LA FRONTIÈRE DE L'EUPHRATE DE POMPÉE À LA CONQUÊTE ARABE

 

 

CONCLUSION.

 

 

La défense de l’Euphrate, somme toute, s’est trouvée assurée pendant de longs siècles, plus longtemps que celle de, bien d’autres frontières de l’empire. Si l’on songe à la vaste superficie des contrées intéressées, on jugera que cette protection fut obtenue à bon compte : la longue nomenclature des corps de troupes qui, aux différentes époques, nous sont indiqués comme garnisons de Syrie, pourrait prêter à l’illusion ; mais ne perdons pas de vue l’émiettement indéfini des forces militaires ; chaque numerus représentait, même au complet un médiocre contingent.

Le système étendu et intelligemment compris des places fortes a rendu des services immenses. Le livre des Édifices de Procope expose implicitement, de la manière la plus sensible, le problème qui se posait là-bas. Et certes le panégyriste s’est plu à marquer, à exagérer sans doute, l’insuffisance des mesures prises avant Justinien. L’œuvre de celui-ci, malgré tout, est moins de création que de relèvement, en dehors des territoires, comme la Lazique, où lui-même avait déchaîné le conflit et, par suite, fait naître des besoins nouveaux. Avant lui, ces murs de boue, méprisés, ces enceintes mal tracées, ces forteresses privées d’eau avaient tout de même rempli leur office. Reconnaissons seulement qu’au VIe siècle, pour le même résultat à atteindre, il fallait un plus énergique effort, l’ennemi ayant alors à sa tête un roi particulièrement audacieux et d’un certain génie. Bref, les opérations défensives en Orient sont dignes de toute estime.

Et une remarque s’impose : les Romains d’abord, les Byzantins ensuite, obtinrent le salut, sinon la sécurité, pour leurs provinces d’Asie, à l’aide de leurs ressources propres. Il est connu que les armées ont été bientôt envahies par l’élément barbare ; mais celui-ci prenait rang dans les cadres romains, recevait de l’empire plus qu’un mot d’ordre, une empreinte commune ; je veux surtout qu’on se souvienne de quel maigre secours, depuis Hadrien, ont été les clients et alliés. Les Arméniens[1], déjà sous la République, ont trahi toutes les espérances. Les Arabes furent un embarras plutôt qu’une aide faisant défaut au moindre prétexte,ils ne présentaient quelque utilité qu’enrôlés, embrigadés dans un corps romain (cohors ou ala). C’est l’empire lui-même qui pourvoyait à tout.

Il a trouvé dans la population même des provinces frontières une ressource inappréciable ; les historiens n’en fournissent point l’attestation catégorique, et c’est une injustice ; mais cette réalité se lit entre leurs lignes : les pages héroïques de cette histoire racontent des sièges où un petit noyau de troupes eût vite faibli sans l’appui des habitants, qui s’improvisaient archers et artilleurs, réparaient en hâte les brèches des murailles et supportaient vaillamment la disette. Cette vitalité de l’élément civil se dévoile aussi bien dans le a livre de pierre a que nous ouvre la Syrie, dans ces monuments innombrables dont les ruines couvrent le pays. Qui les a édifiés ? La participation de l’armée, même supposée aussi large qu’on voudra, n’a pu être que restreinte par rapport à l’appoint qu’elle a reçu.

Donc la frontière, tout compte fait, a été bien défendue ; mais elle tut souvent attaquée. Pourquoi ? Faisons la part de l’ambition perse. Demeure-t-il que celle-ci était sollicitée, que l’empire la provoquait en quelque sorte, même sans agression, en délimitant mal ses possessions, en englobant des territoires dont il était ardu de rester maître, ou en s’arrêtant au seuil d’une zone de protection naturelle qu’il eût été convenable d’annexer. Cette question revient à la suivante : Où la sagesse conseillait-elle de placer les bornes de l’empire ?

Il faut ici éviter une comparaison, aussi tentante que dangereuse, des fleuves de Mésopotamie avec te Rhin et le Danube. Ces deux derniers, réunis en quelque sorte bout à bout, enferment un espace clos, à cinquante mille pas près ; et qu’on regarde sur une carte de l’orbis Romanus au temps de Dioclétien ; on verra que cette ligne délimitait en perfection les dépendances de Rome sur le continent européen[2]. En outre, tous deux coulent en plaine, ou parmi des coteaux dont l’accès est aisé ; la topographie de leur bassin est simple.

