LA PROVINCE ROMAINE PROCONSULAIRE D’ASIE

DEPUIS SES ORIGINES JUSQU’À LA FIN DU HAUT-EMPIRE

 

PREMIÈRE PARTIE — FORMATION ET VICISSITUDES GÉNÉRALES DE LA PROVINCE

CHAPITRE II — HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA PROVINCE

Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer

 

 

Il ne s’agira pas uniquement dans ce chapitre de l’histoire de l’Asie comme province ; cette étude se confondrait partiellement avec celle de l’administration romaine et des agents du pouvoir central. L’ancien royaume des Attales et les régions voisines ont été le théâtre d’événements politiques et militaires ; les populations ont été mêlées aux conflits extérieurs et aux guerres civiles ; le rôle qu’elles ont joué dans les uns et dans les autres n’a pas été sans exercer une grande influence sur la situation que leurs maîtres leur ont faite. Distinguons pourtant tout de suite deux époques : la République, durant laquelle l’Asie a été presque constamment agitée ; l’Empire, époque de calme assez constant ; la distinction n’étonnera pas, puisqu’elle s’appliquerait vraisemblablement à presque toutes les parties du monde romain. Les développements relatifs à la première période auront donc quelque étendue ; les autres seront beaucoup plus courts. Quiconque voudrait étudier la civilisation de la province, sous sa forme la plus achevée, sans s’occuper de son évolution, se placerait évidemment sous l’Empire, et de préférence au temps des Antonins. Ce que j’en viens à raconter sera par suite comme une préface ; d’où la place de cet exposé en tête du tableau général des institutions de l’Asie.

 

§ 1. — L’ASIE SOUS LES DERNIERS ROIS.

Il est intéressant d’avoir un aperçu de la situation du pays avant la domination romaine, ne fût-ce que pour répondre à cette double question : les Grecs d’Asie ont vu leur vie locale se transformer ; du régime antérieur qu’ont-ils pu regretter ?quelles nouveautés ont été pour eux un bienfait ? Cette histoire, il est vrai, reste malheureusement encore à écrire ; après Alexandre, les annales du monde grec inspirent en général peu de curiosité, et pour parler surtout du royaume de Pergame, on s’est attaché fort peu à les reconstituer. Il y a néanmoins des faits bien acquis.

Les temps qui ont suivi le démembrement de l’empire macédonien sont caractérisés essentiellement par un état de guerre continuel ou à peu près permanent. Les disputes entre généraux, entre rois, pour la possession de territoires plus vastes que le domaine du voisin, n’ont pas cessé ; chaque prince peut-être a eu son tour de succès ; le pays seul n’a rien gagné à ce déchaînement de convoitises, qui a sûrement produit beaucoup de ruines. Mais les guerres dont nous avons un écho certain datent surtout de l’époque des Séleucides, du IIIe siècle avant notre ère. Pour les cinquante années qui ont précédé l’établissement définitif des Romains en Asie, ce que nous connaissons proprement de l’histoire locale est fort peu de chose ; les auteurs classiques ne nous en ont guère entretenus qu’à propos de leur histoire nationale ; s’ils parlent de l’Asie, c’est que les légions romaines y ont débarqué. En dehors de ces heures de crises, le pays jouissait-il donc de la paix, ou le silence qui enveloppe ses destinées indique-t-il que l’activité et la vie y faisaient défaut ? Étudiant la région de Milet, Olivier Rayet s’exprimait ainsi[1] : Les deux siècles qui s’écoulent entre la conquête d’Alexandre et la mort d’Attale Philométor, sont l’époque de la plus grande prospérité (de Tralles, comme) de toutes les villes de l’Asie Mineure. Les guerres des Attales, des Séleucides et des Ptolémées n’étaient ni très meurtrières, ni très ruineuses pour le pays, et l’autorité du vainqueur du jour était toujours trop menacée pour pouvoir devenir trop oppressive[2]. Au milieu de ces interminables compétitions, les cités populeuses et riches parvenaient aisément à se faire ménager, à obtenir des privilèges et à mettre à haut prix leur fidélité. La sécurité plus grande du commerce, le développement du luxe, les progrès de l’industrie compensaient largement pour elles les quelques exactions qu’elles avaient à subir. De nombreux faits, ajoute Rayet, prouvent combien Tralles (en particulier) était riche et prospère à cette époque. C’est du IIIe et de la première moitié du IIe siècle que datent les monuments les plus importants de la ville. Enfin, une autre preuve de la prospérité des cités avant l’hégémonie romaine serait la frappe abondante des cistophores, la nouvelle monnaie générale du pays.

Je ne puis m’empêche de penser que ces paroles révèlent un optimisme exagéré ; et surtout, je crois raisonnable de distinguer plusieurs époques dans tout le cours de la période hellénistique[3] ; Rayet lui-même fait la distinction pour Tralles quoiqu’il ait généralisé plus haut. Non, les guerres des Séleucides et des Ptolémées ne furent vraisemblablement pas si inoffensives ; peu meurtrières, c’est possible ; peu ruineuses on le croirait malaisément. Elles ont été trop constantes e il est trop visible qu’aucune d’entre elles n’a été utile è l’Asie Mineure. Qu’importaient aux rivages d’Ionie les affaires d’Égypte ou la question des Parthes ? Les Galates, que les souverains macédoniens n’avaient pas su refouler, ces pillards infatigables, fléau de ces contrées, ont seuls profité des luttes des princes, qui ne voyaient à les détruire aucune vraie gloire militaire. Quant aux rois mêmes, ils auraient, monarques éphémères, ménagé leurs sujets pour conserver plus sûrement leur couronne ? Mais jamais les courtes dominations n’ont été les plus légères à un pays ; le maître du jour, peu assuré du lendemain, abuse volontiers du présent. Evidemment, les noms pompeux ou terribles que ces rois s’étaient donnés ou fait donner ne prouvent pas leur cruauté ou leur despotisme ; mais le culte qu’on leur rendit n’est signe non plus d’aucun attachement sincère de la nation pour eux.

Je n’affirmerai rien de pareil des Attalides. D’abord, il semble bien que, sous leur règne, les guerres aient beaucoup diminué. Au rebours de leurs prédécesseurs et de leurs voisins, ils n’eurent pas la passion des conquêtes, et ils ne commirent pas la folie de vouloir résister à Rome. A part une expédition assez sérieuse, mais inévitable, contre les Galates, sous Eumène II[4], une campagne heureuse en Bithynie[5] et une guerre contre un ennemi inconnu, que deux inscriptions rappellent en termes vagues[6], et qui auraient valu au royaume de Pergame un accroissement de territoire, nous ne voyons pas que la vie du pays ait été vraiment troublée. Le despotisme avait ses limites, puisqu’un certain nombre de villes étaient libres, c’est-à-dire affranchies du tribut, en l’an 130.

Une vraie ambition civilisatrice paraît même avoir saisi certains de ces rois. Attale II possédait des richesses proverbiales ; il les employait à protéger les arts et les lettres ; lui-même prenait l’initiative des grandes entreprises industrielles et commerciales ; on attribuait aux rois de Pergame l’invention des étoffes brochées d’or, dont parle Pline l’Ancien[7], connues sous le nom de vestes Altalicæ, et qui étaient travaillées dans des fabriques royales ; il existait encore de nombreuses tuileries royales, comme l’attestent les inscriptions des tuiles conservées[8]. Eumène II, prédécesseur de cet Attale, s’était montré un grand constructeur[9], auquel Pergame devait beaucoup. Son désir de créer une rivale à la bibliothèque d’Alexandrie avait amené l’invention et répandu l’usage du parchemin[10].

Mais il faut bien remarquer que la capitale surtout profita de cet essor ; il est certain qu’à cette époque les routes faisaient presque défaut en Asie Mineure ; la faible longueur de leur réseau mettait obstacle aux transactions, et l’on négligeait de les entretenir ; les héritiers d’Attale ont eu, pour la voirie, beaucoup à faire. L’intérieur du pays ne fut gagné que lentement à la colonisation ; la prospérité que Rayet a constatée à Traites pouvait prêter à l’illusion, mais Tralles était précisément situé aux abords du Méandre, c’est-à-dire dans une position exceptionnelle sur la plus grande voie commerciale d’alors.

Enfin cette quiétude relative ne provenait pas uniquement de la sagesse des maîtres du pays. On n’a pas oublié que, durant tout le second siècle, la main de Rome n’a cessé de se faire sentir eu Asie. Elle y était déjà maîtresse de fait ; elle avait interdit à Antiochus d’y venir guerroyer, défense salutaire à ces populations, qui goûtaient déjà par avance la paix romaine. Elle dictait ses volontés aux égoïstes rois de Pergame, comme du reste à leurs voisins. Plus d’une ambassade des Attalides prit le chemin de l’Italie[11], et en rapporta l’indication d’une ligne de conduite à suivre. En réalité, le régime romain commençait déjà par un protectorat déguisé[12] ; et nous allons voir que cette première forme de domination avait été en somme plus heureuse, plus douce que le gouvernement direct des Romains, au moins celui des premiers temps.

 

§ 2. — L’ASIE AU PILLAGE.

I

Je résume dans cette formule l’état de la province durant l’époque républicaine. Il y eut pourtant d’abord, du début de l’occupation jusqu’à la guerre de Mithridate environ (131-90) une période de calme relatif. Pendant quelque quarante ans, absorbée sans cesse par les discordes civiles l’attention du Sénat romain est fort peu attirée par l’Orient. On ne voit même pas qu’alors les bases de l’administration provinciale aient été jetées d’une manière durable et réellement arrêtées. Les gouverneurs portent des titres assez divers pendant toute la République ; en général, ils partent pour leur gouvernement au printemps, en mai ; mais la durée de leurs fonctions est extrêmement variable ; ainsi, M’. Aquilius y passa plus de trois ans. Les premiers d’entre eux — et aussi l’opinion publique à cette date, à Rome — semblent avoir considéré l’Asie uniquement comme un champ de pillage qui s’ouvrait à l’avidité romaine.

A en croire Justin, le premier gouverneur, P. Licinius Grassus, n’aurait eu d’autres visées que de s’enrichir du butin laissé par Attale : qui intentior Attalicæ prædæ, quam bello, cum extremo anni tempore inordinata acie prælium conseruisset, victus pænas inconsultæ avariliæ sanguine dédit (XXXVI, 4) ; et il aurait retardé l’issue de la campagne contre Aristonicus, simplement pour s’assurer une plus longue suite de déprédations. Il est vrai que Justin seul porte contre lui cette accusation ; mais elle est assez vraisemblable, à en juger par la conduite des successeurs de Crassus. M. Perperna et M’. Aquilius faillirent en venir aux mains à propos des dépouilles du royaume de Pergame ; et la mort du premier empêcha à temps d’éclater violemment une hostilité depuis longtemps latente. Ici encore c’est Justin qui nous renseigne, au même paragraphe : Attalicas gazas, hereditarias populi Romani, navibus impositas Romam deportavit. Quod ægre ferens successor ejus M’. Aquilius consul, ad eripiendum Aristonicum Perpernæ, veluti sui potius triumphi munus esse deberet festinata velocitate contendit. Sed contentionem consulum mors Perpernæ diremit. Le même Aquilius, pour activer sa besogne, empoisonna les fontaines[13] ; il fut, lui aussi, accusé de concussion à une date ultérieure, mais acquitté. Le dénouement du procès, néanmoins, ne doit pas nous faire illusion ; les moyens stratégiques de ce personnage proclament assez haut que la vraisemblance est du côté de l’accusation, et la longueur même de son gouvernement parle encore contre lui[14].

Dans des temps troublés comme ceux où les Gracques agitaient la république, on comprend que les délateurs ont pu être en nombre ; mais il est clair aussi que les hommes choisis pour une mission quelconque, au milieu de ces violences, ne présentaient à priori aucune garantie de caractère et de probité, et que les arrêts de la justice devaient se ressentir de l’atmosphère où les juges respiraient.

Un gouverneur sans scrupules était d’autant plus dangereux que ses pouvoirs, mal définis, pouvaient à sa guise s’étendre démesurément. En Asie, dit M. Théodore Reinach, « l’administration romaine s’était installée aussi solidement que peut l’être un gouvernement qui ne s’appuie ni sur l’intérêt ni sur le sentiment de ses administrés[15]. A cette époque au moins, il est avéré qu’elle méprisait l’un et l’autre. Elle avait donné à quelques villes le titre de cités amies et alliées ou fédérées ; mais leurs privilèges étaient fort mal respectés dans la pratique. Dans tout le reste de la contrée, le régime provincial demeurait établi dans toute sa rigueur, le proconsul et ses lieutenants avaient juridiction supérieure, au criminel et au civil ; les bénéfices qu’ils en savaient retirer atteignaient des chiffres énormes. Il y avait aussi, pour les villes sujettes, obligation de loger les gens de guerre, de déférer aux réquisitions de l’autorité militaire ; et celles-ci ne manquèrent pas. Un des premiers arrivés, M. Aquilius, avait déjà levé des troupes sur le pays.

Mais la plus lourde charge subie par la province, ce fut naturellement l’impôt, qui revêtait en Asie diverses formes. Au moment de l’annexion, les héritiers d’Attale, pour se concilier les faveurs des populations, avaient promis l’abolition des anciens tributs (φόροι), d’ailleurs modérés, qu’elles payaient aux souverains de Pergame. On se rappelle que beaucoup de villes, peu clairvoyantes, commirent l’imprudence de favoriser l’insurrection d’Aristonicus. Rome savait quelquefois reconnaître les bons offices ; elle ne sut jamais pardonner. Il n’y avait eu qu’une simple promesse d’exonération ; le gouverneur en exercice s’empressa de la retirer.

Il avait été entendu d’ailleurs, dès le commencement, que l’Asie serait, suivant l’expression de M. Th. Reinach, la vache à lait de la république. Tiberius Gracchus, à la première nouvelle du testament du roi, proposa de distribuer les biens d’Attale aux nouveaux propriétaires que sa loi agraire devait créer ; c’eût été dépouiller les villes et les particuliers d’une possession légitime, souvent immémoriale. Le frère du tribun, quelques années plus tard, en 123, fit voter cette lex Sempronia[16], qui organisait le système fiscal de la province nouvelle[17]. L’Asie dut fournir à sa métropole une dîme générale des produits de son sol, et payer des droits élevés de péage et de douane[18]. Quel était alors le montant du portorium ? Nous n’avons qu’une évaluation postérieure ; sous l’Empire, on l’appela la quadragesima[19]. Le quarantième de la valeur, ou 2 ½ %, à joindre au 10 % des ressources générales du sol lui-même, faisait monter théoriquement au huitième de leurs revenus les contributions annuelles des Asiatiques.

C’était déjà un chiffre élevé ; pratiquement, l’impôt n’eut pas de limites. La perception fut affermée, sur adjudication faite tous les quatre ans, à Rome, par les censeurs ; les adjudicataires devaient à la république un prix fixe ; à eux de retirer un avantage de l’opération. Ils n’avaient qu’à se payer sur la province ; peu importait que les ressources de celle-ci fussent insuffisantes une année ; il n’y avait pas de rabais sur le prix de location. Il arriva pourtant que la brutalité ne put suffire à arracher au contribuable ce qu’on exigeait de lui. En 692/62, nous dit Cicéron, Asiani, qui de censoribus conduxerant, questi sunt in senatu se, cupiditate prolapsos nimium magno conduxisse ; ut induceretur locatio, postulauerunt[20]. Ainsi cette ferme des impôts de l’Asie était tellement recherchée que les adjudicataires, en dépit de leurs pleins pouvoirs de fait, devaient renoncer à pressurer les habitants au point d’atteindre le chiffre exorbitant de leur enchère. Invidiosa res, turpis protestatio ! s’écrie Cicéron ; nous préférerions connaître le succès de la requête.

Les fermiers, devant lever les contributions dans des districts de grande étendue, étaient astreints à d’énormes avances de fonds ; leur recrutement s’en trouva par suite singulièrement circonscrit. Il existait déjà avant la loi Sempronia de grandes sociétés financières, les syndicats de publicains, formés de riches banquiers et usuriers appartenant à l’ordre équestre. Eux seuls furent en mesure d’acquérir la perception des impôts. Us fondirent sur le pays et en commencèrent l’épuisement méthodique. Ils fixèrent leur bureau central à Éphèse, dans la capitale, aux côtés du gouverneur dont ils purent aisément se faire un complice, quitte sans doute à acheter au besoin sa complaisance. Ces hommes avaient à leurs services une nuée d’agents de perception.

Mais ils ne se bornèrent pas à recueillir les contributions ; ils entreprirent aussi l’exploitation industrielle et commerciale des richesses de la province ; Cicéron, dans le discours pro lege Manilia[21], fait des allusions constantes aux intérêts que de nombreux Romains ont en Asie. Ils se sont rendus acquéreurs de champs, de carrières, de salines, de mines ; ils y font travailler des troupes énormes d’esclaves ; et vont jusqu’à voler les hommes libres des royaumes voisins pour compléter l’embauchage de leurs ouvriers. Beaucoup de particuliers étaient venus d’Italie dans cette région réputée riche pour y chercher fortune ; déjà plus de 100.000 s’étaient abattus sur elle quand éclata la guerre de Mithridate. C’étaient, naturellement, en majeure partie, des aventuriers, pratiquant l’usure, volant, eux aussi, des esclaves, à l’imitation des grands personnages qu’ils avaient suivis. Sous la protection du gouverneur, tous ces hommes faisaient aux indigènes une concurrence déloyale ; et les Asiatiques, en retard dans le paiement de la dîme, peuplaient les prisons et grossissaient le chiffre de l’élément servile.

Tout ceci nous est connu surtout par des documents d’une époque postérieure à la guerre de Mithridate, et un scrupule d’ordre chronologique, qui me paraît nécessaire, m’amène à renvoyer à quelques pages plus loin le tableau complet de cette exploitation des Asiatiques par les Romains. Je veux cependant noter tout de suite que les sources auxquelles je fais allusion — et qui sont empruntées à l’œuvre de Cicéron — nous renseignent sur une situation qui était sans doute déjà ancienne à l’époque où il parlait ou écrivait. La description du gouvernement provincial nous manque pour le début du Ier siècle, mais nous avons quelque aperçu de  ce qu’il  devait être.  Ces hommes  qui épuisaient l’Asie étaient assurés de l’impunité, car, depuis les Gracques, les tribunaux de Rome étaient formés de chevaliers, confrères, souvent associés des publicains.

