LA PROVINCE ROMAINE PROCONSULAIRE D’ASIE

DEPUIS SES ORIGINES JUSQU’À LA FIN DU HAUT-EMPIRE

 

TROISIÈME PARTIE — L’ADMINISTRATION ROMAINE : SES AGENTS, SES SERVICES, SES CRÉATIONS EN ASIE

CHAPITRE IV — LA JUSTICE ROMAINE ET LES CONVENTUS JURIDICI

Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer

 

 

Nous avons vu que les Romains avaient abandonné en principe aux villes libres le droit de juridiction sur leurs habitants, — peut-être même sur ceux qui jouissaient du droit de cité romaine, — franchise qui paraît avoir été respectée au début, mais dont les gouverneurs arrivèrent bientôt à ne plus tenir compte. Par contre, la masse des villes sujettes restait soumise au proconsul, qui possédait le droit d’y juger tous les procès civils, d’y poursuivre tous les délits. Dans la pratique néanmoins, les magistrats des cités sans autonomie n’étaient pas dépourvus de toute compétence judiciaire. Il en est une qu’on devait bien forcément leur laisser, elle concerne les infractions aux règlements de police, commises en général par de petits commerçants, contraventions sans importance, mais qu’il importait de punir au plus tôt, et qui ne pouvaient relever de la juridiction du proconsul. Nécessairement, cette sorte de justice de paix resta confiée aux pouvoirs municipaux. Nous voyons des amendes de police imposées à Ilium, à l’époque d’Auguste, par différents fonctionnaires, les prytanes, les nomophylaques[1]. C’est une cité libre, mais peut-on admettre qu’il en fût autrement dans les autres ? L’atimie pour dettes, prononcée contre certains citoyens d’Éphèse au temps de Mithridate[2], devait bien provenir, dans un certain nombre de cas tout au moins, d’amendes non payées, infligées par les magistrats de la cité ; et il n’est pas sûr qu’à cette époque Éphèse fût autonome. De même, au civil, les contestations ne mettant en jeu qu’un intérêt très minime ont été vraisemblablement tranchées par des autorités locales. Mais en dehors de ces cas particuliers, le gouverneur demeure le juge des provinciaux ; il peut exercer personnellement ces fonctions ou les déléguer à ses auxiliaires ordinaires, le questeur ou les légats[3]. Il n’y a pas, dans les diverses villes d’Asie, de personnage romain siégeant dans un tribunal d’une façon permanente ; la justice est rendue en tournées, que le proconsul ou son remplaçant accomplit périodiquement dans les différentes parties de la province. Il ne fait que diriger l’exercice de la justice ; il tient des assises, et bien qu’il ne se déplace pas sans une nombreuse escorte, ce n’est pas celle-ci qui constitue le tribunal ; ses assesseurs sont choisis parmi les citoyens romains de la ville où il s’arrête, si les intéressés sont eux-mêmes citoyens romains ; si les justiciables sont des indigènes, le gouverneur réunit autour de lui, et en assez grand nombre, semble-t-il[4], les notables et principaux de la région, citoyens romains ou non ; là encore, privilège pour la classe riche. Ce genre de tribunal, qui n’est pas particulier à l’Asie, s’appelle un conventus, parce qu’il résulte de la simple réunion de gens qui se rassemblent, conveniunt. Mais le mot a encore un antre sens dérivé du premier ; la proconsulaire a été divisée en circonscriptions appelées conventus juridici[5].

Ce juge itinérant ne s’astreint pas en effet à visiter chaque année toutes les localités de la province ; les justiciables aussi se déplacent, mais leurs déplacements sont limités ; le conventus juridicus représente une étendue de terrain, et le proconsul ne se rend annuellement, pour rendre la justice, que dans une des villes qui se trouvent comprises dans les limites de ce territoire. C’est là que les délinquants sont envoyés et que doivent être portées les plaintes civiles. Nous devons à Pline l’Ancien l’énumération des conventus de la province d’Asie, dénommés d’après une des villes les plus considérables qui s’y trouvaient situées. Il donne en même temps pour chacun d’eux la nomenclature des peuples principaux qui en dépendent, et sous leur forme latine[6]. Voici donc ces conventus, d’après leurs capitales respectives : Cibyra ou Laodicée du Lycus (§ 105), Synnada (ibid.), Apamée (§ 106), Alabanda (109), Sardes (111), Smyrne (120), Éphèse (ibid.), Adramyttium (122), Pergame (126)[7].

