QUATRIÈME PARTIE — LES NOUVELLES RELIGIONS
Les mêmes circonstances qui avaient grandement facilité l’établissement de la domination romaine et l’introduction du culte impérial en Asie y eurent une influence favorable au développement du christianisme[1]. Les habitants de ces contrées étaient particulièrement susceptibles, nous l’avons vu, de subir une empreinte étrangère, pourvu qu’on ne songeât pas à la leur imposer avec brusquerie, mais avec cette délicatesse et cette souplesse insinuante qui étaient le talent supérieur de l’Empereur Auguste. Les Asiatiques s’étaient vite inclinés devant la πρόνοια romaine ; ils n’avaient pas été longs à reconnaître dans le premier César un parent longtemps ignoré, et comme ils avaient mis leurs anciens rois aux rangs des dieux, ils donnèrent les attributs divins aux Empereurs avec un certain enthousiasme. Le testament politique d’Auguste était devenu une sorte de texte sacré, renfermant un enseignement public, que de beaux monuments étaient chargés d’offrir aux regards de tous et d’éterniser. On l’avait ainsi affiché à Ancyre de Galatie, Apollonie de Pisidie, Nicomédie de Bithynie, dans notre province à Pergame et sans doute dans bien d’autres lieux. Dans tout cela il n’y avait pas que de la bassesse et de la ruse ; il y avait aussi de la naïveté, des hommes se distinguaient par une crédulité sans bornes, qui surprend quand ou songe à la culture hellénique qu’ils avaient reçue. Cette simplicité d’esprit, en effet, ne se manifestait pas seulement dans les régions reculées, comme la Phrygie, parmi les gens des campagnes. Il y avait dans les grandes villes des multitudes de théurges, de marchands d’amulettes, de prétendus philosophes : tel cet Apollonius de Tyane, singulier charlatan, sorte de conseiller populaire ambulant, qui parcourut l’Asie et y eut ses plus grands succès. Faut-il rappeler Alexandre d’Abonotichos et ses miracles et prophéties, Artémidore d’Éphèse, et surtout Ælius Aristide, type moins exceptionnel qu’on ne croirait d’abord de l’homme cultivé de ce temps-là ? Ernest Renan a longuement analysé la facilité d’absorption qui fil de certaines villes d’Asie Mineure le rendez-vous et le centre de propagation de toutes les nouveautés surnaturelles. Éphèse surtout était comme Antioche, une de ces villes banales, que l’Empire romain avait multipliées, villes placées en dehors des nationalités, étrangères à l’amour de la patrie, où toutes les races, toutes les religions se donnaient la main. Point de vieux souvenirs cultivés en commun. Mobilité et commérage. L’homme s’y met plus facilement au point de vue de la philosophie cosmopolite et humanitaire que le paysan ou le bourgeois, le noble citadin ou féodal. Le christianisme germa facilement dans ces grandes villes[2]. C’était le point le plus avancé de l’influence asiatique cherchant à déborder vers l’Europe, une sorte d’hôtellerie au seuil de l’Asie, ύποδοχεΐον κοινόν, suivant l’expression de Strabon[3]. Les pays de l’intérieur présentaient des particularités non moins curieuses. La Lydie, peuplée pourtant de bonne heure, comprenait quelques régions naturellement peu favorisées, peu civilisées par suite, où des croyances très spéciales avaient pris naissance. Dans la Katakékaumène désolée, un certain nombre de divinités des pays voisins s’étaient rencontrées et comme fondues ensemble ; on les vénérait souvent sous leurs anciens noms divers, Altérais Anaïtis, Mère des dieux, etc., mais c’étaient uniformément des divinités secourables, principes de guérison[4]. Les adorateurs oubliaient le nom même de la déesse et ne retenaient plus que sa qualité et ses attributs bienfaisants. En Méonie, autre plateau rude et sauvage, et dans plusieurs parties de la Phrygie, on a retrouvé de singuliers petits monuments, les exempla ou exemplaria. Dans ces courtes inscriptions, un individu raconte une faute qu’il a commise ; il s’est approché du hieron ou s’est engagé au service de la divinité, souillé de quelque impureté physique ou morale, qui le rendait indigne d’y paraître. Le dieu l’a châtié en lui envoyant quelque maladie, comme la fièvre, ou en l’atteignant dans sa propriété ou ses enfants. Il a confessé sa faute (έξομολογέομαι), apaisé le dieu par un sacrifice et une expiation, et finalement il raconte son aventure à tout venant au moyen d’une inscription posée sur la voie publique, pour achever de s’amender lui-même et avertir les autres[5]. Citons un exemple caractéristique : Moi, Aur. Stratonicos, après avoir, par étourderie, coupé dans le bois sacré des arbres de Zeus Sabazios et d’Artémis Anaïtis, j’ai été puni, et, après avoir prié, j’ai placé là ce témoignage de reconnaissance[6]. Et sans doute on voit bien la divinité se poser en adversaire comme dans un procès (άντίδικος) ; elle est représentée comme personnellement lésée[7] ; et cela est bien grec. Mais voici qui ne l’est pas : ce sont des expiations que ces petites inscriptions nous révèlent ; or les Grecs, dans le domaine religieux, ignoraient l’expiation, ils ne connaissaient que la purification matérielle, physique ; elle était même requise dans peu de cas ; la divinité ne punissait pas, à proprement parler, elle se vengeait ; il n’était recommandé que de se dérober à sa colère le plus possible. Et cette vengeance du dieu outragé n’entraînait aucune leçon pour le coupable ; nulle place au remords. Il en est ici autrement : une fois châtié, le coupable a fait une prière ; les Grecs d’ordinaire ne priaient qu’en vue d’une faveur à obtenir ou en remerciement d’une faveur, et toujours leurs rapports avec le dieu avaient la forme d’un contrat : donnant, donnant. L’auteur de l’inscription, lui, après avoir subi sa peine, élève en l’honneur de la divinité un εύχαριστήριον, un témoignage de reconnaissance. Ailleurs, il est dit aux dieux justiciers : Et j’ai inscrit sur une colonne un témoignage de votre puissance[8]. Le suppliant, ici, s’élève à la notion du péché (le mot άμαρτία a déjà ce sens) ; il a le sentiment de la justice du châtiment infligé, il en remercie la divinité, il y voit une leçon pour la suite et il fait l’aveu public et permanent, et signé de son nom, de sa faute, atteignant ainsi à l’humilité que nous ne sommes pas habitués à rencontrer dans le monde gréco-romain. Tout ceci n’a rien d’hellénique ; qu’on songe à ce que les Grecs des temps reculés pensaient du jugement dernier ; nulle idée de réparation : Achille, ce noble héros, est sacrifié, tandis que Ménélas goûte le bonheur aux Enfers, parce qu’il a épousé Hélène, parente des dieux[9]. Les auteurs de ces ex-voto introduisent la morale dans la religion, chose alors inconnue ; il est clair que les leçons du christianisme, pénétrant chez ces hommes, ont dû leur sembler belles, puisqu’elles s’accordaient avec leurs propres sentiments. Et pourtant quel contraste entre ces aspirations, qui attestent la conception d’un idéal supérieur, et certaines pratiques religieuses lydo-phrygiennes ! Strabon[10] rapproche le témoignage d’Hérodote, en ce qui concerne la Lydie, de ce qu’il sait lui-même d’une coutume de l’Arménie : en ce pays on dédiait à la divinité des esclaves mâles et femelles, et même les personnes de haute noblesse lui consacraient leurs filles, encore vierges, qui vivaient en courtisanes dans le temple, longtemps avant d’être prises eu mariage ; personne ensuite ne trouvait indigne d’habiter avec une femme de cet ordre, car sa dégradation avait un caractère sacré. La persistance de cette coutume, au IIe siècle encore, nous est prouvée par une inscription de Tralles[11] : Λ. Αύρηλία [Α]ί[μ]ιλία έκ προγόνων παλλακίδων καί άνιπτοπόδων, θυγάτηρ Λ. Αύρ. Σεκούνδου Ση[ί]ου, παλλακεύσασα καί κατά χρησμόν, Διΐ. Cette femme est citoyenne romaine, — elle porte même par exception un prénom — ; son père avait également la civitas ; elle appartient à une noble famille. Or ses ancêtres ont servi le dieu avec ascétisme, en évitant de se laver les pieds et en pratiquant là prostitution. Elle a fait de même sur l’ordre du dieu, et elle mentionne ce service public dans une dédicace[12]. Avait-elle des enfants avant son mariage ? Ils étaient légitimes, les documents indiquent souvent la filiation par la mère ; l’ancien matriarcat de ce pays a duré, on le voit, jusqu’à une basse époque. Ainsi, des rites primitifs et barbares, sans aucune base rationnelle utile à leur préservation en cas de rencontre et de choc avec une autre doctrine ; et, au fond des consciences, des instincts moraux très élevés, qui ne demandaient qu’à prendre forme, tels étaient les éléments éminemment favorables dont put tirer parti le christianisme dans une bonne partie de l’Asie proconsulaire. D’utiles agents pour l’introduction du nouveau culte, ce furent les Juifs ; j’ai dit combien ils étaient répandus dans toutes les villes de la province, combien libres et riches. Sans doute on les estimait