LA PROVINCE ROMAINE PROCONSULAIRE D’ASIE

DEPUIS SES ORIGINES JUSQU’À LA FIN DU HAUT-EMPIRE

 

PREMIÈRE PARTIE — FORMATION ET VICISSITUDES GÉNÉRALES DE LA PROVINCE

CHAPITRE III — LE TERRITOIRE DE LA PROVINCE - SES LIMITES

Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer

 

 

Débarrassé d’Aristonicus au bout de quatre longues années, le gouvernement romain pouvait songer à s’installer dans sa nouvelle possession. Les territoires dont il héritait formèrent naturellement une provincia, qu’on appelle provincia Asia. Pourquoi ce nom ?

Trouver une appellation proprement géographique et justifiée par un usage ancien eut été difficile, du moment qu’elle devait désigner un assemblage factice de populations et de pays divers. Les Romains ne prirent pas la peine de chercher longtemps. Οί δέ, nous dit Strabon[1], άπέδειξαν τήν χώραν προσαγορεύσατες όμώνυμον τή ήπείρω. On appelait déjà Asie, comme aujourd’hui, le continent tout entier ; j’entends naturellement ce qu’on en connaissait. Les Romains l’abordaient par sa partie la plus rapprochée de l’Italie ; à cette partie ils donnèrent le nom de tout le continent. Les gens du pays ne s’habituèrent pas sans peine à cette dénomination. Un voit les historiens grecs employer des circonlocutions bizarres pour distinguer la nouvelle province de ce qui s’appelle chez eux Asie. Appien dit : ή άμφί ou ή περί τό Πέργαμον Άσία[2], Pergame étant le noyau de la province. Ailleurs[3] il emploie une expression plus singulière encore, adoptée également par Dion Cassius (XXXVIII, 38) : ή Άσία ή περί τήν Ίωνίαν. Le géographe Ptolémée, voulant traiter de la province même, intitule son chapitre : ή ίδίως καλουμένη Άσία. Varron prend soin de prévenir toute confusion : Ut Asia, sic caelum dicitur modis duobus : nam et Asia quae non in Europa, in qua etiam Syria ; et Asia dicitur prioris pars Asiae, in qua est Ionia, ea provincia nostra[4].

Un écrivain, qui vivait vers le début de l’ère chrétienne, Hellène sans compromission du reste, Strabon, nous laisse entrevoir qu’entre ces deux Asies, l’Asie romaine, petit district administratif, et l’Asie des géographes, vaste terre aux limites inconnues, les Grecs de son temps en concevaient une troisième[5]. Ainsi, cette nouvelle Asie, on le voit immédiatement, comprend tous les pays du continent habités par des Grecs, et ceux où des Grecs se sont établis en nombre ; le reste de l’Asie mineure n’en fait pas partie. Ce n’est guère en somme, qu’une région côtière[6] en fer à cheval, de la mer Noire à Chypre ; on y joint aussi les έθνη, cantonnés un peu plus dans l’intérieur, parce qu’ils ont été fortement mélangés d’éléments helléniques. Et du reste, remarquons que la description de Strabon, très détaillée quant au littoral, est infiniment réduite pour l’intérieur, à part les vallées, où il y a eu de bonne heure des cités grecques. J’ai tenu à citer ce passage, parce qu’il me parait révéler chez les Hellènes du début de l’Empire, en dépit de la domination étrangère, un véritable sentiment ethnique, je ne dis pas national, car il est incapable de les grouper tous pour une action commune ; il leur inspire seulement un certain orgueil[7]. Les Romains ont eu l’intelligence de le comprendre et le bon esprit de le respecter.

Ils furent moins timides, et ils le pouvaient, dans l’établissement de leurs districts administratifs et la division du territoire grec sur le continent asiatique. En droit, ils prenaient, par héritage, possession du royaume d’Attale ; en fait ils recueillaient les fruits d’une véritable, conquête antérieurement accomplie et dépassant les bornes de ce royaume, fruits mis soigneusement en réserve pour le jour, cette fois venu, de leur pleine maturité. Je rappelle l’étendue du legs : les territoires soumis aux souverains de Pergame enrichis par Rome même comprenaient : Mysie et Troade, Lydie, Chersonèse de Thrace, Lycaonie, Phrygie mineure, une partie de la Carie, Telmessos de Lycie ; une bonne part de la Carie était exclue et apparemment aussi les îles.

On voit, au premier coup d’œil sur une carte, la bizarrerie de ce royaume, complètement dépourvu d’unité et de concentration. Les Romains avaient eu peut-être leurs raisons, que nous ignorons, pour le délimiter ainsi soixante ans auparavant. En outre, après la guerre d’Antiochus, ils connaissaient sans doute l’Asie beaucoup moins qu’après la mort d’Attale. En organisant leur nouvelle province, ils ne se crurent nullement obligés de conserver rigoureusement les frontières du royaume de Pergame ; ils en détachèrent certaines parties ; par contre, ils y ajoutèrent[8].

C’est même peu à peu que la délimitation de la province s’est accomplie ; elle changea plus d’une fois d’étendue, de frontières ; des raisons géographiques guidèrent sûrement les conquérants ; mais les circonstances politiques, en outre, les décidèrent à modifier à plusieurs reprises le tracé primitif. L’épigraphie nous révèle une partie de ces remaniements ; par elle on voit telle ville relever tour à tour du gouverneur d’Asie et de celui de la province voisine ; les auteurs aussi nous donnent quelques indices. Mais avant d’en tirer parti pour reconstituer la géographie politique de la province d’Asie, il convient d’en examiner le sens précis et la portée.

A la suite de ces historiens, qui vivaient à des époques assez diverses, j’ai eu déjà plus d’une fois à prononcer les noms de Phrygie, Mysie, Lydie, Carie. Il n’est pas superflu de nous demander ce qu’ils désignaient exactement[9]. La question n’est pas facile, et je crois bien qu’aucune solution satisfaisante n’interviendra jamais. Ces dénominations sont extrêmement anciennes et ont servi sans doute à distinguer des populations ethnographiquement différentes. Mais les contrastes ont dû, avec le temps, s’amortir considérablement. Remarquons que les pays dont il s’agit ont plus d’une fois subi une domination commune, qui, même très douce et tolérante, comme celle des Perses — lesquels n’ont sûrement pas trouvé chez les populations de l’intérieur des terres la force de résistance que leur opposaient les colonies grecques de la côte — domination, dis-je, qui a contribué à cette demi-fusion, de siècle en siècle plus marquée. Nous ne pouvons néanmoins passer la question sous silence, puisque ces noms de régions ont continué à être employés sous l’Empire romain par les géographes et les gens du pays. Mais les uns et les autres ne sont nullement d’accord sur les limites qu’il convient d’assigner à ces territoires.