Ces pillards à titre public ou privé ne toléraient pas qu’il y eût un gouverneur honnête. Tel paraît s’être montré pourtant le second Q. Mucius Scævola ; sa dignité de grand pontife le mit à l’abri des représailles ; mais il fallait une victime aux chevaliers, et ils jetèrent leur dévolu sur son questeur, Rutilius Rufus, qui, après le départ de Scævola, resta chargé lui-même quelques mois du gouvernement de l’Asie, en attendant l’arrivée du nouveau titulaire. Il avait tenté d’arrêter les exactions des fermiers. Ce fut lui qu’on accusa de concussion ; ses juges, les chevaliers, soutinrent les publicains et condamnèrent à l’exil leur censeur trop sévère. Personne, à Rome, ne pouvait ignorer la vérité ; trop d’écrivains la font brutalement connaître[22]. Et pourtant, tels étaient les préjugés des Romains à l’égard des Grecs, l’opinion publique accepta la sentence, et ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard, au temps de Sylla, que le condamné fut invité à rentrer dans sa patrie, ce à quoi d’ailleurs il se refusa. Retiré à Mytilène, puis à Smyrne, il était devenu citoyen de cette dernière ville, où on semblait le considérer comme l’unique représentant de l’esprit de justice parmi les Romains.

Depuis quelques années pourtant, nous ne sommes plus autorisés à croire que les plaintes de ces provinciaux infortunés soient restées inutiles. Au-dessus des tribunaux ordinaires de Rome, il y avait encore une ressource pour tous les mécontents, c’était le Sénat. Nous avons vu que les publicains s’étaient déjà adressés à lui pour obtenir un rabais sur leurs obligations. Les Asiatiques, de leur côté, l’ont imploré, et il nous est resté un écho, très vague, il est vrai, de leurs instances dans une inscription d’Adramyttion[23]. Elle nous donne l’intitulé d’une décision arbitrale, rendue par le consul ou le préteur, par ordre du Sénat (δόγματι συγκλήτου)[24], sur l’avis d’une commission de trente-cinq sénateurs, dont les noms nous sont conservés. La délibération était motivée par les prétentions opposées des Pergaméniens et des publicains sur un territoire que ces derniers soutenaient devoir être soumis à l’impôt. Les indications de l’onomastique font croire que les nombreux personnages cités sur la pierre vivaient à la fin du 11e siècle ou au commencement du premier. Le document doit être de très peu postérieur à la réaction contre Gaius Gracchus ; les Pergaméniens en auront vraisemblablement profité pour exposer leurs réclamations et tâcher d’obtenir quelque adoucissement. Le monument brisé après les noms des commissaires ne nous dit pas le résultat du procès ; mais la décision prise fut sans doute, partiellement au moins, favorable à la requête, puisque les Pergaméniens prirent soin de la faire graver et de l’exposer publiquement.

Les successeurs de Rutilius, Cn. Aufidius, C. Julius Cæsar, père du dictateur, n’ont guère fait parler d’eux comme gouverneurs d’Asie ; les suivants moins encore, puisqu’ils nous sont inconnus. Y eut-il réellement une détente dans l’extrême rigueur administrative des Romains ? On l’ignore. Toujours est-il que les lacunes dans les fastes de notre province cessent brusquement : les gouverneurs d’Asie rentrent pour nous en pleine lumière du jour où le pays, déjà accablé en temps de paix, redevient en outre un champ de bataille.

II

Je n’ai pas à raconter ici toutes les péripéties de la lutte contre Mithridate le Grand, roi de Pont. Ce qui nous importe, c’est essentiellement de savoir quelles en furent les conséquences relativement à la situation de l’Asie. L’adversaire des Romains alléguait surtout comme motifs de son intervention la violation par Rome de la promesse d’Aquilius, touchant l’abolition du tribut payé aux anciens rois, et la mainmise en l’an 116 sur la Grande Phrygie qui appartenait au royaume de Pont. Il avait commencé par déposséder les princes vassaux de Rome, dont les territoires entouraient la province et formaient en quelque sorte pour celle-ci une protection. Les Romains lui déclarèrent la guerre sans y être préparés. En dépit des richesses de l’Asie, qui ne profitaient qu’à une bande d’accapareurs, une détresse financière des plus graves sévissait à Rome, appauvrie de plus, militairement, par la guerre sociale.

La métropole était alors fort irrégulièrement représentée en Asie ; le titre officiel de son agent principal dans ce pays n’est pas exactement connu. Appien appelle L. Cassius, qui s’y trouvait en 664/90, tantôt ό τής Άσίας ήγούμενος[25], tantôt ό τής Άσίας άνθύπατος[26], ou encore ό περί τό Πέργαμον Άσίας ήγούμενος[27]. Il est vrai qu’Appien écrit plus de deux siècles après la guerre, et ses expressions peuvent être inexactes[28]. Mais L. Cassius n’est pas seul dans la province ; il y a aussi un nouveau Manius Aquilius, envoyé comme ambassadeur des Romains auprès de Nicomède de Bithynie et d’Ariobarzane de Cappadoce, princes dépossédés par Mithridate, avec mission de les rétablir sur le trône, et ayant des allures vagues de chef d’armée. L. Cassius, mal pourvu de forces défensives, fut forcé «le reculer devant Mithridate aussitôt que celui-ci eut commencé sa marche en avant, il fut fait prisonnier et demeura aux mains de l’ennemi jusqu’à la fin de la guerre[29] ; lui disparu, personne ne vint le remplacer ; le gouvernement romain resta trois ans sans représentant en Asie (665/89 à 688/86). C’est que Mithridate avait réussi à s’emparer en peu de temps de tout le pays.

Le plus intéressant pour nous est d’examiner quelle fut l’attitude des villes. On sait qu’à Éphèse le roi signa l’arrêt de mort de tous les Romains ou Italiens établis en Asie ; et de fait, le plus grand nombre ne put échapper ; il semble bien que 80 à 100.000 hommes aient été exterminés dans cet immense massacre. Il s’accomplit dans un grand nombre de cités ; et, d’après les auteurs, les populations se mirent gaiement à l’ouvrage ; les habitants de Cyzique seuls auraient éprouvé quelque répugnance à l’exécution personnelle de l’ordre de Mithridate et trouvé que le bras du gladiateur était mieux fait pour cette besogne[30]. Paul Orose (VI, 2), dont saint Augustin[31] a adopté les vues, représente les Asiatiques comme des bourreaux malgré eux ; il tient peut-être cette tradition fantaisiste de Tite-Live, qui, avec ses penchants de philhellène, a dû s’efforcer d’atténuer la cruauté des Grecs d’Asie Mineure. Non, la boucherie d’Éphèse et des autres villes représente bien un acte conscient et volontaire ; les griefs de ces sujets étaient assez sérieux et dataient d’assez loin pour leur mettre bien vite le fer à la main. Mais la question est autre : nous voyons que des villes se rendirent immédiatement au conquérant, d’autres cédèrent après quelque résistance ; il en est enfin qui demeurèrent constamment fidèles à Rome. Est-il possible de saisir les motifs de ces différences d’attitude ?

Mon sentiment est que les Grecs ne cédèrent qu’à la force, au vainqueur du moment présent ; et ceci me paraît expliquer et la conduite première des Asiatiques, et le changement de front de quelques-uns par la suite. Au début de la guerre, les Romains, je l’ai dit, n’avaient que très peu de troupes dans la province. Au contraire, les villes les plus rapprochées de la frontière orientale virent avec épouvante s’avancer une armée évaluée à 300.000 hommes par les auteurs, peut-être bien suivant ce procédé d’exagération qui était dans leurs usages, mais armée formidable à coup sûr, et hors de toute proportion avec les contingents romains. Les habitants, après cette comparaison instinctive et fatale, crurent arrivé le dernier jour de la domination des Italiens ; ils se hâtèrent de se rendre, crainte de représailles semblables à celles qu’ils avaient déjà subies de la part de leurs maîtres actuels. Et cela est vrai surtout des cités placées sur les grandes voies[32] et profondément enfouies dans l’intérieur du continent, sans espoir d’assistance immédiate. Pour d’autres, comme Tabæ[33] et Stratonicée[34] dans une position un peu isolée, et qui ne valurent pas à elles seules, aux yeux de Mithridate, l’effort d’une campagne particulière et d’un investissement en règle, sans doute la résistance fut une moins grande folie.

Les villes de la côte et les îles ne furent pas non plus très promptes à la soumission, de même qu’une grande partie de la Carie. Ces contrées furent ou moins complètement, ou moins tôt exposées aux coups de Mithridate, et les habitants purent s’imaginer qu’un secours leur parviendrait. Éphèse tint bon quelque temps, ainsi que Magnésie du Sipyle[35] ; Chios aussi, qui avait toujours été fidèle aux Romains par respect pour leur puissance et par intuition de l’avenir de leur empire. Mytilène, il est vrai, montra moins de hardiesse ; elle livra à Mithridate M’. Aquilius retiré chez elle[36] ; elle prit probablement part au massacre des Romains ; à peine épargna-t-elle l’illustre Rutilius, à qui elle avait offert jadis un asile, du moins il dut s’enfuir en toute hâte à Smyrne[37]. Le roi de Pont fut bien accueilli dans l’île, et plus tard encore, y chercha un abri. Mais Cos refusa de s’associer à l’extermination de l’an 88[38]. L’île de Rhodes, dans une situation encore plus excentrique, devint le lieu de refuge et de ralliement des Romains d’Asie[39]. Cos n’était malheureusement qu’une petite île sans défense, et elle dut succomber sous les attaques du roi. Rhodes était au contraire une forteresse naturelle, faite pour la résistance à des forces même considérables, et elle put soutenir un siège vigoureux[40]. Néanmoins, Mithridate devenait, pour ainsi dire, le maître de l’Asie tout entière.

Il se montra implacable aux cités qui lui avaient fait opposition. Pour punir Stratonicée, qui s’était une des premières déclarée contre lui, il y mit garnison, imposa aux habitants une forte amende, et sans doute supprima pour elle liberté et privilèges[41]. A Cos, il réunit un large butin[42], dépouillant tout le monde. Cléopâtre, reine d’Égypte, avait établi dans cette ville, quelques années auparavant, son petit-fils Alexandre, fils de Ptolémée IX ; il méditait de s’emparer, comme héritier, du trône des Lagides. Les trésors particuliers de Cléopâtre se trouvaient donc déposés à Cos, peut-être chez des banquiers juifs, car ils y étaient nombreux, et influents, heureux dans leurs entreprises et en correspondance avec ceux de la côte et de l’Égypte. Mithridate fit main basse sur ces richesses[43] ; il saisit également 800 talents que les Juifs d’Asie Mineure, lors des troubles récents, avaient cachés là, les croyant moins exposés[44]. Quant à Chios, le roi en exila toute la population libre dans le Pont[45].

Mais, pour ceux qui ne lui avaient pas résisté, la première année du gouvernement de Mithridate fut une époque heureuse[46]. Il flatta soigneusement les Asiatiques, eu favorisant les représentations théâtrales, qui avaient tant d’attraits pour les Grecs, en multipliant les privilèges des temples, en remettant en vigueur le droit d’asile, oublié seulement le jour du massacre des Italiens ; même le terrain sacré d’Éphèse fut accru. Les dépouilles des Romains servirent à rembourser les dettes que leurs exigences avaient fait contracter aux cités grecques ; la cassette royale s’ouvrit aussi pour doter généreusement plusieurs villes, comme Tralles[47] et Apamée, récemment éprouvée par un tremblement de terre[48]. L’habileté de Mithridate le porta à des raffinements de courtoisie et d’équité ; lui qui était venu venger la province maltraitée et l’avait fait avec la cruauté que l’on sait, il respecta la mémoire des rares bienfaiteurs romains du pays ; il laissa Rutilius en repos dans sa retraite de Smyrne, et toléra que les fêles Muciennes, en l’honneur de l’ancien gouverneur Scævola, fussent encore célébrées comme auparavant[49]. Enrichi par les dépouilles des Romains et ce qui restait du trésor des Attales dans la citadelle de Pergame, il exécuta lui-même la promesse d’Aquilius d’abolir les impôts[50], et afficha la prétention de doter l’Asie, divisée administrativement en satrapies[51], d’une justice plus impartiale et plus sûre.

Tous ces soins vigilants semblent bien avoir touché une notable partie de la population. Les petits, les humbles, avant tous, avaient l’impression d’un renouveau bienfaisant ; les Hellènes cultivés, sophistes, gens de lettres, artistes, préféraient aussi, instinctivement, ce souverain asiatique, encore moins différent de leur race que les Romains. Mais la haine contre ceux-ci n’était pas unanime, et l’on entrevoit, à cet égard, des luttes dans plus d’une cité.

A vrai dire, l’histoire de ces événements, à travers les œuvres littéraires, ne laisse pas d’être un peu suspecte. Les détails nous viennent uniquement d’écrivains du temps des Antonins et des Sévères, Plutarque et Appien surtout ; ils ont dû connaître indirectement les ouvrages des contemporains de Mithridate, mais il se peut que les Romains, habiles à forger des traditions favorables à leur politique, aient donné couleur romaine à certains faits ou accentué quelques traits, de manière à tromper les générations suivantes. Ces annales cependant, dans leurs grandes lignes, se trouvent plus d’une fois confirmées par les découvertes épigraphiques, contrôle supérieur, on le sait, des traditions gréco-romaines.

Donc, auteurs et inscriptions nous font entrevoir une hostilité sourde d’abord, puis déclarée, des classes dirigeantes contre Mithridate. Le gouvernement romain leur était favorable par tactique, leur faisait attribuer tous les honneurs municipaux, leur abandonnait peut-être une part d’intérêt dans l’exploitation commerciale et financière de l’Asie. Le roi de Pont connaissait ou devinait tout cela ; ces résistances dataient du commencement de sa conquête.

Une inscription trouvée à Nysa[52] nous en apporte l’écho en ce qui concerne cette ville. Elle donne successivement une lettre du gouverneur C. (ou L.) Cassius aux magistrats de Nysa, deux lettres de Mithridate à son satrape de Carie. Nous savions déjà[53] qu’après les premières victoires du roi, le gouverneur romain s’était retiré avec sa petite troupe en Phrygie, cherchant à y former une armée de miliciens asiatiques, car cette région, de tout temps, avait servi aux chefs d’États de centre de recrutement de leurs forces militaires. Mais l’impression de terreur causée par l’approche de Mithridate était déjà produite ; Cassius dut renoncer à son projet, et il se retira d’abord sur Apamée. L’inscription nous apprend qu’alors un citoyen de Nysa, Chérémon, parut dans son camp, demanda une audience et offrit de mettre à la disposition de ses troupes 60 000 boisseaux de froment. Le chiffre même de la générosité dénonce un citoyen aisé, un des notables de Nysa. La ville ne suivit sans doute pas la même conduite et dut se résoudre à ouvrir ses portes à Mithridate, car notre texte nous apprend aussi que Chérémon, avec l’aide de ses fils, Pythodore et Pythion, facilita l’évasion des Romains, et, à ses frais, transporta quelques-uns d’entre eux à Rhodes. Lui-même quitta sa patrie et chercha un asile dans le temple d’Artémis à Éphèse (qui n’avait donc pas encore fait défection), d’où il resta en correspondance avec les Romains. La première lettre du roi annonce au satrape qu’il a mis à prix l’arrestation de Chérémon et de chacun de ses fils qui ont favorisé l’ennemi commun : 40 talents pour la livraison de cet homme vivant, la moitié si on ne le prend que mort ; et la seconde rappelle les faits que je viens de raconter[54].

Mais ceci n’est qu’une préface des Vêpres d’Éphèse ; l’hostilité des conservateurs ne fut pas désarmée par le triomphe du roi de Pont. Pour mieux connaître ses ennemis, il favorisa les délations, affranchit, par actes collectifs, des esclaves dénonciateurs ; dans certains endroits, la crainte d’un soulèvement lui fit tolérer ou installer un tyran, ainsi à Adramyltion, Colophon, Tralles[55]. Il en vint à placer les autorités locales sous la tutelle d’un gouverneur militaire, par lui désigné, et cette mesure fut appliquée à la capitale Éphèse, où il nomma le père de Monime, sa concubine, Philopœmen de Stratonicée. Il ne manquait plus, pour compromettre la durée de la domination de Mithridate, que le mécontentement des classes inférieures ; lui-même le provoqua.

Ce n’était pas précisément un régime civil qu’il avait donné à la province ; il est probable que, pour achever sa conquête, il avait déjà incorporé parmi ses troupes des citoyens des villes dont il venait de s’emparer. Loin de pouvoir les licencier, il dut procéder à des levées nouvelles. Rome n’avait pas accepté sa défaite, et bientôt elle envoya des renforts en Asie. Plus d’un indigène perdit la vie dans les premières rencontres. Mithridate demandait à l’Asie, non son argent, mais son sang[56] ; Rome n’exigeait au moins que de l’argent ; et puis les premiers succès de ces Romains, qui, on s’en souvenait, avaient toujours eu jusque-là dans les guerres le dernier mot, commençaient à inspirer l’effroi des représailles. L’affaire de Chios donna la mesure exacte du désintéressement du roi. On sait, par un récit d’Appien[57], que l’île avait été forcée de livrer ses vaisseaux à Mithridate ; une contribution de guerre lui avait été imposée, de 2 000 talents. La population paya sans mot dire ; seulement elle envoya secrètement une ambassade à Sylla ; or, c’était l’aristocratie qui gouvernait alors la cité. Mais Mithridate ne se borna pas à pressurer les habitants, nous avons vu qu’il transporta dans le Pont tout ce qui se trouvait à Chios de personnes de condition libre.

Après ces exactions, le lieutenant du roi Zenobios s’étant présenté un jour devant Éphèse, trouva portes closes ; on l’admit pourtant à la fin, mais seulement avec une petite escorte. Il voulut convoquer l’assemblée sur le champ ; les citoyens parvinrent à obtenir un ajournement au lendemain ; dans l’intervalle, ils saisirent nuitamment Zenobios et le mirent à mort. Le peuple s’arma, transporta dans la ville tout ce qu’il put amener des champs d’alentour et ne reconnut plus Mithridate[58]. Le décret rendu aussitôt nous a été en grande partie conservé[59]. Quelques lignes méritent d’être traduites et rapportées ici, car pour quiconque se rappelle les événements sur lesquels les Éphésiens s’expliquent, elles montrent au vif le tour d’esprit et la diplomatie ingénieuse de ces Grecs d’Asie : [..........le peuple], gardant son ancienne bienveillance pour les Romains, les [sauveurs communs], et plein de zèle pour tout ce qui lui est ordonné. Mithridate, roi de Cappadoce, ayant rompu le traité avec les Romains, et étant venu en forces, a tenté de se rendre maître du territoire qui ne lui appartenait pas, et ayant saisi d’abord par la ruse les villes qui précèdent la nôtre, s’est emparé aussi de notre cité, l’ayant effrayée par la masse de ses forces et l’imprévu de son attaque. Notre peuple, depuis le commencement, gardant sa bienveillance pour les Romains, et ayant eu l’occasion de porter secours aux intérêts communs, a jugé à propos d’ouvrir la lutte contre Mithridate eu faveur de la domination romaine et de la liberté commune, tous les citoyens s’étant à l’unanimité consacrés à cette résistance. Suivent les décisions de l’assemblée : réhabilitation de ceux qui avaient perdu leur qualité de citoyen à temps ou pour toujours, inscription sur les listes civiques de diverses catégories de personnes, extinction ou suspension de certains procès, ajournement ou abolition de beaucoup de dettes, toutes dispositions dont le présent chapitre ne comporte pas l’examen.