peu, ils devaient vivre à l’écart ; on ne respectait leurs privilèges que sur l’injonction de l’autorité romaine. Mais précisément, quand il s’en trouva qui se firent chrétiens, la méfiance à l’égard de ceux-là au moins disparut, et les convertis étaient nombreux : le passage d’un monothéisme à un autre était plus facile que l’abandon du polythéisme, presque du panthéisme. Le progrès rapide des idées nouvelles en Asie s’explique encore par un fait qui n’était pas sans importance : j’ai montré comment le régime municipal, favorisé par les Romains, et transformé par eux, avait relevé la situation des femmes, les avait fait sortir de l’existence humble et recluse que ce sexe avait vécue antérieurement. Libre de sortir de sa demeure, comme l’homme, et même de se mêler à la vie publique, la femme, plus aisément, put se joindre aux rassemblements sur les places, et entendre les prédications en plein vent ou dans quelque édifice, auxquelles se livraient les premiers apôtres. Impressionnée directement par leur parole, elle sut en prolonger l’effet d’ans le petit cercle intime de la famille ; et ainsi le christianisme, rarement accueilli par la simple raison, se poussa par le sentiment et vit son empire s’en accroître. Mais les femmes ne se bornèrent même pas à cette influence discrète et réduite ; il en est qui ambitionnèrent même mission que les hommes, désirant proclamer au loin la vraie doctrine. Les Actes de Thécla[13], qui opéra tout près de la proconsulaire, en Pisidie, nous fournissent précisément ce type de la femme chrétienne prêchant et baptisant ; dès le IIe siècle, son histoire était rapportée pour justifier les droits de la femme à remplir le ministère, comme elle avait, précédemment, desservi le culte de quelque Hécate ou de quelque Artémis[14]. Mais cet ascendant parut dangereux à plus d’un : les femmes avaient joué un rôle considérable dans l’hérésie du montanisme ; Priscille et Maximille s’étaient les premières attachées aux pas de Montan, éprouvant les mêmes transports, les mêmes extases ; et il en fut peut-être de même de Perpétue et de Félicité ; les orthodoxes finirent par voir leur propagande religieuse avec horreur[15]. Le développement du christianisme en Asie nous est attesté par les Actes des Apôtres et par l’épigraphie. Les inscriptions chrétiennes d’Asie Mineure ont déjà été recueillies en un corpus provisoire[16] ; un Corpus inscriptionum Græcarum christianarum général vient seulement d’être entrepris[17], on ne pourra donc de quelque temps encore tirer de cette source particulière tous les renseignements qu’elle peut fournir. Je ne crois pas, cependant, que pour les trois premiers siècles, qui seuls m’occupent, l’épigraphie nous fasse pénétrer bien avant dans l’histoire du christianisme oriental. Il y a à cela plusieurs raisons : Il est souvent difficile d’abord de reconnaître une inscription chrétienne datant de cette période : le style épigraphique chrétien s’est formé très lentement ; les formules païennes, surtout les formules à double entente, ont été volontiers conservées ; il n’est guère d’épitaphes, chrétiennes sans conteste, avant le IIIe siècle. La première datée — et, suivant l’ère de Sylla, elle est à placer en 216 — nous montre à merveille les timidités, les réticences auxquelles étaient condamnés les fidèles de la nouvelle Église : Citoyen d’une cité choisie, je ne peux dire la bergerie à laquelle j’appartiens : le nom du corps qui a sa demeure ici est Alexandre, fils d’Antoine, disciple du pasteur sacré[18]. Il n’y a là que des allusions, quoique très claires ; encore peut-être Hiéropolis, d’où provient ce texte, était-elle passée en majorité au christianisme, de manière à mériter ce nom d’έκλεκτή, ville élue au sens chrétien du mot[19] ; en tout cas, le défunt ne peut dénoncer sa bergerie. Et pour écarter mieux les soupçons, il ajoute : Que personne ne dépose quelque autre corps dans mon tombeau ; sinon il paiera au trésor romain 2.000 χρυσά et 1.000 à ma vertueuse patrie Hiéropolis. La conception païenne primitive, en effet, était que l’intrusion d’un deuxième corps dans une tombe, quand sa place n’était point prévue, diminuait les prérogatives du premier occupant. Les chrétiens ne se défirent pas de bonne heure de ce préjugé ; mais peu à peu ils joignirent à l’amende stipulée, et finalement lui substituèrent la menace de la colère céleste à l’adresse du violateur à venir. Défense à quiconque d’enterrer ici, disaient les épitaphes, ή (έσται αύτώ) πρός τόν Θεόν ; traduisons littéralement : il aura affaire à Dieu, gare à Dieu !, ou formules analogues[20]. De plus, à la longue, les sépultures communes passèrent dans les usages des familles chrétiennes ; elles étaient en conformité avec les idées de communion et de fraternité ; quelques riches permirent que leur tombe fût ouverte à d’autres, même à des pauvres, à des esclaves ; certaines épitaphes attestent l’inhumation de plusieurs personnes au même endroit, comme cette formule : Seigneur, secours ceux qui restent ici[21], ou encore la mention, au pluriel, des personnes ensevelies[22]. Ces inscriptions sont forcément tardives ; encore ne peut-on les dater exactement. Quelquefois une datation au moins relative est possible ; on trouve employées, suivant les cas, l’orthographe χρηστ..... ou l’orthographe χριστ..... ; la première est la plus ancienne, c’est celle dont se servait Suétone[23] ; les polémistes chrétiens l’ont combattue[24]. Quand on la rencontre, on est donc fondé à croire que l’inscription où elle figure n’est pas de très basse époque[25]. Mais le nom de chrétien n’est pas fréquent avant Constantin ; il n’y a pas alors de nomenclature chrétienne distincte ; c’est à peine si, au IIIe siècle, commencent à paraître de nouveaux noms de baptême : Agapé, Pislis, Eiréné, Elpis, donnés par les convertis à leurs enfants ; et l’on se borne à les employer dans l’usage courant, sans les faire figurer dans les épitaphes[26]. En somme, des erreurs constantes d’attribution ont dû être et ont été manifestement commises[27]. Je dois ajouter que les inscriptions visiblement chrétiennes du Haut-Empire ne sont pas très nombreuses et que le laconisme en forme presque invariablement le caractère principal. Simples épitaphes, particulièrement brèves, et proscynèmes nombreux, mais courts, tel est le bilan de ce trésor épigraphique. Il nous renseigne mal sur l’importance relative des communautés chrétiennes qui s’étaient formées dans les différentes parties de la province. On en conclura à une expansion particulièrement large et rapide en Phrygie et dans les régions montagneuses voisines, de Lydie et Carie, en contraste avec les villes du littoral. Il est possible que cette disproportion ait existé ; on ne saurait oublier néanmoins que la Phrygie fut le centre du montanisme, à l’époque même où les inscriptions chrétiennes commencent à se multiplier ; et alors que les fidèles orthodoxes de la nouvelle Église évitaient les pratiques trop ostensibles, la foi montaniste se faisait provocante, s’affirmait au grand jour, la recherche du martyre étant, selon elle, un des devoirs les plus pressants. Une certaine réserve s’impose donc ; on pourrait exagérer le rôle de la Phrygie. Pour le Ier siècle, notre source à peu près unique est représentée par les Actes des Apôtres ; source précieuse, car de très bonne heure l’Asie a entendu la parole de saint Paul[28]. Il y éprouva pourtant des difficultés dès le début ; après une tournée apostolique en Galatie, il franchit la frontière et entra dans la proconsulaire ; mais il lui fut fait défense d’y prêcher : l’autorité romaine, sans éprouver encore à l’égard du christianisme les sentiments hostiles qu’elle devait lui témoigner plus tard, concevait quelque ombrage de cet orateur ambulant, qui excitait l’enthousiasme sur sa route et n’était peut-être qu’un fauteur de révoltes. Paul s’embarqua à Alexandria Troas, une vision lui ayant donné pour but la Macédoine[29]. Pourtant cette méfiance instinctive ne dura pas : l’apôtre, revenant de Palestine, prit par la Galatie et la Phrygie et, faisant des prosélytes sur son chemin, se rendit à Éphèse. L’Asie était la tête de l’Orient, Éphèse était la tète de l’Asie ; Paul tenait beaucoup à s’y faire entendre. Il lui fallut biaiser : le christianisme n’étant pas légalement reconnu, le mieux était d’abriter son existence illégale derrière la tolérance accordée à la religion juive. Arrivé dans la ville au commencement du règne de Néron, l’apôtre emprunta la synagogue comme lieu de prédication ; mais ses hôtes lui accordaient peu de sympathie et le temple livrait pareillement asile aux exorcistes juifs, aux charlatans païens et à tous les aventuriers adonnés aux pratiques de la magie. Cette misérable concurrence entravait l’œuvre de Paul ; il quitta la synagogue et les Juifs, et continua journellement ses pieux entretiens