A première vue, un des bras de l’Euphrate, le Kara-Sou, se soude, lui aussi, au cours supérieur de l’Araxe. Mais leur personnalité à tous deux se trouve écrasée, supprimée par une autre bien plus imposante, celle du massif arménien. Celui-ci déborde largement au delà de leurs cours ; l’Arménie enveloppe le Haut-Euphrate et le Haut-Araxe, au lieu d’en être protégée.

Les pays situés en deçà du Danube et du Rhin méritaient tous d’être occupés : une bonne part d’entre eux étaient riches et prospères, ouverts à une civilisation à laquelle Rome aussi participait, et relativement peu éloignés de la capitale de l’empire. L’Euphrate roulait ses eaux à grande distance, même de Constantinople, et, sitôt navigable, il entrait dans les steppes dénudées, longeant un ‘3ésert infranchissable. Que faire de cette zone inculte, repaire de bandits dissimulés dans les rares oasis et toujours en courses pour le pillage ? De plus,l’Euphrate ne tourne point à grand rayon autour de l’Italie ou du Bosphore ; après un coude décisif, il s’en éloigne en droite ligne ; il allait finir sa carrière presque au cœur même d’un vaste État, puissamment organisé et d’une redoutable concentration. A l’est, l’arrière-pays formait une masse compacte, commençant dès les premières pentes du Zagros et les vallées de la Susiane ; à l’ouest, c’était l’immensité vide d’hommes et de cultures.

Faire de l’Euphrate, de ses sources à la mer, la frontière des deux empires, c’était faire à celui de l’ouest un bien fâcheux présent. Il n’en a pas voulu ; la surveillance de cette rive eût été un accablant fardeau ; il n’a que partiellement adopté cette limite, d’abord jusqu’à un terme imprécis, puis, une partie de la Mésopotamie ayant été réunie pour toujours, jusqu’au confluent de l’Aborras. Malgré tout, l’Euphrate restait pour lai menaçant. Un simple coup d’œil sur une carte permet d’apercevoir que ce fleuve est infiniment moins utile à un envahisseur qui le descend qu’à celui qui le remonte et possède tous les territoires au-delà de sa rive orientale. Le premier expose sa ligne de retraite et en outre ses communications ; il y a peu de jours de marche de l’Assyrie à l’Euphrate. et le trajet est possible même dans les zones les plus désolées ; un intervalle quadruple sépare le Jourdain de Babylone, et le pire n’est pas la distance ! Quand, sur les conseils d’Alamoundar, le général perse se dirigeait sur l’Euphratésie en s’appuyant au fleuve, il n’avait à craindre qu’une attaque de front ; lorsque Julien marchait vers Ctésiphon par la même voie en sens inverse, il devait se garder en tête ; de flanc et sur l’arrière.

Alors, pensera-t-on, il fallait à tout prix conquérir la Mésopotamie. Vain espoir ! Ce que cette grande île offrait d’avantage à l’empire de l’est, elle ne le réservait pas à celui d’Occident. Regardons à nouveau la carte : les déserts de Mésopotamie sont peu de chose auprès de cette immensité qu’on appelait l’Έρημος Άραβία ; mais ils reprennent leur rôle néfaste dès que leur possession n’est plus liée celle des contrées iraniennes. Supposons la Mésopotamie entière province romaine : une armée qui s’avance le long du Tigre est constamment sous la menace d’une attaque inopinée de l’adversaire perse, qui peut choisir le lieu et l’heure de la rencontre, déborder l’ennemi par un mouvement tournant, arrêter ses convois de ravitaillement, faire le vide autour de lui et le réduire à ses seuls équipages dans un pays oh les ressources sont extrêmement limitées. L’Euphrate, dira-t-on dans cette hypothèse, semble plus indiqué comme ligne d’invasion ; mais s’il faut surveiller le Tigre tout du long, ce sont des contingents énormes que cette tâche immobilise, et encore l’armée perse, toutes forces réunies, parviendra sans peine à rompre ce cordon ; en dehors d’un retard plus ou moins grand dans les opérations, la situation redeviendra la même que dans le cas précédent.

Ne se pouvait-il pas pourtant que, maître de la Mésopotamie, l’empire romain y arrêtât ses ambitions ? Il fallait d’abord la conserver, cette province, et il n’y serait pas parvenu ; cette étroite langue de terre s’avance en pointe entre l’Assyrie, qui la guette, et le désert, qui ne lui est d’aucun soutien.