La rigueur ne pouvait plus rien en face d’un mouvement qui s’étendait à ce point ; Mithridate prit un autre parti ; son philhellénisme ne se borna pas à de vaines paroles ; il passa aux actes : la liberté fut accordée à toutes les cités grecques d’Asie restées fidèles, toutes les dettes furent abolies et affranchis tous les esclaves. Résolution bien prompte, qui montrait assez un homme aux abois. L’aristocratie ne lui en témoigna que plus de défiance, et cette fois de défiance ouverte. Quant au menu peuple, sa conduite n’est pas pour nous très claire ; mais nous allons voir que son rôle était difficile.

L’attitude des populations de l’Asie a toujours pu s’expliquer par ceci, que leur unique désir était de se ranger du côté du plus fort. Convenons du reste que la politique la moins fière était pour elles la plus sage, et l’exemple leur en avait déjà été donné. Mithridate leur avait d’abord inspiré confiance par son grand appareil militaire, l’audace d’exécution qu’il faut lui reconnaître, sa sauvage énergie. Dès que sa cause apparut comme fortement menacée, elles n’hésitèrent pas à l’abandonner. Et alors ce fut comme un déchaînement de bonnes volontés, une exaspération de fidélité à l’égard des Romains, de zèle pour leur service, de démonstrations d’amitié de toutes sortes.

Mais l’imperium romain à cette époque, n’était pas un et indivisible ; à la faveur des guerres sociales, puis étrangères, les dissensions civiles avaient recommencé de plus belle ; deux chefs militaires se disputaient la suprématie à Rome, Sylla et Marius. Une expédition à conduire était la garantie la plus sûre d’un pouvoir supérieur à tout autre. Mithridate restait à vaincre ; Sylla, non sans lutte, en obtint la mission. Or les ambitions du roi de Pont ne se bornaient pas à l’Asie ; il avait jeté des troupes en Achaïe, où beaucoup de peuples s’étaient déclarés ses partisans. C’est là que Sylla marcha à sa rencontre et le vainquit dans plusieurs batailles. Mais bientôt il se trouva au bout de son consulat ; son commandement allait expirer. Pendant son absence de Rome, ses adversaires, — le parti de Cinna — avaient nommé consul, pour le remplacer, L. Valerius Flaccus[60], — le père du client de Cicéron, — chargé à ce titre, avec son légat G. Flavius Fimbria, de passer en Asie, vers laquelle rétrogradait Mithridate affaibli, dont il s’agissait de consommer la défaite.

Or avant leur arrivée, je le rappelle, le gouvernement de Rome s’était trouvé sans représentants en Asie pendant de longs mois. Les Asiatiques ne s’inquiétèrent pas de Sylla ni de ses victoires dans la Grèce d’Europe ; celui-là n’était pas leur chef ; ils ne relevaient que de Flaccus, qui du moins agissait chez eux. Flaccus était parfaitement ignorant des choses militaires ; simple homme de parti, il avait son pareil dans Fimbria, autre aventurier animé des mêmes ambitions. Flaccus partit bien tard, fut abandonné d’une partie de ses troupes qui le quittèrent pour rejoindre Sylla, se brouilla avec son légat qu’il destitua ; mais celui-ci n’accepta pas son congé, prétendit que les troupes le voulaient à leur tête, poursuivit Flaccus après son passage de l’Hellespont et le mit à mort ; après quoi il continua la campagne pour son propre compte[61].

Ainsi Flaccus ne fit à peu près rien en Asie, et pourtant Cicéron nous apprend qu’un certain nombre de villes de cette province votèrent et centralisèrent à Tralles des fonds destinés à établir des jeux en son honneur[62], comme on avait célébré déjà des Μουκίεια. La chose fut faite avant même qu’on eût vu seulement quel homme était Flaccus. On ne doutait plus du succès des Romains. Ce magistrat, leur agent, était le vainqueur de demain ; il fallait sans délai lui faire bon visage, multiplier les bonnes grâces à son égard. Mais presque aussitôt il est assassiné par son légat, qui prend sa place. Faut-il reconnaître et soutenir Fimbria, n’ayant qu’un pouvoir usurpé, et que le Sénat traitera peut-être en simple flibustier ? Pourtant il prend au sérieux son rôle de champion de Rome et chasse Mithridate de Pergame. Puis arrive, — nouvel embarras, — Sylla qui a franchi l’Hellespont, malgré l’expiration de son consulat ; lui aussi est en dehors de la légalité ; mais il ne veut laisser à personne l’honneur de terminer la guerre. Et les Asiatiques, que l’infortune semblait poursuivre, assistent à un spectacle inattendu : Sylla, redoutant avant tout les succès de son rival, s’empresse de traiter avec Mithridate[63], l’ennemi de la veille, et, se nommant à lui-même un légat, Licinius Murena, se lance à la poursuite de son concitoyen Fimbria.

Les Grecs se trouvaient donc, en dépit de tout et malgré eux, entraînés dans les rivalités de personnes, dans ces luttes de chefs militaires, qui constituent l’histoire de toute la fin de la République. Parvinrent-ils, et comment, à ménager les divers intérêts, à ne pas se compromettre ? Le souvenir de leur diplomatie ne nous a pas été gardé[64], et on peut le regretter ; toute la souplesse native de la race a dû s’y déployer à l’aise, et les Romains ont sans doute trouvé là l’indication précieuse des principes de gouvernement à appliquer dans cette province. Fimbria, désespérant du succès, vu l’infériorité de ses forces, se donna la mort, et ses deux légions rejoignirent l’armée de Sylla[65].

Est-ce la fin ? Non. Murena, poussé par un ancien auxiliaire de Mithridate, refusa de reconnaître le traité signé par Sylla avec le roi et commença une campagne de dévastation dans le Pont. Le roi se plaignit à Rome, et le Sénat envoya porter l’ordre à Murena de respecter le traité. Celui-ci n’en tint aucun compte et continua ses déprédations ; mais Mithridate le vainquit et le rejeta vers la Phrygie. En même temps, Sylla envoyait aussi en Asie son représentant A. Gabinius, pour arrêter les entreprises de Murena et rétablir la paix[66]. Mais tout ceci n’empêcha pas Murena, de retour à Rome après trois ans d’un semblable gouvernement en Asie, de recevoir le triomphe à la suite de Sylla, en raison de la guerre injuste qu’il avait faite à Mithridate[67]. Où donc était le pouvoir légitime ? durent se demander les Grecs d’Asie. Quels étaient les traités que Rome jugeait convenable de respecter ?

Us durent s’en tirer par une attitude généralement passive ; les textes ne nous signalent pas de représailles exercées contre telle ou telle ville. Une seule exception, Mytilène, qui crut plus longtemps que les autres au succès définitif de Mithridate. Elle avait accueilli le roi quand, poursuivi par Fimbria, il était venu se réfugier dans l’île, comme au lieu le plus sûr, avant de se rendre à Pergame[68]. Les Romains conçurent un violent courroux de cette obstination ; elle se défendit désespérément, mais elle était isolée, livrée à elle-même. La flotte de Lucullus l’investit (a. 670/84) et, quatre ans après seulement, Minucius Thermus s’en empara[69]. La ville fut sans doute partiellement détruite, car il est tout un quartier de ses ruines ou l’on n’a pas trouvé une seule inscription antérieure à Pompée[70].

Sylla, après le traité conclu avec Mithridate, était resté quelques mois en Asie —jusqu’à ce que les événements d’Italie le rappelassent ; et il y avait pris d’assez nombreuses dispositions[71]. Il annula tous les affranchissements et les abolitions de dettes que Mithridate, par un artifice désespéré, avait récemment édictés. Il avait promis l’amnistie aux partisans du roi ; il n’en tint pas moins à Éphèse de sanglantes assises et fit égorger les chefs de la rébellion. Il était trop Romain pour ne pas infliger à la province une punition digne de mémoire. Le châtiment pourtant fut moins rigoureux qu’il ne l’eût été peut-être, réglé par un autre. Le dictateur ne pouvait oublier que les victimes italiennes de Mithridate, et des Asiatiques par lui soulevés, appartenaient avant tout, personnellement ou par les liens de la clientèle, à cet ordre équestre dont il était l’ennemi résolu et systématique.

Sa répression se montra, par certains côtés, ingénieuse : il abandonna sans défense les côtes et les îles de la mer Égée aux ravages des pirates, plus dangereux depuis le licenciement des troupes du roi de Pont, car on n’avait plus eu le temps de s’occuper d’eux. Clazomène, Iasos, Samos furent ainsi saccagées[72] ; les sanctuaires de Milet et de Claros pillés[73], et par là Sylla montrait aux habitants qu’en se révoltant contre Rome ils s’étaient retiré une utile protection.

Mais il ne manqua pas de piller pour son propre compte ; sa nombreuse armée prit ses quartiers d’hiver dans les grandes villes et y mena grasse vie. Le soldat, logé chez l’habitant, recevait de lui une solde de seize drachmes par jour, quarante fois la solde ordinaire, plus un repas pour lui et tous ses invités, quel qu’en fût le nombre. Le centurion touchait cinquante drachmes et deux vêtements, l’un d’intérieur, l’autre de sortie[74]. C’était une charge journalière de 600.000 francs pour l’Asie, 120 millions en six mois[75].

Sylla n’attendit pas les députations des villes ; lui-même convoqua les notables de la province ; pour obtenir la clémence romaine, ils apprirent qu’il faudrait payer, en une fois, les cinq années de tribut arriéré (a. 88-84) et une amende collective de 20.000 talents (120 millions) pour les frais de guerre et de réorganisation administrative[76]. Il divisa l’Asie en un certain nombre de circonscriptions nouvelles[77] et répartit la taxe entre elles, proportionnellement à leurs ressources. Du moins, cette somme ne fut pas recueillie par les publicains ; le gouverneur substitua au régime de l’adjudication celui de la taxation directe, avec perception par les soins des magistrats locaux. C’était un progrès, et le chiffre fixé ne fut ainsi, sans doute, pas dépassé, mais il était déjà énorme ; beaucoup de villes, pour s’acquitter, durent contracter des emprunts usuraires, mettre en gage leurs théâtres, leurs gymnases, les droits de port et d’octroi[78] ; et comme elles avaient été rançonnées antérieurement par Mithridate, par Fimbria, quelques-unes aussi par les pirates, ce fut un écrasement. Les propriétés foncières subirent une telle dépréciation qu’il fallut des arrangements pour la liquidation des dettes hypothécaires[79].

Sylla n’oublia pas pourtant les cités qui avaient donné des preuves de fidélité particulièrement marquée soit à la cause romaine, soit à la sienne propre. En 84, Ilium, si maltraitée par Fimbria, fut restaurée et admise dans l’amitié du peuple romain. Chios[80], et surtout les villes méridionales de Carie, de Lycie, de la vallée du Méandre, reçurent des témoignages de sa faveur : Magnésie du Sipyle, Rhodes[81], Laodicée du Lycus, Tabæ et les bourgades des environs, Stratonicée[82]. Le cas de Laodicée n’est pas parfaitement clair : elle avait soutenu en 88 un siège contre Mithridate ; le préteur Q. Oppius, qui s’en était emparé avec un petit corps de troupes, en organisa la défense ; mais peu après les indigènes se rendirent et livrèrent Oppius à l’ennemi, si nous en croyons Appien (Mithr., 20). Et pourtant une inscription qui rappelle la résistance opposée à Mithridate nous montre qu’une ambassade fut envoyée à Rome en 81 par la cité pour présenter les choses sous le jour le plus favorable possible[83]. Et l’ambassade dut atteindre son but puisque le texte exprime la gratitude de la cité[84]. Les Romains peuvent bien avoir été dupes dans ce cas particulier. Après tout, l’essentiel était que leur politique de juste rémunération s’affirmât nettement en principe.

Les Constituta Sullæ durent être soumis à une ratification que le Sénat ne vota pas sans quelque retard. Les troubles d’Italie empêchèrent l’assemblée de s’en occuper sur-le-champ ; ce n’est qu’en 81 et 80 qu’elle détermina définitivement la condition des villes récompensées parle vainqueur de Mithridate. A cette date, la plupart d’entre elles envoyèrent des députés pour demander la confirmation de leurs privilèges[85]. Nous venons d’en voir un exemple pour Laodicée ; Stratonicée[86] et les localités de la région de Tabæ[87] avaient fait de même. M. Mommsen me paraît avoir victorieusement démontré[88] que le sénatus-consulte trouvé  dans cette   dernière ville ne la concerne pas  seule ; les mots :   [Σύλλ]ας αύτοκράτωρ συνεχώρησεν [π]όλ[εις] όπως [ίδί]οις τοϊς νόμοις καί αίρέσεσίν τε ώσιν pourraient difficilement en effet indiquer un privilège en faveur de Tabæ. Il s’agit apparemment du σύστημα Χρυσαορικόν qui existait encore à cette époque, confédération qui doit avoir en parfait accord résisté à Mithridate.

Les inscriptions qui nous informent de tout ceci nous montrent la procédure suivie dans ces règlements. Une lettre de Sylla fut d’ordinaire adressée à l’assemblée, pour l’éclairer sur le dévouement de la ville dont il s’agissait, et expliquer ainsi la décision du dictateur. L’inscription de Tabæ est extrêmement mutilée ; on croit reconnaître sur la pierre le discours d’un magistrat romain résumant et appuyant les demandes des cités. Un autre texte, relatif à Stratonicée, indique que les dix ambassadeurs prirent la parole dans la curie (l. 22-59). Sans doute, comme on le voit par différents sénatus-consulte à analogues, ils commencèrent par féliciter le Sénat du bon état des affaires publiques, puis demandèrent la permission d’offrir à l’assemblée une couronne d’or et de faire un sacrifice au Capitole, adressèrent ensuite un appel à sa bienveillance, rappelèrent leurs titres et exposèrent leurs demandes[89]. Avec une précision toute romaine, les réponses du Sénat sur chaque article suivent dans le même ordre et à peu près dans les mêmes termes, et l’on entrevoit que Sylla, après la relatio, prit lui-même la parole pour soutenir les requêtes des ambassadeurs (l. 65-66).

Les faveurs consenties par Sylla à ces villes étaient essentiellement les suivantes : maintien des anciennes lois de la cité (sc. de Tabæ, l. 9-10 ; sc. de Lagina[90], l. 41-2, 82-3) avec, pour Stratonicée, le titre d’amie et alliée du peuple romain, concédé même aux envoyés personnellement[91] (l. 59-64) ; attributions de territoires, que le Sénat confirma ; le sc. de Lagina (l. 45-8, 86-103) mentionne des villes (πολιτείας), des villages (κώμας), des ports (λιμένας), des territoires (χωρία), dont les uns semblent avoir été cédés en toute propriété aux gens de Stratonicée, les autres frappés d’un tribut à leur profit[92]. Dans le sc. de Tabæ, apparaît une demande plus singulière : on voudrait être autorisé à fortifier un χωρίον du nom de Thyessos, situé dans les limites de la confédération[93], par précaution, j’imagine, contre les bandits de Pisidie, qui rôdaient non loin de là. Les Stratonicéens obtinrent la restitution des biens qu’ils avaient perdus pendant les hostilités (l. 52-5, 105-9), et ceux qui, dans le même temps, avaient perdu la liberté la recouvrèrent (l. 55-6, 109-10). Enfin on lit quelques promesses de privilèges beaucoup plus vagues ou plus futiles : les ambassadeurs envoyés ultérieurement par Stratonicée à Rome seront admis extra ordinem à l’audience du Sénat (l. 56-8, 114-9) ; le κοινόν Χρυσαορικόν demande que le Sénat et le peuple de Rome apportent dans leurs décisions les dispositions bienveillantes que mérite sa conduite (l. 12-15), et Stratonicée sollicite et se voit assurer un traitement favorable dans toute affaire où la ville sera engagée (l. 56, 110-3).

C’était là de belles garanties, sur la pierre ; il semble bien qu’on en ait tenu peu de compte dans la pratique. Pendant les trois années qui précèdent la ratification sénatoriale, la situation de Stratonicée paraît assez précaire : tous ces privilèges solennellement rappelés ont été violés. Appien nous dit[94] que les civitates fœderatæ, liberæ, immunes, furent en réalité soumises à l’impôt, tout comme les stipendiariæ, et qu’il en est qui se virent enlever les territoires et ports qu’on leur avait concédés. Et pourtant, à cette date, l’Asie était exceptionnellement sous le régime militaire ; des légions l’occupaient encore, car la guerre de Mithridate venait à peine de finir. C’est donc que malgré les assassinats de l’an 88, malgré Sylla, les chevaliers et traitants, échappés au massacre ou nouveaux venus, n’avaient pas renoncé à leurs pratiques de déprédations.

La province n’était pas au bout de ses épreuves. Ilium, tout particulièrement favorisé par le dictateur, ne goûta pas longtemps la paix. Dès 80 ou 79 avant Jésus-Christ, nous voyons que, sur l’ordre du proconsul C. Claudius Nero, des soldats, tenant garnison dans Poimanenon, forteresse de Mysie, au sud de Cyzique, furent envoyés, sous Nicander, à Ilium, pour protéger la ville. Les citoyens n’étaient pas à même de défendre à eux seuls leurs demeures contre les pirates, qui dévastaient alors tout le littoral asiatique, et Ilium n’était pas loin du rivage[95]. Vers le même temps encore, Verres, envoyé en Cilicie, comme légat de Dolabella, commettait sur son parcours les actes de brigandage que Cicéron a dénoncés. Les graves complications ne cessaient pas : Nicomède, roi de Bithynie, était mort en 680/74, laissant, comme Attale, son royaume aux Romains ; et Mithridate, redoutant, bien plus que son humble voisin de la veille, ces nouveaux maîtres de la Bithynie, qui allaient lui fermer l’accès de la Méditerranée, avait repris la guerre.

