LA PROVINCE ROMAINE PROCONSULAIRE D’ASIE

DEPUIS SES ORIGINES JUSQU’À LA FIN DU HAUT-EMPIRE

 

TROISIÈME PARTIE — L’ADMINISTRATION ROMAINE : SES AGENTS, SES SERVICES, SES CRÉATIONS EN ASIE

CHAPITRE V — LES VOIES PUBLIQUES

Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer

 

 

Les routes ne représentent assurément qu’une partie des travaux publics entrepris par les Romains en Asie ou exécutés sous leur influence et à leur instigation[1]. Il serait utile de pouvoir relever toutes les améliorations qu’ils ont réalisées dans cet ordre de services, de connaître, pour en dresser le tableau, tous les monuments publics, les ponts, les ports, les aqueducs, qui sont dus à leurs intelligente initiative ; malheureusement l’exploration proprement archéologique de l’Asie Mineure n’est point achevée, et l’examen superficiel des ruines encore existantes de certaines constructions romaines, éparses sur toute l’étendue de la province, ne permet pas de donner un aperçu d’ensemble des travaux des Romains. La manière dont s’est accomplie au cours des siècles cette grande œuvre pacifique des maîtres de l’Asie ne nous est pas connue. Les inscriptions, si nombreuses déjà, et si verbeuses quand il s’agit de dire les louanges d’un magistrat, même d’ordre infime, sont à peu près muettes sur cet autre sujet, et nous ignorerons longtemps sans doute quelle l’ut la participation des indigènes à ces travaux d’utilité publique, et quelle la participation de l’État souverain et de ses agents.

En ce qui concerne particulièrement le service de la voirie, un coin du voile est soulevé ; et si nous ne voyons pas avec netteté les procédés d’exécution des plans dressés, le rôle du gouverneur, celui de son praefectus fabrum et de ses ouvriers, nous connaissons du moins dans ses grandes lignes le réseau des routes que les Romains ont fait construire. Ce n’est pas cependant que les sources de cette étude soient fort nombreuses ni très sûres ; la méthode offrant le plus de garanties d’exactitude consiste à faire le relevé des bornes milliaires, mais le corpus en est vite dressé, et encore ne se trouvent-elles plus toujours in situ ; les restes de constructions demeurés sur place sont assez espacés et souvent à peine reconnaissables, au témoignage des voyageurs. Ici, ou rencontre quelque débris d’un vieux pont, là, par exemple entre Apamée et Synnada, des roches entaillées sur une certaine longueur, dénotant le creusement d’un passage dans une région au sol mouvementé et ondulé[2]. Les auteurs gardent généralement le silence sur la question ; Strabon seul apporte des données claires, précises, selon une véritable méthode géographique ; mais à la date où il écrivait, tout au début de l’ère chrétienne, le réseau des routes était bien loin d’avoir sa physionomie définitive ; on y avait déjà travaillé, il restait à faire plus encore. Les informations les plus détaillées nous viennent en somme de la Table de Peutinger et de l’Itinéraire d’Antonin, et l’entente n’est pas entièrement faite sur le crédit qu’il convient d’accorder à tous les deux. En général pourtant on s’en méfie dans une certaine mesure ; la table de Peutinger, d’ailleurs, nous reporte déjà à l’époque byzantine.

Si tout ne restait pas à créer en Asie en fait de voies publiques, du moins les premiers maîtres du pays s’en étaient peu souciés. Cette région avait un très brillant passé ; mais cela est vrai surtout des cités de la côte. Le chemin ordinaire de ces populations, c’était la mer ; à l’intérieur elles n’ont presque rien entrepris. Sans doute les souverains de la famille macédonienne ont eu leurs routes, mais peu nombreuses, sommairement établies et bien loin de présenter cette quasi-pérennité qu’auraient eue les voies romaines sans de constantes menaces souterraines de destruction[3].