Restait cette seule ressource de dépasser le Tigre lui-même et de déposséder à nouveau le roi des rois[3]. On y a songé : l’épopée macédonienne a fait concevoir des rêves creux ; les aèdes de cour n’ont pas en vain rappelé les exploits d’Alexandre. La tentative était impraticable à la fin de la République ; les circonstances s’y piétaient peu, et, amant d’annexer le domaine des Parthes, il fallait s’affermir en Syrie[4]. Auguste paraissait désigné pour la colossale entreprise ; mais il n’avait rien d’un casse-cou ; il jugeait que la conquête devait suivre seulement l’exploration : un Grec, né aux bonds du golfe Persique, Isidore de Charax, eut mission d’étudier par avance, pour les décrire dans un ouvrage, les points importants où devait toucher le petit-fils de César, Gaius, dans son voyage en Parthie, en Arabie et en Arménie[5]. La fin malheureuse du jeune prince, à mi-chemin, amortit pour un temps les ambitions. Elles reprirent dans la suite ; le grand et unique exemple toujours invoqué enhardit Trajan et son entourage, plus encore Sévère Alexandre, et d’autres après eux. La divination, pour une fois, parla un langage vraiment prophétique : à la fin du IIIe siècle, nous est-il dit, un oracle narquois, venu on ne sait d’où[6], et qui se répétait parmi les troupes de Carus, affirmait qu’aucun empereur romain ne dépasserait jamais Ctésiphon.

Cette conviction, acquise, — ou cette renonciation une fois imposée par les événements, — le mieux semblait être de se désintéresser de l’Euphrate dès son entrée dans la zone désertique, ce qui n’empêchait pas de le prendre pour frontière plus en amont. Non, une telle solution entraînait des inconvénients qui sautent aux yeux ; on abandonnait à l’adversaire toute la Mésopotamie du nord, qui dans l’ensemble n’était point un paradis (παράδεισος), fertile pourtant de ci de là et susceptible d’un large peuplement ; on installait à sa porte l’envahisseur, en lui laissant une ligne de communications précieuse par le Tigre, jalonné de centres habités. Cette ligne, sans doute, était un peu longue, moins encore que la région côtière de Syrie, où jusque vers le sud il fallait maintenir une partie notable des effectifs, contre le danger juif, qui dura plusieurs siècles, et le péril arabe, qui ne cessa jamais.

Il était aisé de se rendre compte de tous ces faits ; de là à vouloir se réserver cette Mésopotamie septentrionale, il n’y avait qu’un pas, que les Romains franchirent à la longue ; mais le sort de cette contrée ne dépendait pas seulement de l’est et de l’ouest ; il relevait dans une large mesure de la condition et du rôle de l’Arménie. Reine ni Byzance ne pouvaient négliger ce point de vue.

Voilà longtemps que le cas de l’Arménie — autre Pologne ! — a été exposé et que le partage s’est révélé inéluctable. Bornons-nous à scruter l’intérêt romain[7]. Les Arméniens de ce temps ne ressemblaient guère à ceux de nos jours ; j’ai dit que c’était une race de guerriers. Ce n’est donc pas leur faiblesse qui les désignait comme une proie ; leur entité politique demeurait concevable. Par suite, bien des régimes étaient possibles : autonomie absolue de ce peuple, annexion pure et simple par Rome, ou abandon complet au royaume parthe ; suzeraineté nominale, avec un roi choisi ou adopté par ses sujets, mais rendant hommage à celui des Parthes ou à l’empereur ; ou bien suzeraineté effective, ce prince n’étant en réalité qu’un simple agent de l’un des deux rivaux ; enfin le partage, de territoire ou d’influence[8].

L’autonomie absolue n’était qu’un rêve que les Arméniens eux-mêmes ne caressaient plus : les plissements parallèles du Taurus rattachent trop naturellement l’Asie Mineure à la Médie Atropatène. Comment faire de cette contrée enviable[9] un état tampon, quand le désert lui-même, plus au sud, ne formait qu’une très médiocre zone neutre ? Les Parthes, qui eurent presque toujours une certaine modération dans leurs visées, avaient abandonné toute idée d’accaparement total ; ils réclamaient seulement, et depuis Mithridate, que le trône d’Arménie appartint de droit au fils puîné du souverain de Ctésiphon. Cette prétention n’impliquait point forcément un véritable protectorat ; mais c’était trop encore au regard de Rome, qui n’hésitait guère, pour elle, qu’entre la suzeraineté effective et l’annexion[10].

