LA PROVINCE ROMAINE PROCONSULAIRE D’ASIE

DEPUIS SES ORIGINES JUSQU’À LA FIN DU HAUT-EMPIRE

 

PREMIÈRE PARTIE — FORMATION ET VICISSITUDES GÉNÉRALES DE LA PROVINCE

CHAPITRE PREMIER — PREMIÈRES ORIGINES DE LA PROVINCE

Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer

 

 

La province d’Asie ne représentait pas, nous le verrons, un territoire aux limites précises et imposées par la nature. Elle aurait donc pu difficilement se constituer tout d’un coup, d’elle-même, entre des frontières à jamais fixées. L’étendue en était trop vaste et les populations bien trop civilisées pour que la domination romaine réussit à s’y implanter en une fois, par une brusque conquête. Cette annexion à l’Empire a une double origine : des opérations politiques, au sens large du mot, qui sont facilement saisissables, et aussi une immixtion pacifique qui s’entrevoit, une sorte de lente colonisation, dont la trace nous échappe encore. On ne saurait passer sous silence le petit nombre de faits précis qui marquent l’acheminement progressif vers la solution fatale, inévitable ; mais ici nous sommes sur un terrain connu ; pour éviter seulement une lacune, il convient et il suffira de rappeler les faits principaux[1].

Vers la fin du IIIe siècle, à la mort de Ptolémée Philopator, roi d’Égypte, qui ne laissait qu’un tout jeune fils, le roi de Macédoine Philippe III avait conclu avec Antiochus, dit le Grand, roi de Syrie, un traité en vue du partage des états du prince défunt. Cette convention attribuait au premier l’Asie Mineure occidentale, comprenant au Nord le royaume indépendant de Pergame ; Philippe n’hésita pas à s’y jeter et à le ravager. Les deux princes avaient compté sans le roi du pays, Attale ; il eut l’énergie de résister et, profitant de ce que les Rhodiens étaient eux-mêmes en butte aux attaques du chef macédonien, il unit ses forces à celles de cette nation, parvenue à une redoutable puissance maritime. Les alliés battirent Philippe dans un combat naval près de Chios (a. 200 av. J.-C), sans réussir toutefois à l’empêcher d’aborder en Carié et d’y passer l’hiver. Leurs forces militaires ne suffisant pas à l’en expulser, ils s’adressèrent aux Romains[2].

Ceux-ci se voyaient depuis peu débarrassés de leur grand ennemi, Hannibal ; ils accueillirent favorablement les ouvertures qui leur étaient faites par les alliés, en même temps que par la ville d’Alexandrie. Sous prétexte de protéger l’héritage du jeune roi d’Égypte et de soutenir ses partisans, ils étaient heureux de s’immiscer dans les affaires d’Asie, voyant s’offrir d’elle-même une occasion si opportune[3]. Ils eurent tôt fait d’écraser les forces du roi de Macédoine à Cynocéphales (a. 197) et de rassurer les Grecs d’Asie, comme ceux d’Europe, par leur apparente générosité ; sur les deux continents, ils préparaient l’annexion future.

Le roi vaincu accepta toutes les conditions que le Sénat voulut bien lui imposer. Il fut entendu que et omnes Graecorum civitates quae in Europa, quaeque in Asia essent, libertatem ac suas haberent leges[4]. Avant même que les Grecs ne connussent les conditions de la paix, la rumeur courait que beaucoup de villes allaient obtenir des garanties ; il en est deux qui voulurent se les assurer : Smyrne et Lampsaque, qui voyaient déjà surgir un autre ennemi, le copartageant Antiochus III. Elles furent les premières à solliciter la protection des Romains. Diodore parle d’une ambassade au Sénat, Appien d’une ambassade à Flamininus[5]. Il dut y avoir les deux. Nous avons la bonne fortune de posséder le décret de Lampsaque qui rappelle la première[6]. Les députés de cette ville exposèrent dans un long discours que le peuple de Lampsaque, comme descendant aussi d’Ilion, était parent du peuple romain, parenté ήν καί άπο[δέξασθαι αύτούς], — lit-on à la ligne 25, avec la restitution de M. Mommsen, — parenté que les Romains ont acceptée ; ce qui supposerait déjà des rapports entre Lampsaque et Rome, fait intéressant, mais conjectural, d’une restitution fort incertaine. Arrivés à Rome, ils avaient appris la teneur du traité et la clause générale : certaines villes de Philippe seront libres, d’autres recevront une garnison. On ne connaissait pas encore en Grèce la liste des premières ; les Lampsacéniens supplièrent les Romains d’y comprendre leur patrie. Le Sénat les satisfît ; mais il paraît qu’ils présentaient encore d’autres demandes, car le document ajoute (II, 1, 25) : Sur tous les autres points, le Sénat les renvoya au Consul Titus et aux Dix chargés des affaires de la Grèce. — Ce décret est curieux par plus d’un détail sur lequel je ne puis m’appesantir ; il contient l’historique de la première ambassade que les Asiatiques aient envoyée à Rome ; l’Italie leur semblait un pays reculé aux confins du monde ! Les craintes diverses des députés, au début d’un pareil voyage, ont un côté plaisant-, ils imaginent d’aller d’abord jusqu’à Marseille, une cité sœur, et d’y demander des lettres de recommandation pour le Sénat romain. On saisit sur le vif la timidité réelle des Grecs à l’égard du redoutable nom romain, leur manie de sollicitations interminables. Le Sénat en est obsédé et les renvoie, le plus tôt qu’il peut, s’entendre avec les magistrats spécialement chargés de leurs intérêts.