Le gouverneur n’était obligé, pour l’exercice de ses fonctions judiciaires, à choisir aucune ville plutôt qu’une autre ; rien ne prouve que le Sénat ou l’Empereur lui fît un devoir d’établir un certain roulement entre les cités du conventus pour la tenue des assises ; il lui fallait seulement séjourner régulièrement dans une ville de chaque conventus. Cicéron, lorsqu’il voyageait en Cilicie, sa province, s’arrêta successivement, pour y rendre la justice, à Apamée, Synnada, Philomelium ; au retour, à Laodicée du Lycus, il vit comparaître devant lui tous les plaideurs ou les inculpés des régions d’Apamée, Cibyra, de l’Isaurie et de la Lycaonie[8]. On voit qu’à cet égard le gouverneur jouissait d’une assez grande liberté.

J’ai dit que le conventus était généralement dénommé, non d’après la ville la plus importante, mais d’après une des plus importantes, où se tenaient d’ordinaire les tribunaux ; Pline dit ainsi : (jurisdictio) una appellatur Cibyratica, conveniunt eo XXV civitates celeberrima urbe Laodicea. Cet usage fut même poussé jusqu’à l’absurde : Alabanda était une ville libre, et néanmoins elle donna son nom à un conventus, alors que sa qualité d’autonome devait la soustraire à la juridiction romaine[9] ; elle n’y fut probablement pas soumise au début, et quand des assises se tenaient à Tralles[10], c’est que cette ville dépendait du district d’Alabanda[11].

Et maintenant voici, d’après Pline, les peuples ressortissant à chaque conventus : In eo conventu (Cibyratico) Hydrelitae, Themisones, Hierapolitae. — A Synnada conveniunt Lycaones, Appiani, Eucarpeni Dorylaei, Midaei, Julienses et reliqui ignobiles populi XV. — Tertius Apameam vadit ; ex hoc conventu deceat nominare Metropolitas, Dionysopolitas, Euphorbenos, Acmonenses, Peltenos, Silbianos, reliquos ignobiles IX. — Longinquiores eodem foro (d’Alabanda) disceptant Orthronienses, Alindienses, Euhippeni, Xystiani, Hydissenses, Apolloniatae, Trapezopolitae, Aphrodisienses liberi. — Conveniunt in jurisdictionem Sardianam Macedones Cadueni, Philadelpheni, Maeonii, Tripolitani et Antoniopolitae, Apollonhieritae, Mesotimolitae et alii ignobiles[12]. — Smyrnaeum conventum magna pars et Aeoliae fréquentat[13] praeterque Macedones Hyrcani et Magnetes a Sipylo. — Ephesum remotiores conveniunt Caesarienses[14], Metropolitae, Cilbiani, Mysomacedones, Mastaurenses, Briullitae, Hypaepeni, Dioshierilae[15]. Deportant Adramyttium negotia Apolloniatae a Rhyndaco, Eresii, Miletopolitae, Pœmaneni, Macedones Asculacae, Polichnaei, Pionitae, Cilices Mandacandeni, Abretteni et Hellespontii appellati et alii ignobiles[16]. — Ad Pergamenam jurisdictionem conveniunt Thyatireni, Mossyni (= Mosteni), Mygdones, Bregmeni, Hierocometae, Perpereni, Tiareni, Hierolophienses, Hermocapelitae, Altalenses, Panteenses, Apollonidienses aliaeque inhonorae civitates[17].

On ne peut manquer d’être frappé d’un fait : Pline cite là des noms de populations pour nous fort obscurs, et par contre il range apparemment parmi les populi ignobiles et les inhonorae civitates, puisqu’il ne les désigne pas, des peuples et des localités infiniment plus connus. J’en conclurais à l’impossibilité de décider si la liste de Pline est complète, et de tracer le contour des conventus juridici qu’il indique, besogne qui a pourtant été tentée[18]. Complète ou non, cette liste s’est-elle encore accrue au cours des trois premiers siècles de notre ère ? Marquardt ajoute Cyzique et Philadelphie, parce que dans ces deux villes, au temps d’Ælius Aristide, on trouve des tribunaux[19] ; un cas du moins n’est pas douteux : c’est celui de Thyatira, jadis ressortissant au district de Pergame, et dont Caracalla fit un chef-lieu de conventus spécial[20]. Il est clair que, par suite, la superficie des conventus limitrophes a dû être modifiée, si même ce remaniement n’affecta pas tous les districts judiciaires de la province. L’honneur fait à Thyatira était fort estimé et très recherché, comme ou le voit par le discours de Dion de Pruse à Apamée[21] ; il y avait aussi profil matériel pour la ville, grâce au concours de populations que la tenue d’un tribunal y amenait.