On serait porté à supposer que le tracé des frontières dut être aisé au moins dans quelques cas : Carie et Lydie, par exemple, sont séparées par un cours d’eau ; les villes situées sur les bords n"ont occupé qu’une rive chacune, car il a fallu longtemps attendre un pont, d’ailleurs unique, permettant de traverser le fleuve. Strabon, en effet, cite le Méandre comme séparant les Cariens des Lydiens, et puis lui-même déclare que la frontière a chevauché de loin en loin sur la rivière[10]. La voie commerciale si importante qu’était la vallée du Méandre a facilité la confusion. Celle-ci est bien pire ailleurs. Rien de plus incertain que la frontière entre la Phrygie et la Carie. Strabon[11] comprend les districts d’Aphrodisias et de Tabæ dans la Phrygie, alors que Ptolémée étend la Carie jusqu’à y faire entrer Tripolis et Laodicée[12]. Attouda voyage perpétuellement dans nos sources d’une région à l’autre.  Les renseignements fournis par les auteurs et ceux que l’on tire de l’étude des monnaies ne concordent pas entre eux. Des difficultés nouvelles proviennent encore de ce fait que l’importance des points divers du pays a varié avec les époques ; des villes dont la frappe monétaire était active avant l’arrivée des Romains,  ont cessé ensuite leurs émissions, et le phénomène inverse n’est pas moins fréquent.

Une ville considérable de la zone litigieuse entre la Carie et la Phrygie était Laodicée du Lycus ; le même auteur ne sait à quel versant l’attribuer. Philostrate, en effet, l’appelle[13] Λαοδίκεια ή έν Καρία, et cela au moment de la naissance du sophiste Polémon, qui y avait vu le jour dans la deuxième moitié du premier siècle, car il était déjà en honneur au temps de Trajan, mais jeune encore, puisqu’il vécut également sous Antonin le Pieux. Philostrate a dû rapporter une expression courante, bien qu’il ne fût pas lui-même citoyen de cette ville. Mais ailleurs[14] il raconte qu’Hérode Atticus, déclamant à Athènes, avait été applaudi et salué de cette acclamation : Tu es un autre Démosthène. — Je préférerais, dit-il, être comparable au Phrygien, voulant désigner Polémon, έπειδή τόθ̕ ή Λαοδίκεια τή Φρυγία ξυνετάττετο. Et les beaux temps de l’éloquence d’Atticus se placent sous le principat d’Hadrien. De Domitien à Hadrien, cette frontière aurait donc été remaniée[15]. Mais par qui ? Serait-ce par les Romains ? Ils prenaient soin d’ordinaire, en organisant une province nouvelle, d’y brouiller de leur mieux les vieux groupements ethniques, les communautés de tribus qui s’y pouvaient rencontrer. Si les mois de Phrygie et de Carie ont été employés dans la terminologie romaine, ils ont dû servir à désigner des territoires déterminés par l’arbitraire gouvernemental ou les nécessités administratives, et sans doute on évita d’en faire usage. Philostrate peut se tromper, bien qu’il ne soit pas ignorant des choses d’Asie Mineure ; mais son intention d’opposer la Carie et la Phrygie apparaît nettement dans les deux passages cités, et elle n’est pas sans motifs ; seulement ces motifs nous échappent.

Ne cherchons même pas à délimiter Troade et Mysie, Mysie et Lydie, Eolide ou Ionie vis-à-vis des contrées de l’intérieur ; quant à la frontière entre la Lydie et la Phrygie[16], elle est également douteuse. Tripolis, comprise dans le conventus de Sardes, semblerait tout au plus devoir être disputée entre les deux régions ; or Ptolémée, nous l’avons vu, la place en Carie. Strabon, en meilleure situation que nous pour s’informer, et que la question paraît avoir intéressé, consacre tout un paragraphe à exposer qu’elle est insoluble[17]. Il nous faut renoncer à un commentaire plausible, mais le fait est regrettable, car il n’y aurait pas là une simple curiosité onomastique. Cette persistance d’anciennes dénominations ethniques, semblant voyager et s’appliquer tour à tour à telle el telle contrée, en dépit de la politique romaine d’unification, indiquerait une certaine réaction des nationalités qui serait curieuse à saisir.

Du moins le gouvernement romain n’en a-t-il certainement tenu aucun compte[18] ; ses commodités personnelles ont été le seul principe de choix. Et même, le cas échéant, il a pu se complaire à supprimer toutes les divisions du sol qui n’étaient pas les siennes, le produit de sa souveraine volonté. Les expressions de jadis sont restées en usage, sans conserver autant de rigueur, et si les auteurs, encore à l’époque impériale, s’en servent quelquefois, nous sommes avertis des erreurs que nous pourrions commettre en tâchant de concilier leurs affirmations. N’allons pas pourtant apporter ici trop de réserves : les points obscurs mis à part, et à considérer les ensembles, Carie, Mysie, Phrygie, etc., représentent bien encore pour nous des régions qu’il est permis de situer, et l’emploi de ces termes, dans un exposé général, aura toujours l’avantage de simplifier la description.

Au moment où s’ouvrait la succession d’Attale, il y avait dans son héritage des régions faciles à soumettre ou à conserver sous la loi romaine : c’était la partie la plus occidentale, proprement grecque ; il y en avait d’autres, plus enfoncées dans l’intérieur, encore peuplées d’aventuriers, absolument dépourvues de sécurité, et dont la possession n’eût été d’aucun profit : c’était le vaste plateau intérieur, et toutes les contrées montagneuses, de noms divers, qui le bordent au sud. Ce deuxième groupe de territoires, les Romains n’hésitèrent pas à l’abandonner ; ils rendirent Telmessos aux Lyciens[19] ; la Lycaonie, si éloignée de Pergame, sa capitale, fut attribuée au fils d’Ariarathe, qui avait été tué pendant la guerre. La Phrygie Majeure, dont les Romains n’avaient pas le droit de disposer, n’en fut pas moins remise par M’. Aquilius, corrompu sans doute par des largesses[20], à Mithridate V, roi de Pont, en récompense du secours prêté par lui contre Aristonicus[21]. A ces princes de pacifier leurs domaines, s’il y avait lieu, et s’ils le pouvaient ; on profiterait plus tard du résultat de leur œuvre. Pour le moment, vassaux obligés de Rome, ils étaient une sauvegarde aux frontières de la province nouvelle ; à tout le moins, ils ne constituaient pas un danger.