Cependant l’allié de Philippe, Antiochus, plus libre de ses mouvements, s’était assuré par conquête la part que son traité lui abandonnait, la Syrie et la Phénicie ; il voulut en outre ramener les villes d’Asie, nous dit Tite-Live, in antiquam imperii formulam[7]. Mais après la défaite du roi de Macédoine, Antiochus aussi allait avoir à compter avec les Romains ; ils lui interdirent de s’établir dans les anciennes possessions de Philippe et de Ptolémée, qu’il convoitait également, et à nouveau ils proclamèrent la liberté des villes grecques d’Asie. Antiochus se borna à déclarer que les Romains n’avaient rien à faire sur ce continent, il les laissait libres d’agir en Europe ; s’ils voulaient se montrer généreux, ils trouveraient des cités à affranchir en Italie même. Et, plus audacieux encore, il franchit l’Hellespont, entraînant dans son parti le, roi de Cappadoce, mais sans pouvoir décider Eumène II de Pergame à se joindre à lui[8].

C’était une faute grave : s’il s’en fût tenu à l’Asie, l’intervention des Romains ne se serait peut-être pas produite. On le voit par les négociations fort longues qui s’ouvrirent alors, par les propositions définitives transmises au roi : si Antiochus s’abstenait résolument de toute tentative sur l’Europe, les Romains renonceraient à s’occuper des affaires d’Asie. Mais ceux-ci prévoyaient sans doute la réponse : La situation n’est pas la même ; Séleucus, mon aïeul, a eu dans ses domaines des villes de Thrace et de Chersonèse, alors que l’Asie n’a jamais appartenu aux Romains[9]. Stimulé par les conseils d’Hannibal, Antiochus se laissa séduire aussi par les sollicitations des Etoliens, qui lui promettaient l’appui de la Grèce. Vain secours ; il n’engageait pas moins la lutte à la légère contre un ennemi mieux préparé. Il fut vaincu dans la Grèce d’Europe, aux Thermopyles, et s’enfuit en Asie, vers Ephèse (191 av. J.-C).

Les villes d’Asie Mineure, ne pouvant se défendre seules, n’avaient plus qu’à choisir entre les deux adversaires. La plupart, notamment Smyrne, Lampsaque, Alexandria Troas, sollicitèrent le secours des Romains. La même année, une flotte italienne approchait des rivages d’Asie, sous le commandement du préteur C. Liuius Salinator ; elle remporta un avantage au combat de Korykos, puis l’équipage hiverna sur le continent, au cap Kanai, en face de Mytilène. Celle-ci semble bien s’être rangée aussi au parti des Romains, comme Erythrées, Cos, Cymé, etc. Au commencement même de l’année suivante, quand le préteur, renonçant au siège d’Abydos, recula vers l’Éolide pour se tourner contre l’amiral du roi, Polyxénidas, Mytilène fournit un renfort de deux trirèmes à la flotte romaine[10]. Antiochus en conçut un violent dépit, alla, pillant toute la région, jusqu’à Adramyttion et renversa les fortifications de Mytilène[11]. Une nouvelle bataille, à Myonnessos, compromit encore davantage la fortune d’Antiochus, qui fut définitivement vaincu sur terre à Magnésie du Sipyle (a. 190). Une paix honteuse lui enleva tout ce qu’il possédait en deçà du Taurus et de l’Halys[12].