Il est vrai que ces solennités s’espacèrent à la longue ; le proconsul trouvait sans doute ces tournées si fréquentes un peu pénibles et trop absorbantes. Il pouvait du reste, si des ordres spéciaux ne venaient pas le lui interdire, évoquer les affaires et appeler les parties devant un autre conventus que leur conventus naturel[22]. Il est probable qu’il s’y décidait, lorsque le nombre des procès à instruire et à juger, dans les limites d’une circonscription donnée, était peu considérable. Dans un pays aussi vaste que l’Asie, dont on ne gagnait les confins qu’au bout de longues journées de voyage, ces combinaisons s’imposaient ; le système de la délégation de pouvoirs venait enfin fort heureusement diminuer les fatigues qui, sans cela, eussent été imposées au fonctionnaire, d’âge avancé parfois, qu’était le proconsul d’Asie.

Quant aux notables qui habitaient près de la frontière du conventus, ils n’étaient peut-être pas toujours enthousiasmés de leur convocation. Dion expose, dans le même discours, qu’à en croire la renommée le conventus se réunira désormais à des intervalles de plus d’une année. S’il est exact que cette réforme eut lieu, le règlement des affaires ne s’en trouva pas facilité, ni le maintien de l’ordre public. Quoi qu’il en soit de ce point obscur, la ville chef-lieu se considérait comme très favorisée : sans doute les assises ne se tenaient pas toujours sur son territoire, mais son tour de les accueillir revenait plus fréquemment. Enfin, même en dehors le ces circonstances, la vanité municipale devait encore trouver son compte à des appellations honorifiques, et cela explique comment Alabanda, ville libre et pourvue en droit d’une juridiction indépendante, se fit une joie d’être à la tête d’un district judiciaire romain. Et dans le silence des textes et des inscriptions, très sobres de détails sur la juridiction en Asie du proconsul et de ses délégués, ce nous est une raison nouvelle de croire que cette juridiction était généralement bien accueillie.

 

 

 



[1] SCHLIEMANN, Ilios, trad. de M. EGGER, p. 824 ; inscription mieux publiée par M. HAUSSOULLIER, Revue de Philologie, XXIII (1899), p. 165,et par M. Al. BRUCKNER, Ath. Mit., XXIV (1899), p. 451.

[2] LEB., 136a = DARESTE, HAUSSOULLIER, REINACH, Inscr. jur. gr., 4.

[3] Cf. FRÄNKEL, 410 ; inscription élevée à Pergame en l’honneur d’un δικαιοδοτοΰντα, lequel n’est autre que L. Antonius, père du triumvir Marc-Antoine, et a le titre de quaestor pro praetore. Pour le légat juge suppléant, cf. ARISTID., I, p. 527 Dind. ; CICÉRON, pro Flacco, 21, 49. — Sous la République, les pouvoirs judiciaires du gouverneur sont généralement délégués au questeur, quand le proconsul ne veut pas les exercer lui-même. Pourtant déjà alors la délégation commence à se faire au profit des légats, et sous l’Empire c’est le cas le plus ordinaire. Les légats ont même compétence que le gouverneur ; ils arrêtent pareillement la composition du tribunal. Seulement ils n’ont pas le jus gladii, pouvoir déjà délégué entre les mains du proconsul, et que celui-ci ne peut lui-même déléguer à un autre. Par suite il reste seul juge pour les crimes d’extrême gravité (Cf. MOMMSEN, Röm. Strafrecht, p. 246-248).

[4] Un texte unique nous permettrait de proposer un chiffre pour l’époque d’Hadrien. Πολέμων, raconte PHILOSTRATE (V. Soph., I, 22, 6) έπεδήμει ταϊς Σάρδεσιν άγορεύων δίκην έν τοϊς έκατόν άνδράσιν, ύφ' ών έδικαιοΰτο ή Λυδία. Est-ce bien du conventus juridicus de Sardes qu’il veut parler ? Oui, d’après l’interprétation de M. Is. LEVY (Rev. Et. gr., XII (1899), p. 278, note 3). La chose ne va pas sans difficultés : la Lydie n’appartenait pas tout entière à la circonscription de Sardes ; elle dépendait en notable partie de celles de Pergame, d’Éphèse, de Smyrne. Un jury de cent personnes semble excessif pour des affaires qui demandaient à être rapidement expédiées. Il s’agit en outre très vraisemblablement d’une cause civile : le plus riche des Lydiens, κινδυνεύων περί τής ούσίας, avait choisi Polémon pour avocat. Mais Sardes ne jouissait pas de l’autonomie ; Rome ne lui aura laissé aucune juridiction importante. Les suffrages des divers jurés devaient être donnés par acclamation collective, conforme sans doute à celui du magistrat romain qui présidait. Enfin celui-ci ne siégeait pas tous les ans dans chaque conventus : dans le cas visé celui de Sardes tranchait, je pense, tous les procès ouverts dans les circonscriptions voisines. Du reste les mots ή Λυδία et le nombre cent ne sont pas forcément d’une exactitude rigoureuse. — On pourrait à la rigueur songer à la boulé : à Mylasa, elle connaissait des infractions au règlement sur le change (BCH, XX (1896), p. 523 sq.) ; devant elle comparut à Catane (Sicile) un esclave faussement accusé par Verres (CICÉRON, Verr., II, I, 45, 100 : rem cunctus senatus Catinensium legibus judicat). Néanmoins ce sont là des procès assez particuliers, et si peu précis que soit Philostrate, il faut tenir compte de son expression très générale : έδικαιοΰτο ή Λυδία.