La Chersonèse de Thrace était, géographiquement, extérieure à l’Asie. En 189, il v avait intérêt à la laisser à un ami du peuple romain ; mais, depuis, la province de Macédoine était née ; cette presqu’île en devait être une dépendance directe ; et nous avons tout lieu de croire qu’en effet elle lui fut dès lors rattachée au moment de l’organisation générale de ces régions ; en tout cas, le rattachement était fait à l’époque de Cicéron[22].

Dès le début, la province d’Asie comprit, sans aucun doute : la côte, Eolide et Ionie, la Mysie, la Lydie, la Phrygie Mineure. Mais depuis, elle a subi quelques transformations et reçu quelques accroissements qu’il nous reste à examiner.

J’ai dit plus haut que la Grande Phrygie avait été donnée par Aquilius au roi de Pont ; Nicomède de Bithynie la désirait vivement et multiplia les intrigues à Rome pour se la faire céder. Les Romains supportaient avec peine les disputes entre les rois, leurs vassaux ; pour ne mécontenter personne, ils ne favorisèrent personne ; ils profitèrent de la mort de Mithridate V Evergète, survenue vers 634/120, et du jeune âge de Mithridate VI Eupator, son fils et successeur, pour enlever à l’état de Pont le territoire contesté, que l’on mit à l’épreuve de la liberté, provisoirement[23]. Il faut croire que les Phrygiens se montrèrent sages et paisibles, et que les Romains ne virent plus d’inconvénient à les incorporer à la province, car bientôt ils y furent compris.

Cette annexion paraît avoir été accomplie eu 638/116[24]. En 666/88, suivant Tite-Live[25], Mithridate, avec une armée, envahit Phrygiam provinciam populi Romani. Provinciam ne peut être ici qu’une ellipse pour partem provinciæ, car jamais, avant le Bas-Empire, cette région ne forma une province à part. Un autre fait montre bien que les Phrygiens ont dû être soumis à l’administration romaine avant la guerre de Mithridate : c’est qu’ils témoignèrent alors aux Romains une hostilité particulièrement vive et unanime ; ils avaient sans doute, comme les Hellènes, subi leurs exactions. Nous voyons enfin, par une inscription, L. Lucullus honoré à Synnada en 80 av. J.-C. Il est vrai qu’il eut un jour sous son administration toute l’Asie Mineure romaine ; mais à cette date, il n’était que quæstor pro prætore Asiæ.

Notons seulement que la partie sud de la Phrygie παρώρειος, avec Apollonie et Antioche de Pisidie, furent laissées aux régions voisines[26]. Pourtant à l’origine Apollonie appartenait à l’Asie, elle se servait de l’ère de Sylla ; Marc-Antoine la donna en 718/36 à Amyntas, ancien général de Dejotarus, qui avait trahi Brutus à Philippes, en faveur du triumvir. A la mort d’Amyntas, elle resta unie à la Galatie et n’eut plus jamais de rapports avec l’Asie.

Au Sud de la Phrygie, dans le coude du fleuve Indos, était située la ville de Cibyra, célèbre par ses ateliers métallurgiques, et qui, pendant la première période romaine, fut une cité de grande importance ; elle déclina plus tard, parce qu’elle restait en dehors des grandes voies de commerce. Pour des motifs que nous ignorons, les Romains, en 130, avaient laissé cette ville indépendante, avec tout le vaste territoire qui lui était soumis. Elle fut incorporée dans la province à une époque ultérieure, ayant été réduite, dit Strabon[27], par L. Licinius Murena. Sylla, partant d’Asie, laissa le commandement à Murena comme propréteur ; on en a souvent conclu que l’annexion eut lieu en 83 — après celle date, en effet, Murena devait être occupé à la guerre contre Mithridate. Pourtant, M. Ramsay remarque[28] qu’au moment où s’accomplit la division en conventus — que nous étudierons plus loin — Cibyra fut choisie comme chef-lieu de l’un d’eux. Cette annexion de Cibyra à l’Asie doit donc avoir eu lieu en 84, et si Strabon nomme Murena en cette circonstance, ce n’est pas qu’il eût le commandement suprême en Asie, quand il réduisit Cibyra ; mais il se trouvait alors sur les lieux, el, quoique simple légat de Sylla, il fut l’ouvrier de celte opération militaire et administrative. Cibyra ne fut plus désormais enlevée à l’Asie. On le voit par une inscription d’Oenoanda[29], dédicace à quelque personnage qui avait invité à une πανήγυρις un certain nombre de villes, parmi lesquelles τής Καισαρέων Κιβυρατών τής Άσίας πόλιν.

Autre remaniement, dû aux troubles survenus dans une partie du pays : entre un des affluents principaux du Méandre, le Senarus, et la région des grands lacs s’étendait une contrée fort prospère et couverte d’un grand nombre de villes, comprenant essentiellement la vallée du Lycus et celle du Glaucus. Elle était appelée à prendre une grande importance sous l’administration romaine, plus encore que sous les rois grecs, à cause de .la sécurité nouvelle qu’allait obtenir le commerce ; la vallée du Lycus notamment, avec sa ville principale, Laodicée, où se croisaient cinq voies, était un centre de communications ; la route orientale, entre autres, y passait, une des plus fréquentées de tout l’Empire ; enfin ce pays devait jouer un grand rôle dans la diffusion du christianisme[30]. Il n’est donc pas sans intérêt d’en connaître les vicissitudes administratives.

