TROISIÈME PARTIE — L’ADMINISTRATION ROMAINE : SES AGENTS, SES SERVICES, SES CRÉATIONS EN ASIE
Ce chapitre sera court : en principe, une province sénatoriale ne comprend que des éléments purement civils ; elle ne reçoit pas de garnison. Et la règle paraît avoir trouvé son application complète en Asie à l’époque impériale, la division des provinces en deux classes étant alors accomplie. Il y a tout lieu de croire en revanche que le gouverneur gardait à sa disposition un petit détachement, peut-être formé de ces stationarii, dont le nom est conservé dans la proconsulaire par l’épitaphe unique de l’un d’eux, trouvée justement à Éphèse, résidence du proconsul[1]. Ce n’est pas un homme du pays ; l’inscription porte : domo Liguriae ; c’est un simple soldat, mais qui a servi autrefois dans un corps d’élite, les cohortes prétoriennes. Ces stationarii composaient seulement, je pense, une modeste escorte, et leur rôle en faisait à la fois des gardes du corps et des policiers. En dehors d’eux, que trouvons-nous ? Faut-il croire à des cas d’occupation militaire temporaire ? Des vexillationes, dira-t-on, devaient être échelonnées aux points de jonction de certaines routes. — La présence des légions en Asie n’est point douteuse en ce qui concerne l’époque républicaine, bien que nous en ayons fort peu de témoignages épigraphiques[2] ; sous l’Empire, il n’en reste plus trace. On cite l’inscription d’Euménie que voici : Ilus Gemelus eq., armorum custos, Eutaxiae conjugi fecit[3]. Un armorum custos suppose un arsenal, qui ne se conçoit qu’au voisinage des camps. — Mais ce Gemel(l)us n’a-t-il pas déjà obtenu sa retraite quand il fait graver ce monument ? En activité de service, il ne serait sans doute pas marié ; servant en Asie, il serait probablement étranger au pays ; or il paraît y être né, car le texte est bilingue ; le grec doit être sa langue maternelle ; il aura appris le latin par le contact avec des soldats romains dans quelque autre province de l’Empire. Les ruines d’Euménie nous ont livré un certain nombre d’inscriptions mentionnant des militaires ; mais, Marquardt a cent fois raison de le dire, ils n’appartenaient pas à un corps de garnison ; c’étaient des indigènes ayant servi jadis dans l’armée romaine ; si beaucoup de soldats sont enfants de cette ville, c’est que, pour une raison inconnue, la région constituait un centre de recrutement particulièrement estimé[4]. Euménie n’est pas seule dans ce cas : la Phrygie, pour partie au moins, et la Mysie ont fréquemment fourni des gens de guerre sous les derniers rois grecs ; la tradition s’en sera conservée à l’époque romaine. De Colosses est originaire un χειλίαρχος (tribunus militum), portant le nom bien grec de L. Macedon[5] ; d’Hiérapolis un vétéran de la XIVa légion Gemina[6] ; de Sébaste, à ce qu’il paraît, un homme de la légion VIIa Claudia[7]. Parmi les classiarii, on rencontre un Phryx[8]. La ville de Cotiaeum a donné un soldat à une cohorte prétorienne[9]. A Temenothyra, fort voisine de la Phrygie, la corporation des foulons honore A. Egnatius Curtius, fondateur de sa patrie, ancien tribun légionnaire, préfet de cohorte et d’une aile de cavalerie[10]. Peu importe que, dans une inscription trouvée à Ala-Mesjid de Phrygie[11], l’affranchi M. Aur. Crescens soit donné comme procurator castrorum, car on ne sait où il a rempli ces fonctions, et c’est à titre de procurateur de Phrygie qu’il est honoré. A Amorium fut enterré un soldat de la légion XIIa Pulminata, domo Priverno ex Italia, et son épitaphe rédigée par une nexillatio leg. ejusdem[12]. Mais