Annexer le pays dès ce moment eût été pour les Romains une imprudence, car l’annexion ne pouvait se justifier ; ils préférèrent s’abstenir provisoirement et, en attendant, payer Eumène et les Rhodiens de leur fidélité, en leur concédant quelques territoires. Après la bataille, le Sénat ordonna à Cn. Manlius Vulso de rester en Asie[13] avec le titre de proconsul[14], pour régler tous ces intérêts demeurés en suspens et, suivant son habitude en pareil cas, il lui adjoignit dix commissaires d’ordre sénatorial, à la fois pour l’assister et pour le contrôler[15]. Manlius, les commissaires et Eumène hivernèrent à Ephèse (189-188), puis se rendirent à Apamée et y reçurent les députations des Grecs.

Les commissaires, qui ne voulurent prélever pour Rome un seul pouce de terrain, n’en disposèrent pas moins en maîtres de tout le pays, en fait conquis. Les témoignages de Polybe et de Tite-Live[16] concordent littéralement et nous indiquent très exactement les dispositions prises. Eumène aurait voulu recevoir en présent toute l’Asie ; les Rhodiens, eux, affectaient d’être favorables à l’indépendance des villes, qui leur aurait assuré une prééminence. Le Sénat se montra plus adroit : les cités libres avant la guerre ou qui payaient tribut à Antiochus, mais qui avaient pris le parti de Rome, furent déclarées autonomes ; quant aux villes hostiles à la cause romaine, elles devinrent tributaires d’Eumène, qu’elles l’eussent été d’Attale ou d’Antiochus. Le royaume de Pergame était alors fort exigu[17], ne comprenant guère que la ville de ce nom et quelques cités sur le rivage, entre Adramyttion et le golfe d’Elaea. Les Romains y ajoutèrent la Chersonèse de Thrace (ne craignant pas de laisser maître du détroit un prince à leur dévotion), la Phrygie mineure jusqu’à l’Hellespont, la partie de la Mysie qui appartenait au roi de Bithynie Prusias, la Lydie, la Lycaonie, le nord de la Carie jusqu’au Méandre, la grande Phygie, et quelques villes dispersées en dehors de ces régions, comme Tralles de Carie et Telmessos de Lycie. Quant aux Rhodiens, qui possédaient déjà la Pérée sur le continent, en face de leur île, ils reçurent la plus grande partie de la Lycie et le reste de la Carie[18].

De la sorte, il n’y eut en Asie aucune puissance prépondérante : le royaume de Pergame, les possessions de Rhodes, et l’ensemble des villes libres constituaient dans la péninsule trois éléments divers et rivaux ; l’entente semblait peu probable. En accordant à Eumène la lointaine Telmessos, Rome s’ingéniait peut-être à préparer quelque conflit entre les Rhodiens et les Attalides qui se jalousaient ; les cités indépendantes étaient très éparpillées et formaient des enclaves, déplaisantes pour les propriétaires du pays d’alentour. Les Rhodiens, en effet, conçurent un vif dépit de voir leurs annexions restreintes par les privilèges des villes libres, et ils chargèrent les députés de contester les prétentions de quelques cités à l’autonomie. On voit par la fin de l’inscription d’Héraclée que Manlius et les Dix envoyèrent aux habitants de cette ville un certain L. Orbius, chargé de la défendre contre les attaques éventuelles des Rhodiens, quand ceux-ci viendraient prendre possession de leurs nouvelles provinces.

Ce sont donc bien les Hellènes — tous ces événements le montrent clairement — qui avaient fait des avances aux Romains. Aussi ces derniers devinrent-ils sans effort, par la nature des choses, juges désignés des litiges entre Asiatiques. Nous connaissons dans le détail un de ces différends[19].