Il comprenait les trois diocèses de Laodicée, d’Apamée et de Synnada. Quand Dolabella, à la fin de la première guerre contre Mithridate, obtint la province de Cilicie, le territoire qu’il administrait, et auquel Cicéron donne tour à tour, à la légère, le nom général de Cilicie et celui de Pamphylie, embrassait : Milyade, Lycie, Pamphylie et Pisidie, et toute la Phrygie[31]. Mais les districts énumérés ainsi sont ceux où Cicéron reproche à Verres, légat et proquesteur de Dolabella, d’avoir commis des rapines ; ils faisaient donc partie de la province de ce dernier. Il faut pourtant remarquer que Verres avait poursuivi ses déprédations au delà de la province de Cilicie, à Samos, Milet, par exemple ; toute la Phrygie n’avait pas dû être rattachée à la Cilicie, car elle se continue beaucoup trop au Nord. Le district de Laodicée tout au moins — et c’est à Waddington que revient l’honneur de l’avoir prouvé[32] — demeura forcément à l’Asie, puisqu’un citoyen de Lampsaque, Philodamos, y fut jugé, et précisément à l’époque de Dolabella, qui, dit Cicéron[33], quitta sa province pour assister à l’exécution du condamné (a. 80/79). Furent seuls rattachés par conséquent à la province de Cilicie les deux diocèses d’Apamée et de Synnada, limitrophes de la Pisidie et de la Milyade — avec lesquelles ils faisaient corps, beaucoup plus que Laodicée, entrée plutôt par le Lycus et le Méandre dans l’orbite proprement asiatique.

Nous avons un indice pourtant de leur attribution première à l’Asie[34]. Il nous est fourni parla défense de Cicéron dans le procès de repetundis, au temps du gouvernement de L. Valerius Flaccus, en 692-3/62-1. D’autre part, quand le frère de l’orateur, Q. Tullius Cicero, gouvernait l’Asie (61-58), il eut à apaiser nombre de provinciaux, qui se plaignaient de son administration ; parmi eux étaient les habitants de Dionysopolis, localité du district d’Apamée[35], et un certain Héphestos, citoyen de cette dernière ville. En 696-7/58-7, le gouverneur d’Asie se nommait T. Ampius Balbus ; il existe des cistophores de Laodicée datant de son gouvernement ; nous en avons également deux frappés à Apamée sous G. Fabius (697-8/57-6)[36]. Donc entre 62 et 56 av. J.-C. la région appartenait incontestablement à l’Asie. Mais de la même année 56 il nous est parvenu des cistophores frappés à Apamée et à Laodicée[37], portant le nom du proconsul P. Cornélius Spinther qui, à cette époque, gouvernait la Cilicie. Il s’était donc produit un changement dans l’intervalle, et, au rebours de ce que j’ai signalé sous Dolabella, Laodicée, celte fois, s’y trouvait comprise. Le même fait se remarque sous deux autres proconsuls de Cilicie, Appius Claudius Pulcher (a. 53-51)[38] et l’orateur Cicéron (51-50)[39]. Pourquoi cette série de changements ?

On ne le devine guère, et ils ne semblaient pas imposés. On sait que, vers le milieu du Ier siècle, la Méditerranée orientale était infestée de pirates ; la campagne de Pompée se place en 67 ; il purgea les mers et établit en Cilicie les pirates qui avaient fait leur soumission[40]. Mais ces colons improvisés ne passèrent pas vite à une existence pacifique et régulière : au brigandage de haute mer ils substituèrent les rapines près des côtes, et la nature du terrain, en Cilicie, leur offrait tous les repaires désirables. Il y avait déjà alors une province de Cilicie ; bientôt — apparemment à partir de Tannée 56 — le gouverneur n’osa plus s’y rendre par la voie maritime ; il suivit l’itinéraire de son collègue d’Asie, aborda à Éphèse et, de là, par la grande route du Méandre, gagna ses domaines. C’est alors qu’on détacha de l’Asie les trois diocèses dont j’ai parlé, pour en faire une dépendance de la Cilicie. Dans quelle intention ? Præsidis ornandi causa, affirme Bergmann[41]. Le raisonnement m’échappe.

Je serais porté à supposer plutôt que, le gouverneur de Cilicie étant obligé de traverser ces régions, il était à propos de lui en confier l’administration ; il pouvait au passage y tenir des assises judiciaires, s’enquérir de la situation des villes. Et ainsi, par contre, on déchargeait un peu le gouverneur d’Asie, dont la province avait une bien autre étendue. Quoi qu’il en soit, cette modification n’eut pas de durée ; la mer, au Sud de la Cilicie, fut bientôt délivrée des piratés, le gouverneur put reprendre l’ancienne route pour entrer dans sa province, et éviter l’Asie. Les cistophores frappés à Apamée en 705/49[42] portent le nom de C. Fannius, proconsul d’Asie. La situation antérieure était rétablie. Waddington fait remarquer seulement que, sous Q. Marcius Philippus, qui gouverna la Cilicie vers 710/44, la ville de Philomelium, située sur la lisière de la Pisidie, appartenait encore à la province de Cilicie. Il est fort probable que, peu après, à l’époque de Jules César, elle fit retour à l’Asie ; la chose était accomplie du moins à l’époque de Pline l’Ancien[43].

Pour ce qui concerne la Carie et son introduction dans la province, nous sommes réduits aux hypothèses. On sait déjà qu’une partie de cette contrée appartenait à Attale ; les Romains ont dû garder cette partie au moins et la comprendre dans l’Asie ; mais se sont-ils en même temps approprié le reste du pays connu sous ce nom ? On a vu qu’Attale avait eu pour copartageants en Carie les Rhodiens, mais que leur imprudence pendant la guerre de Persée les avait fait priver de leurs possessions sur le continent ; celles-ci, déclarées libres, n’appartenaient donc pas aux Attalides. Fallait-il un prétexte aux convoitises romaines ? Il eût été facile de le trouver au besoin dans la révolte d’Aristonicus et dans la part qu’y prirent certaines villes de Carie ; c’est dans Stratonicée même que le prétendant fut assiégé et fait prisonnier. Il semble dès lors bien probable que les anciennes dépouilles des Rhodiens vinrent s’ajouter à l’héritage du roi de Pergame. La conduite de Stratonicée changea désormais du tout au tout ; elle fut des premières, au moment des attaques de Mithridate, à se déclarer hostile au roi de Pont[44]. On entrevoit que la plupart des villes de Carie se sont décidées en faveur de Rome ; nous avons en tout cas l’attestation formelle de ce fait pour la région de Tabæ, à qui furent confirmés par sénatus-consulte[45] les avantages que Sylla lui avait concédés.

