vendent au plus haut prix. Mais pas d’oisifs parmi vous. Or là où se rassemblent le plus d’hommes, là se manie le plus d’argent, et le centre d’affaires accroît ses ressources. Le privilège de recevoir les assises est regardé comme contribuant au plus haut point à la prospérité de la cité ; il n’est rien qui stimule davantage l’activité des villes et les principales profitent de cette prérogative à tour de rôle... Vous avez une aussi grande part dans les amendes et les frais à l’occasion des temples de l’Asie que les peuples chez lesquels ces sanctuaires furent élevés..... Nous trouvons là une peinture du monde du négoce après celle du monde des fêtes. Les motifs de satisfaction que l’on suppose chez les Apaméens sont à noter ; et remarquons qu’il manque à cette ville la gloire, tant enviée, d’avoir dans ses murs un temple des Augustes ; l’orateur glisse rapidement sur ce point. Mais un mot de lui nous est précieux à retenir : les villes les plus prospères sont celles qui paient le plus de taxes. Donc, si l’ancien tribut payé aux Attales se trouve dépassé, l’excédent dont profite l’indigène est encore raisonnable et sans doute plus élevé qu’autrefois. C’est que Rome, les guerres finies, a supprimé l’imprévu dans les charges du contribuable ; elle a procuré la régularité ininterrompue de la vie, l’ordre règne du haut en bas de l’échelle administrative. Nous ne connaissons pas l’histoire de toutes les villes d’Asie avant l’occupation romaine, mais le peu qui nous en est révélé nous montre seulement de petites républiques déchirées par les partis. Plutarque rapporte un mot bien triste d’un habitant de Chios : Après une révolution, où son parti venait de triompher, les vainqueurs allaient condamner tous leurs adversaires ou à la mort, ou à l’exil. Laissez-en quelques-uns dans la ville, dit Onomadème ; gardez-vous de vous débarrasser de tous vos ennemis, de peur que les haines et les guerres civiles ne puissent plus exiler qu’entre amis[16]. Il disait vrai : nul moyen de pacifier une ville grecque ; eût-on exterminé tout un parti, le lendemain on en eût trouvé deux dans la ville[17]. Les Romains cependant, sitôt leurs propres querelles terminées, ont réalisé ce tour de force : il s’était élevé dans chaque cité d’illustres familles ; nous avons beaucoup d’échos de leurs grandes actions, aucun de leurs disputes ; nous connaissons bien quelques difficultés locales, comme celle d’Aezani pour le partage d’un terrain ; ce sont conflits d’intérêts, non d’influence. De ville à ville seulement, les Romains ont excité les rivalités, pour avoir l’occasion de les juger eux-mêmes, de faire sentir le poids de leur arbitrage permanent. Et dans toute la province un système de police perfectionné a assuré la sécurité des routes. M. Ramsay a contesté la solidité de cet hellénisme d’origine romaine ; il n’y aurait eu là qu’un vernis superficiel, écaillé au premier choc, et laissant apparaître à nouveau la vieille civilisation restée tenace et manifestée par un retour de l’ancienne onomastique[18]. Il y a beaucoup de vrai dans cette observation, bien qu’il ne faille pas l’exagérer. Du moins cette retraite de l’hellénisme ne fut que graduelle, incomplète et tardive. Résumons : rien de vraiment romain n’a pénétré en Asie pour y durer. L’unité de la province a été trompeuse, extrinsèque et toute de façade. Quand le Bas-Empire a créé un nouveau système de circonscriptions, les vieilles divisions, Lydie, Carie, Phrygie, etc., ont aussitôt reparu, bien qu’on eût oublié ce qu’elles avaient compris au juste ; simple tradition, qui avait beaucoup perdu de sa netteté, mais rien de sa force. En dehors de l’hellénisme, enseigné à ceux qui l’ignoraient, le peuple-roi n’avait apporté à l’Asie que la prospérité qui avait grandi à l’ombre de ce qu’on appelait la paix romaine, mais constituait au fond une libéralité anonyme. Aussi les habitants n’avaient d’égards que pour la puissance de Rome ; elle s’est retirée d’eux ; leur métropole s’est transportée à Byzance ; Rome, dès lors, a cessé de compter pour eux ; ils n’en ont plus parlé. Et pourtant, son œuvre a dépassé la durée de sa domination ; la richesse que ce pays lui doit a persisté au Bas-Empire : cette Anatolie occidentale est la perle des souverains de Constantinople ; c’est son tribut qui les fait vivre, comme Rome en avait vécu précédemment. Rappelons-nous tout ce qu’a su produire, depuis, dans ces contrées, le monothéisme musulman, en comparaison des trois siècles de paix romaine, et si nous songeons à ce qu’un dieu de plus était aux yeux des Grecs, nous conclurons que, somme toute, les Césars ont bien mérité dans une certaine mesure leur apothéose asiatique. FIN |
[1] XXXVI, 4.