Les Samiens possédaient, de temps immémorial, un territoire sur le continent asiatique, limitrophe de celui de Priène. Les contestations à ce sujet, entre les deux cités, dataient du VIe siècle. Le territoire disputé comprenait plusieurs districts, notamment Κάριον et un fort (φρούριον). La question fut remise, à une certaine date, à l’arbitrage des Rhodiens, qui rendirent une sentence favorable à Priène[20], renouvelée un peu plus tard[21]. Mais les Samiens ne désespéraient pas : ils s’adressèrent, après la bataille de Magnésie, à Manlius et aux commissaires, et obtinrent une décision conforme à leurs désirs[22], peut-être par corruption, car Manlius fut plus tard, à Rome, accusé de vénalité[23]. Disons tout de suite que l’affaire traîna longtemps encore. Quelque cinquante ans après la décision du proconsul, les Priéniens demandèrent au Sénat que leur territoire leur fût rendu, et le Sénat leur donna raison[24]. Peu satisfaits, les Samiens envoyèrent une nouvelle ambassade en 136, et cette fois les Romains rendirent une sentence définitive. Ce sénatus-consulte[25] nous a été conservé ; nous y voyons que les deux parties, traitées chacune de peuple honorable, notre ami et allié, envoyèrent des députés ; il y eut à la curie un débat contradictoire, à la suite duquel le Sénat, annulant une fois pour toutes la sentence de Manlius, confirma l’arbitrage rhodien, comme sollicité d’un commun accord par les deux villes. De tout ceci, deux choses sont à retenir : l’esprit conservateur des Romains, qui s’en tenaient aux précédents, et le rôle qui leur était réservé en Asie, de pacificateurs des villes, constamment engagées dans des disputes parfois puériles.

Ils avaient cette habileté suprême de ne garder parfois qu’un droit de juridiction éminent et de confier à des tiers, dans un cas donné, le soin de rendre la sentence. Les Priéniens montrèrent, en d’autres circonstances encore, leur humeur processive : un second territoire était revendiqué par eux, cette fois à rencontre des habitants de Magnésie du Méandre ; il se trouvait situé dans le voisinage du sanctuaire d’Apollon de Myonte, et Philippe V l’avait concédé, en même temps que Myonte, aux Magnètes[26]. Les deux parties s’étant adressées aux Romains, le Sénat chargea de régler l’affaire le préteur M. Aemilius M. f..., dont on ignore encore l’identité. Celui-ci désigna la ville de Mylasa comme arbitre ; elle donna raison aux Priéniens, ordonnant le rétablissement de l’état de choses antérieur à l’alliance avec les Romains[27]. Celle-ci remonte à 190 ; la contestation dut se produire quelques années après[28].

Adroitement encore, Rome flattait certaines cités d’Asie en leur remettant l’arbitrage dans de nouveaux procès portés devant elle ; c’est ainsi que, probablement vers 138-132, le Sénat délégua ses pouvoirs à Magnésie du Méandre, pour trancher le différend survenu entre deux villes Crétoises[29].

Une cinquantaine d’années se passèrent sans que les Romains eussent à nouveau l’occasion d’intervenir directement en Asie. Ils semblent néanmoins avoir cherché à la provoquer. Pendant la guerre contre Persée, les Rhodiens avaient d’abord observé une attitude correcte, mais bientôt ils prétendirent imposer la paix aux belligérants par la menace d’une action militaire[30]. Il faut ajouter seulement que cette imprudence était due aux conseils perfides du consul Q. Marcius, qui vit dans cette tactique un moyen de les conduire à leur perte. Du reste, Aulu-Gelle nous l’apprend, quelques Rhodiens proposèrent, dans des assemblées, une intervention en faveur de Persée, mais il ne fut rendu aucun décret sur cette question[31]. Et même, le roi de Macédoine une fois vaincu à Pydna, la république envoya des félicitations à Rome ; mais l’ambassade fut très mal reçue ; on parlait de déclarer la guerre aux Rhodiens. Quant à leur tentative de médiation, le Sénat y avait répondu aussitôt par l’annonce que la Carie et la Lycie leur étaient enlevées.

Les députés finirent néanmoins par obtenir une audience du Sénat ; le premier d’entre eux exposa que les Rhodiens étaient étonnés de se voir accueillis à Rome comme des ennemis et ne pouvaient comprendre les raisons de cette disgrâce[32]. Il rappela les services que sa patrie avait rendus aux Romains pendant les guerres de Philippe et d’Antiochus et les offres d’assistance qu’elle leur avait présentées dans celle contre Persée. Nos principio belli misisse ad uos legatos, qui pollicerentur uobis quae ad bellum opus essent : navalibus, armis, ivuentuee nostra, sicut prioribus bellis, ad omnia paratos fore..... Neque bonorum sociorum defuimus officio, sed a vobis prohibili praestare nequivimus. Enfin, ajouta-t-il, il n’y avait eu faute que de la part de quelques individus isolés[33], qu’on ne se refuserait pas à punir. Si la guerre était déclarée aux Rhodiens, ils ne se défendraient pas, mais se mettraient à la discrétion du peuple romain. Nunquam iudicabimus nos vestros hostes, nec quicquam hostile, etiam si omnia patiemur, faciemus. Nous avons conservé une partie du discours véritable prononcé par Caton au Sénat en cette circonstance, en faveur des Rhodiens ; il exprime l’avis qu’il y avait eu tout au plus de leur part intention, mais non exécution[34]. Et le sénat se contenta d’annuler son ancienne libéralité.