La deuxième et la troisième campagnes dirigées contre lui eurent néanmoins, indirectement, des conséquences heureuses pour l’Asie. La province n’en fut le théâtre qu’exceptionnellement, dans l’affaire de Cyzique : le roi de Pont tenait la ville assiégée ; son adversaire ne tenta pas de le déloger, mais plutôt de lui couper les communications avec son royaume. Les Romains avaient alors à leur tête (a. 71-70) Lucullus, consul et gouverneur d’Asie, car ce dernier titre était encore redevenu purement militaire. L’inaction à laquelle sa lactique fort sage le condamnait amena cet homme prudent et de bonne volonté à essayer quelques réformes dans l’administration de la province, dont il voyait les maux[96].

La situation financière des villes était désastreuse. Lucullus ne pouvait songer à supprimer l’indemnité de guerre imposée par Sylla ; mais il en régla avec équité les moyens de paiement : une taxe fut établie sur les maisons et sur les esclaves, ainsi qu’un impôt général de 25 % sur le revenu[97]. C’était une contribution énorme, mais d’autre part Lucullus apporta quelques soulagements aux populations par une série de mesures qui atteignaient les usuriers : l’intérêt légal des dettes privées fut fixé à 12 % ; défense fut faite de réclamer les intérêts arriérés au-delà du chiffre du principal de la dette ; l’anatocisme entraînait déchéance des droits du créancier. En revanche, les créanciers hypothécaires non payés furent admis à percevoir le quart des revenus de leurs débiteurs ; ils imputaient seulement sur la dette les sommes ainsi recueillies[98]. Ces principes restèrent appliqués même après le gouvernement de Lucullus[99]. La satisfaction relative des populations ne fut pas partagée, on le devine, par les financiers, dont les exactions avaient atteint un degré qui ne pouvait être dépassé.

III

Les exploits des fermiers dataient de l’origine même de la province ; mais au début ils étaient surtout collecteurs d’impôts : peu à peu, ils devinrent, de plus, usuriers. Une ruine momentanée, effet de la guerre, un besoin immédiat d’emprunt, et une grande force de productivité, garantie du créancier, toutes ces conditions faisaient de l’Asie la terre d’élection des manieurs d’argent. Deux documents jettent un curieux jour sur l’état de la province à cette époque : le discours de Cicéron pour Flaccus, propréteur d’Asie en 62-61, défense présentée trois ans après, et une partie de la correspondance de l’orateur avec son frère Quintus, qui succéda à Flaccus comme propréteur. L’emploi de ces sources exige quelque critique ; il les faut rapprocher, contrôler l’une par l’autre.

Les allusions qu’elles renferment sont souvent fort obscures ; les lettres du frère de Cicéron nous manquent pour interpréter celles de Cicéron lui-même ; de plus, le discours pour Flaccus a le caractère tendancieux d’une plaidoirie ; nous ne savons rien par ailleurs de ce que fut réellement le gouvernement de cet homme, qui avait été accusé de concussion, et l’issue du procès nous reste inconnue. Mais, quelles que puissent être les exagérations de cette harangue, il a bien fallu que l’avocat parlât un langage compris et susceptible d’être approuvé de ses compatriotes. Et nous sommes ainsi parfaitement éclairés sur l’opinion que les Romains d’alors avaient des Grecs, Cicéron s’en explique parfois avec une candeur précieuse.

Les adversaires de Flaccus ont produit des témoignages d’Asiatiques ; quel prix attacher à de pareilles déclarations ? Elles valent autant que les hommes qui les ont faites ! Les pays qu’ils habitent s’appellent Phrygie, Mysie, Carie, Lydie. On connaît ces populations ! Un proverbe, et un proverbe d’Asie, dit qu’un Phrygien battu en devient meilleur. Les Cariens ? Bons, prétend-on, pour subir les expériences dangereuses. Veut-on insulter quelqu’un en grec ; on l’appelle le dernier des Mysiens. Quant au Lydien, c’est obligatoirement le principal esclave de toute comédie grecque[100]. — Et sans doute, il était facile de trouver, dans le langage courant des Hellènes d’Asie, de ces expressions plaisantes dont un avocat habile pouvait tirer bon parti. Le caractère méprisable de ces provinciaux étant bien établi, il est aisé de tracer le portrait du gouverneur idéal[101] : Præctarum est ..........summo cum imperio fuisse in Asia triennium, sic ut nullum te signum, nulla pictura, nullum uas, nulla vestis, nullum mancipium, nulla forma cujusquam, nulla condicio pecuniæ (quibus rebus abundat ista provincia) ab summa integritate continentiaque deduxerit. Ainsi, il est beau d’avoir administré un pays trois ans et de ne pas s’être laissé tenter par le plus petit objet, quand la province abonde en richesses diverses ! Il est beau de partir les mains nettes 1 Est-ce découvrir trop de choses dans cette simple phrase ? Voilà, certes, une morale politique peu austère. A lire l’éloge que fait Cicéron en toute simplicité du gouverneur à l’abri du moindre soupçon de larcin, on a l’impression que les propréteurs n’atteignaient pas souvent à cette rigoureuse probité.

Les fonctions du gouverneur d’Asie, du reste, ajoute l’orateur, ne sont pas très compliquées ; il n’y a guère qu’à rendre la justice[102]. Ailleurs, pourtant, Cicéron reconnaît à ce fonctionnaire des devoirs plus étendus, qu’il cite un peu pêle-mêle. Il est heureux que son frère les ait remplis : son dévouement à l’intérêt de tous est notoire, et il met tout en œuvre pour le rendre manifeste ; il empêche les villes de s’endetter et tâche qu’elles se libèrent ; quelques-unes, ruinées, ont été par lui restaurées. Il a réprimandé le brigandage, pourvu à une juste répartition des taxes. D’autres allusions sont plus suggestives : Quintus prend soin de mettre aux mains des riches le gouvernement des cités. — et c’est toute la politique romaine dans les provinces résumée en quelques mots, — mais en retour il veille à écarter des gens opulents la calomnie, si utile à l’avidité des préteurs[103].

La province n’est pas uniquement peuplée de Grecs ; plusieurs éléments s’y coudoient ; Cicéron, toujours dans la même lettre, les énumère, et ici encore, si longues que soient les citations, elles valent la peine d’être faites ; la phrase latine, dans ces considérations sur l’administration provinciale, a un tour particulier qui pourrait ne pas passer, avec sa valeur propre, dans une traduction française : Constat... ea provincia (cette fois, Cicéron témoigne moins de mépris pour les gens administrés par son frère) primum ex eo genere sociorum, quod est ex hominum omni genere hunanissimum, deinde ex eo genere civium, qui aut, quod publicani sunt, nos summa necessitudine attingunt ; aut, quod ita negociantur, et locupletes sint, nostri consulatus beneficio se incolumes fortunas habere arbitrantur. Or, ces classes de la population ont souvent entre elles de graves disputes, quelquefois se livrent de vraies batailles. Les publicains causent de grandes difficultés au gouverneur ; à dire vrai, c’est là tout le côté critique et dangereux de ses fonctions ; il faut contenter tout à la fois ces financiers el les provinciaux :  Tuæ voluntati ac dilige..tiæ difficultatem magnam afferunt publicani. Quibus si adversamur, ordinem de nobis optime meritum, et per nos cum republica conjunctum, et a nobis et a republica dijungemus. Sin autem omnibus in rebus obsequemur, fundilus eo pertre patiemur, quorum non modo saluti, sed etiam commodis considère debemus. Hæc est una (si vere cogitare volumus) in toto imperio tuo difficultas. La déclaration a son prix, venant de quelqu’un qui connaît les publicains parfaitement : les laisser agir à leur guise, c’est permettre la ruine complète (funditus) des provinciaux. Et Cicéron poursuit : Hic te ita versari, ut et publicanis satisfadas, præsertim publicis male redemtis (car si le bail des publicains est désavantageux, il faut qu’ils se rattrapent sur les contribuables) et socios perire non sinas, divinæ cujusdam virtutis esse, videtur, id est tuæ. Il faut une vertu divine pour concilier les intérêts de ceux qui paient et de ceux qui perçoivent ; c’est dire qu’elle se rencontre rarement, quoique Q. Tullius la possède, et le sort des socii est donc de périr. Cicéron invite son frère à les raisonner : le tribut est le prix de la paix romaine ; avant elle déjà les Asiatiques payaient un impôt aux rois. Les receveurs grecs ne sont pas plus doux que ceux de Rome, témoin la démarche récente des Cauniens et de toutes les  îles que Sylla avait rangées dans la circonscription de Rhodes ; ils ont imploré du Sénat la grâce de verser le tribut dans les mains des Romains plutôt que dans celle des Rhodiens[104]. Il faut montrer aux Grecs l’avantage qu’ils ont à se délivrer par une seule transaction de mille détails gênants, leur rappeler l’illustration de cet ordre des publicains, les services qu’il a rendus à Rome. La docilité des Grecs servira à conserver eam necessitudinem quæ est nobis cum publicanis, qui est, on le sait, l’éternel rêve politique de l’orateur. Du reste, Quintus y est parvenu. Non enim desistunt nobis agere quotidie grattas honestissimæ et maximæ societates (publicanorum), quod quidem mihi idcirco jucundius est, quod idem faciunt Græci.

Cicéron flatte à l’excès son frère et ses concitoyens. Toutes ces théories sur le gouvernement provincial, exposées avec une certaine clarté, quoiqu’il n’y entre aucun fait précis, ne doivent pas nous faire illusion. La réalité est autre ; et la deuxième lettre à Quintus, ainsi que le Pro Flacco, fourmillent d’allusions qui restent toutes très vagues en elles-mêmes et isolément, mais dont la portée et le sens général ne sont pas douteux. Le gouvernement de Q. Tullius paraît défier toute comparaison, jugé d’après les compliments de Cicéron à son frère. Dans la lettre suivante, il passe aux conseils, reproche à Quintus son penchant à la colère et le tort qu’il fait à sa réputation en commettant ou en tolérant une foule d’abus, que la possession de la correspondance complète avec les lettres du propréteur nous permettrait seule de tirer au clair.

Les prisons sont toujours pleines ; la question fait de nombreuses victimes chaque jour ; les magistrats romains de la province, et leurs complices et confrères en pillage, les chevaliers, entravent le libre commerce des indigènes ; un passage, fort obscur par son laconisme, de la fin de la plaidoirie (§ 37) laisse bien entrevoir néanmoins une habitude désastreuse des gouverneurs ou de leurs légats : ils accaparent les vivres, tâchent d’acheter en bloc, et à très bas prix, de grosses récoltes, pour les revendre fort cher ensuite. Que les contribuables, appauvris, mettent quelque retard à acquitter la dîme, qu’ils perdent un procès intenté par un préteur féroce, les voilà en prison, ou esclaves, quelquefois même, croit-on lire, condamnés à mort. Les grosses fortunes sont guettées par plus d’un propréteur ; si l’on s’arrête à certaines allusions répétées, on soupçonne de fréquents accaparements d’héritages. Cicéron parle notamment en termes voilés d’une succession que Flaccus aurait recueillie, comme tuteur d’une femme morte sans avoir rédigé son testament. Sic agit eam rem Flaccus, quasi ad ipsum hereditas pertir neret[105].

Tout moyen paraît bon, pour s’enrichir, au gouverneur ; c’est souvent un grand seigneur qui a gaspillé à Rome son patrimoine, s’est endetté et vient en Asie réparer sa fortune. Cicéron indique en passant pourquoi les gens de Tralles ont chargé Flaccus : il y avait, dans cette cité, des sommes déposées par différentes villes désireuses de contribuer à des fêtes et jeux institués en l’honneur du père de Flaccus, ancien gouverneur lui-même de l’Asie, pendant la guerre coutre Mithridate. L’argent, dans l’intervalle, avait été détourné de son usage et placé à intérêts pour une autre destination. Le fils jugea qu’il avait le droit de l’enlever aux gens du pays et de se l’approprier. Son avocat semble trouver la chose toute simple. Et pourtant les provinciaux pouvaient se dire légitimement que Flaccus le père, au rebours de ce qu’on attendait de lui, ne les avait pas délivrés de la guerre ; il avait disparu, presque dès son arrivée, et cet hommage de bienvenue, qu’on avait pensé d’abord à lui adresser, n’avait plus de raison d’être.

Je passe sur les mentions constantes, et fugitives, de jugements vendus, de spoliations déguisées sous forme d’amendes arbitraires ou de cadeaux forcés, sur les œuvres d’art que s’approprient sans scrupules les Romains gens de goût. — Au paragraphe 12 de sa plaidoirie, Cicéron rappelle une plainte énergique des témoins à charge contre Flaccus : on a exigé de l’argent des villes pour équiper une flotte. — Sans doute, mais la chose était permise, et il lit le sénatus-consulte rendu à ce sujet sous son consulat, conformément aux décrets de toutes les années précédentes. Si Q. Cicero a été le premier qui, en Asie, ait dispensé les peuples de fournir des rameurs, ce n’est qu’une générosité, peut-être imprudente, de sa part, et à laquelle U était libre de ne pas s’abandonner. L’expédition de Pompée n’a pas supprimé absolument le brigandage sur mer ; un légat de la province atteste qu’une foule d’hommes viennent encore d’être enlevés par les pirates. Pompée lui-même, sa campagne terminée, a exigé des mêmes villes une flotte ; Flaccus a été plus modéré que lui : il n’a demandé qu’un contingent moitié moindre, absolument nécessaire pour la défense de cette province maritime, remplie de ports, environnée d’îles, et aussi pour la gloire de l’Empire (!). L’imposition, du reste, a été exactement répartie, en toute équité, entre les villes. Cette taxe maritime n’a pas été un vain prétexte pour extorquer de l’argent ; la flotte a réellement existé ; on l’a divisée en deux escadres, qui ont navigué respectivement de chaque côté d’Éphèse. Et même « la somme n’a pas encore été complétée ».

Tolérance magnanime ! Mais si la flotte a été réunie, malgré ce retard, et a rempli son office, la contribution totale était excessive, et si Q. Tullius Cicero, depuis, a jugé qu’il pouvait se passer de navires, pourquoi en exige-t-on le complément ? L’avocat de Flaccus n’a pas envisagé ce dilemme qui s’impose à notre esprit, en même temps que la réflexion suivante : la contribution pour la défense contre les pirates, — ce n’est pas dit expressément, mais évident néanmoins — se superpose à la dîme et aux taxes normales ; c’est une charge complémentaire pour les malheureux provinciaux, déjà si accablés par les impôts ordinaires.

Parmi les accusateurs de Flaccus, il y a un certain Decianus[106], dont on comprend mal le rôle de champion des Asiatiques, s’il faut ajouter foi aux allégations de Cicéron contre lui. Decianus a commis les pires exactions à Apollonide. A quel titre ? Quelle autorité avait-il sur les habitants de cette ville ? Nous ne le voyons pas : peut-être fonctionnaire romain, peut-être aussi simple particulier, citoyen romain, mais ayant du crédit auprès des gouverneurs antérieurs à Flaccus, abusa-t-il de ce crédit qui lui assurait l’impunité. Les reproches de Cicéron ont à tel point le caractère de pures allusions que les malversations de Decianus sont presque insaisissables[107]. Il aurait commis surtout des confiscations[108], demandé, mais vainement, aux habitants de Pergame[109] de porter sur leurs registres ses saisies et ses merveilleuses acquisitions, tout comme des transferts légaux de propriété. Il aurait exercé de graves violences contre les personnes, pris à un des citoyens les plus en vue d’Apollonide sa belle-mère, sa femme et sa fille et, en trompant ces femmes, exécuté ces fausses saisies sur les terres qui leur appartenaient[110].

Tous ces griefs ne manquent pas d’un certain air d’invraisemblance[111] ; ce sont artifices d’avocat qui blanchit l’accusé et couvre d’infamie son adversaire. On pensera pourtant que le plaideur ne pouvait s’éloigner trop de la vérité ; il fallait bien qu’il fît entendre aux juges — et à l’opinion publique — des arguments en harmonie avec les détails qui parvenaient communément à Rome touchant les choses d’Asie. J’ai cru bon de choisir dans ces pages de l’illustre orateur — et homme d’État — les allusions et les images les plus frappantes. En rendre l’impression exacte était impossible à l’aide de simples extraits, il eût fallu reproduire le texte entier ; c’est là seulement, par une lecture suivie, qu’on peut trouver un tableau général de la situation de cette province, tableau formé sans doute de traits trop appuyés, ou au contraire trop vagues, et en même temps trop clairsemés, mais qui permettent néanmoins une vue d’ensemble ; on y découvre sans peine l’état de trouble et de misère des habitants, exploités par leurs maîtres en vertu d’un régime de désordre administratif systématique et permanent.

J’ai tenu à exposer aussi le peu que nous savions du cas de Decianus, sûrement moins épisodique qu’il ne semble au premier abord. Il nous fait saisir sur le vif quel genre de procès l’on intentait aux gouverneurs. L’accusateur ne valait pas mieux que l’accusé. Au fond, dans cette cause de Flaccus, les plaintes paraissent-elles venir réellement de la province ? Non ; au premier plan figurent des Romains qui ont recruté des témoins à charge, comme par force, un peu partout dans le pays. Querelles de personnes et luttes de partis : le préteur ou consul cité en justice a pu se créer des ennemis pendant sa magistrature, faute de complaisance ; ou bien, par le renom de sa famille, il compte à Home des envieux qui peut-être, ignorants de ses actes, se sont procuré une liste de griefs par la délation et l’espionnage, ou t recruté des plaignants à force d’argent. Et telle sera la justice rendue à la province aussi longtemps que la métropole demeurera agitée elle-même par les factions et les discordes intestines ; les maux dont souffre Rome, dans les derniers temps de la République, ont leur répercussion et comme leur prolongement dans la mauvaise administration de l’Asie. Et celle-ci n’arrivera pas à une vie meilleure tant que, dans la capitale de l’Empire, tous les partis ne s’effaceront pas devant un homme.

IV

Ces jours plus heureux vont se faire attendre quelque trente ans encore pour l’Asie ; aussi, après ce tableau général de l’état de la province, ayant une date certaine, que je lui ai rigoureusement laissée, pour éviter toute chance d’anachronisme[112], je reviens à l’exposé des événements politiques qui se sont déroulés dans ce pays, ou dont il a subi le contrecoup immédiat.