[5] En grec διοίκησις. — CICÉRON, Ep. ad. Fam., XIII, 67, 1.

[6] PLINE, H. N., V, 103 sq.

[7] MARQUARDT a ajouté à la série d’autres conventus, dont on a reconnu l’inexistence : Euménie, Tralles, Philomelium ; en ce qui concerne cette dernière ville, l’hypothèse est combattue nettement par le témoignage de Pline lui-même, § 95 : hos (Pisidas) Lycaonia, in Asiaticam jurisdictionem versa, cum qua conveniunt Philomelienses..... alter conventus a Synnada accepit nomen, conveniunt Lycaones. Ce passage montre bien que les Lycaoniens appartenant à la province d’Asie étaient rangés dans le conventus de Synnada. Quand Cicéron réunit son tribunal à Philomelium, toute la Lycaonie lui était soumise ; il était alors gouverneur de Cilicie. Peut-être à cette date, et pour quelques années, la situation de Philomelium fut-elle différente, mais on voit clairement qu’elle n’était chef-lieu d’aucun conventus particulier quand la région fut rattachée à l’Asie.

[8] Forum, Apamense, Cibyraticum, Isauricum, Lycaonicum. — CICÉRON, ad Fam., III, 8 ; XV, 4 ; ad Att., V, 21, 9 ; VI, 2.

[9] Alabanda libera quae conventum eum cognominauit (loc. cit.).

[10] CICÉRON, pro Flacco, 29, 71 ; JOS., Ant. jud., XIV, 10, 21.

[11] Une inscription, tellement mutilée qu’on n’en peut retrouver le sens général, a été copiée par BURESCH à Kula, en Méonie, entre l’Hermus et le Kogamus (Aus Lydien, p. 89 sq. ; cf. Ath. Mit., XVI (1891), p. 36 sq.). — A la ligne 11, on peut restituer : άγέτω τ[ήν] άγορά[ν] τ[ών δικών.....] τή πεν[τ]εκαιδεκά[τη] ό τών [Τετρα]πυργειτ[ώ]ν δήμος. — Cette expression indique une réunion du conventus juridicus (cf. ARISTID., I, p. 525 Dind.). Or elle a lieu en dehors du chef-lieu, qui était ici Sardes.

[12] M. RAMSAY s’est attaché à compléter quelques-unes de ces nomenclatures de Pline, qui laissent évidemment des lacunes. — V. Historical Geography of Asia Minor, p. 118-120. — Il ajoute pour le conventus de Sardes les noms de villes ou de peuples suivants : Tmoleïtae, Blaundos, Sala, Tralla, Temenothyra-Flaviopolis, Grimenothyra-Trajanopolis, Ancyre, Satala, Saïttae, Silandos, Bagis, Tabala, Daldis, Synaos. — Mais comment prouver tout ceci ? Et ces noms ne sont pas tous ignobiles.

[13] C’est ce qui décide M. Ramsay à lui attribuer : Leuké, Phocée, Cymé, Myrina, Larissa, Neonteichos, Temnos, Clazomène, Erythrée, Lébédos, Téos, Nymphaeum.

[14] Sont-ce les habitants de Tralles ?

[15] Additions de M. Ramsay : Notion, Colophon, Teira, Magnésie du Méandre, Nyta, Neapolis, Priène.

[16] M. Ramsay y ajoute Cyzique, qui est dans la même région.

[17] Et M. Ramsay complète arbitrairement avec Elaea, Aegae, Acrasos, Pitane, Nacrasa, Hadrianopolis.

[18] Cf. Otto CUNTZ, Agrippa und Augustus, dans les Fleckheiseit’s Jahrbücher, XVIIer Supplementband, 1890, p. 496 sq.

[19] ARISTID., I, p. 530 Dind. ; mais une formule comme celle-ci : έν Φιλαδελφία δικαστηρίοις..... άφέσιμος ήμέρα, n’a rien de décisif ; on n’y voit pas nettement Philadelphie chef-lieu de conventus.

[20] M. CLERC, BCH, X (1886), p. 417 (= année 215).

[21] Or. XXXV, 17 ; II, p. 70 R.

[22] Cf. MOMMSEN, Ath. Mit., XXIV (1899), p. 281, note 1.