Les Romains, nous l’avons constaté, agissaient très librement en Asie Mineure, et ils ne se seraient pas crus obligés de justifier l’annexion de la Carie ; mais ils voulaient pourtant se donner des apparences de légalité et de justice, et il est peu admissible qu’en retour de l’assistance que leur avait prêtée une région dans un moment critique, ils se soient empressés de supprimer son indépendance ; les privilèges particuliers accordés à quelques villes isolées n’eussent été qu’un faible dédommagement. L’annexion du pays a dû, je le répète, être opérée antérieurement. Le sénatus-consulte dit de Lagina l’indique du moins, en propres termes, comme déjà réalisée ; à la ligne 59 on lit : όπως ή σύγκλ[ητος τώ άρ]χοντι τώ είς Άσίαν πορευομένω έντολάς δώ. Aux lignes 74 et 111 : άνθύπατος όστις άν άεί Άσίαν έπαρχείαν διακατέχη. Et ce document est daté de l’an 81. A Mylasa, autre ville de Carie, un citoyen est honoré en raison d’une, ambassade dont il se chargea auprès du στρατηγός (préteur) et patron de la cité, pour l’inviter à venir constater par lui-même dans la ville τήν σπουδήν τών πολιτικών τών είς αύτόν τε καί τόν ̔Ρωμκίων δήμον[46]. Là encore, on constate des rapports officiels de la cité avec un représentant du gouvernement romain, qui attestent un droit formel de celui-ci sur les habitants.

Enfin la province d’Asie comprit des îles ; mais c’est là surtout que notre incertitude va croître. Les auteurs sont muets sur ce point, et pour quelques-unes, les Sporades seulement, les inscriptions nous fournissent des indications. Au n« siècle avant notre ère, les Romains ne s’arrêtèrent pas à la solution que devait adopter Dioclétien, qui comportait le groupement de toutes les îles de l’Archipel en un seul gouvernement ; les éparchies de ce prince avaient une faible étendue et la province des îles n’était pas en disproportion avec les autres. Les provinces de la République et du Haut-Empire étaient de vastes territoires ; et surtout, l’annexion à peine faite, le gouvernement romain n’ayant encore aucune garantie à l’égard des sympathies et de la soumission des populations, il fallait une administration assez mobile, un gouverneur en mesure de se transporter rapidement en un point quelconque appelant son contrôle et son autorité.

J’incline donc fort à penser que, comme on l’a dit du reste, l’Asie ne comprenait, en dehors du continent, que les terres très voisines des côtes, autrement dit cette série d’îles qui s’échelonnent le long du rivage, de Rhodes à Ténédos. Politiquement même cela devait sembler nécessaire, beaucoup de ces îles sont comme emboîtées dans les larges échancrures du littoral et complètent eu quelque sorte le continent. Lesbos commande Attæa, le port de Pergame, et avec Chios qui lui l’ait vis-à-vis, tient les deux embouchures du Kaïkos et de l’Hermos ; Smyrne est sous leur surveillance à toutes deux. Samos, à elle seule, a une situation analogue à l’égard du Caystre et du Méandre, de Milet et d’Éphèse, capitale de la province. J’en conclus qu’il fallait une direction commune à cet ensemble.

Astypalée même, quoique assez éloignée de la Carie, fit partie de l’Asie ; Mais y fut-elle rattachée dès la formation de la province ? Une inscription nous rapporte clairement, quoique mutilée, le texte d’un traité entre cette île et Rome, et le document est de 649/105[47]. On y lit qu’il y aura alliance sur terre et sur mer entre les deux contractants ; en cas de guerre, le peuple d’Astypalée ne laissera pas passer sur ses domaines les ennemis de Rome, et réciproquement ; en un mot, assistance mutuelle. On serait tenté de dire : Ce ne sont pas là des rapports naturels entre une métropole et une cité provinciale, même libre et autonome ; la liberté conférait l’indépendance municipale, mais elle ne permettait aucune politique étrangère en dehors de celle de Rome. Des stipulations comme celles que nous lisons dans ce texte allaient de soi ; les énoncer était inutile. Astypalée, du moment qu’elle les faisait accepter, n’avait donc, en droit, avec Rome, que des liens volontaires et purement contractuels, et en 105 elle n’appartenait pas à Rome. Mais ce serait se méprendre sur la portée réelle de cette qualification d’alliée ; elle fut attribuée, nous le verrons, à des cités continentales qui faisaient alors certainement partie de la province. Il n’en faut pas conclure d’autre part qu’Astypalée fut dans ce dernier cas dès 133 ; en réalité, aucune date ne peut être proposée pour le changement qui affecta sa situation, et pareille est notre ignorance pour Cos, Calymna, Amorgos, Chios et Lesbos ; disons seulement que leur qualité de dépendances de l’Asie se reconnaît en général à travers des documents qui ne sont pas antérieurs à l’Empire[48] ; mais il serait imprudent d’en tirer une conclusion. Waddington[49] ajoute à ce groupe Syros, Naxos et Andros, pour des motifs que lui-même reconnaît être peu concluants[50]. J’y joindrais plus volontiers Rhodes, quoiqu’elle semble presque en dehors du prolongement normal de la frontière de la province à travers la Méditerranée ; l’Archipel a toujours fait partie de son domaine commercial ; elle avait reçu de Rome et possédé antérieurement la Pérée, qui depuis devint terre d’Asie, non de Cilicie[51].  Une inscription trouvée à Rhodes et publiée par M. Mommsen[52], mentionne le proconsul d’Asie L. Licinius Murena, qualifié patron et bienfaiteur du peuple (les bienfaits sont dus sans doute au gouverneur) et en même temps L. Licinius Lucullus, άντιταμίαν, et qui en effet fut questeur d’Asie sous Murena. Il y a là, sinon une preuve, du moins une présomption non méprisable[53].

Ainsi, à la fin du second siècle avant l’ère chrétienne, à part quelques modifications légères que devaient apporter encore la République et l’Empire, le cercle de la province était formé, et il englobait, à mon avis : Eolide et Ionie, Troade et Mysie, Lydie, Carie, la presque totalité de la Phrygie et peut-être des îles. Il est évident que la phrase connue de Cicéron, s’adressant aux Asiatiques qui témoignaient contre le gouverneur L. Valerius Flaccus : Asia vestra constat ex Phrygia, Mysia, Caria, Lydia[54], ne saurait être regardée comme donnant une énumération limitative ; il énumère seulement les éléments principaux de la province, pour montrer le caractère méprisable des populations qui y habitent.