Cet épisode nous atteste que les Romains étaient bien résolus à paraître de nouveau en Asie d’une manière ou d’une autre ; ils refusèrent d’autre part le secours proposé par les Rhodiens, parce qu’ils ne voulaient rien leur devoir. La guerre n’étant pas en Asie, mieux valait que ces alliés n’eussent rien fait pour Rome ; celle-ci ne serait pas obligée de traiter avec eux d’égal à égal. On remarquera encore l’extrême diplomatie dont les Grecs devaient user, les marques de déférence, les prévenances qu’ils furent fatalement amenés à prodiguer aux Romains. En songeant à tous les événements que j’ai racontés jusqu’ici, ils durent faire la réflexion que Rome était évidemment la plus forte, et, puisque aucune puissance n’existait plus, capable de ralentir son expansion, qu’il y avait tout profit à s’incliner devant elle, que c’était folie de vouloir lui résister.

La campagne contre Persée s’étant faite tout entière de l’autre côté de l’Archipel, les domaines du roi de Pergame n’en furent pas ébranlés. Il est certain que le Sénat dut continuer à dicter en quelque façon ses volontés aux souverains asiatiques ; seulement ceux-ci, en droit tout au moins, restaient indépendants. Mais voilà qu’en 133 se produisit, au dire des historiens, un fait inouï dans l’histoire du monde : le roi Attale III Philométor mourut, laissant un testament qui faisait le peuple romain son héritier. Il est singulier qu’une nouveauté semblable n’ait pas produit plus de commentaires, amené les historiens à s’enquérir et à nous transmettre quelques détails sur ce mode, jusqu’alors inconnu aux Romains, d’acquisition de territoire. Du moins les témoignages sont nombreux[35]. Il n’y a donc pas de doute : tout le monde, à Rome et en Grèce, croyait à la réalité de la dernière volonté d’Attale. Pourtant tous ces témoignages sont extrêmement brefs ; ils consignent simplement le fait ; enfin on pouvait considérer que tous sont postérieurs à l’événement, quelques-uns même de plusieurs siècles, motif général de suspicion en histoire. Les sceptiques n’ont en effet pas manqué : Bergmann, reproduisant les arguments de Meier, fait valoir la lettre de Mithridate au roi des Parthes, Arsace, rapportée par Salluste[36], où il parle du testament impie et simulé ; simple présomption néanmoins ; Mithridate pouvait calomnier ses adversaires. On a fait valoir la haine que devait éprouver Attale à l’égard des Romains, qui s’étaient moqués de son père, le fait qu’il avait un héritier naturel, le caractère un peu énigmatique de cet Eumène de Pergame qui, au seul témoignage de Plutarque, aurait apporté à Rome le testament et pouvait passer pour un agent secret de la faction des Gracques ; le soin que prenaient d’ordinaire les Attalides, princes d’origine étrangère, de ménager les susceptibilités de leurs sujets. Mais les Grecs ne s’élevaient pas à la notion de nationalité, et le dernier des Attales, fantasque et brutal, ne suivait guère les traditions de ses prédécesseurs. Remarquons qu’aucun auteur, grec ou romain, n’émet l’hypothèse même d’une falsification. Évidemment, toutes ces considérations ne nous éclairent pas sur les motifs qui ont déterminé un prince, du reste, à ce qu’il semble, mal équilibré ; mais du moins nous avons depuis peu une attestation très sérieuse de l’authenticité du testament. En 1885 a été trouvée, dans les fouilles du théâtre de Pergame, une inscription qui nous rapporte deux décrets de l’assemblée du peuple, rendus immédiatement après la mort du dernier roi[37].

Étant prêtre Ménestrate, fils d’Apollodore, le 19 du mois Eumeneios ; décrets du peuple ; proposition des stratèges : attendu que le roi Attale Philométor et Evergète, ayant quitté les hommes, a laissé libre notre patrie, et lui a même assigné un territoire ennemi[38] à qui il a jugé à propos [de donner égalité de droit ?] et qu’il faut que le testament soit sanctionné par les Romains[39], etc.