chez un particulier qui lui avait ouvert sa maison. Sa sécurité ne fut pas trop menacée pendant deux ans (54-56) ; pourtant la basse population lui était défavorable. Il y avait à Éphèse une corporation puissante, celle des argentiers ; leur commerce prospérait auprès du temple d’Artémis, fréquemment visité. La mode était alors de déposer dans le sanctuaire, comme hommage à la déesse, des objets, parfois en marbre ou en terre cuite, en argent quand le visiteur était riche, représentant une statuette ou affectant la forme d’un petit temple, d’où le nom de ναός qu’on leur donnait. Le nombre de ces ex-voto était considérable ; il y eut un collège de ναοφόροι qui se chargeait de les porter solennellement dans les processions. Ces argentiers vivaient des pèlerinages qu’attirait sans cesse l’Artémision ; ils se virent menacés par la prédication de saint Paul. Un jour, au théâtre, un certain Demetrius, qui paraît avoir été le chef de la corporation, souleva la multitude contre l’apôtre ; elle se laissa entraîner et s’ameuta aux cris de : Grande est Artémis[30] ! Les Juifs étaient enveloppés dans la même malveillance ; ils tâchèrent de la détourner tout entière sur saint Paul, qui dut quitter la ville. Pourtant, d’après les Actes, le menu peuple seul avait tout fait ; on ne voit pas que les prêtres d’Artémis soient intervenus, bien qu’intéressés dans l’affaire ; les asiarques — que ne pouvons-nous les définir ! — restèrent partisans de Paul et blâmèrent cette conduite désordonnée. Ils appartenaient à la classe élevée, dilettante, curieuse de la doctrine chrétienne comme d’une nouvelle théorie philosophique. Le grand-prêtre, dans un discours, réfuta les accusations contre Paul et ses compagnons, montrant qu’ils n’attentaient pas aux institutions de l’État et invitant les plaignants à s’adresser aux tribunaux réguliers. Quant aux magistrats romains, ils restèrent neutres[31]. D’ailleurs, selon les Actes, la prédication de saint Paul avait produit grande impression. Même dans la Bithynie, pas très voisine, les temples païens étaient désertés. Le retentissement de la parole de l’apôtre s’étendit fort loin, suivant la grande voie qui longeait le Méandre et devait servir la religion autant que le commerce. Cette vallée et celle du Lycus s’ouvrirent largement à son influence, bien que saint Paul n’y ait rien créé personnellement ; il avait seulement des assistants et missionnaires, Timothée, Éraste, Titus, Nymphas, Philémon, à qui l’on doit sans doute la formation des Églises de Laodicée, Colosses, Hiérapolis. La doctrine nouvelle pénétra bientôt dans la région du Glaucus ; elle atteignit jusqu’à Acmonia et la Pentapole phrygienne ; seules, les contrées montagneuses intermédiaires restaient en dehors de son action ; on n’y a trouvé que des inscriptions chrétiennes de basse époque. Mais il n’y eut pas que l’arrière-pays de gagné ; la partie occidentale de la péninsule se couvrit aussi d’Églises dont Paul était plus ou moins directement le fondateur. La plupart des grandes villes eurent leurs communautés particulières : Sardes. Smyrne, Pergame, Philadelphie, Thyatira, peut-être même Tralles, d’après l’Épître supposée de Paul aux Tralliens. Les disciples voyageaient sans cesse, venaient constamment recevoir son mot d’ordre et lui rendre compte des progrès réalisés[32]. Saint Paul inaugura en même temps une méthode féconde, qui devait être longtemps appliquée, en recommandant aux diverses Églises d’Asie de communiquer entre elles par écrit à intervalles réguliers. Cent ans après, cette règle n’était pas encore abandonnée et c’est par une lettre de l’Église de Smyrne à celle de Philomelium que nous connaissons le martyre de saint Polycarpe. Ignace, évêque d’Antioche, traversant l’Asie Mineure pour se rendre à Rome, où il devait être livré aux bêtes sauvages, adressait pareillement des missives aux Églises peu éloignées de son itinéraire, mais qu’il ne pouvait visiter. Cette correspondance servait sans doute à tenir les communautés en haleine, à réchauffer leur zèle, peut-être à conserver plus sûrement l’intégralité du dogme. A Éphèse, en raison du milieu où il avait rempli sa mission, saint Paul avait acquis une réputation toute spéciale : on le regardait comme un thaumaturge, on lui attribuait des prodiges ; on se disputait comme un talisman le moindre des objets lui ayant appartenu[33]. Des exorcistes juifs cherchaient à usurper ses charmes, à pénétrer ses secrets[34]. C’est dans cette ville, où il avait le plus séjourné, que l’apôtre éprouva le plus de difficultés[35]. Il ne s’y était pas trouvé seul : c’était le centre principal de réunion des Juifs ; mais beaucoup avaient été convertis, soit par la prédication de Paul, soit en d’autres temps. Une fois entrés dans le culte nouveau, ils prétendirent le diriger en maîtres[36] ; ils le pouvaient d’autant mieux que leur abjuration, loin de les séparer du reste de la population, les en rapprochait plutôt, atténuait la réserve instinctive qu’on observait auprès d’eux. Un rameau secondaire vint se greffer sur le jeune tronc du christianisme et en devint bientôt le vigoureux prolongement ; à l’instigation de ces nouveaux apôtres, le souvenir de Paul pendant longtemps se perdit, et cependant ils se séparaient de lui bien moins par la doctrine que par l’esprit et les tendances politiques. Saint Paul était un citoyen romain inflexible, prêchant l’acceptation de l’autorité romaine, l’obéissance au pouvoir civil. En principe, il professait l’universalité de l’Église ; pratiquement, il voulait l’étendre jusqu’où s’étendait l’Empire ; le christianisme, dans sa pensée, devait être, semble-t-il, la religion du monde romain. Il avait prêché dans une époque de paix ; les choses allaient changer : dès que l’Empereur Néron eut donné le premier signal de la persécution à Rome, les fidèles menacés s’enfuirent loin de l’Italie et se réfugièrent de préférence en Asie, où l’on était assuré d’une retraite plus mystérieuse et d’une plus large tolérance. Un deuxième groupe de prophètes se répandit ainsi dans le pays : de plus un apport supplémentaire de population juive se produisit à la suite des événements de Judée, à la fin du règne de Vespasien. Tous ces hommes étaient des persécutés, des victimes de Rome : le judéo-christianisme conçut ainsi une sorte d’exaspération contre l’État romain ; on sympathisait avec l’insurrection juive, dans l’espoir et la conviction que les Romains n’en sortiraient pas vainqueurs. Ces nouveaux fidèles du Christ se posaient en adversaires de l’impôt, dénonçaient l’origine diabolique du pouvoir profane, les vices de la vie civile conçue sous la forme romaine. L’Église perdait la modération qui, seule, lui eût permis un développement normal et sans secousses ; l’Apocalypse de saint Jean, adressée aux sept Églises d’Asie[37], prédisait une prochaine, convulsion, annonçant que l’Empire romain tomberait et ne se reconstituerait pas. Cette puissance des Judéo-chrétiens ne domina pas absolument dans toute la province ; il est une région qui garda une grande originalité religieuse : c’est la Phrygie ; l’influence juive ne pénétra pas son christianisme profondément. D’autre part la population, très avide d’entendre la parole des apôtres, n’en fut que très peu visitée ; il advint que les gens de ce pays, chrétiens d’aspirations, accoutumés à d’anciens rites d’un symbolisme moins brutal que les rites païens ordinaires, mais mal guidés, irrégulièrement suivis dans leurs croyances, se firent un christianisme à leur mode, associant le dogme chrétien à de vieilles pratiques, comme ils avaient vu le culte des Empereurs s’unir à celui des divinités locales. Ces tendances à l’émiettement, au séparatisme, seraient peut-être plus sommairement indiquées dans une histoire générale de l’Église chrétienne, mais elles ont un intérêt particulier pour ceux qui ont déjà observé ce phénomène en Asie, en dehors des faits d’ordre religieux. Os nouveaux germes de haine dans un groupe important de chrétiens, après les persécutions de Néron, leurs allures provocantes à l’égard de Rome eurent un double effet : elles inspirèrent à l’autorité romaine des sentiments réciproques, et elles refroidirent l’entente entre provinciaux, païens et chrétiens. Dans l’esprit de la plupart des Asiatiques, au moins sous l’Empire, le gouvernement romain était bienfaisant et supérieur à tout autre ; des hommes qui s’en disaient ennemis n’étaient pas à fréquenter, mais il convenait de les tenir en suspicion et de les surveiller. Et le gouvernement lui-même, entrant dans ces vues, avait posé en principe que, par le simple fait d’être chrétien, on méritait la mort[38]. Lui pourtant gardait le plus possible la neutralité ; déjà, dans les persécutions que saint Paul subit à Éphèse, nous avons vu intervenir, non l’autorité romaine, mais seulement les magistrats municipaux ; étendant