Les limites de la province d’Asie, une fois son développement achevé, sont assez rigoureusement connues, grâce à Pline, Strabon, Ptolémée, Hiéroclès, et aussi grâce aux monnaies qui présentent dans la proconsulaire des particularités qu’on ne retrouve pas ailleurs. Les découvertes épigraphiques récentes ont permis à M. Ramsay[55] de corriger sur plusieurs points le contour défini par Waddington[56], et qui était déjà exact dans ses grandes lignes[57].

Commençons au nord : le cours du Rhyndacus servait de frontière[58], jusqu’un peu au-delà de la ville d’Hadriani, qui appartenait à l’Asie, non à la Bithynie. Puis la frontière se dirigeait vers l’est, passait au nord de Dorylée, revenait vers le sud, poursuivait à l’est d’Accilaion, Trocnades, Orcistus, Amorion et Thymbrion-Hadrianopolis, ville la plus orientale de la province. Elle continuait au sud d’Hadrianopolis, de là tournait au nord-ouest, le long du Sultan Dagh, laissant de côté Neapolis et Antioche, jusqu’à ce qu’elle arrivât à la haute crête qui sépare les vallées de Karamük, Oinan et Tchul de la région des grands lacs de Hawiran et Egerdir ; elle courait le long de cette crête, puis, se maintenant à une plus faible altitude, elle décrivait un angle droit, tournait au sud-ouest, suivant de près Lysias et Metropolis, qu’elle laissait à l’Asie, et le grand lac Egerdir, rejeté au contraire dans la province voisine. Une des bornes est encore conservée dans cette partie du parcours. D’Apamée à Apollonie de Pisidie, la démarcation, passant au-dessus des Aurokreni fontes, arrivait au petit village de Tchapali et s’élevait par une longue et rude pente. De là elle se dirigeait vers le village de Baradis, où M. Ramsay a copié une inscription portant : Finis Cæsaris n.[59]. Celte pierre, probablement, indiquait la limite d’un domaine impérial, comprenant la riche vallée de Ketchi Borlu et Kilij, et placé parmi les prædia phrygiens dépendant peut-être du procurator   Phrygiae. Au sud et à l’est de cette frontière, le territoire appartenait à la Galatie. Le lac  Ascania était sans doute sinon longé par la frontière même, du moins très voisin de celle-ci, qui finissait au village de Deuer, où M. Hamsay copia encore une autre inscription : τά μέν έν δεξιά είναι Σαγαλασσέων, τά δέ έν άριστερά κώμης Τυμβριανασσοΰ. Νέρωνος Κλαδίου Καίσαρος... La limite, donc, devait passer entre Lysinia et Tymbrianassos, et entre Olbasa et les Ormeleis[60]. La division entre l’Asie et la Galatie (après 74 de notre ère, entre la Lycie-Pamphylie et l’Asie) était dans celle région facile à établir, à cause des crêtes et des sillons montagneux particulièrement caractéristiques dans cette partie de la Phrygie. Passé le territoire d’Olbasa, la frontière tournait au sud, probablement le long du cours supérieur du Lysis, et englobait Lagbe ; puis à l’ouest, coupant à travers le lac Karalitis, jusqu’à l’Indus. A partir de ce point, il y a une grande incertitude ; l’Indus fut peut-être la démarcation entre l’Asie et la Lycie ; suivant d’autres géographes, le cours d’eau et la frontière s’entrecroisaient.

Il paraît bien établi que ces limites de la province d’Asie ne subirent plus guère de modifications pendant les trois premiers siècles de l’Empire, mais elles furent naturellement affectées par la réorganisation générale commencée sous Dioclétien. Nous en devons donner un aperçu afin de compléter notre cadre, mais assez bref, pour ne pas sortir du sujet. Les administrateurs de la fin du IIIe siècle négligèrent absolument les anciennes divisions basées sur la race et l’idiome, dont les noms seuls furent maintenus ou plutôt se maintinrent d’eux-mêmes, car ils évitaient la peine d’en chercher d’autres ; mais ces noms n’avaient plus leurs racines dans le sol ; ils s’appliquaient à des territoires arbitrairement délimités. Ces nouvelles divisions, en revanche, semblent en rapport avec les anciens districts financiers — attribués chacun à un procurateur — que nous connaissons fort mal, il est vrai. Les débris de l’Asie proconsulaire formèrent sept provinces :

Asia, gouvernée par un proconsul, et allant du Méandre au mont Ida, province surtout côtière, capitale : Éphèse[61].

Caria, sous un praeses ou ήγεμών capitale : Aphrodisias, ville dont les progrès avaient été continus.

Insulæ, sous un præses également, avec Rhodes pour capitale, province dont la constitution avait été déjà attribuée à tort à Vespasien[62].

Lydia, gouvernée par un consulaire, capitale : Sardes.

Phrygia prima ou Pacatiana, comprenant un seul faubourg de Laodicée, la ville restant à la Pisidie. Un praeses était à sa tête. Capitale inconnue ; plusieurs villes importantes en faisaient partie : Hiérapolis, Euménie, Pepouza, Sébasle, Aezani, Traianopolis.

Phrygia secunda ou Salutaris, gouvernée aussi par un praeses. Sa capitale est douteuse[63].

Hellespontus, sous un consulaire ; capitale : Cyzique.

Ajoutons que la Pisidie s’agrandit de quelques districts de l’ancienne Asie.

Les sept appartenaient, avec la Lycie, la Pisidie, la Pamphylie et la Lycaonie, à la diœcesis Asiana[64]. La liste du manuscrit de Vérone, publiée par M. Mommsen[65], montre que ce sectionnement de l’ancienne proconsulaire ne fut pas opéré avant 297. D’autre part, dans la liste des évêques du concile de Nicée (a. 325) est mentionnée une provincia Phrygia unique et l’Hellespontus apparaît comme englobé dans l’Asia. Mais, en 347, l’existence des deux Phrygiæ et de l’Hellespont se trouve établie ; ces trois provinces ont donc été organisées dans l’intervalle entre ces deux dernières dates[66]. La nouvelle division a été élaborée lentement ; elle ne fut entreprise que successivement dans les différentes parties de l’Empire, et nous voyons que les retouches n’ont pas manqué[67].