La dernière guerre contre Mithridate, je le répète, n’avait éprouvé que l’extrémité nord de la province et Cyzique. C’est ailleurs, bien plus à l’est, et sur le propre territoire de son ennemi, que Pompée avait consommé la ruine des efforts militaires du roi de Pont. Les résultats du moins ne pouvaient manquer d’intéresser l’Asie, puisque la situation politique des régions voisines en avait été modifiée. Elle n’était plus, au moment où Pompée quitta la péninsule, la seule partie romaine de ce continent. Au sud, la Carie était devenue limitrophe de la province de Cilicie ; la Mysie et la Phrygie, au nord, étaient adossées à deux provinces nouvelles : la Bithynie, que prolongeait le Pont. Il ne restait en Asie Mineure que deux petits États qui eussent l’apparence de l’autonomie, et encore Pompée, en disposant de ces royaumes en faveur de princes de son choix, en avait-il fait des États vassaux du peuple romain : Déjotarus avait reçu de lui la petite Arménie et la Galatie, Ariobarzane la Cappadoce. La faible étendue, les maigres ressources de ces territoires interdisaient à ces souverains les vastes ambitions. C’était, semble-t-il, la fin des guerres étrangères à l’est de l’Empire ; Rome ne trouvait plus d’ennemi sérieux en face d’elle, du moins aux approches de ses frontières.

L’Asie y gagna quelques années de repos : les Fastes de la province, après Lucullus, ne mentionnent d’abord que quelques gouverneurs qui, signe favorable, n’ont pas fait parler d’eux ; ils n’ont laissé qu’un souvenir extrêmement affaibli, presque purement nominal[113]. Mais, à défaut des ravages de l’étranger, l’Asie subit les conséquences des guerres civiles, où elle se trouva encore impliquée.

Pompée, rentrant en Italie, s’était arrêté quelque temps dans l’île de Mytilène ; on se rappelle que, dernier rempart de la résistance contre les Romains, à la fin de la première guerre de Mithridate, elle avait soutenu un terrible siège, suivi d’une dévastation partielle et d’une déchéance complète de son ancienne indépendance ; néanmoins la prospérité lui était revenue, et le vainqueur dut y être attiré par les brillants concours de poésie qui s’y donnaient au théâtre. Pompée avait là un ami et un compagnon d’armes, Theophanes, qui lui était très cher. Pour lui plaire, il consentit à la réhabilitation de la ville[114], à laquelle il rendit la liberté (a. 692/62) ; et le sénatus-consulte qui ratifia l’ensemble de ses actes en Orient confirma également cette concession.

La reconnaissance des habitants se fit remarquer en toute circonstance : ils élevèrent de nombreux monuments pour glorifier Pompée, en même temps que Theophanes, à qui, après sa mort, ils rendirent les honneurs divins[115]. Pompée et ses partisans eurent désormais, dans cette cité, leur centre politique pour l’Orient ; le rival de César y mit en sûreté sa femme Cornelia et son fils Sextus. Après Pharsale, Pompée en fuite passa par Mytilène pour y prendre les siens, et il y fut retenu deux jours par les orages. On l’y accueillit à bras ouverts, mais il ne pouvait songera s’y procurer une retraite définitive ; lui-même, une fois résolu à se sauver en Égypte, conseilla aux habitants de se soumettre au vainqueur[116]. La ville, en effet, ne fit pas d’opposition à César, seulement elle resta désormais le plus qu’elle put à l’écart des luttes politiques et devint avant tout un centre d’études philosophiques[117].

Mais Mytilène ne fut pas seule victime des guerres civiles ; c’est même elle qui s’en tira le plus heureusement. Des l’année 705/49, un an avant la grande journée où se décida la fortune de César, la province d’Asie donna le spectacle de la plus étrange confusion[118]. Il semble bien qu’elle ait pris parti toute entière pour Pompée et ses alliés, à l’exemple des rois, princes ou tétrarques voisins, qui avaient fourni à ce général de nombreux auxiliaires. Affolés par le voisinage de César et de sa redoutable armée, les deux consuls de l’année, les principaux magistrats et une partie du Sénat avaient quitté Rome pour s’établir en Asie ; il y eut des sénatus-consultes votés dans la province, et l’organisation de Rome même, de la capitale de l’Empire, fut transférée momentanément au quartier général des Pompéiens.

Devenue à demi métropole de fait, restée à demi province, l’Asie connut le gouvernement le plus anormal et le plus inexplicable qu’on puisse imaginer. On voit trois fonctionnaires exerçant simultanément des pouvoirs analogues dans ce pays, avec des titres différents. L’historien Josèphe nous raconte[119] que les Juifs citoyens romains furent dispensés du service militaire par le consul L. Lentulus. Le texte qui nous rapporte ce fait cite comme participant à l’acte : T. Ampius, qualifié de πρεσβευτής καί άντιοστάτηγος (legatus pro prætore[120]) ; C. Fannius, appelé στρατηγός ΰπατος, — ou consul qualifié à la grecque, et άρχιστράτηγος, ou général en chef des Romains ; et enfin L. Antonius que Josèphe désigne par le titre d’άντιταμίας, mais qui sans doute faisait fonction de propréteur, car on ne voit pas comment un simple proquesteur, personnage d’ordre financier, aurait eu à s’entremettre dans l’octroi, d’une dispense de service militaire.

Au reste, l’historien juif n’a pas manié les arguments originaux et il est évident qu’il a pu, s’inspirant seulement de ses souvenirs, commettre des confusions dans la désignation de ces fonctionnaires[121]. Cependant, au sujet de ce L. Antonius, il faut noter que Cicéron, au moment où il quittait Laodicée pour se rendre en Cilicie, recommanda au proconsul d’Asie de cette année-là (704/50), qui était Q. Minucius Thermus, de confier le gouvernement de la province, après son départ, à son questeur, portant précisément le nom de L. Antonius, pour ne pas heurter les susceptibilités de la famille puissante des Antonii[122]. Sans doute, Thermus avait l’intention de revenir et ne transmettait ainsi qu’une délégation temporaire de son pouvoir ; pourtant, comme il ne revint pas, il est encore possible qu’il se soit arrogé purement et simplement le droit de faire un gouverneur.

Peu avant la bataille de Pharsale, le proconsul de Syrie, Q. Cæcilius Scipio, traversait la province, conduisant des troupes de secours à son gendre, Pompée. En ces temps de désordres, l’impunité était assurée plus que jamais à tous les brigandages ; aucune administration régulière ne pourvoyait à la subsistance des armées ; Scipion en profita pour soumettre les villes d’Asie à d’énormes contributions[123]. Il n’était même, légalement, que simple chef militaire, sans titre régulier de gouverneur, et il n’en hiverna pas moins à Pergame, faisant frapper des cistophores, réglant toutes choses à sa guise dans le Nord de la province. Enfin l’année suivante, César, de sa propre autorité, confiait à Domitius Calvinus et l’Asie et les provinces limitrophes, tandis que lui-même allait en Égypte, à la poursuite du vaincu de Pharsale. Son arrivée avait été annoncée à Éphèse assez tôt pour empêcher Scipion de commettre un sacrilège considéré comme inouï, en enlevant les trésors déposés dans le temple d’Artémis[124].

Domitius quitta l’Asie au commencement de 708/46 pour amener des renforts à César en Afrique ; qui lui donna comme successeur P. Semilius Isauricus ? Le dictateur évidemment. Mais, César mort (mars 44), qui nomma C. Trebonius arrivé à Éphèse en juin de la même année ? On ne sait ; ce dernier gouverneur fut assassiné au mois de janvier suivant par P. Cornélius Dolabella qui vraisemblablement se nomma lui-même[125]. Seulement Dolabella ne se maintint a la tète de l’Asie que deux ou trois mois ; l’ambitieux aventurier, déjà maître de cette province et appuyé par Antoine, aurait voulu s’emparer aussi de la Syrie, alors administrée par Cassius. Les deux adversaires marchèrent à la rencontre l’un de l’autre : abandonné d’une partie de ses troupes, Dolabella fut enfermé dans Laodicée et s’y donna la mort[126].

L’Asie passait sans cesse sous une autorité nouvelle ; Dolabella n’avait eu qu’un pouvoir usurpé par la force[127], non reconnu par le Sénat[128]. Nous apprenons d’une lettre de Cicéron[129] que vers le même temps, après la mort de César, la province avait été laissée provisoirement aux consuls Hirtius et Pansa et qu’on leur permit do décider à leur arrivée dans le pays même à qui le gouvernement en serait confié ; or Cicéron ajoute qu’il est sollicité d’intervenir auprès d’eux en faveur de P. Cornélius Lentulus Spinther. Les deux consuls étaient morts déjà au temps de cette requête. La lettre suivante de Cicéron nous montre le même Lentulus désigné sous les noms de proquæstor proprætor. Sans doute, sous Trebonius, il avait exercé la questure en Asie, puisqu’il fut ensuite proquesteur. Il dut faire le mort à l’arrivée de Dolabella, puis, quand ce dernier s’éloigna pour marcher contre Cassius, s’arroger ou recevoir l’intérim. Le Sénat ne pouvait guère le lui contester : ses premières fonctions avaient été régulières, et d’ailleurs l’assemblée n’était occupée que de Dolabella. Il abandonna le gouvernement de la province à l’arrivée de Junius Brutus[130], qui paraît l’avoir gardé jusqu’à sa mort[131].

Et pourtant, Josèphe reproduit une lettre écrite à la même époque à la cité de Milet[132], par un certain Πόπλιος Σερουΐλιος, Ποπλίου υίός, Γάλκας, άνθύπατος. Son pouvoir s’exerçait forcément en Asie, car il s’adresse à une ville de cette province. On serait tenté de croire que Josèphe, une fois encore, cite inexactement un titre de fonctionnaire romain ; mais le texte poursuit : Πρύτανις, Έρμοΰ υίός, πολίτης ύμέτερος, προσελθών μοι έν Τράλλεσιν άγοντι τόν άγόραιον..., rappelant des fonctions qui appartenaient bien au chef suprême de la province. Quel était ce personnage ? La lecture Γάλκας, a-t-on dit, est forcément erronée ; Waddington a proposé[133] de restituer P. Servilius Casca, nom d’un des meurtriers de César ; les principaux parmi les autres, Trebonius, Brutus, Cassius, ont alors joué un rôle en Orient ; Casca a pu se joindre à eux. Waddington rapproche du texte cité la monnaie suivante[134] : CASCA LONGVS, tête de Neptune avec un trident ; au revers : BRVTVS IMP, victoire marchant adroite et tenant une palme. Ces légendes et le mot IMP (erator) rappelleraient une victoire maritime que Brutus aurait remportée sur les côtes d’Asie, sans que le souvenir nous en soit parvenu. Et la présence du nom de Casca sur la pièce ferait croire qu’il reçut alors le gouvernement, purement civil, de l’Asie, Brutus ne pouvant s’occuper que d’opérations militaires. Ce n’est qu’une conjecture, mais plausible.

Du reste, il serait vain d’attribuer aux hommes de ce temps des titres précis et des magistratures déterminées ! Le monde était alors livré aux coups de force, accomplis par quelques chefs de partis groupés et associés suivant leur fantaisie. Il n’est pas sûr que les Romains eux-mêmes s’y soient reconnus mieux que nous. Quant aux Grecs, ils semblent avoir éprouvé à nouveau les mêmes incertitudes qui les avaient assaillis à l’époque de Mithridate et quand des généraux romains se disputaient l’honneur et le profit que donnerait la défaite du roi de Pont. Lyciens et Rhodiens, ayant vu Dolabella s’emparer de l’Asie, avaient cru au succès définitif de ses armes ; ils s’étaient donc rangés à son parti ; l’usurpateur disparu, les représailles ne se firent pas attendre. Autre infortune : les Rhodiens, mal inspirés, avaient refusé de s’allier aux ennemis d’Octave, et Cassius les soupçonnait de favoriser celui-ci en souvenir des bienfaits qu’ils avaient reçus du premier César[135]. Il voulut les en punir aussitôt. Les Rhodiens avaient de leur marine une haute et légitime opinion ; ils firent front bravement ; mais le nombre et la taille des navires l’emporta sur l’expérience nautique. Cassius les vainquit, leur enleva leur flotte et leurs richesses, tant profanes que sacrées[136]. Brutus, du reste, en Asie, ne montra guère plus d’indulgence. La province fut condamnée à payer, en une seule fois, l’impôt de dix années ; les magistrats municipaux durent vendre les propriétés publiques, dépouiller les temples, mettre même à l’encan citoyens, vieillards, femmes et enfants.

Cependant, Brutus et Cassius avaient dû quitter le pays, trop complètement épuisé, et emmener leurs troupes pour les faire vivre sur une province voisine, la Macédoine ; c’est là qu’ils furent complètement défaits par Antoine et Octave coalisés, qui devinrent dans cette seule journée les maîtres de tout le monde romain. On sait qu’ils se le partagèrent pour briser plus sûrement les dernières résistances. Octave garda l’Occident, Antoine l’Orient.

Ce dernier parcourut ses territoires, la Grèce et l’Asie, avec un cortège de mimes et de baladins, entouré de satyres et de bacchantes[137], s’habillant en Dionysos pour célébrer des orgies, exigeant partout une profusion d’honneurs, et partout prélevant sur les villes et les rois tremblants de nouvelles contributions. L’Asie seule dut verser en une fois le montant de neuf années d’impôt. Quand, après quelques froissements, Octave et Antoine se réconcilièrent en apparence à Brindes, en l’an 40, les soldats qui étaient alors avec César (Octave), nous dit Dion Cassius, entourèrent Antoine pour réclamer de lui l’argent qu’il leur avait promis après la bataille de Philippes[138], et qu’il était allé recueillir en Asie, en aussi grande quantité que possible.

Le triumvir garda ainsi pendant une dizaine d’années le pouvoir dans notre province ; mais il n’y demeura pas longtemps : s’étant épris de Cléopâtre, il fit voile vers Alexandrie, dépouillant partout sur son passage, à l’intention de son Égyptienne, les principaux sanctuaires des chefs-d’œuvre artistiques offerts et consacrés par la piété des populations[139], et abandonnant l’Asie qu’il gouverna par des légats[140]. Il venait d’arriver au terme de son voyage, quand les pays qu’il quittait furent envahis par des ennemis nouveaux.

Avant la bataille de Philippes, Cassius aux abois, et cherchant partout des secours, avait envoyé le jeune Q. Labienus en demander jusque chez les Parthes[141]. Le voyage était long ; dans l’intervalle, les triumvirs avaient triomphé, mais les guerres civiles ne touchaient pas encore à leur terme. Labienus, resté chez les Parthes, et le fils du roi Orodes, Pacorus, virent dans les discordes qui déchiraient la république une excellente occasion de se tailler une part dans l’empire. Peu leur importaient du reste Octave et Antoine ; tout le continent asiatique s’ouvrait à leurs convoitises, et cela suffit à les pousser vers l’Occident. Ils pillèrent la Syrie et la Palestine, y investirent des souverains de leur choix ; de là, Labienus passa en Asie Mineure, vers la fin de l’année 41, conquit au passage la Cilicie et s’établit en Asie. Antoine ne fit rien pour l’arrêter ; son légat Munatius Plancus, pris de peur, et du reste, peut-être dépourvu de troupes, s’était sauvé vers les îles du littoral. Antoine lui-même ne se décida à quitter l’Égypte qu’au printemps suivant, trop tard ; il n’essaya même pas de chasser personnellement Labienus ; il se borna à traverser les villes qui avaient résisté à l’allié des Parthes, Tyr, Rhodes, puis se rendit à Athènes[142], chargeant un nouveau légat, P. Ventidius Bassus, d’expulser les Parthes et leur chef[143].

Nous avons déjà constaté bien souvent qu’à l’approche d’un ennemi armé et on forces, le premier mouvement des Grecs était d’ordinaire de se soumettre[144]. Les villes d’Asie ne résistèrent pas, et Labienus s’assura l’obéissance momentanée, mais immédiate, de toutes les cités du continent. Il n’y eut que quelques exceptions très rares. Labienus assiégea longtemps Stratonicée sans pouvoir la réduire ; mais le célèbre temple d’Hécate fut détruit. Il y eut des villes où une voix seulement s’éleva contre les Parthes : Zénon, à Laodicée, et Hybreas à Mylasa ne voulurent pas céder et, quoique simples orateurs, ils poussèrent leurs concitoyens à la résistance. Un mot d’Hybreas excita l’humeur irritable du jeune et présomptueux Labienus. Celui-ci venait de s’appeler Parthicus Imperator. « Eh bien ! moi, s’écria Hybreas, je me dis Caricus imperator ! » Là-dessus, Labienus marcha sur Mylasa avec les légions recrutées en Asie ; il n’y trouva pas Hybreas qui s’était réfugié à Rhodes, mais il dévasta sa maison, richement ornée, et n’épargna pas davantage la cité tout entière[145]. Persuadés par Hybreas, les habitants avaient déserté leurs demeures, après avoir exterminé les Parthes laissés dans leurs murs. Labienus rasa la ville. Quant à Alabanda, elle avait également d’abord accepté une garnison ; mais ensuite la population la massacra dans une fête et fit défection. Labienus prit la ville de vive force et en livra les habitants au supplice[146].

Du reste, même là où il ne trouva pas de résistance, il fit d’importantes levées de troupes, exigea des contributions et pilla les temples. Mais il n’occupa le pays que dix-huit mois environ. Vers le milieu de l’été 715/39, Ventidius Bassus arrivait en Asie. Les habitants de la province paraissent avoir abandonné Labienus avec une indifférence aussi unanime que la mansuétude avec laquelle ils l’avaient d’abord accueilli. Presque sans coup férir, Bassus chassa ce singulier adversaire et au bout de peu de temps le mit à mort.

Quelles aventures étaient encore réservées à l’Asie ? A la fin la série des pillards et des extorqueurs d’argent se trouva close ; la province ne servit plus de champ de bataille. Mytilène seulement, en dépit de sou effacement voulu, subit le contrecoup des dernières luttes civiles : après la guerre de Sicile, Sextus Pompée, défait, s’enfuit eu Orient ; à l’esprit lui revinrent les souvenirs que sa famille avait laissés chez les habitants de celte ville qui, presque seule en Asie, semblait avoir gardé quelque chose comme des traditions de fidélité et d’amitié persévérante. Il y reçut en effet bon accueil et quelque réconfort, mais n’osa pas y demeurer. Au printemps de 719/35, le lieutenant d’Antoine, M. Titius, fut envoyé contre lui avec une armée et une flotte, et le poursuivit jusque vers Milet, où les jours de Sextus Pompée s’achevèrent[147].