aux chrétiens la tolérance dont profitaient les Juifs, les proconsuls ne tenaient pas à faire des exécutions ; collèges et associations pieuses s’étaient multipliés grâce à ce bon vouloir. Mais la population indigène n’éprouvait pas cette instinctive indulgence ; aux païens persévérants les chrétiens n’étaient plus sympathiques, et l’on croit voir que le gouverneur, dans bien des cas, dut malgré lui sévir, conformément aux lois, par cette seule raison que la loi existait et que les indigènes en réclamaient l’application. Le proconsul Q. Licinius Silvanus Granianus avait consulté Hadrien sur la question du christianisme, dans le même sentiment qui avait conduit Pline le Jeune à en référer à Trajan ; du gouverneur, en effet, dépendaient les mesures de persécution. C’est à son successeur que parvint la réponse, et Eusèbe nous l’a conservée[39] : J’ai reçu la lettre de ton prédécesseur et ne veux pas me taire sur ce qu’elle me rapporte, de peur que les innocents ne soient inquiétés et qu’une occasion ne soit offerte aux calomniateurs. Si les provinciaux veulent se ranger à une pétition contre les chrétiens, les traduire devant un tribunal, je ne m’y oppose pas ; mais je ne veux pas qu’ils se contentent d’accuser par des clameurs... Prends bien soin, si quelque dénonciation se produit par pure calomnie, de punir sévèrement le calomniateur. Il ne fallait pas s’en tenir aux cris tumultuaires, mais châtier les faux délateurs ; et il paraît qu’Hadrien répondit de même à d’autres consultations[40]. Les libelles se multipliaient contre les chrétiens de toutes parts ; les assemblées provinciales et leurs jeux se terminaient souvent par des supplices[41]. Le christianisme, en effet, par ses allures nouvelles, plus offensives, avait influencé le paganisme, l’avait rendu à son tour agressif et militant. On reconnaissait les vertus des chrétiens, tout en repoussant leur doctrine[42], et, pour justifier la persécution, le désir naquit chez les païens d’opposer à ces adversaires un idéal de sainteté bienfaisante ; il surgit des divinités jadis inconnues. On se souvint d’Apollonius de Tyane, dont la légende allait être bientôt écrite dans l’intérêt de la cause. Il devint une sorte de Christ du paganisme[43] ; son image fut placée dans les sanctuaires, et même on lui éleva des temples[44]. A Troas, un certain Nerullinus avait une statue qui rendait des oracles, guérissait les malades ; on la couronnait de fleurs et lui offrait des sacrifices. On érigea nombre de sanctuaires nouveaux, on établit de nouveaux sacerdoces, on multiplia les actes d’adoration et les fêtes. L’astrologie progressait en même temps, avec les types dégradés du sentiment religieux ; les songes, présages et laits de sorcellerie acquirent une importance exceptionnelle : les littérateurs du temps, Phlégon de Tralles, Artémidore de Daldis, s’en emparaient, recueillaient des prodiges et en donnaient l’interprétation. Le rhéteur Aristide, établi à Smyrne, honoré par ses concitoyens comme un génie, joignait au mépris pour les chrétiens une grande superstition, une dévotion toute particulière à Asklépios. Les rites orientaux fuient en faveur comme faisant au christianisme une utile concurrence[45]. On se serra davantage autour des cultes romains ; la concession du néocorat, assez rare au Ier siècle, fut infiniment recherchée au IIe et au commencement du IIIe[46]. Le zèle païen se trouva ainsi poussé à l’extrême précisément sous les Empereurs les plus doux, Antonin le Pieux et Marc-Aurèle. Les circonstances, bientôt, lui fournirent les prétextes cherchés pour la persécution. Du temps d’Antonin, de Marc-Aurèle et L. Verus, il y eut une succession d’effroyables fléaux dans toute l’Asie : incendies, tremblements de terre, famines, pestes, prodiges de diverses sortes. Quantité de villes en furent ébranlées, de l’Hellespont jusqu’à Rhodes ; Mytilène fut détruite, et Smyrne en grande partie[47]. La populace était naturellement portée à demander des victimes, pour apaiser les dieux, et ceux qui les offensaient se trouvaient tout désignés. Nous ne voyons pas cependant que le nombre des martyres ait été considérable : ils eurent plutôt du retentissement parle caractère illustre de ceux qui furent frappés : Ignace d’Antioche, Polycarpe de Smyrne, Thraséas d’Euménie, Sagaris de Laodicée, Méliton de Sardes. Pourtant, un peu avant le supplice de Polycarpe, vers l’an 155, il nous est parlé de douze chrétiens sacrifiés à Smyrne à la fois. Mais la persécution réglée et systématique, en somme, ne se trouva guère appliquée avant Dioclétien, dans les années 303 et suivantes ; cette fois le carnage dut être énorme, et une notable partie des chrétiens d’Asie y succomba. Et du reste, la ferveur, la précipitation du sentiment oriental qui dominait chez ces hommes, les exposait à la haine. Ils ne songeaient pas à s’y soustraire[48], Ignace était έρών τοΰ άποθανεΐν. Polycarpe, lui, professait qu’on ne devait pas rechercher les supplices ; mais il y avait au fond de sa pensée la préoccupation de réagir contre les entraînements du montanisme naissant. Le christianisme, en Phrygie, confession embrassée surtout dans des bourgades par des campagnards isolés, subissait moins aisément une direction que la religion pratiquée dans les communautés nombreuses des grandes villes. L’hérésie s’y affirma surtout par une revendication des droits du prophétisme individuel. La part des instincts personnels fut très grande en ce pays, ainsi que l’influence des vieux cultes locaux ; la foi y était ardente, emportée ; les chefs du mouvement montaniste recommandaient le martyre à l’ambition des fidèles : mourir dans son lit passa pour indigne d’un chrétien[49]. La nouvelle Jérusalem fut une toute petite ville, Pepouza, avec le village voisin de Tymion, où le Christ, disait-on, s’était manifesté[50] ; mais ses adeptes gagnèrent des prosélytes dans toute la Phrygie, et jusque dans les diocèses limitrophes, à Ancyre, Troas et à Thyatira[51]. Leur rituel[52] conservait des formes à demi païennes, avec des cérémonies bizarres : sept vierges vêtues de blanc, portant des lampes, pleuraient sur le sort du genre humain, à la grande émotion des assistants[53]. Les femmes, en effet, ont joué dans cette secte le rôle le plus considérable ; on leur réservait toutes les fonctions : elles étaient prophètes, prêtres, évoques. J’ai dit en commençant que, dans toute l’Asie, ce sexe contribua dans une large mesure à l’expansion du christianisme ; mais nulle part leur ministère ne fut aussi officiellement marqué et proclamé. Sur ce point, la Phrygie présente donc quelque chose de particulier. En revanche, il est des traits communs à toutes les communautés chrétiennes d’Asie ; il y a lieu d’en présenter le tableau résumé. Dans la deuxième partie de ce travail, nous avons constaté tout à la fois rattachement passionné des Grecs à leurs institutions municipales et leur répugnance à nouer des liens vraiment étroits avec les habitants des contrées, même les plus voisines. Ces tendances se font jour dans le domaine religieux. Renan a très justement appelé l’Asie proconsulaire la deuxième province du royaume de Dieu, et l’évêque Lightfoot a même pu la représenter comme le centre spirituel du christianisme pendant un siècle (70-170)[54]. Et, chose curieuse, il n’est pas de région de l’Empire où la centralisation, l’unité de l’Église aient eu plus de peine à se faire accepter. Outre que l’admission des doctrines nouvelles fut plus ou moins prompte et générale en des cantons qui quelquefois se touchaient, les Eglises fondées en Asie dans les premiers siècles subissaient une propension invincible au séparatisme : chaque ville eût désiré garder son Dieu chrétien à elle, comme elle avait eu autrefois ses divinités particulières[55]. Saint Paul avait bien pressenti les inconvénients de ces dispositions innées ; sa recommandation aux Églises d’entrer en rapports constants, de se faire part de leurs progrès, de leurs tribulations, en est une preuve[56] ; bien que ses prescriptions aient été suivies, elles eurent peu d’effet : quand Polycarpe traversa la province, il y avait entre les communautés de nombreux dissentiments. La tendance aux coteries et au schisme caractérise l’hérésie décrite dans sa correspondance ; le schisme séduit par lui-même ; c’est la vraie fin que l’on poursuit ; l’affirmation d’une doctrine opposée ne l’accompagne pas toujours. Les lettres du saint apôtre montrent clairement que, dans certaines villes, nombre de chrétiens ne fréquentaient pas les réunions générales, ne reconnaissaient même pas comme des autorités légitimes les évêques, prêtres et diacres[57] ; on y voit encore où aboutit le séparatisme des assemblées et de leurs chefs : ils célèbrent des fêtes de communion distinctes, presque rivales[58]. L’obligation d’adhérer à une communauté unique, soumise à un évêque, ne paraît pas avoir été généralement reconnue, même à l’époque de Trajan, comme le premier devoir de la vie chrétienne. Il y avait des partis dans l’Église comme des partis dans la cité[59]. Mais, sous le règne de Marc-Aurèle, des sectes nouvelles s’étaient multipliées en ce pays, ophites, marcionites, etc.