Je n’ai pas à apprécier l’œuvre de Dioclétien, mais il faut examiner si l’Asie de la République et du Haut-Empire a présenté quelque unité. Descend-on dans les détails, on découvre un assez grand nombre de compartiments géographiques qui ont leur physionomie particulière, mais, dans ses grands traits, la province me paraît avoir formé un tout, d’un équilibre indiscutable. Je résumerais mon impression en disant : la proconsulaire était la réunion de tous les territoires d’Asie Mineure qui ont leur débouché naturel vers l’Ouest ; les grands plateaux, à demi fermés, du centre de la presqu’île en sont exclus. Aussi, quand le gouvernement impérial eut été transporté à Constantinople, cette division du pays cessa de convenir, elle n’avait plus la même raison d’être.

D’autre part, la province comprend presque toutes les cités grecques d’Asie Mineure, sous deux restrictions : il lui manque les villes du rivage méridional de la mer Noire, notamment de Bithynie, et celles du littoral Sud de l’Asie Mineure. Mais l’orientation de ces pays était trop nettement différente ; ajoutons quelque chose de plus grave pour la Lycie et ses prolongements à l’Est ; l’ordre a mis très longtemps à s’y établir ; il a fallu une police vigilante et persévérante, et un système d’administration différent de celui de l’Asie ; ce  n’est qu’au milieu du IIe siècle qu’on put placer cette autre contrée sous l’autorité toute pacifique du Sénat. La Bithynie a suivi une évolution inverse : elle avait été créée dans le principe, province sénatoriale ; mais des difficultés sans cesse renaissantes obligèrent le gouvernement romain à y déléguer à plusieurs reprises un représentant du pouvoir impérial et de la force militaire, et il fallut bien lui imposer ce régime à jamais, à l’heure même où la Pamphylie était classée définitivement comme pacifiée.

Quelle conclusion pratique tirerons-nous de ces faits ? Une indication de méthode, à laquelle j’ai déjà fait allusion. Notre information touchant l’Asie proconsulaire présente sur bien des points des lacunes ; il serait tentant de les combler à l’aide de ce que nous savons des cités grecques des deux provinces limitrophes. La Bithynie semble progresser assez régulièrement jusque vers la mort d’Hadrien, elle est, durant cette période, restée province sénatoriale ; elle s’est hellénisée tardivement, grâce aux efforts des Romains eux-mêmes ; ceux-ci ont dû prendre leurs modèles à côté, c’est-à-dire en Asie. N’importe, les soubresauts de son histoire doivent nous mettre en garde contre une généralisation abusive, et il ne faut s’autoriser des analogies constatées qu’avec une infinie circonspection. Quant à la Lycie, sa vie intérieure a été trop troublée, l’a trop longtemps isolée des régions voisines, pour qu’on puisse même songer à une comparaison. L’Asie proconsulaire seule nous présente, par l’harmonie constante du régime administratif qu’elle a reçu durant quatre siècles, et que nous étudierons plus loin, un tableau complet de l’hellénisme oriental sous la domination romaine, dans son développement normal et continu ; et je crois que ceci encore lui constitue une individualité propre et définie.

 

 

 



[1] STRABON, XIII, 4, 2, p. 624 C.

[2] P. ex. : Mithr., 11, 17, 25, Bel. civ., V, 1, à propos de L. Cassius et de Marc-Antoine (commencement et milieu du 1er s. av. J.-C).

[3] B. civ., III, 2.

[4] De ling. lat., V, 3.

[5] XII, 1, 3, p. 531 C.

[6] Cf. ARISTID., I, p. 770 DIND. = II, p. 34 KIEL.

[7] Il est à remarquer au contraire que pour saint Paul, un Romain, qui vivait peu après Strabon, le mot Asie représente toujours la province romaine de ce nom.

[8] Cf. BERGMANN, de Asia, p. 16 sq.

[9] STRABON, XIII, 4, 12, p. 629 C.

[10] V. RAMSAY, Cities and Bishoprics, passim.

[11] XII, 8, 13, p. 576 C.

[12] PTOLÉMÉE, V, 2, 18.

[13] Vies des Sophistes, I, 25, 1.

[14] Vies des Sophistes, I, 25, 17.

[15] M. RAMSAY (Cities and Bishop., I, p. 32) signale une curieuse monnaie (v. SCHLOSSER, Numismatische Zeitschrift, 1891, p. 1) qui représente Laodicée sous la figure d’une femme, portant une couronne à tourelles, et assise entre Φρυγία et Καρία. Voilà qui ne facilite pas la solution.

[16] Cf. ANDESON, JHSt, XVIII (1898), p. 81.

[17] XIII, 4, 12, p. 629 C. N’est-il pas singulier de voir le même Strabon nous dire (XIII, 4, 17, p. 631 C) que la langue lydienne était encore parlée de son temps à Cibyra, ville presque lycienne ?

[18] Dioclétien, dans sa division nouvelle de l’Empire, plaça dans la province de Pisidie des localités incontestablement phrygiennes, comme Apamée, Philomelium, et Laodicée qui n’avait aucune relation traditionnelle avec la Pisidie.

[19] STRABON, XIV, 3, 4, p. 665 C.

[20] Accusé de ce chef à Rome, il fut pourtant acquitté.

[21] JUSTIN, Il. citt. ; APPIAN., Mithr., 57.

[22] Cf. Orat. in Pison., 35, 86.

[23] APPIAN., Mithr., 11-13, 15, 56-57 ; JUSTIN, XXXVIII, 5.

[24] Cf. l’inscription n° 29 de VIERECK, S. G. On y lit : C. Licinius P. f. Ce ne peut guère être que Licinius Gela, consul de l’année 116 av. J.-C. Après une lettre des consuls (l. 1-5), vient un sénatus-consulte (l. 6 sq.). Toutes les donations que Mithridate V avaient faites jusqu’à sa mort étaient ratifiées, et dix ambassadeurs romains furent envoyés en Asie, suivant l’usage, pour régler tout le reste.

[25] Epitomé, LXXVII.

[26] V. LEB., 1192, datée selon l’ère de Sylla.

[27] XIII, 4, 17, p. 631 C.

[28] Cities and Bishoprics of Phrygia, I, p. 265, 266.