De ces deux politiques, la première, qu’Auguste, Tibère, Claude avaient préconisée, semblait la meilleure, mais les Arméniens la rendaient difficile à pratiquer : le peuple et la noblesse ne s’accommodaient pas d’un prince élevé à Rome, dans des idées tout autres que celles des Parthes, auxquelles les leurs se rattachaient, et qui gardaient la suprématie du fait du voisinage[11]. Quant à l’annexion proprement dite, Néron voulait l’essayer, il y dut renoncer : Trajan l’effectua, mais elle fut abrogée ; il ne resta de sa conquête qu’un lien plus fort entre Rome et l’Arménie, gouvernée dès lors par ses propres Arsacides. Sait une longue période obscure, durant laquelle l’Arménie continue à être tiraillée de droite et de gauche[12].

Entre temps, la question de Mésopotamie avait reçu une solution nouvelle : on rompit l’intégrité de cette contrée, elle fut coupée en deux par une ligne perpendiculaire aux deux grands fleuves, dont la direction était telle qu’elle semblait réserver d’avance à l’empire romain la totalité du massif arménien. Mais l’axe naturel de celui-ci y mettait obstacle, il était en faveur des Sassanides. Le cours des choses se conforma aux indications de l’orographie ; Jovien rendit Nisibis et les régions au-delà du Tigre et du Nymphios. La stabilité s’était faite dans le partage de la Mésopotamie ; celui de l’Arménie devenait possible et allait suivre. Selon quel principe ? Le hasard semble l’avoir figé, d’après le récit qui noua en est parvenu[13]. Un Arsace divisa son royaume en deux parts très inégales : l’un de ses fils eut à peine le quart de l’héritage, chercha l’appui de Rome ; l’autre invoqua celui des Perses, et les juges s’entendirent sur le dos des plaideurs. Aussi bien la démarcation du vieil Arsace était-elle trop bien conçue pour l’avoir été de lui seul ; on a bien pu l’inspirer quelque peu, de Ctésiphon et de Byzance[14].

En effet, elle équilibrait les deux empires : le roi de Perse gardait le plus solide morceau, que la topographie même lui destinait ; l’autre acquérait un hinterland précieux pour le Pont de Cappadoce, un point d’appui lui permettant d’empêcher la soumission de la Colchide par un adversaire toujours en quête d’un débouché vers les mers d’Orient ; les clisurae de Sarapan, sises vers la nouvelle frontière, la couvraient parfaitement du côté nord. Pour la guerre, l’Iran jouissait d’une position privilégiée ; pour le commerce, il n’eut jamais les coudées franches : chez lui passaient les produits de l’Inde et de la Chine, mais ils ne faisaient que traverser, et d’autres peuples les emportaient plus loin. Les Sassanides, avec ténacité, cherchèrent â s’affranchir de cette servitude ; ils purent croire, par deux fois, qu’ils allaient aboutir : la Lazique fut à eus quelques années, ils la perdirent avant de s’y être vraiment établis[15] ; au temps de Phocas, ils s’efforcèrent de rompre la digue plus au sud, vers la Méditerranée, d’oh Héraclios finalement les repoussa.

Dans l’intervalle, on avait intrigué, non seulement pour limiter leur commerce, mais pour le supprimer. En 588, sous Justin, les Turcs, vainqueurs des Ephthalites et ayant soumis la Sogdiane, demandent licence au roi de Perse de vendre la soie chez les Mèdes. Pour toute réponse, on brûle leur cargaison. Alors une mission part pour la cour de Byzance ; elle devait nouer des relations directes avec les Romains, obtenir des Turcs le monopole du négoce de cette marchandise, par une voie extérieure à la Perse[16]. Par malheur, nous sommes peu au fait de ces négociations et de l’attitude que Byzance y observa ; il n’est pas douteux qu’elles ont avorté.

Cette frontière de la fin du IVe siècle fut à peine modifiée dans les siècles qui suivirent, en 591 seulement, un service privé permit à Maurice d’exiger de Chosroês II un accroissement de territoire en Arménie. Remarquons-le, cette extension eut lieu surtout entre le Kara-Sou et le Tigre, dans une contrée escarpée et d’accès difficile ; le cours des choses n’en pouvait guère changer. Au surplus, la conquête arabe allait annuler bientôt toutes ces conventions.