[60], et, chose plus grave, ces hérésies locales procédaient invariablement d’emprunts faits aux antiques superstitions populaires, aux anciens cultes païens. L’Église demeurée orthodoxe tâcha de s’en accommoder ; pourvu que les principes fondamentaux fussent strictement observés, elle acceptait la survivance, sous une forme chrétienne d’apparence, des vieilles personnifications de la puissance divine. Dès le temps de saint Paul, l’Asie était atteinte d’un esprit de dogmatisme très spécial, dont le trait dominant est une importance excessive donnée aux anges : les dieux d’une ville y devinrent des saints ou des anges ; et ces cultes mixtes firent rapide fortune. Le dieu protecteur de Colosses fut représenté sous les traits de saint Michel ; un texte gravé à Milet, sur les murs du théâtre[61], mentionne les sept archanges invoqués pour le salut de la cité ; sous l’image de chacun d’eux on lit : άγιε, φύλα[ξ]ον τήν πόλιν πόλιν Μιλησίων κτλ, et au-dessous des sept inscriptions, une seule fois : άρχανγέλοι[ς] φυλάσσεται ή πόλις Μιλησίων κτλ. Mais chacun de ces archanges est en outre désigné par une formule gnostique, formée des sept voyelles diversement groupées, suivant l’ancienne manière de nommer les planètes. De cette façon, les dévots du Panthéon gréco-romain, épris surtout des rites traditionnels[62], purent néanmoins donner leur adhésion à la religion nouvelle. Il n’y a pas à s’étonner de ce compromis entre le christianisme et le vieux paganisme local ; le culte des Empereurs avait dû passer par des phases analogues. Celui-ci avait pourtant réussi à donner à la province une sorte d’uni lé artificielle ; les disciples de Jésus, en Asie, étaient-ils condamnés aux divisions[63] ? Nous sommes mal renseignés sur l’histoire primitive des dogmes chrétiens, antérieurement au concile de Nicée ; pourtant on a la trace de quelques différences de doctrine qui groupèrent tout l’Orient en face de l’Occident[64]. J’en parlerai, non pour leur intérêt liturgique, mais en raison de leur portée historique[65]. Le désaccord se manifesta tout d’abord sur la question de la Pâque. Au commencement du IIe siècle déjà, les fêtes de la Passion et de la Résurrection du Christ n’étaient pas célébrées en Asie Mineure de la même façon qu’en Occident. Ici, la Pâque était fixée au dimanche qui suivait le jour anniversaire de la Résurrection ; en Asie, ce dernier jour lui-même était le bon ; peu importait le moment de la semaine avec lequel il coïncidait[66]. On suivait en cela la tradition juive, qui, on le voit, avait fortement marqué l’Asie de son empreinte. Quand Polycarpe de Smyrne vint à Rome et fut sollicité par l’évêque Anicet de célébrer le sacrifice de l’Eucharistie, le différend se fit jour ; mais on parvint à le dissimuler ; tout le monde alors souhaitait la concorde. Un prêtre romain essaya plus tard d’introduire en Italie la pratique asiatique ; le pape Victor (189-198) prit l’initiative de provoquer sur ce point des déclarations des évêques ; elles furent toutes conformes à ses vues, sauf celles qui lui vinrent d’Asie. Polycrate d’Éphèse affirma : C’est nous qui sommes fidèles à la tradition ! Irénée pensait que le défaut d’harmonie dans le jeûne et le carême n’en laisserait pas moins subsister l’harmonie dans la foi ; et la pratique orientale paraît avoir cessé[67]. Autre litige : à la fin du in" siècle, les schismes avaient bien éclairci les rangs de la communauté orthodoxe ; il y avait donc lieu pour les évêques romains de ne pas apporter trop d’entraves à la réintégration des membres d’une secte séparatiste qu’avait touchés le repentir. Mais fallait-il les soumettre à un nouveau baptême ? Eu donnant à la question une solution négative, l’évêque de Rome fonda son droit de décision sur la succession de Pierre qui lui appartenait. Firmilien, évêque de Césarée en Cappadoce[68], protesta : la vraie puissance avait été réservée par le Christ aux apôtres ; il fallait une délibération commune des seniores et des praepositi, pour trancher les graves controverses ; elle ne pouvait du reste empêcher quelques différences de détail entre les provinces, a raison de la diversité des noms et des lieux. Nous n’avons aucune déclaration analogue des évêques d’Asie, mais sûrement à cet égard leur doctrine était la même ; l’Orient ne voulait recevoir de Rome que la loi civile, non la loi religieuse. J’ai parlé également du zèle municipal des Asiatiques ; ils le conservaient, même une fois entrés dans l’Église nouvelle. Dans d’autres parties de l’Empire, les néophytes se consacraient pleinement à Dieu. Ceux d’Asie acceptèrent volontiers en général les fonctions principales dans leurs villes, et il se pourrait que les communautés aient conseillé à leurs membres cette attitude. Il leur semblait que, par ce procédé, la religion chrétienne acquît une base légale. Et ainsi peut-on s’expliquer que, dans certaines régions, notamment la Phrygie, des familles entières, sans adhérer peut-être au montanisme, aient confessé leur foi ouvertement. Quel grief invoquer contre celui qui remplissait exactement ses devoirs de citoyen ? Même converti, on prenait toujours plaisir à faire l’éloge de sa ville natale[69]. Quelques inscriptions rappellent des chrétiens ayant fait partie du conseil[70], déposant aux archives publiques la copie de leur testament[71] et stipulant contre les violateurs de tombes des amendes au profit de la caisse municipale[72]. On croit même voir que, dans quelques localités au moins, la classe riche tendit à se réserver les hautes charges religieuses, comme autrefois les sacerdoces païens, comme les magistratures et les liturgies, et que quelques maisons considérées gardèrent une sorte de privilège qui réservait à leurs membres l’accès de l’épiscopat. Polycrate d’Éphèse fut le huitième évêque de sa famille[73]. De même, le christianisme primitif, qui affecta souvent un mépris superbe pour l’éducation de l’esprit, ne se comporta pas de la sorte en Asie ; c’était un pays de lettrés, de rhéteurs, de poêles, peu originaux sans doute, mais fervents de leur art. La culture intellectuelle y était très répandue, et le culte nouveau s’en servit. Jamais peut-être, dit Renan, le christianisme n’a plus écrit que durant le IIe siècle en Asie[74]. Faut-il rappeler Méliton, Claudius Apollinaris, Miltiade, Musanus, Modestus, Polycrate, etc. ?[75] Ce sont les chrétiens qui prirent le plus de part à l’instruction populaire, dont les Romains ne s’étaient guère souciés, montrant une bienveillance paternelle surtout pour les amusements du peuple. La science païenne avait en Orient ses messagers, les sophistes, qui séjournaient un certain temps dans une cité, pour eux généreuse, puis continuaient plus loin leur triomphale tournée, donnant en tout pays, et jusqu’en Italie, des conférences impatiemment attendues et chaleureusement applaudies. A leur exemple, des prédicateurs ambulants répandaient sur leur chemin le christianisme ; il est vrai que leur cosmopolitisme fut néfaste à la doctrine ; ils semèrent plutôt de ville en ville l’ivraie de l’hérésie que le bon grain de l’orthodoxie[76]. Pourtant même celle-ci en profita ; une vraie colonie chrétienne venue d’Orient s’établit en Gaule, et prospéra surtout à Lyon, vers le temps de Polycarpe. L’Asie donnait au monde des apôtres, comme des éducateurs et des lettrés. Mais ce qui frappe plus encore peut-être, c’est, à part l’influence passagère des Judéo-chrétiens qui ne partageaient pas ces sentiments, l’extrême loyalisme de ces chrétiens d’Asie[77]. Loyalisme à la fois raisonné et instinctif. Un des prédicateurs les plus écoutés, Méliton de Sardes, expose dans son traité De la Vérité le rêve qu’il caresse d’un souverain érigé en protecteur du Vrai et acceptant la mission de le faire triompher. Il prodigue des avances très nettes à l’autorité laïque, s’attache à démontrer à Marc-Aurèle que le christianisme se contente du droit commun et qu’il y a en lui de quoi le faire chérir d’un vrai Romain[78]. Ce culte nouveau se serait appuyé plus volontiers sur l’Empire que sur les vieilles nationalités du pays ; on s’en rend bien compte à ce fait que, dans l’établissement patient et lent de sa hiérarchie, qu’allaient bientôt adopter les autres parties du monde romain, il s’accommode à merveille des cadres administratifs créés par les maîtres de l’Asie. Le fait a été signalé plus d’une fois, en termes tels, il est vrai, qu’une exagération en a fait naître une autre, en sens inverse. M. Monceaux, en particulier, avait conclu à une copie très fidèle des institutions