Ainsi, cet intitulé nous donne les motifs de droit public de la compétence de l’assemblée pour les décisions qu’elle va prendre : il n’y a plus de puissance royale, la ville est libre et peut user sans limites du droit de se gouverner elle-même, les Romains n’ayant pas encore assumé les droits de souveraineté que leur confère la dernière volonté du roi. On est au terme d’une guerre, la paix n’est pas encore revenue définitivement dans l’État de Pergame ; il y a des mesures de sûreté à prendre ; l’État se décide à relever la situation juridique d’un certain nombre d’habitants. Que dirait maintenant le plus sceptique ? Que les Romains, ayant forgé un acte mensonger, ont su persuader aux Pergaméniens que c’était bien l’œuvre d’Attale. Quelle invraisemblance ! La placidité même avec laquelle cette assemblée délibérante s’exprime à ce sujet, donne à penser que la chose s’est faite sans surprise et que peut-être même l’opinion était déjà informée avant la mort du roi.

Donc, les Romains n’avaient pas fabriqué le testament de toutes pièces ; ils acceptèrent du moins le legs très volontiers. Tib. Gracchus fit voter par le peuple que l’organisation de la nouvelle province serait délibérée dans les comices par tribus ; mais la délibération n’eut jamais lieu, le tribun ayant été tué peu après. Lui mort, le Sénat se ressaisit de la question[40] ; le grand pontife Scipion Nasica, celui-là même qui s’était mis à la tête des optimates, fut envoyé en Asie avec quatre autres sénateurs pour régler la condition future des villes. Mais la mort le surprit bientôt à Pergame (a. 132).

Les princes voisins et la plupart des cités grecques qui avaient été sous la domination des Attalides reconnurent la validité du testament. Néanmoins, l’héritier présomptif d’Attale, le fils naturel d’Eumène II, Aristonicus, éleva des prétentions à l’héritage ; il parvint à se créer des partisans, s’empara des villes qui lui résistaient. Rome ne put sur le champ le mettre à la raison, car elle était alors agitée par les factions de Tib. Gracchus et de ses adversaires ; la commission d’abord envoyée dans le pays se montra fort au-dessous de sa tâche ; Nasica lui-même avait été dépêché en Asie par son parti qui voulait le sauver, le dérober aux menaces du peuple ; la foule l’appelait meurtrier, sacrilège, irritée de son rôle dans l’assassinat de Tiberius Gracchus. Aristonicus s’efforçait de reconquérir tout le royaume d’Attale ; les Phocéens d’abord avaient embrassé sa cause, mais une défaite navale que les Ephésiens lui infligèrent vers Cymé faillit compromettre sa fortune. Il ne trouvait qu’hostilité dans les cités où dominait le parti aristocratique, sympathique à ses adversaires[41] ; il recruta une armée de misérables, et d’esclaves auxquels il accorda la liberté, s’empara par la force de Thyatira et des autres villes favorables aux Romains par goût ou par crainte, Apollonide, Myndos, Samos, Colophon[42].

Les troubles qui agitaient la République empêchaient les Romains d’agir avec promptitude, et ils ne savaient à qui confier la conduite des opérations. Les consuls de l’année 623/131 étaient L. Valerius Flaccus, flamine de Mars, et P. Licinius Crassus Mucianus Dives, grand pontife. Crassus jalousait son collègue ; il déclara que Flaccus, s’il abandonnait ses fonctions religieuses, devenait passible d’une amende ; mais jamais un grand pontife n’avait non plus quitté l’Italie ; le peuple n’y prit pas garde et nomma Crassus. Heureusement les rois de Bithynie, de Paphlagonie, du Pont, de Cappadoce lui prêtaient leur concours. Aristonicus, lui, s’était assuré celui des Thraces. Crassus, esprit cultivé, médiocre général, ne sut pas conduire les troupes, pourtant aguerries, qu’on lui avait confiées, et en 131, il fut battu et tué. Un des consuls de l’année suivante, M. Perperna, vint le remplacer ; il empoisonna les sources, et put, non sans peine, réduire Aristonicus par la famine ; à Stratonicée, le prétendant dut se rendre, et sa déportation à Rome fut décidée. Les célèbres trésors du roi Attale furent transportés en Italie[43]. Perperna, arrivé au terme de son mandat, allait repartir quand une maladie l’enleva subitement à Pergame. Manius Aquilius, consul de 625/129, eut l’art de s’attribuer tout le mérite de la victoire définitive, et, aidé d’une commission sénatoriale de dix membres, il organisa la province, où il demeura, après la fin de son consulat, jusqu’en 126[44].