C’est à Éphèse enfin qu’au moment où se préparait le duel décisif entre les deux derniers maîtres du monde, Antoine, toujours escorté de Cléopâtre, vint établir son quartier général et sa cour[148]. C’est là que, dans l’ébranlement général de tout l’Orient, rois, peuples et villes concentrèrent, pour les diriger ensuite vers la Grèce d’Europe, leurs provisions, leurs armes, leurs soldats et leurs vaisseaux, là qu’Antoine même fit ses dernières levées de troupes, exigea les dernières contributions. L’année d’Actium, l’Asie avait subi tant d’exactions et de misères que, plus que toute autre région de l’Empire peut-être, elle allait pouvoir s’applaudir du régime nouveau qui s’élevait.

 

§ 3. — L’EMPIRE ; LA PAIX ROMAINE.

La bataille d’Actium (2 septembre 723/31) mit fin, dans la province d’Asie, à l’autorité de Marc Antoine. Celle-ci avait duré si longtemps, et la fortune du chef s’était trouvée unie dans une si large mesure à celle du pays, qu’Auguste se vit fort affairé en Orient, sitôt débarrassé de son rival. Il y passa l’hiver qui suivit sa victoire, ainsi que l’hiver de l’année suivante, et il y revint encore à la fin de 723/31. Ces deux derniers séjours, il les fit à Samos, et très probablement aussi le premier[149]. Enfin, au printemps de 734/20, il résida sur le continent et parcourut vraisemblablement la province d’Asie, ainsi que la Bithynie, puisqu’il en régla lui-même, sur place, la situation[150].

Il y dut recevoir la soumission des princes et des villes qui avaient secondé Antoine, et bien que nous soyons fort mal renseignés sur tout le détail de ces événements, on se rend compte qu’Octave s’y montra clément et généreux ; la puissance était désormais trop exclusive entre ses mains[151], trop définitivement assurée pour qu’il ne voulût pas oublier le passé, ou du moins ne se souvenir que des bienfaits[152]. Il donna la liberté à Samos, pour prix de l’hospitalité qu’il y avait reçue[153] ; les villes qui avaient résisté, en si petit nombre, à Labienus durent en obtenir la récompense. Une inscription de Mylasa[154], de l’année même d’Actium, nous montre que les citoyens avaient envoyé à Auguste une ambassade pour lui faire connaître leur fermeté en face des Parthes. La pierre est mutilée, et nous ne savons pas quelle rémunération fut accordée ; on y peut lire seulement qu’aux yeux du prince les habitants sont dignes de tout honneur, bonne grâce et bienveillance[155]. Une série d’inscriptions, dont il nous est parvenu des lambeaux, nous montrent également que, vers la même époque, il y eut des négociations entre Auguste et Mytilène, la courageuse cité fidèle aux Pompéiens comme elle l’avait été à Mithridate. Mais Sext. Pompée s’était aussi révélé l’adversaire d’Antoine, qui l’avait lâchement laissé mettre à mort ; et ce souvenir dut atténuer les rancunes d’Auguste[156]. Mytilène paraît avoir signé avec les Romains, après la guerre d’Antiochus, un traité d’amitié et d’alliance, lui assurant la liberté et l’immunité ; on entrevoit qu’il fut renouvelé par le Sénat au temps de César[157]. Puis nous avons un fragment d’une décision des Mytiléniens, qui semble avoir été portée par une ambassade spéciale à un Empereur ; ou soupçonne le nom d’Auguste[158]. C’est un décret honorifique, où l’on reconnaît vaguement la mention de jeux institués par la ville en l’honneur du prince. Il n’y faut pas voir un acte de pure flatterie ; à côté des remerciements à l’Empereur, d’autres sont adressés au Sénat[159], dont l’intervention s’explique, du moment qu’il s’agit d’une convention d’alliance, car, au début de son principat, Auguste ne signait pas seul les traités. Il est infiniment regrettable qu’il ne nous soit resté de ces inscriptions que des fragments assez indéchiffrables, car leur intelligence complète nous aurait éclairés sur les rapports d’Auguste avec les villes d’Asie qui avaient peut-être le moins bien mérité de Rome, et sur la nature juridique exacte de ce lien de συμμαχία entre la capitale et une ville, faisant partie déjà d’une province.

Parmi les anciens abus les plus sensibles aux populations, il faut assurément citer l’enlèvement arbitraire des œuvres d’art. Ces rapines remontaient très haut dans l’histoire de la province ; les publicains les avaient inaugurées ; Verres les continua avec l’ardeur que l’on sait ; quant à Antoine, son philhellénisme ne répugnait pas à revêtir cette forme. Auguste se fait gloire, dans son testament, d’avoir rompu avec cette fâcheuse tradition, et même réparé sur ce point les méfaits de son ancien rival : In templis omnium civitatium provinciæ Asiæ victor ornamenta reposui, quæ spoliatis templis is cum quo bellum gesseram privatim possederat[160].

Strabon nous cite un exemple de ces actes de restitution[161] : A Samos, dans le faubourg dit l’Heraion, était un temple fort ancien du même nom, nef immense convertie aujourd’hui en pinacothèque. En dehors de l’immense quantité de tableaux que contient celte nef principale, l’Heraion possède maint chef-d’œuvre antique renfermé dans d’autres galeries et dans d’autres temples de moindres dimensions. Le temple hypèthre est rempli de statues du plus grand prix : on y voyait notamment le beau groupe de Myron, ces trois figures colossales (d’Athéna, Hêraklès et Zeus) réunies sur le même piédestal. Antoine avait fait enlever le groupe tout entier, mais Auguste replaça pieusement sur leur socle Athéna et Hêraklès, et ne retint que Zeus, qu’il fit transporter au Capitole dans un naïskos ou édicule bâti exprès pour lui.

Pourtant l’Empereur lui-même appréciait les créations de l’art grec, il s’appropriait volontiers ce qui avait attiré son attention, mais non sans indemnité ; il achetait en quelque manière. Strabon encore nous fournit ici un exemple[162] : Dans le faubourg de Cos est l’Asklépieion, temple très célèbre et renfermant de nombreuses offrandes fort artistiques, parmi lesquelles l’Antigone d’Apelle. On y voyait aussi naguère l’Aphrodite anadyomène, actuellement exposée à Rome, en hommage au dieu César. Auguste l’y a placée, voulant dédier à son père l’image de l’auteur premier de sa race. On dit même que cet enlèvement eut lieu contre remise aux habitants de cent talents sur le tribut qui leur était imposé[163].

L’Empire se présentait donc, à l’origine, comme un gouvernement de justice et de probité. Il allait aussi révéler un génie organisateur. L’administration provinciale, depuis de longues années, semblait soustraite à toute règle fixe ; les gouverneurs étaient tantôt chefs d’armées, tantôt simples fonctionnaires civils ; leur dignité ne se maintenait pas sans variation au même niveau : un jour l’Asie était aux ordres d’un proconsul, une autre fois d’un propréteur, et on voyait des intérims très prolongés remplis simplement par d’anciens questeurs. Les consuls se rendirent quelquefois à Éphèse, dans les cas de guerre ; tel grand personnage romain occupait, non pas l’Asie toute seule, mais encore les provinces voisines. Il en est dont le gouvernement dura plusieurs années, malgré le principe de l’annalité.

Auguste changea tout cela : on connaît sa grande réforme provinciale de l’an 27 av. J.-C. Auparavant, il paraît avoir pris lui-même une part assez directe à l’administration tout au moins de l’Asie. On le voit, par le récit de Josèphe[164], exerçant une influence personnelle, adressant des rescrits aux gouverneurs sur des matières de leur compétence. Les premiers proconsuls d’Asie, sous l’Empire, ont accompli une œuvre que les auteurs laissent dans l’ombre, signe évident que le pays était bien celte fois pacifié ; aussi devine-t-on malaisément la raison d’être de ce singulier gouvernement d’Agrippa qui aurait duré un certain nombre d’années et englobé plusieurs provinces, en dépit de la grande loi provinciale d’Auguste. Cette bizarrerie, il est vrai, est la dernière qu’il me faille signaler[165].

Auguste, qui connaissait à merveille l’histoire du siècle s’achevant sous son principat et des guerres civiles qui l’avaient particulièrement signalé, fut amené à réfléchir aux indications utiles qu’il y avait à tirer de ces événements. Il dut remarquer comme nous ce qui faisait le fond du caractère des Grecs d’Asie ; c’étaient des hommes naturellement doux, dociles, aussi portés à la soumission qu’enclins aux erreurs d’entraînement. Pendant les cent dernières années de la période républicaine, beaucoup de villes avaient commis des actes d’hostilité, même de cruauté à l’égard des Romains ; mais ces mouvements, à aucune époque, n’avaient été spontanés, ils procédaient tous d’une pression extérieure. Si paradoxal que cela semble, c’était la crainte qui avait inspiré les folles imprudences de quelques cités. La peur de l’ennemi présent ou tout proche, solidement armé et prêt à exécuter immédiatement ses menaces, leur faisait généralement oublier le maître bien puissant sans doute, mais plus éloigné, qu’elles avaient accepté. L’incertitude aussi provenant du désordre des temps, la quasi-impossibilité où elles se trouvaient dans quelques cas de distinguer leur vrai chef entre divers compétiteurs, tous Romains, tous chefs militaires, tous investis d’une magistrature, très différente de l’autorité qu’ils prétendaient s’arroger, mais dont les Grecs, mal informés, ne pouvaient toujours saisir le sens exact et les attributions, l’obligation, par contre, de prendre parti dans ces querelles où elles n’auraient jamais voulu entrer, tout cela avait donné souvent aux villes d’Asie des allures de révoltées dont elles n’étaient pas directement responsables. L’Empire mit fin aux guerres civiles ; donc il n’y avait pas à faire son choix entre diverses illégalités ; il fit respecter mieux les frontières du territoire soumis à Rome[166] et supprima par là les chances d’intervention de quelque voisin ambitieux voulant sauver ou protéger malgré eux les sujets des Italiens, qui n’avaient pas réclamé cette assistance. Sous ce régime nouveau, les Grecs d’Asie se montrent sous leur vrai jour ; ils sont sujets fidèles, soumis avec délices. On put leur appliquer le mode de gouvernement le plus pacifique de tous, et cette province, dont la police se faisait si aisément, sans le secours d’une garnison, fut au nombre de celles qu’Auguste attribua au Sénat. Une paix ininterrompue de deux cents ans lui assura une aussi longue prospérité ; elle se releva de ses graves blessures. Les gouverneurs n’eurent plus même liberté que jadis d’abuser de leur puissance ; l’extrême fécondité du sol contribua au large essor du commerce et il l’expansion du bien-être. Les deux premiers siècles de notre ère donnèrent a ce pays une situation florissante qu’il n’a jamais connue depuis. Partout, les inscriptions célèbrent d’opulents personnages qui font, au profil de leur ville natale, des fondations considérables, élèvent à leurs frais des théâtres, des aqueducs, des salles de réunion pour assemblées, ou autres monuments publics. Les ouvriers s’unissent en corporations qui ont favorisé puissamment le relèvement de l’industrie et la multiplication des débouchés. Les tissages et la teinturerie faisaient la richesse de la Lydie et de la Phrygie, tout comme les célèbres carrières de marbre voisines de la frontière de Cilicie. Les grandes villes des côtes et des îles étaient les marchés d’un commerce important, où défilaient les articles de l’intérieur du continent, même de l’Extrême-Orient, se rendant de là à Rome ou sur d’autres places de l’Occident.

Cette activité matérielle n’a pas nui du reste à la vie intellectuelle[167] : le premier siècle, et surtout le second, virent grandir en Asie un genre littéraire, moins brillant par l’éclat de quelques noms illustres que par l’étendue de son rayonnement, qui illumina presque toute la contrée ; c’est l’éloquence, une des forces les plus sûres de l’hellénisme, qui, de loin, imposa toujours aux Romains, qui, de près, les impatienta quelquefois. A l’époque où Home, perfectionnait sans cesse sa législation, révisée, coordonnée par son école de jurisconsultes, les Grecs, moins séduits par la rigueur du raisonnement que par la finesse des distinctions, les raffinements de la pensée, appelaient à l’envi dans leurs cités les sophistes et les rhéteurs, leur ménageant volontiers des entrées solennelles comme celles qui étaient de tradition pour les vainqueurs des grands jeux internationaux et les choisissant comme conseillers dans les moments difficiles que traversaient leurs cités[168]. Le genre asiatique jouissait alors d’une réputation qui effaçait toutes les autres. Cicéron cite comme appartenant a la seule ville d’Alabanda Apollonicus, Molon (dit de Rhodes), Hiérocles et Menecles[169], et il ne fut témoin que des débuts de celle nouvelle rhétorique. Les inscriptions de la région mentionnent une foule de διδάσκαλοι et de σοφισταί[170], ces hommes de poids et d’universelle notoriété dont Philostrate nous conte la vie et les hauts faits avec une gravité un peu comique[171].

Les commencements de cette heureuse période de l’Empire sont marqués, il est vrai, par une série de désastres très particuliers ; mais il n’appartenait pas aux Romains de les prévenir. Le sol de l’Asie Mineure est extrêmement volcanique ; une partie de la Lycie en a même mérité le nom de Kalakékaumène[172] ou terre brûlée. Ce volcanisme est une source de fécondité pour la campagne, cause en même temps d’instabilité et de cataclysmes. Les tremblements de terre ont désolé cette région pendant cinquante ans, sans cesser en d’autre temps d’être une grave menace[173]. Sous Auguste déjà, en 24 av. J.-C., un accident de cette nature avait presque détruit Tralles, Laodicée du Lycus, Chios et Thyatira[174]. Vers le commencement du règne de Tibère, un autre beaucoup plus grave se produisit : Cette même année (l’an 17), douze villes considérables d’Asie furent détruites par un tremblement de terre, fléau d’autant plus terrible qu’il était imprévu : on n’eut pas la ressource, ordinaire en pareil cas, de se réfugier à la campagne, car les terres s’entrouvrant n’offraient là que des abîmes. De hautes montagnes, dit-on, s’affaissèrent ; ailleurs, des collines remplacèrent des plaines, des flammes surgirent entre les ruines. Sardes, la plus maltraitée, obtint aussi le plus de secours. Tibère lui promit dix millions de sesterces, et pour cinquante ans lui fit remise de ce qu’elle versait à l’ærarium ou au fisc. Magnésie du Sipyle, après elle, eut le plus de mal et de secours. Temnos, Philadelphie, Ægæ, Apollonide, Mostène, les Macedones Hyrcani, Hiérocésarée, Myrina, Cymé, Tmolos furent exemptées du tribut pour la même période, et l’on décida d’envoyer un sénateur constater les désastres et les réparer. M. Ateius, un ancien préteur, fut choisi ; on ne voulait pas que, l’Asie étant gouvernée par un consulaire, l’envoyé fût l’égal du gouverneur ; des difficultés en auraient pu naître[175]. Le témoignage de Tacite est encore confirmé par une inscription trouvée en Lydie, inter rudera Mostenes, élevée à Tibère conditor uno tempore xii civitatium terræ motu vexatarum[176]. Et encore, peu d’années après, sur l’initiative de Tibère, des sénatus-consultes furent rendus, faisant remise du tribut pour trois ans à Cibyra, ville d’Asie....., renversée par un tremblement de terre[177].

Quand la ville pouvait se relever par ses propres moyens, sans le secours de Rome, celle-ci lui en laissait la charge, et c’est ce qui arriva notamment à la riche Laodicée[178]. Mais l’assistance, en cas de nécessité, fut une tradition longtemps suivie dans l’empire[179]. Elle se comprend sans peine, et Rome y trouvait son intérêt. Normalement, l’Asie pouvait supporter un impôt très lourd, mieux que la plupart des provinces de l’Empire ; il lui fallait seulement un mode de perception équitable que la République n’avait pas su ou voulu lui donner ; il fallait aussi une tolérance toute spéciale dans les cas de désastre ; et quand les Empereurs, faisant aux villes endommagées l’abandon de toute contribution, y ajoutaient encore du leur pour le relèvement des ruines et la subsistance des habitants, ils donnaient, à peu de frais en somme, un témoignage de générosité, qui permettait, en temps ordinaire, de demander énormément à la province et de lui faire subir sans murmure de colossales redevances.

Les guerres des deux premiers siècles de l’ère chrétienne n’avaient pas troublé le repos de l’Asie ; il en fut autrement au troisième. Dès 195 même, la rivalité de Septime Sévère et de Pescennius Niger ramena des troupes dans la province ; le premier avait, attaché à ses pas les légions de Pannonie et d’Illyrie, l’autre s’appuyait sur l’armée de Syrie. Ce n’est pas dans la capitale de l’Empire que le conflit se dénoua ; mais les deux adversaires marchèrent au devant l’un de l’autre, et le champ de bataille se fixa naturellement dans les régions intermédiaires. Cyzique, à qui sa situation stratégique, à l’extrémité d’une route transversale de l’Asie Mineure, donnait forcément un rôle dans toute guerre en ces pays, et où Mithridate et Lucullus avaient déjà été aux prises, vit encore un nouveau combat livré près de ses murs. Niger, repoussé, se replia sur Nicée de Bithynie, où une fois de plus il fut défait. Il prit alors la grande route qui conduit aux portes ciliciennes, toujours poursuivi par Sévère, jusqu’à Issus où il fut complètement écrasé et perdit la vie. Durant les deux trajets de Niger, l’arrière-pays de la proconsulaire, la Phrygie surtout, dut être soumis à une foule de conscriptions nouvelles et à des contributions pour l’entretien des troupes. Peut-être pourtant n’en subit-il pas trop de dommages, car la campagne dura peu On ne sait trop quelle fut la participation, forcée ou volontaire, des villes à cette guerre ; le narrateur de l’Histoire Auguste ne nous en dit rien ; nous n’entendons pas parler de châtiments que le vainqueur leur aurait infligés ; sa colère tomba surtout sur Byzance et les Parthes, alliés de son rival. Les nombreuses compétitions pour le trône, qui marquent l’époque de l’anarchie militaire, eurent sûrement leur contrecoup en Asie ; en tout cas, elles contribuèrent à précipiter la ruine future en affaiblissant le pouvoir et en provoquant les invasions des Barbares.