Ainsi, après de longues luttes, cette frontière, qu’on ne savait oh tracer, s’est fixée d’elle-même ; elle s’est imposée peu à peu aux deux belligérants : c’est, à la voir d’ensemble, une ligne droite qui va du milieu du Caucase au fond du golfe d’Akaba ; dans sa moitié septentrionale, elle paraît au premier coup d’œil inexplicable, comme sans relation avec les accidents du sol. J’espère avoir montré qu’il n’en est rien et que c’est bien une fatalité géographique qui a pesé sur les destinées romaines en Orient. Elle a marqué, à peu de chose près, la zone que ni le Romain ni le Perse ne pouvaient, d’une façon durable, dépasser.

Un autre facteur a contribué à les tenir en échec l’un par l’autre, en permanence : c’est la volonté soutenue, dans les deus camps, d’éviter les fautes commises par l’adversaire et de s’approprier ses progrès. Il y a un abîme entre les deux peuples, hormis pour tout ce qui rentre dans les institutions de la guerre ; là, c’est l’emprunt érigé en système, la copie qui se fait de plus en plus fidèle. Les récits des témoins, tout au moins des contemporains, mettent cette réalité hors de doute : à la fin du VIe siècle, une armée byzantine et une armée persane sont presque interchangeables ; peut-être, dans la seconde, le noyau national est-il un peu plus fort ; les mêmes contingents barbares l’entourent et le trahissent. On ajoute que la discipline s’y est mieux conservée ; mais c’est le même armement, la mérite tactique, la même bravoure, les mêmes faiblesses ; une seule façon de forcer les citadelles ou de s’y retrancher ; de part et d’autre on essaie des mêmes ruses, on donne dans les mêmes guet-apens. A lire Procope ou Simocatta, on a l’impression de deux forces égaies qui, après chaque heurt, finissaient par se neutraliser[17].

Il y a un étroit parallélisme dans les résultats des grandes expéditions : les Perses prennent la Lazique qui ne leur revient pas naturellement ; ifs en saut chassés dans les années suivantes. Un Chosroês va jusqu’en Palestine, s’empare de la vraie croix ; il faut bientôt la rendre, et les ravages sont portés sur le terrain du précédent envahisseur. Mais d’habitude les efforts s’annihilaient au cours d’une seule campagne. De ces deux forces antagonistes, celle qui se ruait sur l’autre à l’improviste ébranlait un mur, jetait une tour à bas ; le premier choc était efficace ; le second ou le troisième avait moins de puissance que le contrecoup. C’est le réseau formidable des places fortes qui a rendu vains les désirs de conquêtes ; les armes ont eu moins de rôle que les remparts de pierre, et les gens de guerre que les maçons. L’été était déjà passé que les progrès de l’assaillant demeuraient insensibles ; il y avait tant de murs à abattre ou à escalader[18] !

Et ainsi, au commencement du VIIe siècle, les deux États s’étaient épuisés de même sorte, sans rien pouvoir se dérober l’un à l’autre. Les temps étaient mûrs pour un troisième larron, qui devait les mettre d’accord un les mutilant tous les deux.

Nous comprenons maintenant pourquoi l’offensive, sur le limes d’Orient, se montra plus médiocre sans doute elle s’effectua bien souvent à faibles effectifs ; mais quand de grandes masses d’hommes étaient mobilisées, les pertes s’accroissaient en proportion sans autre résultat[19]. Quelle heureuse destinée pour celui des deux empires qui eût pris son parti définitif de la pure et simple résistance aux attaques de l’autre, aux empiétements du voisin[20] ! Un malheur incalculable pour les Romains fut la révolution qui porta au pouvoir les Sassanides. Je n’entends point seulement par là qu’à de bons ruraux paisibles et sans ambition, les Parthes, succédèrent des hommes épris de conquêtes. N’oublions pas que dans toutes ces contrées, la religion alluma, entretint, exaspéra la guerre. Syrie et Mésopotamie étaient terres bibliques ; de leur sol émanaient la ferveur combative et l’esprit de prosélytisme. Les Parthes, assurément, n’eussent pas hâté de leurs vœux les conversions dans leur royaume ; mais rien ne donne à croire qu’aux ardeurs des chrétiens ils auraient, comme les Néo-Perses, opposé leur propre fanatisme, qu’après la conquête morale de l’Arménie par l’Occident, ils eussent souhaité une revanche, comme les mages voulant imposer aux Arméniens leur culte du feu. La guerre nécessaire, comme la jugeaient beaucoup de Syriens, voilà ce que les Parthes, apparemment, n’auraient point amené. Un caprice de l’histoire, un changement de dynastie, a réalisé l’accord des prêtres et des gens de guerre, prolongé les conflits et même favorisé la solution dernière, qu’apporta la conquête musulmane.