 

 

 



[1] Un bon résumé de ces événements est donné par BERGMANN, De Asia...., p. 7 sq. Le 23 mai 1902, M. Paul FOUCART a exposé à l’Académie des inscriptions le résumé de ses recherches sur les origines de la province d’Asie et sa transmission à l’empire romain. Je n’ai pu encore en prendre connaissance ; mais il est probable qu’une partie de ses conclusions avait trouvé place dans son cours du Collège de France ; j’ai été en mesure de le suivre en 1898-99, et je lui dois de précieux développements.

[2] Les Rhodiens, au début, auraient préféré se passer de ce secours ; le navarque de l’an 201, Théophiliskos, recommandait une politique purement hellénique (POLYB., XVI, 9, 3) ; mais il était difficile de s’y tenir à cause d’Attale, allié tout à la fois des Rhodiens et des Romains, et désireux de triompher sans trop grand effort personnel. Théophiliskos, l’âme de la résistance nationale, ayant succombé aux blessures reçues dans la bataille de Chios, la majorité de la population se laissa entraîner par Attale à chercher auprès de Rome un appui. Inutilement aussi les ministres du jeune Ptolémée Épiphane songèrent-ils à tenir les Romains en dehors des affaires de la Grèce (LIV., XXXI, 9, 1-4). Cf. H. VAN GELDER, Geschichte der alten Rhodier, Haag, 1900, p. 122, 124, 127.

[3] POLYB., XV, 21-23 ; XVI, 2-9, 11, 24, 27 à 35 ; LIV., XXXI, 2 sq., 46 ; JUSTIN., XXX, 2-4.

[4] LIV., XXXIII, 30.

[5] DIOD. SIC, XXIX, fragm. 7 ; APPIAN., Sur., 2.

[6] LOLLING, Ath. Mit., VI (1881), p. 95 sq.

[7] LIV., XXXIII, 38.

[8] APPIAN, Sur., 1, 2, 3, 4 ; POLYB., XVIII, 27, 20-35 ; PLUT., Flamin., 10 ; ZONAR., IX, 16 sq. ; LIV., XXXIII, 30, 31, 31, 38 sq. ; XXXV, 13.

[9] POLYB.,  XXVIII, 15, 3 ;  LIV.,   XXXIV, 58, 3 ;  DIOD.  SIC.,  XXVIII, 16 ; APPIAN., Sur., 6.

[10] LIV., XXXVII, 12-15.

[11] Ibid., 21 sq.

[12] POLYB., XX, 8 ; XXI, 4-14 ; LIV., XXXVII, 8-45 ; APPIAN., Sur., 11-39.

[13] Il venait alors de vaincre les Galates, tribus celtiques redoutables, qui rançonnaient les populations voisines, et de leur imposer le respect des biens des cités d’Asie. Ainsi, à la même date, Rome délivrait celles-ci de l’oppression des rois et des incursions des bandits.

[14] Cf. l’inscription d’Héraclée du Latmos (HAUSSOULLIER, Revue de Philologie, XXIII (1899), p. 275 sq.) : στρτηγός ϋπατος ̔Ρωμαίων. Son vrai titre est ϋπατος, qui alors signifiait également proconsul ; στρτηγός est une addition destinée à faire comprendre aux Grecs que c’est un général.

[15] Il est difficile de savoir exactement les pouvoirs respectifs des Dix et du proconsul. En général, tout magistrat devait prendre l’avis de son consilium, sans être tenu de s’y conformer. L’inscription d’Héraclée signale un [τών δέκα πρέσβεων πρόεδ]ρος ; mais ce n’est évidemment pas Manlius, en dépit des restitutions fautives qui ont été données de la partie mutilée. Du moins, Tite-Live nous apprend que carte blanche était laissée aux députés pour les affaires comportant une discussion sur les lieux ; pour la summa rerum, ils devaient s’en remettre au Sénat, et de même en cas de désaccord avec le proconsul. En outre, dès le début, il fut décidé que le Sénat réglerait certaines affaires d’Asie directement. — POLYB., XXII, 7 : έξέπεμπον τούς δέκα πρός Γνάϊον τόν ϋπατον είς τήν Άσίαν. — LIV., XXXIII, 31 : In senatusconsulto, quo missi decem legati ab urbe erant, ceterae Graeciae atque Asiae (urbes) haud dubie liberabantur.

[16] POLYB., XXII, 27 ; LIV., XXXVIII, 39.