La partie continentale de la presqu’île n’avait connu qu’assez lard une existence différente de la vie purement locale et particulariste. Une insécurité très grande et permanente imposait aux indiques d’autres préoccupations que l’organisation des routes. 11 fallait avant tout se défendre contre les incursions de l’étranger et les tentatives de pillage ; d’où l’emplacement des villes, déterminé quelquefois, il est vrai, par des raisons religieuses, — la divinité ayant, disait-on, manifesté sa puissance en un point donné ou fait entrevoir sa prédilection pour tel ou tel lieu, — mais plus souvent encore par des considérations militaires et stratégiques. On cherchait les situations retranchées, donnant sans plus de frais à la cité qu’on y édifiait les avantages d’une forteresse naturelle. Les ressources en eaux avaient aussi influé sur le choix des colonisateurs ; à toute époque du reste, il s’en fallut inquiéter. Durant celle première période, les habitants s’établissent de préférence sur les hauteurs.

Sous les successeurs d’Alexandre, les fortifications artificielles sont plus en usage, et en outre moins nécessaires, une paix relative commençant à régner dans le pays ; enfin à partir des rois de Pergame, et aussi sous la domination romaine, période de tranquillité assez générale, on tint compte plutôt des facilités d’accès et des commodités offertes de toute manière au commerce ; la population tendit à se concentrer dans les situations moins escarpées, où l’on trouvait plus de confort, un climat plus égal, une vie moins isolée, partant plus agréable. Ce fut la revanche de la plaine sur la montagne ; il arriva, nous l’avons vu pour Sébaste de Phrygie, qu’on abandonnait l’ancienne ville, située sur la hauteur, pour fonder une nouvelle cité tout auprès, au pied du coteau[4]. Il était en effet devenu préférable d’établir sa demeure sur le bord d’une de ces routes que les Romains avaient données à l’Asie.

Le réseau ne prit pas de très bonne heure un vaste développement. Le gouvernement sénatorial manquait d’énergie et d’initiative ; et du reste, pendant les dernières années de la République, la haute assemblée avait d’autres soucis. Son nom ne figure jamais sur les monuments élevés en souvenir de l’établissement des grandes voies ; et si l’Empereur est spécialement invoqué en pareil cas, il n’y faut pas toujours voir un acte de respect platonique ; réellement, ces travaux peuvent avoir été entrepris sur l’ordre du prince. Au IIIe siècle au moins, en Asie comme partout ailleurs, la construction des routes impériales fut imposée aux communes et laissée à leur charge[5] ; mais antérieurement la participation du gouvernement romain ou de l’Empereur semble avoir eu un caractère pécuniaire : dans une inscription trouvée près d’Elæa, en Eolide[6], il est dit de Vespasien : τάς όδούς έποίησεν.

Les travaux de voirie s’échelonnent sur toute la durée de l’occupation romaine ; les intentions de ceux qui les ont faits ou ordonnés ne paraissent pas toujours identiques, mais de plus la réfection des routes s’imposait constamment. J’ai eu l’occasion déjà de parler des désastres causés dans ce pays par l’action volcanique : assez forte pour renverser des villes entières, elle ne pouvait manquer d’endommager les roules, d’autant que celles-ci, dans un pays montagneux tel que les régions visitées périodiquement par les tremblements de terre, suivaient un itinéraire imposé par la nature, les constructeurs ayant rarement le choix du passage. Après une éruption et des secousses comme celles qui ravagèrent douze cités à la fois, le profil des chemins devait prendre des allures fantastiques et les routes se trouver brusquement coupées de vastes et hautes fondrières. C’est un motif, inconnu dans d’autres provinces romaines, qui obligea les proconsuls à ordonner de fréquentes réparations.