L’Asie fut menacée plusieurs ibis par les peuples d’Orient : d’abord, sous Gallien (260-2t>8), Sapor, roi de Perse, avait pénétré jusqu’en Cilicie ; mais un chef arabe, Odenath, prince de Palmyre, le défit et, en l’obligeant à repasser précipitamment l’Euphrate, sauva la proconsulaire. Puis les Goths, suivant la région Nord de l’Asie mineure et la côte du Pont, s’avancèrent jusque vers la Lydie et les îles avoisinantes ; sous Gallien également, en 267, ils dévastèrent Ilium et la Troade[180] ; plus au Sud, le célèbre temple d’Éphèse fut incendié à nouveau. Enfin la période qui nous occupe a vu commencer les ravages des Isauriens, pirates non moins redoutables que ceux du temps de la République.

Répétons néanmoins en terminant que ces désastres, en somme, furent tardifs ; il faut nous rappeler surtout que l’Asie a connu de très longues années de paix, qui ont permis le développement d’une vie municipale très intense, que nous pourrons maintenant étudier. Mais au préalable, il convient de connaître mieux le terrain même où a germé cette civilisation. Nous n’entreprendrons pas une description physique du pays, qui nous entraînerait trop loin, qui n’est pas strictement nécessaire et a été faite plus d’une fois à des points de vue divers[181]. C’est la géographie politique et administrative qui nous importe ici ; celte étude se place tout naturellement auprès du rapide historique qui précède, car au point de vue de la constitution de la province et de son étendue territoriale, nous allons constater encore qu’il s’est produit une certaine évolution.

 

 

 



[1] Milet et le golfe Latmique, Paris, 1877, 4e, I, p. 66.

[2] Pourtant la Carie, pour ne citer que cette région, que Rayet avait principalement en vue, prit volontiers parti pour les Romains, lors de leur première entrée en scène ; cette sympathie pour l’étranger, qui arrive avec un appareil de guerre, donne à penser malgré tout, même si on la croit inspirée en partie par la crainte.

[3] La plus malheureuse peut-être a été celle qui embrasse la seconde moitié IIIe siècle. — Cf. BEVAN, The House of Seleucus, Londres, I, (1902), passim.

[4] FRÄNKEL, Inschriften von Pergamon, n° 167.

[5] POLYBE, XXIV, 1.

[6] FRÄNKEL, 246 et 249.

[7] H. N., VIII, 196 ; XXXVI, 115.

[8] Cf. Carl SCHUCHNARDT, Die Inschriften auf Thon, dans les Alterthümer von Pergamon, VIII, 2.

[9] STRABON, XIII, 4, 2, p. 624 C ; cf. FRÄNKEL, n° 167.

[10] PLINE, H. N., XIII, 70.

[11] POLYBE, XXII ; XXIII, 6 ; XXIV, 8 ; XXV, 6 ; XXXI, 9 ; XXXII, 3, 5.

[12] Cette influence latente se trahit souvent par de petits côtés qui ne sont pas négligeables. Il nous est rapporté qu’Apollonis, épouse d’Attale Ier, femme d’un rare mérite, fut exceptionnellement respectée de ses enfants et de son entourage (cf. PLUTARQUE, De fraterno amore, 5, 18). Nous avons encore un décret de Téos, instituant des cérémonies religieuses en son honneur (LEB., 88). Après sa mort, Attale II lui éleva un temple à Cyzique et l’orna de nombreux bas-reliefs représentant des sujets tirés de la mythologie et rappelant des traits d’amour filial et de dévouement maternel ; il y en avilit même d’empruntés aux traditions romaines, et c’est peut-être, comme le dit Waddington (ad LEB., loc. cit.), le plus ancien des mythes latins sculptés sur un temple asiatique. Le texte nous a été conservé dans l’Anthologie palatine (éd. Stadtmüller (Teubner), III, 19 [p. 66-67]) :

 Voilà les enfants que tu as donnés à Ares, peine secrète, Remus et Romulus, nés du même lit ; une louve en a fait des hommes, en les allaitant dans une caverne ; et ils t’ont arrachée aux souffrances dures à guérir. Planude, dans son commentaire, explique qu’il s’agit là de Rhea Sylvia, mère du fondateur de Rome, que son oncle Amulius avait fait entrer dans le corps des Vestales, et qui fut délivrée ensuite par Romulus.

L’intérêt historique de cette banale épigramme est évident. Avant la formation des provinces d’Orient, les Grecs n’empruntaient que très rarement des légendes romaines, leurs traditions mythologiques se sont jalousement maintenues à l’écart. L’existence d’un texte semblable sur un monument de Cyzique au IIe siècle n’est pas le résultat d’une lente infiltration d’idées étrangères ; elle atteste une influence directe et un peu autoritaire, qui seule a pu provoquer cet acte de flatterie.

[13] FLORUS, I, 35 = II, 20 : Aquilius Asiatici belli reliquias confecit, mixtis (nefus !) veneno fontibus ad deditionem quarumdam urbium.

[14] APPIAN., B. civ., I, 22 ; Mithr., 57 ; CICÉRON, In Q. Cæcil. divin., 21, 69.

[15] Mithridate Eupator, roi de Pont, Paris, 1890, p. 83 sq.

[16] CICÉRON, Verrines, III, 6, 12.

[17] Je renvoie au chapitre des impôts la discussion des questions que cette loi soulève.

[18] CICÉRON, Pro leg. Manil., 6, 14 ; SALLUST., fragm. V, 56, KRITZ.

[19] SUÉTONE, Vespasien, 1.

[20] Ep. ad Attic., I, 17, 9.

[21] V. surtout cap. 7 : Hæc fides atque hæc ratio pecuniarum, quæ Romæ, quæ in foro versatur, implicata est cum illis pecuniis Asiaticis et cohæret. Ruere illa non possunt, ut hæc non eodem labefacta motu concidant. Beaucoup de Romains sont venus personnellement en Asie, d’autres suas et suorum in ea provincia pecunias magnas collocatas habent.

[22] V. notamment CICÉRON, Brut., 30 ; TITE-LIVE, Epit., LXX ; D. CASS., fragm. 97 ; cf. VAL. MAX., II, 10, 5.

[23] HOMOLLE, BCH, II (1878), p. 128 ; POTTIER et HAUVETTE, IV (1880), p. 376 ; FOUCART, IX (1885), p. 401 ; MOMMSEN, Ephem. epigr., IV (1881), p. 217 ; Hermès, XX, p. 278 ; WILLEMS, Le Sénat de la République romaine, I, Appendice, p. 693 sq.

[24] Ce m’est une occasion nouvelle de rappeler que le Sénat n’aimait pas à discuter avec les Grecs. Leurs éternels discours l’obsédaient ; il avait coutume de les renvoyer aux magistrats ; ceux-ci les rudoyaient généralement, mais du moins l’assemblée n’en prenait pas la responsabilité.

[25] Mithr., 17.

[26] Mithr., 24.

[27] Mithr., 11

[28] La question se pose même de savoir s’il ne s’est pas trompé sur le nom du chef romain, car le monument de Chérémon de Nysa l’appelle Γάϊος, au lieu de Λεύκιος (Ath. Mit., XVI (1891), p. 97, B., l. 1).

[29] APPIAN, Mithr., 112.

[30] FLORUS, I, 40 (= III, 5) ; VELL. PAT., II, 18 ; CICÉRON, pro leg. Manil., 3, 7 ; EUTROP., V, 5, et le récit général d’Appien.

[31] De Civit. Dei, III, 22.

[32] Je dois cependant signaler Laodicée du Lycus qui fut hostile à Mithridate (APPIAN., Mithr., 20).

[33] V. le sénatus-consulte publié par M. G. DOUBLET, BCH, XIII (1889) p. 504.

[34] Cf. DIEHL et COUSIN, BCH, IX (1885), p. 437-474.

[35] APPIAN., Mithr., 21.

[36] APPIAN., Mithr., 21 ; VELL. PAT., loc. cit. ; DIOD., XXXVII, 27.

[37] CICÉRON, pro Rab. Post., X, 27 ; de nat. deor., III, 32.

[38] TACITE, Ann., IV, 14.

[39] APPIAN., Mithr., 24. — Cf. SCHUMACHER, De republica Rhodiorum, Heidelberg, 1886.

[40] Cf. VAN GELDER, op. laud., p. 162 sq.

[41] APPIAN., Mithr., 21.

[42] APPIAN., Mithr., 23. — Cf. PATON and HICKS, Inscription of Cos, Introduction.

[43] APPIAN., Mithr., 115.

[44] JOSEPH., Ant. jud., XIV, 7, § 2. — Cf. B. HAUSSOULLIER, Études sur l’Histoire de Milet, Paris, 1902, p. 228, noie 1.

[45] APPIAN., Mithr., 55.

[46] V. TH. REINACH, op. laud., p. 177 sq.

[47] CICÉRON, pro Flacco, 25, 59.

[48] STRABON, XII, 8, 18, p. 579 C.

[49] CICÉRON, Verrines, 11,21, 51. — Cf. P. FOUCART, Les jeux en l’honneur du proconsul Q. Mucius Scævola (Rev. de Philol., XXV (1901), p. 85-88).

[50] JUSTIN, XXXVIII, 3, 9.

[51] APPIAN., Mithr., 21, 46.

[52] Publiée par M. MOMMSEN, Ath. Mit., XVI (1891), p. 95 sq.

[53] Par APPIAN, Mithr., II, 17, 19.

[54] J’ai tenu d’autant plus à analyser cette inscription en détail que M. Th. Reinach n’a pu en tirer parti — écrivant, à une date antérieure à cette découverte, l’histoire de Mithridate — que pour l’édition allemande de son livre, p. 474 sq.

[55] STRABON, XIV, 1, 42, p. 619 C.

[56] TH. REINACH, loc. cit.

[57] Mithr., 46-47 ; ATHEN., VI, p. 267.

[58] APPIAN., 48.

[59] LEB. a, 136 = DARESTE, HAUSSOULLIER et REINACH, Inscriptions juridiques grecques, n° 4.

[60] APPIAN., Mithr., 51.

[61] PLUTARQUE, Sull., 20, 23 ; STRAB., XIII, 1, 27, p. 594 C ; D. CASS., fragm. 104 ; TITE-LIVE, Epitomé, LXXXII et LXXXIII ; APPIAN., Mithr., 51-53 ; Bel. civ., I, 75. DIODOR., XXXVIII, fragm. 8 ; MEMNON, 34 ; VELL., II, 23, 2S ; AUREL. VICT., Vir. ill., 70.

[62] Pro Flacco, 23.

[63] APPIAN., Mithr., 59-60 ; TITE-LIVE, Epitomé, LXXXIII, cf. APPIAN., Bel. civ., I, 54-64, 76 sq.

[64] Nous avons cependant quelques renseignements pour Ilium ; elle éprouva de très grands dommages pendant cette guerre mithridatique (D. CASS., l. cit.). Fimbria, après avoir fait tuer Flaccus, détruisit la ville, dont les habitants, qui s’étaient décidés pour Sylla, n’avaient pas voulu le recevoir dans leurs murs, le regardant comme un brigand (STRABON, loc. cit.). TITE-LIVE (loc. cit.) ajoute que Fimbria dévasta la ville à tel point qu’une très ancienne statue de Minerve resta seule entière dans les ruines du temple ; mais l’auteur du De Viris illustribus (70) prétend que le temple demeura intact. Appien renchérit (Mithr., 53, 61) et rapporte — mais lui seul — que Fimbria massacra même presque tous les citoyens. — Cf. HAUBOLD, De rebus Itiensium, et BRÜCKNER dans DÖRPFELD, Troja und Ilion, Athen, 1902, II, p. 587-8.

[65] APPIAN., Mithr., 59-60 ; STRABON, D. CASS., DIOD., l. cit. ; MEMNON, 34,35 ; PLUTARQUE, Sull., 25.

[66] APPIAN, Mithr., 64-66.

[67] CICÉRON, pro lege Manil., 3, 8 : Triumphavit L. Sulla, triumphavit L. Murena de Mithridate ; ab eo bello Sultam in Italiam respublica, Murenam Sulla revocavit.

[68] APPIAN., Mithr., 52.

[69] PLUTARQUE, Lucul., 4 ; TITE-LIVE, Epitomé, LXXXIX ; SUÉTONE, Cæsar, 2.

[70] V. CICHORIUS, Rom und Mytilene, p. 1 sq.

[71] Cf. Th. REINACH, op. laud., p. 208 sq.

[72] APPIAN., Mithr., 63 ; PLUTARQUE, Pomp., 24.

[73] K. BURESCH, Klaros, 1889, p. 37 ; HAUSSOULLIER, Milet et le Didymeion, 1902, p. 256.

[74] PLUTARQUE, Sull., 25.

[75] REINACH, loc. cit.

[76] PLUTARQUE, Sull., 25 ; APPIAN., Mithr., 62.

[77] V. Deuxième partie, chapitre premier, I.

[78] APPIAN., Mithr., 63. Ces misères continuèrent, s’aggravèrent par la suite. Cicéron, nommé gouverneur de Cilicie, constate que Laodicée, Apamée, Synnada, toutes villes temporairement détachées de l’Asie, ont dû vendre des fonds de terre — à des Romains sans doute — à cause du mauvais état de leurs finances (Ep. ad Attic., V, 16). Sur son passage il n’a entendu que des gémissements. Vers la même époque, en 702/52, il écrit au propréteur d’Asie au sujet des emprunts faits à son ami  Cluvius par Mylasa, Alabanda, Héraclée, Bargylia, Caunus (Ep. ad fam., XIII, 56). Cn. Pompée est intéressé lui-même dans celte affaire, sûrement louche ou tout au moins usuraire. Cicéron prie le gouverneur de la régler. Les villes sont incapables de s’acquitter ; les habitants de Caunus allèguent qu’ils ont tout leur argent en dépôt ailleurs ; si ce dépôt a été fait neque ex edicto, neque ex decreto, il convient de prendre des mesures pour assurer à Cluvius le paiement des intérêts. On voit nettement le gouverneur au service des opérations de banque des financiers.

[79] Ces mesures de circonstance avaient même apparu comme nécessaires déjà au plus fort de la guerre. Ainsi à Ephèse : LEB., 136a = DARESTE, HAUSSOULLIER et REINACH, Inscr. jurid. gr., 4.

[80] CIG, 2222. Sylla n’accorde la paix à Mithridate qu’à la condition de renvoyer dans leur patrie tous les habitants de Chios qu’il avait déportés dans le Pont.

[81] Rhodes recouvra en partie les territoires continentaux que la colère des Romains lai avait retirés en 168-164 (Cicéron, Brut., 90, 312). Cf. VAN GELDER, op. laud., p. 204 sq.

[82] DIEHL et COUSIN, BCH, IX (1885), p. 462 sq. — Cf. APPIAN., Mithr., 20, 21, 61 ; CIL, I, 1re éd., 587 à 589.

[83] CIL, I, 1re éd., 587 : Populos Laodicenses a Lyco populo Romano quei sibi salutei fuit benefici ergo quæ sibi benigne fecit.

[84] V. RAMSAY, Cities and Bishop., I, p. 32 sq.

[85] VAL. MAX., II, 2, 3. — Cf. CICÉRON, Brut., 90, 312.

[86] BCH, IX, loc. cit.

[87] V. G. DOUBLET, BCH, XIII (1889), p. 504.

[88] Hermès, XXVI (1891), p. 145-148.

[89] Cf. TITE-LIVE, XLIII, 7.

[90] Je rappelle que c’est à Lagina qu’a été découverte cette inscription concernant Stratonicée, car sur les murailles du temple d’Hécate, dans cette première ville, se trouvaient gravés plusieurs des actes officiels de sa grande voisine.

[91] Cette concession individuelle aux ambassadeurs devait entraîner exemption d’impôts personnelle, et peut-être héréditaire, dont ils garderaient le bénéfice, même au cas où la liberté et immunité serait retirée à la ville.

[92] Le territoire de Cyzique aussi aurait été augmenté, d’après STRABON (XII, 8, 11, p. 576 C.)

[93] Όπως ...Θυησσόν ...όχυρώσωσιν (l. 10).

[94] Bell. civ., I, 102 : πάσαι συντελεΐν έκελεύοντο.

[95] V. HAUBOLD, op. cit., p. 40, n° 2 ; BRÜCKNER, loc. cit. On a trouvé dans le temple d’Athéna de cette ville un décret honorant Ποιμανηνών άρχοντες (SCHLIEMANN, Ilios, p. 709 ; dans la trad. fr. : p. 827, n° 11).

[96] Cf. Th. REINACH, op. laud., p. 352.

[97] APPIAN., Mithr., 83.

[98] PLUTARQUE, Lucul., 20.

[99] CICÉRON, Acad., II, 1, 13 ; Hodie stat Asia Luculli institutis servandis et quasi vestigiis persequendis.

[100] Pro Flacco, 27, 65 : Namque, ut opinor, Asia vestra constat ex Phrygia, Mysia, Caria, Lydia. Utrum igitur nostrum est an vestrum hoc proverbium, « Phrygem plagis fieri solere meliorem ? » Quid ? de tota Caria nonne hoc vestra voce volgatum est, « si quid cum periculo experiri velis, in Care id potissimum esse faciendum ? » Quid porro in Græco sermone tam tritum atque celebratum est quam, si quis despicatui ducitur, ut « Mysorum ultimus » esse dicatur ? Nam quid ego dicam de Lydia ? Quis umquam Græcus comœdiam scripsit in qua servus primarum partium non Lydus esset ? Quam ob rem quae vobis fit injuria, si statuimus vestro nobis judicio standum esse de vobis ?

[101] Ep. ad Q. fr., I, 1, 2, 8.

[102] Ibid. : Ac mihi quidem videtur non sane magna varietas esse negotiorum in administranda Asia, sed ea tota jurisdictione maxime sustineri. In quoi scientiæ præsertim provincialis ratio ipsa expedita est (7, 20).

[103] Cujus quidem generis (servir l’intérêt commun) constare inter omnes video abs te summam adhiberi diligentiam : nullum æs alienum novum contrahi civitalibus ; urbes complures, dirutas ac pæne désertas (in quibus unam Ioniæ nobilissimam, alteram Cariæ, Samum et Halicarnassum) per te esse recreatas ; nullas esse in oppidis seditiones ; nullas discordias ; provideri abs te, ut civitates optimatium consiliis administrentur ; sublata Mysiæ latrocinia ; cædes multis locis repressas ; pacem tota provincia conslitutam ; neque solum illa itinerum atque agrorum sed multo etiam plura et majora oppidorum et fanorum furta et latrocinia esse depulsa ; remotam a fama, et a fortunis, et ab otio locupletum illam acerbissimam ministram prætorum avaritiæ, calumniam ; sumtus et tribula civitatum ab omnibus, qui earum civitatum fines incolant, tolerari æquabiliter..., etc. (8, 25).