[29] BCH, X (1886), p. 220, I. 20-27.

[30] V. RAMSAY, The Church in the Roman Empire before A. D. 170, pp. 9, 365 sq.

[31] CICÉRON, Verrines, I, 38, 95.

[32] Fastes, p. 23.

[33] Verrines, I, 29-30.

[34] Cf. BCH, VII (1883), p. 297 ; inscription de Synnada en l’honneur d’un questeur d’Asie, dans les années 88 et suivantes, cité par Cicéron (Acad., II, 1).

[35] PLINE, H. N., V, 29, § 106.

[36] PINDER, Ueber die Cistophoren, 180, 173 sq.

[37] PINDER, 193 sq., p. 547.

[38] PINDER, 196 sq. ; CIL, I, 526, 527.

[39] PINDER, 200, 201 ; CICÉRON, ad Attic., V, 2. — Dans une lettre de recommandation au proprætor Asiæ (ad Fam., XIII, 67) Cicéron écrit : Ex provincia mea Ciliciensi, cui scia τρεϊς διοικήσεις Asiaticas attributas fuisse ; il s’agit manifestement des diocèses d’Apamée, Synnada, et de celui comprenant Laodicée et Cibyra.

[40] Il rendit de grands services, dans celte campagne, surtout aux populations des îles, les plus directement atteintes par les déprédations de ces aventuriers. Elles manifestèrent quelquefois leur reconnaissance. A Cos a été trouvée (CIG, 2509) une dédicace à un procurateur du Pont et de la Bithynie, qui a conduit la paix sur toute la mer avec la puissance du fer ; l’allusion est claire. — Cf. l’inscription d’Astypalée, publiée par M. Ernest LEGRAND (BCH, XV (1891), p. 62) : τάν ήμιολαν (= barque de pirate, POLYBE, V, 101, 2). Le mot a fini par désigner même les navires des États.

[41] De Asia, p. 19.

[42] PINDER, 188 sq.

[43] H. N., V, 25, § 95.

[44] APPIAN., Mithr., 21. — Cf. le sénatus-consulte dit de Lagina, abusivement, car, s’il a été trouvé dans cette ville, c’est Stratonicée qu’il concerne (VIERECK, 16= DIEHL et COUSIN, BCH, IX (1885), p. 437-474).

[45] Publié par M. G. DOUBLET, (BCH, XIII (1889), p. 504).

[46] LEB., 409, l. 17-18.

[47] VIERECK, S. G., XXI = ICI, III, 173.

[48] V. PTOLÉMÉE, V, 2, 29-31.

[49] Fastes, p. 22.

[50] Des documents comme l’inscription bilingue de Ténos (Jahreshefte des öster. Instit., V (1902), p. 149-151) ne prouvent pas qu’il faille ranger parmi les dépendances de la proconsulaire des îles aussi éloignées vers l’ouest.

[51] SUÉTONE (Vespasien, 8), suivi par EUTROPE (VII, 19), nomme Rhodes et Samos parmi les territoires alliés que Vespasien in provinciarum formam redegit. On ne saurait s’arrêter à l’hypothèse de provinces formées pur ces îles toutes seules. Il faut probablement entendre que, sous cet empereur, elles furent rattachées à l’Asie (ou, dans une doctrine contraire, Samos à l’Asie, Rhodes à la Pamphylie). Mais peut-être aussi ces textes indiquent-ils simplement la perte de l’autonomie ; Samoa et Rhodes auraient été réduites à la situation qu’avaient normalement les cités provinciales. Pour une détermination plus exacte de la province à laquelle appartenait Rhodes, il n’y a malheureusement pas de secours à trouver dans le discours qu’adresse aux habitants Dion de Pruse à la même époque (Orat., XXXI,  p. 346 R.) il leur dit : Vous êtes les plus riches de toute la Grèce ; la Carie et une partie de la Lycie vous rapportent. L’absence de renseignements précis pour cette fie curieuse est d’autant plus regrettable qu’il serait dangereux de s’aider à son sujet des analogies, car elle eut dans l’Empire une situation toute particulière (Cf. MOMMSEN, H. R., X (trad. Cagnat et Toutain), p. 25).

[52] Sitzungsberichte der Berlin. Akad., 1892, p. 846 = IGI, I, n° 48. Il attribue Rhodes à l’Asie (Hist. rom., loc. cit.).

[53] M. VAN GELDER (Gesch. d. alt. Rhod., p. 176) admet que l’île a dû, très probablement, appartenir ou à l’Asie, ou à la Pamphylie, sans se prononcer pour aucune hypothèse plus précise.

[54] Pro Flacco, 27, 65.

[55] Historical Geography of Asia Minor, p. 171 sq.

[56] Fastes, p. 24.

[57] Il va sans dire qu’il serait beaucoup plus difficile d’évaluer le chiffre de la population comprise dans ces limites. M. Jul. BELOCH (Die Bevölkerung der griechisch-römischen Welt, Leipzig, 1886 ; cf. p. 226-238) a proposé pourtant un nombre : six millions, pour l’époque de la mort d’Auguste (p. 507). Mais ses calculs n’offrent pas de garantie ; nous avons trop peu d’éléments pour arriver à un total, et les données qu’il a utilisées sont peu précises et de dates très diverses.

[58] PLINE, H. N., V, 32, § 142.

[59] CIL, III, 6872.

[60] V. les éclaircissement donnés sur ces localités diverses à propos des domaines impériaux, 3e partie, chap. 7.

[61] EUNAPE, I, p. 32 et 60, éd. Boissonade (Didot).

[62] SEX. RUFUS, Breu., 10.

[63] Basilii notit., éd. Gelzer, II, 29 : έπαρχία Φρυγίας Σαλουταρίας ό Συνάδων. Ce serait donc Synnada. (Cf. DUCHESNE, Revue des Quest. hist., XXXIV, 19, 3). — Le Synecdème d’Hiéroclès parait indiquer au contraire Eucarpia (676 Wess).

[64] Notit. dignit.,  éd. Secck, p.  3, 52. — MOMMSEN,  Chron. min., I, 510.  — HIEROCL., Sunecdem., 661 à 687 Wess.

[65] Trad. fr., Rev. archéol., 1866, II, p. 389.

[66] MARQUARDT, trad. fr., IX, p. 259, note 5.

[67] WADDINGTON, Fastes, p. 25.