Le premier gouverneur, M’. Aquilius, à peine débarrassé des mouvements d’indépendance suscités par la tentative d’Aristonicus, et encore mal assuré contre les principautés voisines, dut veiller avant toutes choses à la défense de la contrée ; par suite ses travaux de voirie répondent surtout à des visées stratégiques. Il entreprit deux catégories de roules : les unes avaient pour objet de protéger la frontière orientale de la nouvelle province, et ainsi, du Lycus au Tembris, affluent du Sangarios, dans la direction S.-O. — N.-E., se développèrent, en un réseau étroit et serré, des sortes de chemins de ronde provisoires, avec postes avancés. Le point délicat de cette frontière était au voisinage des peuplades entreprenantes cachées dans les montagnes de Pisidie et d’Isaurie. Il fallait pouvoir atteindre au plus vite cette région, donc la relier à Éphèse en droite ligne. De là, deuxième partie du programme, l’existence de la voie si importante, qui, partant de la capitale, suivait le Méandre et le Lycus, et poursuivait plus loin encore vers l’Est ; c’était un autre tracé primordial qui s’imposa à l’attention des Romains dès le début de leur domination. N’existait-il rien de pareil avant eux ?

Hérodote parle déjà de la route royale qui allait d’Éphèse à Suse et passait, ajoute-t-il, par les portes ciliciennes[7]. Il dit aussi qu’elle franchissait l’Halys par un pont ; dès lors il semble qu’elle ait dû passer au Nord du grand désert salé, autrefois région surtout forestière, qui occupe le centre de l’Anatolie[8]. Y a-t-il là une contradiction ? Au fond il importe peu pour notre sujet, car, le long des rives du Méandre même, on ne saurait confondre exactement cette ancienne voie avec celle de l’époque romaine ; il est des villes importantes qui se trouvaient, non pas sur cette dernière route, mais à quelque distance et cela est vrai même des villes bâties en plaine ; leur fondation remonte donc apparemment à une époque antérieure et sans doute la voie primitive les traversait. Les Romains durent emprunter par intervalles l’ancien tracé, le rectifiant sur certains points, ajoutant do nouveaux tronçons. Mais si on néglige ces différences secondaires, on peut dire qu’Aquilius ne fit que reprendre et améliorer la grande artère commerciale suivie dès les temps les plus reculés où l’activité humaine se porta dans ces régions ; elle fit tort aux stations maritimes de la côte méridionale de l’Asie Mineure, plus exposées du reste aux incursions des dangereux hôtes des montagnes voisines. Un moment même, tout passa par celle voie : c’est quand les pirates des côtes et les brigands de Cilicie interdirent l’accès du pays par le Sud ; on ne put y pénétrer que par la vallée du Méandre, et nous avons déjà vu que ces circonstances firent attribuer temporairement à l’autorité du gouverneur d’Asie une partie des territoires auxquels aboutissait ce chemin.

Auguste à son tour s’est préoccupé de l’aménagement et de l’entretien de la voie royale, et le premier des Empereurs romains est l’auteur de la seconde impulsion vigoureuse donnée à la construction des routes en Asie. La troisième est due à Vespasien, qui a d’ailleurs attaché son nom à la réfection générale des chaussées de l’Empire. Des milliaires retrouvés attestent notamment qu’il répara la route d’Éphèse à Pergame[9], en 75. Enfin Septime-Sévère, dans les toutes dernières années du IIe siècle, poussa activement et avec méthode cet ordre de travaux ; il créa entre autres une série de voies secondaires rayonnant de Cibyra, devenue ainsi caput viarum, et fit rétablir dans leur état primitif celles que le temps avait endommagées[10]. Un de ses principaux agents d’exécution fut le gouverneur Hedius Lollianus Gentianus[11]. Après lui, le rôle des fonctionnaires romains est plus difficile à reconnaître exactement, celui des cités s’étant accru, puisque la charge retomba tout entière sur elles[12] ; néanmoins des milliaires portent encore le nom d’Aufidius Marcellus, proconsul sans doute sous Élagabale[13], et nous voyons que la route de Sardes à Smyrne, déjà réparée par Lollianus, sous Septime-Sévère, fut encore l’objet des soins d’Aurélien et de Dioclétien, et même (mais cette fois nous dépassons les limites chronologiques de cette étude) de Constantin et ses fils, ainsi que de Valentinien et Valens[14].