l’interprétation de Waddington n’est pas douteuse : il s’agit d’un détachement qui ne faisait que passer à Amorium ; le quartier général de la légion se trouvait à Mélitène sur l’Euphrate ; elle ne s’y était pas rendue en masse, semble-t-il, mais par petits pelotons, de manière à trouver plus aisément des vivres et des gîtes d’étapes. Voici encore quelques officiers originaires d’Asie : un archiereus, honoré à Trapezopolis, autrefois chiliarque et préfet de cohorte[13] ; un autre préfet de cohorte, probablement citoyen de Clazomène[14] ; un primipilaire de Pitane, dont les enfants portent des noms grecs : Alexandros et Heracleia[15]. Un tribun de la légion IIIa Cyrenaïca laisse 7.000 deniers à la boulé d’une ville située entre Nysa et Aphrodisias[16], vraisemblablement sa patrie ; un autre chiliarque de légion ou de cohorte auxiliaire, à Alexandrie, naquit sans doute à Milet, où il fut prophète et archiprytane[17]. Mais encore, même en réunissant tous les témoignages qui nous rappellent des soldats romains originaires d’Asie[18], on n’arrive qu’à un maigre total. Auteurs ou inscriptions ne nous mentionnent guère de levées en masse d’Asiatiques, en dehors de l’époque de la République[19], où les généraux rebelles se fournissaient en hommes dans le pays même[20]. Nous avons trace seulement, sous les Flaviens, d’une ala Phrygum[21] qu’il faut peut-être confondre avec l’ala VII Phrygum, rappelée autre part[22]. Les Romains, en somme, ont enrôlé surtout des Phrygiens ; on le comprend : ces hommes étaient un peu à part dans l’ensemble des peuples de la province proconsulaire[23], ils rappelaient de loin la rudesse de montagnards de leurs voisins de l’Est, les Galates, qui, eux, ont fourni tant de soldats à l’Empire. A défaut d’un sentiment national romain, qu’on pouvait difficilement demander aux provinciaux, il fallait au moins, pour des gens de guerre, l’habitude et le goût des camps et des batailles ; et l’une et l’autre s’étaient perdus parmi les populations, intelligentes mais amollies, de l’Asie. |
[1] CIL, III, 7136.
[2] Rappelons l’épitaphe de la femme d’un tribun de la VIe légion macédonique, qui semble avoir servi dans l’armée des triumvirs (Oester. Jahreshefte, II (1899), Beiblatt, p. 81-86).
[3] CIG, 3902g. — L’inscription de Tralles (Ibid., 2941) ne permet non plus aucun conclusion ferme.
[4] CIG, 3898, 3902c, 3902g, 3932, 3965. — Add. P. PARIS, BCH, VIII (1884), p. 252, n° 21 : épitaphe grecque d’un vétéran, posée par sa femme et son fils.
[5] ANDERSON, JHSt, XVIII (1898), p. 90.
[6] RAMSAY, Cities and Bishoprics, I, p. 117, n° 24 — Cf. HOGARTH, Journal of Philology, XIX (1891), p. 77 sq., n° 8.
[7] CIL, III, 2018.
[8] CIL, X, 3505.
[9] CIG, 3827cc.
[10] V. BÉRARD, BCH, XIX (1895), p. 557, n° 3.
[11] CIG, 3888 ; v. RAMSAY, Cities and Bishop., II, p. 701, n° 641.
[12] LEB., 1706.
[13] CIG, 3953l.
[14] CIG, 3132.
[15] BCH, IV (1880), p. 376-7.
[16] BCH, XIV (1890), p. 233.
[17] Revue de Philologie, XIX (1895), p. 131.
[18] V. CIL, III, 2019 ; VI, 2388b6 ? 2386a4, 2669 ? 2398 ; VIII, 3017 ; X, 6800 : Eph. epigr., IV, 349.
[19] Cf. CAESAR, Bel. civ., III, 3-5.
[20] Exemple isolé : TACITE, Ann., XVI, 13 : Eodem anno (a la fin du règne de Néron) delectus per Gallium Narbonensem Africamque et Asiam, habiti sunt, supplendis Illyrici legionibus, ex quibus aetate fessi sacramento soluebantur. Cf. HOHLWEIN, Musée belge, VI (1902), p. 5-29.
[21] CIL, II, 4251 ; XIV, 171.
[22] CIL, VI, 1838.
[23] Il y en avait dans les armées d’Antiochus, ainsi que des Mysiens (TITE-LIVE, XXXVII, 40).