On désirerait pouvoir indiquer quels furent, parmi les Césars, les ouvriers principaux de la défense orientale. Inutile de signaler Dioclétien et Justinien, la chose va de soi ; des témoignages exprès nous sont fournis sur Alexandre Sévère[21] et Constance II[22] ; pour tous les autres, on ne procéderait que par induction ou hypothèse[23].

En terminant son livre sur l’Armée romaine d’Afrique, M. Cagnat ébauchait une esquisse, complétée depuis lors, des étapes de la colonisation. Dans les régions dont je me suis occupé, la question se pose un peu différemment, et une autre recherche pourrait prendre rang avant pelle-là, qui, du reste, en profiterait : je veux parler des étapes de l’évangélisation. Mais la matière est fort spéciale, demande une connaissance des sources chrétiennes qui place cette étude en dehors de mon domaine ; je verrais seulement avec plaisir qu’un autre l’entreprit.

 

FIN

 

 

 



[1] Faut-il ajouter foi à un récit qui nous vient de la version arménienne de Faustos de Byzance ? Sous le roi Varazdat (374-376), une proposition fut soumise à l’empire grec : aux frais de celui-ci, dans chaque province, on entretiendrait des fortifications et la noblesse arménienne resterait armée, en sorte que tout le pays devint une sorte de garde-frontière très solide contre les Sassanides. Les premières ouvertures reçurent bon accueil, mais ces projets furent ruinés par des intrigues en Arménie même et des difficultés subites qui assaillirent l’empire dans d’autres régions (v. S. Weber, Die katholische Kirche in Armenien, p. 267).

[2] Même le Rhin, car son cours en Helvétie n’a pas d’intérêt dans la question.

[3] Je devine l’objection que suggère l’état présent des choses : entre la Perse moderne et la Turquie, les confins suivent une ligne arbitraire qui laisse les deux vallées à un seul état. Mais, de toute évidence, la situation générale n’est plus la même : les Persans d’aujourd’hui ne sont pas des conquérants, et la sultan n’en est plus un. Les adversaires des premiers siècles de notre ère représentaient deux mondes distincts, incapables de fusion. Entre les deux voisins actuels, on ne remarque pas une opposition absolue de mœurs et de croyances : pour chacun d’eux, l’autre est un hérétique et non un infidèle. Il y a de commun entre eus le régime politique, considéré dans ses grands traits, bien des usages privés, certaines habitudes de nomadisme. — Encore, à l’heure on j’écria, des difficultés de frontière ont-elles précisément surgi dont l’Europe n’a qu’un vague écho. Mais quoi qu’il en advienne, le danger ne sera pas là pour la Perse ; d’autres initiatives lui pèsent beaucoup plus : les maîtres de l’Inde surveillent ses côtes et envahissent ses grandes villes, tandis que le tsar, successeur des Huns et des Alains, pousse vers l’est, par voie de terre, ses trafiquants et ses colons.

[4] De plus, durant les guerres civiles, les jalousies rivales s’éveillaient, s’enflammaient de telle sorte que beaucoup de généraux n’osaient pousser à fond leurs succès : Ventidius, à l’idée du ressentiment qu’en éprouverait Antoine, ne se risqua pas à poursuivre chez elle l’armée de Pacorus battue, et dont le chef avait péri (Plutarque, Antoine, 34).

[5] Pline, H. N., VI, 141. Il l’appelle par erreur Denys au lieu d’Isidore.

[6] Malheureusement, il ne nous est connu que par Vopiscus (Carus, 9, 1) et par Aurelius Victor (de Caes., 38) ; ces deux sources, sans garanties, se ramènent presque à une seule.