Il est clair que depuis longtemps les motifs stratégiques qui avaient dicté les plans de M’. Aquilius ne se justifiaient plus ; ils cédèrent la place à des préoccupations d’ordre purement économique et commercial. La proconsulaire étant dégarnie de troupes, il ne s’agissait plus de faire parcourir ces chemins par des hommes armés, mais par les caravanes de marchands, qui transportaient, surtout à Éphèse, principal port d’embarquement, les denrées de la riche péninsule. Il y eut bien encore des voies militaires en Asie Mineure, mais on les recula peu à peu, avec les limites de l’Empire, toujours plus à l’Est ; de bonne heure elles se trouvèrent groupées à l’extrême frontière orientale, auprès du royaume des Parthes, les redoutables ennemis campés aux approches de l’Euphrate. Il nous faut rechercher le schéma d’ensemble et les directions maîtresses du réseau de routes de l’Asie[15].

La plus importante, ai-je dit, est la voie gréco-romaine parlant de la capitale, Éphèse, et, par Apamée, se prolongeant vers l’Est, bien au-delà de la province qui nous intéresse. En Asie même, elle passait par Magnésie du Méandre, Tralles, Laodicée du Lycus, Colosses et Sanaos[16] ; elle franchissait le fleuve à Antioche de Carie, au lieu de suivre la rive Nord du Méandre et du Lycus, où l’on trouve aujourd’hui un meilleur chemin. Primitivement, grandes villes et stations se pressaient sur la rive gauche, du même côté que Milet, avant-port maritime de la vallée du Méandre. Éphèse le supplanta par la suite ; seulement le trafic, habitué de vieille date à la rive méridionale, mit longtemps à l’abandonner.

Mais, plus au Sud du fleuve, on remarque toute une rangée de villes très actives ; aussi une route particulière, suivant la vallée du Morsynos, affluent du Méandre, et aboutissant à Aphrodisias, les réunit à la grande ligne. Un peu en amont du confluent des deux rivières, on jeta un pont pour passer sur la rive droite ; en face était la ville d’Antioche ; son nom même indique qu’elle fut fondée très peu de temps avant l’occupation romaine[17]. Tralles était également un lieu de rencontre ; c’est en ce point que la route principale rejoignait celle venant de la Carie sud-orientale par Alabanda, restaurée par Lollianus Gentianus à partir de Stratonicée[18].

La grande artère Apamée-Éphèse se trouvait doublée par une autre, parallèle, mais de moindre importance par son transit, qui joignait Smyrne et Acmonia, en passant par Sardes, Méonie, Satala, Temenothyra, Trajanopolis[19]. De Magnésie du Sipyle, cette voie détachait un embranchement sur l’industrieuse cité de Thyatira[20]. Éphèse et Smyrne furent naturellement reliées par la route la plus directe possible. Mais en outre, de distance en distance, les grandes métropoles servaient de points de départ à des chemins intermédiaires entre les deux lignes maîtresses. Ainsi de Sardes à Éphèse, on allait directement par Hypaepa[21]. De même, de Sardes à Laodicée, par Philadelphie, Tripolis et Hiérapolis ; au Nord de Sardes, cette voie poussait même jusqu’à Pergame, par Thyatira et Germe[22]. Et Philadelphie fut regardée comme un centre assez important pour qu’on le reliât directement à Acmonia par une voie secondaire, mais spéciale, qui, à partir de cette dernière ville, continuant dans la même direction, devenait la route principale conduisant jusqu’aux confins de la Phrygie ; elle côtoyait le Tembris, s’allongeant devant Appia, Cotiaeum, atteignait Dorylée[23], et les produits de l’arrière-pays parvenaient aisément jusqu’à la capitale.