païennes[79]. M. l’abbé Beurlier put avec raison s’inscrire en faux contre cette doctrine et parler d’une simple imitation des divisions civiles, indépendamment de leur relation avec le culte de Rome et d’Auguste[80] ; et M. l’abbé Duchesne déclara tout à fait inacceptable que les chrétiens aient pu chercher des modèles, pour quoi que ce soit, dans les institutions qu’ils avaient en horreur[81]. Le plus récent exégète en cette controverse, le Dr Konrat. Lübeck[82], a pleinement adopté la première opinion, sous la seule réserve que voici : L’imitation n’est pas douteuse, mais les chrétiens ne suivaient point un modèle ; l’auteur substitue à cette théorie celle du Gegengewicht, du contrepoids. L’évêque métropolitain a une influence prépondérante sur toutes les Églises de la proconsulaire, afin de contrebalancer celle de l’άρχιερύς Άσίας ; il accorde une attention toute spéciale aux Églises établies dans les villes où s’élevait un temple destiné au culte provincial des Empereurs. Les assemblées synodales sont en concurrence, en quelque sorte, avec les réunions annuelles du Κοινόν. Tout ceci me paraît un peu artificiel et repose sur des faits insuffisamment établis. Les communautés chrétiennes eurent des débuts modestes et timides ; ce contrepoids n’était possible que moyennant une opposition manifeste et déclarée qui n’est pas celle des premiers temps. Une telle attitude fut peut-être adoptée par les montanistes ; mais le mouvement qu’ils inaugurent prend naissance au IIe siècle, et M. Lübeck, comme M. Monceaux, fait remonter aux origines mêmes cette adoption des cadres administratifs de l’Asie romaine et païenne. Ne font-ils pas remarquer tous deux que les sept Églises auxquelles saint Jean, au Ier siècle, adressa son Apocalypse : Éphèse, Laodicée, Pergame, Philadelphie, Sardes, Smyrne, Thyatira, se trouvaient, à l’exception seulement de la dernière, dans des cités néocores. Sans doute toutes ces villes ont fini par être néocores, sauf Thyatira, mais trois d’entre elles ne le sont devenues qu’après la mort de saint Jean : Laodicée, Philadelphie et Sardes ; l’argument perd donc toute sa force[83]. Saint Paul, disent les mêmes auteurs, avait suprématie — tel un grand-prêtre des Césars — sur toutes les Églises de la province d’Asie, il entretenait des relations personnelles avec les asiarques ; bien mieux, c’étaient ses amis[84]. Mais ces rapports courtois n’attestent point la préoccupation dominante de contrarier l’influence de ces personnages. De plus, saint Paul est en correspondance avec toutes les communautés asiatiques ; il adresse pareillement des lettres aux Romains, aux Corinthiens, aux fidèles d’Achaïe et de Macédoine ; son autorité est encore plus grande, plus étendue qu’on ne le prétend ; M. Beurlier, avec bien plus de vraisemblance, la rattache à sa qualité d’apôtre, comme celle de saint Jean[85]. L’analogie des assemblées synodales et des grands κοινά de l’Asie est plus douteuse encore. On a conclu à la réunion annuelle des premières d’une lettre de Firmilien, évêque de Cappadoce du reste, et qui vivait au milieu du IIIe siècle[86] ; les termes dont il se sert n’indiquent pas si clairement, selon moi, un usage établi et véritablement régulier. Lorsque Apollinaris d’Hiérapolis rapporte que les fidèles d’Asie se réunissent, pour combattre le montanisme, πολλάκις καί πολλαχή τής Άσίας[87], il use d’expressions assez vagues, et si le pape Victor, en 196, écrivit aux principaux évêques d’Orient de convoquer les synodes dans leurs provinces, pour discuter la question de la Pâque[88], c’est apparemment que ceux-ci n’avaient point coutume de s’assembler périodiquement ; sans quoi l’évêque de Rome aurait plutôt, je pense, attendu la session prochaine. Il est manifeste en revanche qu’au Concile de Nicée on tint compte, sciemment, volontairement, des divisions administratives de l’Empire ; mais alors ce dernier était devenu chrétien en droit ; il n’y avait donc plus de contrepoids à exercer. J’ai donc grand’ peine à croire à une imitation consciente et systématique ; il y eut surtout, je crois, des coïncidences, et non générales. Les divisions territoriales, la répartition des centres principaux procuraient au christianisme des cadres tout formés, déjà soumis à l’épreuve du temps, qui avait révélé l’heureux équilibre du système. Il était superflu d’en chercher un autre ; les chrétiens s’en sont tenus à celui qui existait. Leur attribuer enfin le désir de heurter de front les institutions du régime impérial me semble une inexactitude. Je le répète, le loyalisme fut longtemps un des caractères dominants de la plupart des communautés d’Asie. Cette tendance remonte bien haut dans l’histoire : elle datait de saint Paul, premier apôtre de la province, citoyen romain très convaincu. Ses ambitions dépassaient même celles du gouvernement, qui se fût contenté d’helléniser d’un bout à l’autre le pays : son désir eût été de porter la bonne parole et de faire pénétrer la croyance partout où s’étendait l’Empire ; il ne voyait pas plus loin. Le seul agent de romanisation mis en mouvement par la métropole, c’était le κοινόν Άσίας : or ses moyens d’action étaient tout religieux ; en lui se résumait la forme dernière du paganisme ; c’est donc avec lui que le christianisme entra en conflit[89]. Mais l’initiative des hostilités ouvertes ne vint pas en Asie de l’élément chrétien plutôt que de l’autre. M. Ramsay exprime l’avis[90] que les véritables adversaires de la religion nouvelle, c’étaient les cultes indigènes, jalousement défendus par leurs prêtres, et auxquels s’était déjà buté le culte des Césars. Non, ce dernier les avait sans peine absorbés, ou relégués au second rang, et le christianisme s’en trouva peu embarrassé. C’est avec le culte impérial lui-même que la conciliation était impossible ; reconnaissons pourtant que de part et d’autre, et surtout du côté chrétien, on mit quelque temps une certaine bonne volonté à un règlement amiable. Le problème s’est dénoué sous Constantin, quand l’Empereur s’est converti à la foi du Christ. Mais à cette époque les maîtres de la province sont à Byzance ; il est trop tard, et, malgré l’esprit romain de sa primitive Église, comme malgré sa dévotion aux princes, l’Asie est restée exclusivement et purement grecque. |
[1] Les travaux d’ensemble sont nombreux sur les premiers temps du christianisme, mais rarement consacrés à la question particulière qui nous occupe. Elle est à peine effleurée dans les livres les plus récents : ERNST VON DOSSCHÜTZ, Die urchristlichen Gemeinden, Sittengeschichtliche Bilder, Lpz., Hinrichs, 1902, v. p. 76, 78, 84, 127 sq., 165, 168 ; H. DONALD M. SPENCE, Early Christianity and Paganism, London, Cassel, 1902 ; sur Polycarpe, p. 80 sq. — V. encore Victor SCHULTZE, Geschichte des Untergangs des griech.-römisch. Heidentums, Iéna, II (1892), p. 297-323 (Kleinasien). — L’art. Asie du Diction. d’arch. chrét. et de liturgie (p. p. dom CABROL, Paris, Letouzey et Ané, 1903 sq.) n’a malheureusement pas encore paru. En attendant, on trouvera une bibliographie récente pour l’Asie Mineure dans le Theologischer Jahresbericht, XXI, 1.
[2] Saint Paul, p. 333.
[3] XII, 8, 15, p. 577 C.
[4] Cf. BURESCH-RIBBECK, p. 66 sq.
[5] V. RAMSAY, Cities and Bishoprics, I, p. 134-135.
[6] Μουσεΐον, 1880, p. 164, n° 332 ; cf. 333, 334 ; 1885, n° 437, 460 ; 1886, n° 569, 577 ; BURESCH-RIBBECK, p. 111, n° 53.
[7] Ath. Mit., VI (1881), p. 273, n° 23, l. 14 sq. : Et le dieu a fait une enquête, et le dieu a châtié et perdu ceux qui avaient comploté contre lui.
[8] BURESCH-RIBBECK, p. 111, n° 53.
[9] Odyssée, IV, 5G9. — Je ne veux pas prétendre que l’idée de rémunération après la mort fut étrangère à l’antiquité, surtout à la philosophie. Erwin RORDE (Psyché, 1890-5, p. 670 sq.) cite des épitaphes de l’époque hellénistique faisant allusion à des espérances d’outre-tombe, et c’est dans les traditions païennes que les apocalypses chrétiennes ont pris les principaux traits de leurs propres enfers (Cf. DÜRRBACH, Inferi, dans DAREMBERG-SAGLIO, p. 507). Mais une expiation infligée au coupable vivant et subie avec reconnaissance, voilà qui est absent du paganisme antique.
[10] XI, 14, 16, p. 532-533 C.
[11] RAMSAY, Cities and Bishoprics, I, p. 115 ; cf. p. 116. — Ce livre est le premier recueil de matériaux à utiliser pour l’étude complète du sujet dont je me borne ici à indiquer les têtes de chapitres.
[12] Il semble que ces populations, pendant longtemps, n’aient pas eu un sentiment bien élevé de la dignité humaine. PHILOSTRATE rapporte que, du temps d’Apollonius de Tyane, au Ier siècle de notre ère, Lydiens et Phrygiens ne pensaient pas que la servitude fût honteuse (V. Apoll., VIII, 7, 42). Il était chez eux d’usage courant de vendre ses proches comme esclaves et puis de ne plus s’occuper d’eux.
[13] V. SCHLAU, Die Akten des Paulus und der Thekla, Lpz., 1877.