[17] STRAB., XIII, 4, 2, p. 624 C.

[18] Add. STRAB., XIV, 3, 4, p. 665 C. — La Lycie devait causer aux Rhodiens des ennuis incessants (POLYB., XXXI, 7, 4 ; 16, 3 ; VAN GELDER, Gesch. d. alt. Rhod., p. 143).

[19] Cf. IBM, III, 1, Introductory Note, p. 1-6 (HICKS), et  pour les questions chronologiques, VAN GELDER, Geschichte der alten Rhodier, p. 133.

[20] LEB., 189 = IBM, 403, 1. 1-24.

[21] LEB., 193 = IBM, 403, 1. 124-127.

[22] CIG, 1956, 1. 6.

[23] LIV., XXXVIII, 45-46.

[24] CIG, 29057 = LEB., 199 = VIERECK, 13 = IBM, 405, 1. 7-8.

[25] CIG, 29056 = LEB., 195 = VIERECK, 14 = IBM, 405 a.

[26] POLYB., XVI, 24.

[27] Otto KERN, Die Inschriften von Magnesia am Mäander, Berlin, 1900, n° 93.

[28] V. KERN, ibid., p. 79.

[29] KERN, Insch., n° 105.

[30] LIV., XLIV, 14.

[31] Noct. att., VI, 3, pr.

[32] V. son discours dans LIV., XLV, 22-24, qui l’a évidemment remanié ; cf. VAN GELDER, op. laud., p. 151, sq.

[33] POLYB., XXX, 6, confirme en effet cette allégation.

[34] MEYER, Orator. roman, fragm., p. 104, 2e éd., ou JORDAN, M. Catonis quae exstant, p. 21.

[35] LIV., Epit., 58, 59 ; JUSTIN., XXXVI, 4 ; STRAB., XIII, 4, 2, p. 621 C ; VEL. PATERC., II, 4 ; VAL. MAXIM., V, 2, Ext., 3 ; FLOR., I, 35, 47 ; II, 3 (= II, 20, III, 12, 15) ; PLUT., Tib. Gracch., H ; APPIAN., Mithr., 62 ; Bel. civ., V, 1, 4 ; JUL. OBSEQ., 87 ; EUTROP., IV, 18 ; OROS., V, 8 ; SERV., ad. Aen., 1,697, et ad Georgic., III, 25.

[36] Fragm. Hist., IV, 61, 8, éd. Dietsch.

[37] FRÄNKEL, Inschriften von Pergamon, I, p. 171 sq., n° 849.

[38] Allusion fort vague (comme celle du n° 246, 1. 8, p. 153) à une guerre inconnue et forcément récente.

[39] C’est-à-dire : attendu qu’il n’a pas été sanctionné encore par les Romains, et que jusque-là notre liberté reste entière.

[40] Les récentes campagnes de fouilles à Pergame ont mis au jour une inscription mutilée, où l’on peut tout juste reconnaître un sénatus-consulte qui fixait les instructions à donner aux préteurs qui seraient envoyés en Asie ; il semble avoir été rendu immédiatement avant l’insurrection d’Aristonicus (Ath. Mit., XXIV (1899), p. 191 sq., n° 61).

[41] Aelius Aristide, implorant les empereurs en faveur de Smyrne, fort éprouvée par les tremblements de terre, faisait valoir le dévouement témoigné par cette ville à la cause romaine pendant la guerre contre Antiochus, et au moment de la révolte d’Aristonicus, rappelant qu’elle avait dû subir des sièges et soutenir des batailles, et qu’elle avait généreusement distribué des vêtements aux soldats romains qui en manquaient (I, p. 766 DIND. = II, p. 15 KEIL).

[42] Sur tous ces événements, v. STRAB., XIV, 1, 38, p. 646 C ; JUSTIN, XXXVI, 4 ; XXXVII, 1 ; VEL. PATERC., II, 4, 38 ; FLOR., l. cit. ; PLUTARC, Flamin., 21 ; APPIAN., Mithr., loc. cit. ; EUTROP., IV, 20. — Il serait curieux de connaître l’attitude de la ville même de Pergame, si vite résignée à changer de maître. Florus ne la cite pas parmi les urbes paucae resistentes. Probablement, elle fut d’abord favorable à Aristonicus, pour l’abandonner ensuite quand la fortune des armes l’eut trahi.

[43] JUSTIN, XXXVI, 4.

[44] Aussi STRABON (l. cit.) lui attribue la formation même de la province d’Asie.