Seulement cette route ne dessert pas la partie riche et peuplée de la Phrygie nord-orientale, comprenant à la fois ce qu’on appellera plus tard Phrygie salutaire et Phrygie pacatienne. De Dorylée encore part donc un autre chemin qui se prolonge jusqu’au terminus proprement asiatique de la ligne du Méandre, Apamée, en passant par Nacolea, Okoklia, et Brouzos, d’où un embranchement emprunte la vallée du Glaucus, qui coule dans la direction d’Hiérapolis et de Laodicée, baignant Euménie et Lounda[24] ; il évitait le détour par Apamée aux voyageurs venus des parties reculées de la Phrygie.

Voilà donc les grandes voies du commerce asiatique. Les principaux centres sont d’ailleurs rattachés aux régions voisines par des rameaux secondaires. La Phrygie méridionale est généralement prospère ; la vie urbaine s’y présente assez dense et active ; le pays, montagneux, se prêterait mal au transit, si on ne l’avait sillonné de voies de communication artificielles, nombreuses et commodes. Apamée y a été comme une gare centrale, un point de croisement ; on s’y rendait directement d’Euménie[25] ; de là encore, on pouvait, suivant à peu près la limite de la province, gagner une des villes les plus méridionales, Cibyra[26], reliée d’autre part à Laodicée du Lycus, en même temps que les villes intermédiaires, Themissonion et Eriza[27]. Les contreforts de la Phrygie Paroreios sont pareillement bordés de cités ; celles de l’Ouest se trouvent desservies par la route Apamée-Docimium, passant par Prymnessos, Synnada et Metropolis[28] ; celles de l’Est, Kaballa, point extrême, Hadrianopolis, Philomelium, Julia, Polybotos sont jointes entre elles par un chemin qui coupe la grande ligne Nacolea-Brouzos et, à l’autre extrémité, pénètre en Lycaonie. A Nacolea encore se rendent les marchands d’Amorion et d’Orcistos[29] par un nouveau tronçon de voie.

La Mysie et les régions les plus septentrionales de la province cherchent des débouchés du côté des comptoirs de la mer Egée. Cyzique, qui est elle-même un port, garde néanmoins par terre des relations avec les rivages de l’Archipel : une longue route mène de là, par Poimanenon, vers Pergame[30], où aboutit une antre voie, à peu près parallèle à la précédente, qui dessert, par Hadrianotherae, la ville de Miletopolis sur le Macestos[31], et, de Pergame, conduit aisément vers Smyrne et Ephèse.

Autre création, qui était évidemment nécessaire : la navigation n’offre pas de difficultés sur les côtes de l’Asie ; néanmoins il importait de pouvoir suivre les bords du continent sans quitter la terre ferme, ne fut-ce, par exemple, que pour contrôler les opérations des agents des douanes maritimes ; on a donc construit une route qui passe successivement par tous les centres de population situés sur le rivage ou à très peu de distance. Elle part au Nord de Cyzique, traverse notamment Parium, Lampsaque, Abydos, Dardanos, Ilium, Alexandria Troas, Assos, Antandros, Adramyttium — et cette dernière ville avait un embranchement sur Pergame[32] — puis Attaea, Elæa[33], Myrina, Cymé, Smyrne, Téos, Lébédos, Colophon, Éphèse[34], Milet, Myndos, et même Cnide, etc.

Ainsi, mettons à part celle dernière route côtière, qui a un caractère et répond à un but particuliers ; quelle est la physionomie générale du réseau ? On peut la décrire en quelques mots : Il y a une artère considérable, la vallée du Méandre, avec son débouché un peu extérieur à elle-même, Éphèse ; une route suit exactement la rivière et, quelque temps, son affluent le Lycus, jusqu’à Laodicée ; de là, soumise aux conditions topographiques qui ont déterminé l’alignement de la frontière de la province, elle s’infléchit dans la direction du Nord-Est, et se continue jusqu’aux extrémités de la Phrygie, où elle atteint Nacolea et Dorylée, en passant, selon les besoins, par Apamée ou Euménie. Elle draine la plus grosse part de tout le commerce asiatique.