[14] C’est vers la même date que la prophétesse Ammia se faisait dévotement écouter à Philadelphie ; avant elle, les filles de Philippe, qui vécurent en Asie jusqu’au commencement du IIe siècle, y avaient commencé leurs prophéties dès l’âge apostolique.
[15] V. RAMSAY, The Church in the Roman Empire before A. D. 170, 5e éd., London, 1897, passim.
[16] FR. CUMONT, Mélanges de l’École française de Rome, XV (1895), p. 245 sq.
[17] Cf. HOMOLLE, BCH, XXII (1898), pp. 410-5.
[18] RAMSAY, BCH, VI (1882), p. 518.
[19] L. DUCHESNE, Mélanges de Rome, XV (1895), p. 167, note.
[20] LEB., 740, 1654, 1703 ; CIG, 3890, 3891, 3902f et r, 3962b, 3963.
[21] Rev. Et. gr., VI (1893), p. 188, n° 35.
[22] Branchides : CIG, 2883d, fragment avec le mot χρηστιανών.
[23] Claude, 25 : Chresto.
[24] TERTULLIEN, Apologétique, 3 ; LACTANCE, IV, 7, 5, p. 444.
[25] LEB., 783, 785 = CIG, 3857p et q.
[26] RAMSAY, Cities and Bishopries, II, p. 484 sq.
[27] Il m’est impossible à ce propos de ne pas dire deux mots de la querelle élevée autour de l’épitaphe d’Abercius ou Avircius Marcellus. Au IVe siècle s’est formée au sujet de saint Abercius une légende (Acta Sanctor., Oct., p. 493 sq.), suivant laquelle, héros de l’évangélisation de la Phrygie et champion de l’Église universelle contre le montanisme, faiseur de miracles, il aurait été appelé à Rome par Marc-Aurèle pour chasser le démon du corps de sa fille Lucilla ; il revint ensuite à Hiérapolis et y fit des prodiges. Naturellement on a rattaché à ce thaumaturge l’épitaphe, retrouvée en Phrygie, d’un autre personnage qui se donne le même nom. En voici les passages litigieux : Je suis disciple d’un saint pasteur, qui fait paître ses troupeaux de brebis sur les montagnes et dans les plaines, qui a de grands yeux dont le regard atteint partout. C’est lui qui m’a enseigné les écritures sincères ; lui qui m’envoya à Rome contempler la majesté souveraine et voir une reine aux vêtements d’or, aux chaussures d’or. Je vis là un peuple qui porte un sceau brillant... La foi me conduisait partout ; partout elle m’a servi en nourriture un poisson de source, très grand, pur, péché par une vierge sainte ; elle le donnait sans cesse à manger aux amis ; elle possède un vin délicieux, qu’elle donne avec le pain... Que le confrère qui comprend ces choses prie pour Abercius. Sans m’immiscer dans les controverses que ce texte a soulevées (notamment entre MM. ZAHN, FICHER, MARUCCHI, HARNACK, l’abbé DUCHESNE, CUMONT ; v. la liste des commentaires donnée par dom H. LECLERCQ (Diction. d’arch. chrét., u. Abercius) je me bornerai à dire que je suis particulièrement frappé, comme M. l’abbé DUCHESNE (Mélanges de l’École de Rome, XV (1895), p. 157), de certaines expressions (le saint pasteur, les écritures sincères, la foi, le poisson (sacré), le vin donné aux amis avec le pain) qui ont une allure franchement chrétienne, tout en restant fort embarrassé par la majesté souveraine et la reine aux vêtements d’or. Il est à noter, d’ailleurs, que cette interprétation cadre avec la légende, qui doit contenir un fond authentique, avec des enjolivements ultérieurs. Un des derniers commentateurs, M. Albrecht DIETERICH (Die Grabschrift des Aberkios, Lpz., Teubner, 1896), ne croit pas que l’inscription soit proprement chrétienne. Abercius aurait été envoyé par les prêtres de son dieu Attis à Rome pour y assister au mariage sacré ménagé par Élagabale entre le dieu Soleil du Palatin et la reine Uranie de Carthage. Il vint de partout des députés, avec de riches présents de noces, qui seraient les vêtements d’or de l’inscription (DION CASS., LXXIX, 12, 1 ; HERODIAN, V, 6, 5) ; solution qui n’est pas des plus simples. Il y a pourtant quelques réflexions de l’auteur qui ont de la justesse (p. 51-54) : Hier sucht die Formlosigkeit des Synkretismus eine Form zu gewinnen und sich zu einem Universalcult zu gestalten... Die Kulte und die Religionen sinken hin in iener Zeit und steigen auf. Sie mischen sich in unentwirrbarem Durcheinander... Die Inschrift aus Phrygien giebt uns ein Einzelbild der weiten Wirkung des ersten und kurzen Triumphs eines römischen, aber eines heidnischen Katholizismus. Il n’est pas impossible, en effet, qu’il s’agisse là d’un païen dont le langage est déjà imprégné de formules chrétiennes : il l’est moins encore que ce soit un chrétien embarrassé dans une langue liturgique non encore fixée et ayant beaucoup emprunté au paganisme. Ce que je veux surtout retenir de tout ceci, c’est le caractère très incertain des données épigraphiques sur l’histoire de la primitive Église d’Asie.
[28] Cf. CALLIPPE, Saint Paul et le monde gréco-romain (Annal. de philos. chrét., avr. 1901, pp. 57-73) et le Ier vol. presque entier d’O. PFLEIDERER, Das Urchristentum, seine Schriften und Lehren, 2te Auft., Berlin, 1902.
[29] Act. Apost., XVI, 6-9. Cf. RAMSAY, Saint Paul the Traveller and the Roman Citizen, London, 6e éd., 1902, pp. 194, 262-282, 289.
[30] Act. Apost., XIX, 23-40.
[31] V. RAMSAY, Church in Roman Empire, chap. VII.
[32] I Corinth., XVI. 19 ; Act. Apost., XIX, 86 ; Apocalypse, I, 4,11 (liste des sept Églises).
[33] Ad. Apost., XIX, 12.
[34] JUSTIN, Dial. cum Tryph., 85.
[35] I Corinth., XVI, 9.
[36] Sur l’expansion du culte des Judéo-chrétiens dans l’Asie occidentale, cf. SCHÜRER, Sitzunpsber. der Berlin. Akad., 1897, p. 200 sq. — Cf. W. BALDENSPERGER, Das spatere Judenthum ats Vorstufe des Christenthums, Univ.-Progr. von Giessen. 1900.
[37] On pourra consulter le Voyage aux sept Églises de l’Apocalypse de M. LE CAMUS, Paris, 1896 (Tour du Monde), qui du reste est un simple récit de lecture courante, non une œuvre critique.
[38] Cf. RENAN, L’Église chrétienne, surtout p. 31 sq. — La doctrine opposée d’Edmond LE BLANT n’a plus autant de partisans. La plus récente étude de ce point de droit a été faite, en même temps que l’examen approfondi du document cité à la note suivante, par C. CALLEWAERT, Le Rescrit d’Hadrien à Minicius Fundanus (Rev. d’hist. et de litt. relig., VIII (1903), p. 152-189) ; add. Rev. d. Quest. Hist., N. S., XXXVIII (1903), p. 28-55. Il maintient la doctrine du délit attaché au nomen solum de chrétien, contre MOMMSEN, qui admettait (Der Religionsfrevel, Hist. Zeitschr., LXIV (1890), p. 420) que ce grief avait été supprimé par Hadrien. Je n’ai pu consulter : DUCHESNE, La prohibition du christianisme dans l’Empire romain (Miscellanea di storia ecclesiastica e studii ausiliari, Rome, I (1902). V. encore : A. LINSENMAYER, dans la Theologisch-praktische Monatsschrift, XII (1902), pp. 585-596, et : Dictionn. d’arch. chrét. et de liturg., u. Accusations contre les chrétiens (dom H. LECLERCQ), 1903.
[39] Hist. ecclés., IV, 8 à 10 ; cf. LIGHTFOOT, Apostolic Fathers, I, p. 476.
[40] TERTUL., Apol., 5 ; MÉLITON, dans EUSÈB., Hist. ecclés., IV, 26, 10.
[41] TERTUL., Apol., 40.
[42] On apprit à les distinguer mieux des Israélites, avec lesquels on les avait un peu confondus. Domitien poursuivait avec une rigueur toute particulière le paiement du tribut juif de deux drachmes ; il fallut des recherches précises pour reconnaître les vrais débiteurs. Cette inquisition avait déjà produit tous ses résultats quand Nerva supprima les exactions causées par cet impôt (ECKHEL, D. N. V., VI, p. 404 ; DUCHESNE, Origines chrétiennes, p. 108.)
[43] Ernest RENAN, L’Église chrétienne, p. 426 sq.
[44] LAMPRID., Alex. Sever., 29, 2 ; VOPISC., Aurel., 24, 2 sq.
[45] ARISTID., Or. XXV, I, p. 501, Dind. ; cf. CIG, 3193 : une prêtresse de la Mère des dieux, du Sipyle, et un néocore τών μεγάλων θεών Νεμέσεων.
[46] Cf. LIGHTFOOT, Apostolic Fathers, I, p. 465.