[104] Il est fâcheux que les détails nous manquent sur cet épisode, qui éclairerait beaucoup l’histoire des villes autonomes.

[105] Cf. d’autres phrases assez énigmatiques, qui se rapportent au même objet : Maximas audio tibi, L. Luculle, qui de L. Flacco sententiam laturus es, pro tua eximia liberalitate maximisque beneficiis in tuos, venisse hereditates, cum Asiam provinciam consulari imperio obtineres ; si quis eas suas esse dixeris, concessisses ? (Est-ce à dire que le gouverneur Lucullus, recevant des legs en raison de ses bienfaits, aurait repoussé toute revendication au sujet de ces héritages ?) Et plus loin : .... Prætorem, si hereditatem in provincia non reliquerit (?) non solum reprehendendum, verum etiam condemnandum putas ?

[106] V. paragraphe 29 sq. — Cf. sur ce personnage, DARESTE, Nouvelles Études d’histoire du droit, Paris, 1902, p. 108 sq.

[107] Que penser de celui-ci : Cur his per te frui libertate sua, cur denique esse tiberis non licet ?

[108] Cicéron trouve naturel que Decianus ait voulu avoir des terres à Apollonide ; mais émisses. Dois-je traduire : Au moins aurait-il fallu les acheter ? Et ne s’agit-il pas d’un vol par abus de pouvoir ?

[109] Sans doute parce que la ville d’Apollonide n’avait pas d’archives particulières.

[110] Reddat misero patri filiam : nom membra quæ debilitavit lapidibus, fustibus, ferro ; manus, quas contudit ; digitos, quos confregit ; nervos, quos concidit, restituere non potest..... Emptiones falsas, prædiorum proscriptiones cum mulierculis, aperta circumscriptione, fecisti.

[111] En dépit de l’apostrophe : Num quid harum rerum a me fingitur, Deciane ?

[112] J’ai cru plus sûr de me mettre en garde contre une imprudence comme celle qu’a peut-être commise, dans sa thèse, d’ailleurs si remarquable, M. Théodore Reinach, en s’appuyant sur les données d’une lettre de Cicéron, écrite en 692/62, pour expliquer le bon accueil fait par les populations de l’Asie à Mithridate venant les délivrer en 666/88 ; je ne puis oublier qu’entre ces deux dates plusieurs gouverneurs, et surtout Sylla, ont opéré certaines réformes, que nous connaissons mal, mais qui ont pu modifier assez l’état du pays pour rendre dangereuses ces confusions de temps.

[113] A part L. Valerius Flaccus et Q. Tullius Cicero, dont il a été question au paragraphe précédent.

[114] MÜLLER, Fragm. hist. græc., III, 312.

[115] Cf. IGI, II, 163b.

[116] PLUTARQUE, Pompée, 74. — CICHORIUS, op. laud.

[117] CICÉRON, Tim., 1 ; Brut., 71.

[118] Cf. WADDINGTON, Fastes, p. 65.

[119] Ant. jud., XIV, 10, § 13, 15.

[120] Légat sans doute du consul Lentulus ; il avait été déjà proconsul d’Asie en 697/57 ; voilà un exemple, peut-être unique, d’un ancien propréteur, gouverneur de province (v. les cistophores énumérés par WADDINGTON, Fastes, p. 59), devenant simple légat d’un autre gouverneur de la même province de longues années après ; le désordre de la révolution peut seul expliquer cette dérogation aux usages.

[121] D’autant plus que la décision qu’il attribue d’abord à L. Lentulus, le consul — et il le fait  parler : Εΐπεν..... άπέλυσα — devient plus loin un sénatus-consulte, συγκλήτου δόγμα.

[122] Ep. ad Fam., II, 18.

[123] CÆSAR, B. civ., III, 32, 1.

[124] CÆSAR, B. civ., III, 33.

[125] Cf. CICÉRON, Philip., XI, 2,6 : Et nunc (Dolabella) tota Asia vagatur, volitat ut rex, nos alio bello distineri puttat. Écrivant aux Éphésiens, ce même personnage prend  le titre d’αύτοκράτωρ (imperator) ; JOSÈPHE, Ant. jud.,  XIV, 10, 11-12.

[126] D. CASSIUS, XLVII, 30.

[127] D. CASS., loc. cit.

[128] APPIAN., B. civ., III, 63 : En février 711.

[129] Ep. ad Fam., XII, 14, 4.

[130] HORACE, Satires, I, 7, 18 ; DION CASS., XLVII, 32 ; TITE-LIVE, Epitomé, CXXI, CXXII.

[131] APPIAN., B. civ., V, 1 ; DION CASS., XLVII, 24 : Sitôt redevenu maître de Rome, Brutus, pour éviter que ses soldats ne fissent défection, fit voile pour l’Asie, afin de les nourrir aux dépens des populations sujettes de cette province.

[132] Ant. jud., XIV, 10, 21, éd. NIESK.

[133] Fastes, p. 75. Suivant une autre interprétation, également vraisemblable, il s’agirait simplement de ce P. Servilius qui fut, très probablement en 46 av. J.-C, proconsul d’Asie, mais qui porte partout ailleurs le cognomen Isauricus. On trouvera les références dans HAUSSOULLIER, Milet et le Didymeion, p. 258.

[134] COHEN, Médailles consulaires, p. 298, n. 22, 23.

[135] En réalité, ils s’efforçaient de rester neutres ; c’est le motif qu’ils alléguèrent pour refuser à Cassius, en l’an 43, les navires que celui-ci leur demandait. — Cf. VAN GELDER, op. laud., p. 169 sq.

[136] DION CASS., XLVII, 33, 34, 35 ; APPIAN, Bell. civ., IV, 65-74.

[137] Cf. PLUTARQUE, Antoine, 84.

[138] XLVIII, 30.

[139] STRABON, XIII, 1, 30, p. 595 C.

[140] Les auteurs  disent couramment : Un   tel  gouvernail   l’Asie  pour  Antoine ; ainsi APPIAN., B. civ., V, 137 : ό  τής Άσίας ήγούμενος Άντωνίω.

[141] DION CASS., XLVIII, 24.

[142] DION CASS., XLVIII, 27.

[143] DION CASS., XLVIII, 39-40 ; PLUTARQUE, Antoine, 33.

[144] On a pu voir par l’exemple de Rhodes, que les essais de neutralité ne leur réussissaient guère. Cassius fut sans pitié pour cette île, bien qu’il y eût jadis fait des études et que son ancien maître eût tenté une démarche auprès de lui (v. VAN GELDER, op. laud., p. 170). Il fallait se résigner à prendre parti au hasard et i s’en rapporter à la fortune. Pour avoir été pillée par Cassius, Rhodes reçut les faveurs d’Antoine ; il lui concéda Naxos, Andros et Tenos, qu’Auguste, ensuite, s’empressa de lui enlever (APP., Bel. civ., V, 7).

[145] STRABON, XIV, 2, 21, p. 660 C.

[146] DION CASS., XLVIII, 26.

[147] APPIAN., B. civ., V, 133-114 ; DION CASS., XLIX, 17-18. — Et probablement Titius revint ensuite à Mytilène pour lui faire expier le secours prêté à Pompée, car une inscription de date très peu postérieure (CIL, III, 455) fut élevée à Titius, comme à leur patron, par les négociants romains établis dans la ville.

[148] On l’y trouve au commencement de 722/32. — Cf. PLUTARQUE, Antoine, 56,58.

[149] SUÉTONE (Octave, 26) s’exprime ainsi : Quartum consulatum (724/30) in Asia, quintum (725/29) in insula Samo iniit, semblant vouloir marquer une opposition entre l’Asie et Samos, le continent et cette île. Mais lui-même dit plus haut (17) : Ab Actio cum Samum in hiberna ne recepisset, faisant allusion évidemment à l’hiver écoulé immédiatement après la bataille d’Actium. Cf. du reste DION CASS. (LI, 18) : Καϊσαρ είς τήν Άσίαν..... ήλθε ;  il s’agit  de l’année  qui  suivit la réduction de l’Égypte en province romaine (724/30), et nous savons positivement qu’alors il alla à Samos.

[150] DION CASS., LIV, 7 (a. 734).

[151] Les Hellènes durent être vivement impressionnés par les ambassades qu’il reçut pendant son séjour en Asie ; il lui en vint de pays très éloignés ; les Indiens notamment, qui lui avaient demandé son amitié, conclurent un traité, et ils lui envoyèrent, entre autres présents, des tigres, auxquels les Grecs n’étaient alors guère habitués.

[152] Il ne pardonna pourtant pas aux gens de Cyzique d’avoir mis à mort des Romains après les avoir fouettés, et, pour ce motif, il leur ôta la liberté. Il en est d’autres à qui il imposa une contribution supplémentaire ; en revanche à certaines cités il donna de l’argent : χρήματα τοϊς μέν έπέδωκε (DION CASS., LIV, 7).

[153] DION CASS., LIV, 9.

[154] LEB., 441.

[155] Les gens de Stratonicée avaient beaucoup moins attendu pour frire valoir leur belle conduite ; une inscription, datée par les consuls de l’année 715/39, trouvée par MM. COUSIN et DESCHAMPS à Panamara (BCH, XI (1887), p. 226 = VIEBECK, n° XX) nous apporte le début, très endommagé, d’un sénatus-consulte rendu  en réponse aux demandes de la ville. Rien ne prouve qu’il s’agit là des dommages subis du temps de Labienus, mais c’est la seule hypothèse qui se présente à l’esprit, étant donné la date. Ici encore nous ignorons la nature des requêtes présentées et approuvées ; mais elles doivent ressembler à celles que sanctionne le sénatus-consulte trouvé à Lagina.

[156] Cf. CICHORIUS, Rom und Mytilene. Probeverlesung, Lpz. 1888 ; MOMMSEN, Sitzungsberichte der K. Akademie su Berlin, 1889, p. 917.

[157] CICHORIUS, inscr. des p. 12-13,   16-17 ;   commentaire, p. 24 sq. = IGI, II, 35 b c d.

[158] CICHORIUS, p. 32-5 ; comment., p. 31-41 = IGI, II, 58.

[159] Fragment 6, lignes 22-31.

[160] Monument d’Ancyre, IV, 49, cap. XXIV (éd. Mommsen).

[161] XIV, 1, 14, p. 637 C.

[162] XIV, 2, 19, p. 657 C.

[163] STRABON parle encore (XIV, 1, 20, p. 640 C) de l’enceinte d’Ortygie, près d’Ephèse, qui renferme plusieurs sanctuaires, les uns fort anciens, les autres de construction moderne ; les premiers sont ornés d’antiques ξόανα ; dans les temples modernes se voient des œuvres de Scopas, notamment sa Latone au sceptre, ayant Ortygie à côté d’elle, avec un enfant sur chaque bras. On serait presque en droit de soupçonner que, là aussi, quoique Strabon n’en dise rien, Auguste fit œuvre réparatrice. Éphèse était la ville la mieux située pour être livrée au pillage. Capitale de l’Empire et siège des collecteurs d’impôts, elle avait reçu chez elle des nuées de publicains, et Antoine dans sa gloire l’avait habitée.

[164] Ant. jud., XVI, 6, 3 et 6.

[165] V. IIIe partie, chapitre premier.

[166] De Stratonicée nous vient une inscription (HAUVETTE et DUBOIS, BCH, V (1881), p. 183, n° 5) rappelant que le peuple a honoré d’une couronne d’or et d’une statue de marbre son patron et bienfaiteur L. Calpurnius Pison. Faut-il identifier avec le proconsul de ce nom le personnage dont Velleius Paterculus a dit (II, 98) qu’il rendit la sécurité à l’Asie et à la Macédoine, eu faisant trois ans la guerre aux Thraces, révoltés sous Auguste ? Ce serait plutôt L. Calp. Piso Frugi, consul en 15 av. J.-C. Cependant la ville de Cyzique fut souvent inquiétée par ces Thraces. Une inscription qui en provient (A. JOUBIN, A. Et. gr., VI (1893) p. 8) parle d’une femme qui y fit de grands travaux publics, consacra à l’Empereur la réparation de la ville et rouvrit le détroit précédemment comblé par crainte de la guerre. C’était en effet le moyen d’interdire à une flotte ennemie le port de cette ville, construit entre une Ile et le continent. Ce détroit était resté comblé une douzaine d’années ; le commerce de la cité en devait souffrir. L’inscription est des premiers temps de l’Empire (règne de Caligula) ; on voit que la paix romaine était bien nécessaire à certains peuples.

[167] Les empereurs eux-mêmes semblent avoir pris soin de la stimuler et de l’étendre. Tel est le renseignement fourni par le discours Είς Βασιλέα, publié dans les œuvres du rhéteur Ælius Aristide (I, p. 103, DIND = KEIL, II, p. 258). D’après M. Keil, le plus récent éditeur, ce fragment ne s’adresserait ni à Antonin le Pieux ni à Marc Aurèle, contrairement à l’opinion traditionnelle, et il ne pourrait même pas être l’œuvre d’Aristide ; M. Keil a remis à une date ultérieure la démonstration de sa thèse.

[168] Polémon, conseiller officiel de Laodicée, représenta également Smyrne dans un procès (PHILOSTR., V. Soph., I, 25, 19).

[169] Brut., 89 à 91, 95 ; Orat., 69 ; De Orat., I, 11, 28 ; II, 23 ; cf. STRABON, XIV, 2, 24, p. 659 C.

[170] V. LEB., 553, 575, 582, 586, 587.

[171] On se plaisait à lire autant qu’à entendre des conférences. I.P.H Attalides avaient créé une bibliothèque célèbre à Pergame ; il se forma plus tard d’autres bibliothèques publiques : à Mylasa (Ath. Mit., XIV (1889), p. 109) ; Halicarnasse (LEB., 1618b, 15) ; Smyrne (STRABON, XIV, 1, 37, p. 646 C). M. LIEBENAM (op. laud., p.82,note 1) ajoute à tort Nysa (BCH, IX (1885), p. 125). Il s’agit seulement de livres donnés à un sanctuaire que possédaient à Rome les artistes dionysiaques (l. 16-18).

[172] A cette partie de la Lydie (le canton de Sardes) succède, dit STRABON (XIII, A, 19, p. 628 C), le canton mysien de Philadelphie, dont la ville est un vrai foyer de tremblements de terre. Pas de jour où les murs des maisons ne s’y crevassent, et où il n’y ait, sur quelque point, de graves dégâts. Naturellement, les habitants sont rares ; le plus grand nombre a émigré a la campagne, pour se consacrer à la culture de la terre qui est d’une extrême fertilité. Si peu nombreuse que soit la population, on s’étonne encore que l’amour du sol natal ait été assez fort chez elle pour la retenir dans des demeures si peu sûres ; comment même quelqu’un a-t-il pu avoir l’idée de fonder Philadelphie ? Il dit encore (ibid., II) : Dans la Kalakékaumène, appelée indifféremment mysienne ou méonienne, on ne voit pas un arbre, mais uniquement de la vigne, laquelle donne un vin, le katakékauménite, qui ne le cède en qualité a aucun des plus estimés. Dans la plaine, la surface du sol n’est que cendre ; dans la montagne, elle est noire et comme calcinée.

[173] L’étude géographique de ces mouvements séismiques ne nous appartient pas : elle a été faite du reste sommairement par M. Otto WEISMANTEL, Die Erdbeben des vorderen Kleinasiens in geschicktlicher Zeit, in. diss., Marburg, 1891, 4e.

[174] SUÉTONE, Tibère, 8.

[175] TACITE, Ann., II, 47.

[176] CIL, III, p. 1282, ad n. 7096 ; le même texte existe aussi en grec : v. FOCCART, BCH, XI (1887), p. 89, n° 9.

[177] TACITE, Ann., IV, 13. Un monument, élevé à Pouzzoles à la louange de Tibère, à l’occasion de ces événements, reproduit les noms des douze villes ci-dessus, de Cibyra et en outre d’Éphèse, qui dut être éprouvée peu après. — Cf. Otto JAHN, Ber. der Leipzig. Akad., 1851, p. 119 = CIL, X, 1624. C’est à la suite de ces générosités sans doute que la ville, par reconnaissance, prit le double nom qui apparaît dans les inscriptions : τής Καισαρέων Κιβυρατών λαμπροτάτης πόλεως (BCH, II (1878). p. 591, I. 4 ; XXIV (1900), p. 3i0, I. 19) ; Hyrcanis fit de même (Journ. of Philology, VII (1877), p. 145) ; Tralles avait déjà donné l’exemple au temps d’Auguste (LEB., 600 a), sous le règne duquel beaucoup de villes adoptèrent le nom de Cæsarea (SUÉT., Octave, 60). — Cf. BUBESCH, Aus Lydien, p. 217.

[178] TACITE, Ann., XIV, 27.

[179] V. XIPHILIN, continuateur de Dion Cassius (LXX1, 32) : Marc-Aurèle fit des largesses à plusieurs villes, parmi lesquelles fut Smyrne, fort endommagée par un tremblement de terre, et confia à un sénateur, ayant6iercéIn préture, le soin de la relever. Et PAUSANIAS nous apprend (VIII, 43, § 3) que Cos, Rhodes et diverses villes de Lyrie et de Carie, éprouvées par des tremblements de terre sous Antonio le Pieux, furent assistées par l’empereur. SPARTIEN signale pareillement (u. Ant. P., 9) terræ motus, quo Rhodiorum et Asiæ oppida conciderunt. ÆLIUS ARISTIDE s’entremit activement en faveur de Smyrne. Il pleura ses malheurs dans une μονωδία émue (I, p. 424-128 DIND. = II, p. 8-11 KEIL), et dans une παλινωδία en célébra la restauration (I, p. 429-438 DIND. = II, p. 16-23 KEIL) ; celle-ci fut tardive ou dut être recommencée, car DOUS avons conservé la lettre d’exhortation et de prière qu’il adressa à ce sujet à Marc-Aurèle et à Commode ; et ce document a pu être daté de l’automne 176 (KLEBS, dans la Realencyclopädie de PAULY-WISSOWA, I, 2301 ; Ed. DIND., I, p. 762-7 = KEIL, II, p. 12-16) Une lettre, attribuée maintenant à un anonyme plutôt qu’à Aristide (II, p. 72-91 KEIL = I, p. 797-823 DIND.), exhorta les Rhodiens à restaurer leur ville détruite, sans leur faire attendre de secourt étranger.

[180] JORDANES, XX, 108 ; ZONARAS, XII, 26.

[181] Toute cette littérature est énumérée par M. G. RADET (La Lydie et le monde grec au temps des Mermnades, 1892, p. 3, note 2).