Mais les deux vallées du Méandre et du Glaucus ont leur pendant, un peu plus au Nord, dans les vallées, parallèles aux précédentes, de l’Hermus et du Tembris, parsemées de cités, quelquefois florissantes, de distance en distance. En effet, pour permettre aux habitants de ces villes de gagner la première grande voie que je viens de décrire, il eût fallu tracer dans un pays montueux une série de chemins perpendiculaires. Mieux valait que toutes fussent desservies par une route suivant la vallée de l’Hermus ; à l’extrémité de celle-ci, à Smyrne, en un court trajet, les objets de transit avaient vite fait de refluer sur Éphèse. D’où une deuxième artère, marquée par Smyrne, Sardes, Acmonia et encore Dorylée comme étapes principales, assez analogue à la précédente, mais beaucoup moins fréquentée.

De loin en loin, quelques chemins secondaires relient ces stations diverses sans masquer l’allure général du réseau, ni son orientation d’abord Ouest-Est, puis Sud-Ouest — Nord-Est. Ces mêmes directions sont encore celles des routes qui s’enfoncent dans les provinces limitrophes, de Miletopolis à Pruse de Bithynie, de Dorylée à Nicée, également bithynienne, d’Amorium à Pessinonte de Galatie, de Philomelium à Laodicée brûlée eu Lycaonie. Poursuit-on plus au Sud, on constate que les chemins qui conduisent dans les régions voisines subissent une déviation ; cette fois ils s’avancent du Sud-Est au Nord-Ouest ; ainsi font les voies d’Apamée à Antioche de Pisidie, et de Cibyra à Isinda, ville de la même province. C’est qu’elles aussi tendent à rejoindre la vallée du Méandre, qui, par rapport à ces localités, est un peu septentrionale ; toutes les chaussées excentriques y aboutissent et forment autour d’elle une sorte d’éventail qui aurait son centre à Éphèse. Plus exactement encore, si la comparaison ne devait pas paraître un peu précieuse, nous aurions là une sorte d’entonnoir, dont la Phrygie et la Pisidie représentent le cône, et la vallée du Méandre l’étroit cylindre.

Effet naturel, dira-t-on, de la configuration du pays et de la situation des parties les plus riches. Dans une large mesure l’explication serait juste, mais elle ne suffit pas. M. Ramsay, sur la carte de sa Géographie historique de l’Asie Mineure, a marqué de couleurs différentes les routes dont je viens de présenter le tableau et celles de l’époque byzantine ; ces dernières s’allongent assez normalement vers Constantinople. Et pourtant la nature du pays n’a pas changé, mais les maîtres de l’Asie ont transporté ailleurs leur capitale et cela a suffi pour déplacer le courant commercial. Durant le Haut-Empire, il se dirige vers Rome ; avec cette métropole se font les échanges les plus actifs, et même les habitants de l’intérieur lui portent à l’envi leurs marchandises, comme ils lui adressent l’hommage sans cesse renouvelé de leur obéissance et de leur respect un peu servile.

 

 

 



[1] Il est en tout cas un ordre de constructions qui fait à peu près défaut dans l’Asie proconsulaire : ce sont les ouvrages militaires, superflus dans une région aussi pacifiée. Il n’est question même que très exceptionnellement de réfections de murs des villes Téos : LEB., III ; Laodicée du Lycus : CIG, 3949 = RAMSAY, Cities, I, p. 74). Les forteresses ruinées dont parle M. RADET (La Lydie et le monde grec au temps des Mermnades, Paris, 1892, p. 23 sq.) datent, très vraisemblablement, ou des temps macédoniens, ou de l’époque byzantine, également troublés. Cf. cet ouvrage, à l’endroit cité, pour la question des routes.

[2] Cf. CIL, III, 141924.