[47] SPART., Ant. P., 9. 1-5 ; DION CASS., LXX, 4 ; ARISTID., Or., I, p. 424-438 Dind. = II, p. 8-11 et 16-23 Keil.
[48] Epist. ad Rom., 7. — Cf. TERTUL., ad Scapul., 5.
[49] RENAN, Marc-Aurèle, p. 211 sq.
[50] EUSEB., Hist. ecclés., V, 18, 2.
[51] EUSEB., Hist. ecclés., V, 16, 4, 5.
[52] Sur toute cette hérésie, qui ne m’intéresse qu’indirectement, cf. BONWETSCH, Die Geschichte des Montanisinus, Erlangen, 1881, et BELCK (même titre), 1883.
[53] V. RAMSAY, Cities and Bishoprics, II, p. 573 sqq.
[54] Apostolic Fathers, Ignatius and Polycarp, I, p. 424.
[55] Ce point a été bien mis en lumière par M. RAMSAY, Church in Roman Empire, p. 444 sq., 465 sq.
[56] De là aussi, l’idée qui lui vint, durant sa captivité (58-63), d’adresser aux Églises une épître circulaire, dont nous avons un exemplaire connu sous le nom d’Épître aux Éphésiens.
[57] Ad Eph., V, 3 ; ad Magn., IV ; VII, 1 ; ad Trall., II ; VII, 3-4 ; ad Philad., III, 2 ; VII, 2 (dans FUNK, Patres Apostolici, Tubingue, I (1900)).
[58] Ad Eph., XX, 2 ; ad Philad., IV, 3 ; ad Smyrn., VIII, 2.
[59] HATCH (trad. HARNACK), Die Gesellschaftsverfassung der christlichen Kirche im Alterthum, Giessen, 1883, p. 21, note 10.
[60] Cf. à ce sujet le Lehrbuch der Kirchengetehichte de MÜLLER, I, 2e éd. revue par le Dr Hans von SCHUBERT, Tubingue, Leipzig, 1902, pp. 137-169.
[61] CIG, 2895 ; add. Th. WIEGAND, IIIer vorläuf. Bericht über die von den kgl. Mus. begonn. Ausgrabungen in Milet (Sitsungsber. d. Berlin. Akad., 1904, p. 91).
[62] V. IBM, 482 B, un décret qui commence par une plainte : Artémis, la patronne d’Éphèse, n’est aujourd’hui plus honorée dans sa patrie (l. 8) (a. 160 ap. J. C). Il s’agissait d’une violation accidentelle, par un proconsul, de l’έκεχειρία observée d’ordinaire pendant les fêtes.
[63] Par moments, il arriva qu’un seul homme acquit une sorte de primauté morale, acceptée par la plupart des Églises d’Asie ; tel était le cas de Polycarpe, parvenu à la célébrité dans son extrême vieillesse, pour sa sainteté exceptionnelle. Méliton de Sardes eut aussi temporairement une supériorité analogue due à sa science et au don de prophétie qu’on lui reconnaissait (EUSEB, Hist. ecclés., IV, 21, 26 ; V, 24,5 ; HIERON., De vir. illustr., 24).
[64] Il faut noter qu’Abercius, par l’inscription citée plus haut, placée bien en vue, se proposait de faire connaître l’unité de foi entre l’Asie et Rome, qu’il avait constatée. Qu’il ait pris le soin de la publier, cela suppose justement qu’elle était parfois contestée ou quelque peu chancelante.
[65] Cette question a été résumée récemment par M. A. BERENDTS, Das Verhäliniss der römischen Kirche zu den kleinasiat. vor dem nicänischen Konzil, Lpz., 1898 (Studien zur Geschichte der Théologie und Kirche, hsgg. v. N. BOSWETSCH und H. SEEBERO, I, 3).
[66] EUSEB., Hist. ecclés., V, 23, 1 ; 24, 12-17.
[67] On a soutenu que cette dissidence avait duré jusqu’au concile de Nicée. M. l’abbé DUCHESNE s’est attaché à montrer (Rev. des Questions historiq., XXVIII (1880), p. 5 sq.) que le concile ne s’occupa pas de l’affaire, que l’entremise du pape Victor eut son plein effet et que l’observance quartodécimane, abolie dès le m« siècle dans les Eglises d’Asie, fut confinée dans une petite secte, qu’on rangea alors au nombre des hérétiques. Même cette controverse, si grave qu’elle fût, ne souleva qu’une question de date, d’opportunité, et rien de plus. — Il n’est pas de mon domaine d’examiner le degré de force des traditions juives en cette querelle, dont l’appréciation a divisé les historiens de l’Église suivant leurs confessions. Il me suffit de noter cette influence et de relever encore à ce propos la tendance des Églises d’Asie à garder des institutions particulières.
[68] Sa lettre est conservée parmi celles de CYPRIEN, epist. 75.
[69] Nysa : BCH, XIV (1890), p. 233 ; Euménie : VIII (1884), p. 234.
[70] Euménie : BCH, VIII (1884), p. 234, n° 2 ; CIG, 3891 ; JHSt, IV (1883), p. 433 = CIG, 3902o ; LEB., 734 = CIG, 3872 b.
[71] JHSt, loc. cit.
[72] Euménie : CIG, 3902.
[73] EUSEB., Hist. ecclés., V, 24, 6.
[74] Marc-Aurèle, p. 187. — Cf. Ad. HAHNACK, Die Chronologie der altchristlichen Litteratur bis Eusebius, Lpz., I (1897), pp. 320-381.
[75] HIERON., De vir. ill., 26, 31, 39, 45 ; EUSEB., Hist. ecclés., IV, 21, 25 ; V, 24.
[76] POLYCR., ad Ephes., IX.
[77] Cf. Dr Andréas BIGELMAIR, Die Beteilungen der Christen am öffentlichen Leben in vorconstantinischer Zeit, Ein Beitrag zur ältesten Kirchengeschichte, 1902 (Veröffentlichungen aus dem kirchenhistorischen Seminar, München, n. 8). L’auteur examine l’attitude des chrétiens vis-à-vis de l’État, des fonctionnaires, du service militaire, de la société romaine. Je crois que cet utile travail gagnerait en précision s’il était poursuivi géographiquement, province par province.
[78] RENAN, Marc-Aurèle, p. 187 et 280.
[79] De Communi Asiae, p. 117, sq. ; add. Bull, de la Soc. des Antiq. de Fr., 1903, p. 254 sq. — Cf. PERROT, Dict. des antiq., u. Asiarcha.
[80] Op. laud., p. 317.
[81] Les Origines du culte chrétien, 2e éd., Paris, 1898, p. 10, 19, etc.
[82] Beichseinteilung und kirchliche Hierarchie des Orients bis zum Ausgang des vierten Jahrhunderts (Kirchengeschichtliche Studien, hsgg. v. KNÖPPLER, SCHRÖRS, SDRALEK, V, 4 (Münster, 1901), pp. 17-45).
[83] M. HARNACK a dressé (Geschichtliche Verbreitung des Christenthums, Sitzungsber. d. Berlin. Akad., 1901, p. 826 sq.) la liste des villes où l’on trouve des chrétiens : avant Trajan, avant 180, et avant 325. On remarquera que le nombre des Églises s’accroît surtout à partir du moment où celui des cités néocores reste stationnaire. Enfin, à dater d’Antonio le Pieux, il se fonda très peu de communautés sans constitution épiscopale ; même les villages ont leurs évêques, χωρεπίσκοποι (ibid., p. 1212) ; voilà qui est tout autre chose qu’un point de contact avec l’organisation du culte impérial. — V. Fr. GILLMANN, Das Institut der Chorbischöfe im Orient (München. Seminar, 1903, II, 1).
[84] Act. Apost., XIX, 31.
[85] Op. laud., p. 307. — Pour l’apostolat de saint Jean dans la proconsulaire, cf. HIERON., De vir. ill., 9 ; IREN., adv. Haer., III, 1, 1.
[86] CYPRIAN., Epist., 75.
[87] EUSÈBE, Hist. ecclés., V, 16, 10.
[88] HEFELE, Konziliengeachichte, I2, p. 92.
[89] Je n’examine pas si cette opposition fut bien le fondement juridique des persécutions. M. J.-E. WEIS (Christenverfolgungen, Geschichte ihrer Ursachen im Römerreiche, dans les Veröffentlichungen aus dem kirchenhistorischen Seminar, München, n. 2, 1899) a réuni (p. 8, note 1) l’abondante littérature du sujet (MOMMSEN, LE BLANT, CONRAT, etc.) et opposé aux doctrines trop absolues sa méthode : nicht systematisierende, sondern historischkritische Methode. Il croit, sans doute avec raison, que les motifs de poursuite ont changé avec le temps. Mais peut-être n’y eut-il pas que des différences d’ordre chronologique : un Empereur avait probablement la même opinion à l’égard des chrétiens du monde romain tout entier ; mais les gouverneurs, dans la mesure où leur action était libre, ont dû tenir compte de l’état d’esprit de leur entourage païen, variable d’un pays à l’autre.
[90] Saint Paul the Traveller, passim.