[2] Notons cependant que le genre asiatique trouva à Rome de vigoureux adversaires : vers la fin de la République, la jeune génération tenta une réaction énergique ; Cicéron lui-même fut impliqué dans cette guerre des Atticistes. Cf. S. SCHLIETENBAKER, Die Tendenz von Ciceros Orator (Jahrbücher f. class. Philol., XXVIII, 1 (1903), p. 217).
[3] PHILOST., V. Soph., I, 23, 4-5. — Cf. Hugo JÜTTNER, De Polemonis rhetoris vita, operibus, arte, diss. in., Vratislaviae, 1897.
[4] On l’y a aidé généreusement, avant même qu’il eût acquis autre chose en Asie qu’une autorité morale. C’est à Pergame surtout que la légende romaine d’Énée et des Énéades s’est embellie et compliquée (Cf. WILAMOWITZ-MOLLENDORFF, Antigonos von Karystos (1881), p. 161 — dans les Philologische Untersuchungen, IV). Les écrivains de la capitale des Attalides voulaient créer des liens très forts entre leur ville et Rome ; et à Rome même, Attale s’efforça d’instituer le culte de la grande Mère des dieux, qui avait protégé Enée à son départ de la Troade, et suivi le chemin du héros, elle aussi, partant, non de Pessinonte, mais de l’Ida. V. K. KUIPER, De Matre Magna Pergamenorum (Mnemosyne, XXX (1902), pp. 277-306).
[5] Cf. W. KUBITSCHEK, Der Rückgang des Lateinischen im Orient (Wiener Studien, XXIV (1902), pp. 572-581).
[6] ANDERSON, A Summer in Phrygia, JHSt, XVIII (1898), n° 69, 84, 85, 88, 90).
[7] ‘Ρώμης έγκώμιον, or. XIV, p. 321-370 Dind. = II, p. 91-124 Keil.
[8] Cf. A.-C. DARESTE, Quam utilitatem conferat ad historiam sui temporis illustrandam rhetor Aristides, Parisiis, 1843. — Un travail analogue a été fait pour DION DE PRUSE par BURCEHARDT, Über die Werth des Dio Chrytostom fur die Kenntniss seiner Zeit (Neues Schweizer. Museum, IV (1864), p. 97, 122). Mais DION est moins riche en renseignements de cet ordre, et il a beaucoup vécu hors de l’Asie proprement dite.
[9] BURCKHARDT (Griechische Kulturgeschichte, hsgg. v. J. ÖM, Berlin, I, 1895) a tout particulièrement insisté, avec raison, sur les tendances particularistes de la vie grecque.
[10] Un Grec d’Alexandrie, écrivant vers la même époque, l’historien APPIEN, a brièvement exprimé les mêmes idées (Histor. praef., 7, 9, 10, 11).
[11] Nous en jugeons mieux, aujourd’hui, que les Grecs, grâce au recul de l’histoire, qui nous permet de rendre aux monarques hellénistiques, surtout aux Ptolémées, ce qui leur appartient : Rome leur a beaucoup emprunté dans le domaine des idées gouvernementales et de l’organisation administrative. Ils eurent souvent la conception ; leurs successeurs surent réaliser la mise en pratique, par une continuité de vues plus grande, une diplomatie plus avisée. A le bien prendre du reste, les provinciaux admiraient avant tout dans les Romains, leurs maîtres, les plus émérites policiers.
[12] Hist. rom., trad. fr., X, p. 48.
[13] En ce sens, PHILOSTRATE rend hommage à Hérode Atticus, qui eut un art exceptionnel : faire le meilleur emploi de ses richesses (V. Soph., II, 1,2). C’est peut-être ce goût de libéralités, poussé à son comble, qui faisait acquérir le titre de πρώτος πόλεως, parfois rappelé dans les inscriptions (CIG, 3857 u ; v. les textes cités par M. LIEBENAM, Städteverw, p. 295) ou sur les monnaies (GrCBM, Lydia, p. 72, n° 15). Quelle ne dut être la générosité de celui qu’on osa qualifier ainsi (à Themissonium !) : έν πάσιν πρώτον τής πόλεως τε καί τής έπαρχε[ί]ας (CIG, 3953 l) ?
[14] Vies des Sophistes, I, 21, 4.
[15] Orat. XXXV, 14 sq. (II, p. 68-70 R.)
[16] PLUTARQUE, Πολιτικά παραγγ., XVI = ÆLIAN., H. V., XIV, 25.
[17] FUSTEL DE COULANGES, Mémoire sur l’île de Chio, p. 71.
[18] Cities and Bishoprics of Phrygia, I, p. 130 : We find about the eight century many examples of old names re-emerging from obscurity into official or popular use, while the names must have been preserved in the localities, being used by the ineducated part of the inhabitants. In such cases it is obvious that the Graeco-Roman civilization had gained a merety superficial hold on the population ; and, as éducation, individuality, and the self-goveming instinct were lost, while the government aimed at producing a general uniformity in a population governed by a military and ecclesiastical bureaucracy, the undertying Orientalism of the people reasserted itself, and the Anatolian spirit and nomenclature rose superior lo the Greek.