[3] Une mention spéciale est due à Antigone, qui avait un important service de courriers (Cf. HAUSSOULLIER, Milet et le Didymeion, p. 19, note 3) ; les routes établies ou restaurées par les Diadoques étaient du reste voisines de la côte, et nous ne savons pas qu’elles s’enfonçassent profondément dans l’intérieur (exemple d’une voie déclassée et remplacée par une autre dans la région de Milet : HAUSSOULLIER, ibid., p. 78, l. 41).

[4] V. RAMSAY, Historical Geography, p. 84.

[5] BCH, XI (1887), p. 455, n° 18 : La très brillante ville de Thyatira a construit les routes sous le proconsulat d’Aufidius Marcellus. Cf. BCH, I (1877), p. 101 ; Smyrne : CIL, III, 171. — MOMMSEN, Hist. rom., trad. fr., X, p. 139-140.

[6] V. Démosthène BALTAZZI, BCH, XII (1888), p. 374.

[7] V, 52 - 54 ; cf. 52, 2.

[8] RAMSAY, Historical Geography, p. 21.

[9] BCH, XII (1888), p. 374 ; cf. Μουσεΐον, 1876, p. 1 et 2 ; JHSt, II (1881), p. 47.

[10] RAMSAY, Cities and Bishop., I, p. 332, et The Church in the Roman Empire before A. D. 470, p. 32.

[11] Cf. le milliaire publié par MM. PERDRIZET et JOUGUET, découvert entre Magnésie du Méandre et Tralles (BCH, XIX, 1895, p. 319a), et l’inscription de Smyrne, sur la route de Sardes (LEB., 8 = CIG, 3179).

[12] Et alors la contribution des riches dut être plus d’une fois sollicitée et empruntée : témoin le cas de Nicétas de Smyrne, célèbre pour sa participation généreuse à d’importantes constructions de chaussées (PHILOSTR., V. soph., I, 19, p. 511). Une inscription de Smyrne nous donne une liste de personnes qui ont contribué de leurs bourses à l’aménagement du port (LEB., 2 = CIG, 3144).

[13] V. G. RADET, inscription de Thyatira. BCH, XI (1887), p. 455, n° 18.

[14] LEB., 8.

[15] Cf. la liste exacte et complète, mais assez désordonnée, que donne M. VAGLIERI dans l’article Asia du Dizionario de RUGGIERO.

[16] Table de Peutinger, 9, 5-10, 1.

[17] RAMSAY, Cities and Bishoprics, I, p. 160.

[18] CIL, III, 179-183, 6094, 7205-7207.

[19] LEB., 6-9 ; CIG, 3179, 3180.

[20] Table de Peutinger, 9, 4 ; CIL, III, 470 à 478, 7190 à 7204.

[21] Table de Peutinger, 9, 1-5.

[22] Table de Peutinger, 9, 4-10 ; CIL, III, 7177.

[23] Table de Peutinger, 9, 3-4 ; CIL, III, 7168 sq. ; JHSt, VIII (1887), p. 504 sq. ; RAMSAY, Cities and Bishoprics, II, p. 588 sq.

[24] Table de Peutinger, 9, 3-10 ; cf. CIL, III, 7173.

[25] Table de Peutinger, 10, 1.

[26] American Journal of Archeology, 1888, p. 269 ; BCH, II (1878), p. 597.

[27] Amer. Journ., 1887, p. 365.

[28] CIL, III, 7171 sq.

[29] Table de Peutinger, 9. 3. — Cf. CIL, III, 7000.

[30] Table de Peutinger, 9, 2-5 ; LEB., 6 ; CIL, III, 7083 à 7089 ; JHSt, II (1881), p. 44 sq. ; BCH, XII (1888), p. 374, n° 30 ; Μουσεΐον, 1870, p. 1 et 2.

[31] Table de Peutinger, 9. 3.

[32] Table de Peutinger, 9, 1-3 ; CIL, III, 466 à 469, 7181 et 7182.

[33] Table de Peutinger, 9, 3-1.

[34] Table de Peutinger, 9, 5.