[7] On trouve à ce sujet, pour une période un peu courte, des réflexions assez justes dans B. W. Henderson, The Life and Principate of the Emperor Nero, London, 1903, p. 453 sq. (chap. V : The Eastern Frontier : Problems and Policies). Je les lui emprunte partiellement.

[8] En principe, on pouvait songer à un souverain désigné à la fois par Romaine et Parthes, d’accord sur son nom. On voit qu’Henderson, parlant (p. 457) des quatre politiques qui s’offraient, en a omis plus d’une.

[9] Du moins les guerres que les Romains y soutinrent dans les premiers temps passaient-elles pour très fructueuses : cf. l’allusion de Pline, H. N., VII, 129.

[10] Corbulon voyait juste lorsqu’il recommandait à Caligula de choisir un prince parthe pour gouverner l’Arménie. C’était une nouvelle solution mixte, plus modérée que celles qu’on envisageait de préférence. Cf. H. Willrich, Beiträge zur alten Geschichte, III (1903), p. 297-304 (Der Orient unter Gaius).

[11] Abruzzese, Relazioni fra l’Impero Romano e l’Armenia a tempo di Augusto (Riv. di stor. ant., N. S., VII (1903), pp. 505.521, 722-734 ; VIII (1904), p. 32-61), constatant cette hostilité de la noblesse arménienne à l’égard de Rome, poursuit ainsi (p. 60) : È naturale che Augusto racolga ció che ha seminato : tutto... era legitima conseguenza della sua politica orientale, indecisa e fondata principalmente sulle risorse che potevano dare gli intrighi dinastici, con cui egli sperava di ottenere ció che una guerra aperta combattuta con le arme, o piuttosto, una lotta commerciale abilmente condotta parevano non potessero dare ! J’ai mal compris, je l’avoue, ses brèves explications sur la façon dont il entend cette lutte commerciale. — Ailleurs (p. 517) : Roma, in fatti, aveva graudissimo bisogno di un luogo di sfogo adatto ai suoi interessi commerciali nell’Oriente, dondé la importazioni crescevano ogni giorno piu ; questo luogo poteva diventar l’Armenia. Del lor canto, gli Armeni avevano bisogno di chi li salvaguardasse dell’ inframmettenza prepotente ed egoista della Partia. Mais cette inframmettenza ne pouvait être combattue que par celle de Rome, que les Arméniens ne préféraient pas, et je ne vois pas quelle lutte commerciale y aurait suffi. — En fait de religion, de littérature, de tendances civilisatrices en somme, conclut cet auteur, l’Arménien tient plus du Grec que de l’Asiatique proprement dit (p. 515). Il confond l’Arménien du Ve siècle et celui du Ier, que Tacite (Ann., XIII, 34) a parfaitement caractérisé : situ terrarum, similitudine morum, Parthis propiores conubiisque permixti ac libertale ignota illud magis ad servitium inclinantes. Au Ve siècle, l’Arménie eût accepté la mainmise occidentale, mais les Sassanides l’auraient tolérée encore moins que les Parthes.

[12] Cf. Hübschmann, loc. laud., p. 218 sq.

[13] Procope, Aed., III, I, p. 245 sq.

[14] Cette période qui avoisina l’an 404 semble marquer une ère de courtoisie et do coquetterie entre les deus états, s’il est vrai qu’Arcadios confia la tutelle de Théodose jeune à Izdegerd, et que celui-ci l’accepta. L’affaire est si étrange qu’on a voulu la reléguer dans le domaine de la fable (P. Sauerbrei, in Festschrift Albert vom Bamberg zum l. Okt. 1905 gewidmet vom Lehrerkollegium des Gymnasium Ernestinum zu Gotha, 1905, p. 94-108) ; mais l’authenticité de l’anecdote garde toujours de sérieux partisans (cf. J. Haury, Byzant. Zeitschr., XV (1906), p. 291-4). Güterbock (Byzanz und Persien, p. 28) admet seulement qu’Arcadios, dans son testament ou de quelque autre manière, aura vaguement recommandé son fils au roi de Perse.

[15] Seule, la maîtrise de la mer pouvait assurer la possession de la Lazique et de la Colchide.

[16] Léon Cahun, Introduction à l’Histoire de l’Asie, Paris, 1896, p. 43.

[17] Il avait raison en un sens, cet ambassadeur perse disant à Galère vainqueur, pour le toucher, que l’empire romain et la monarchie des Sassanides étaient comparables à deux phares éclairant le monde, et que les deux États, au lieu de se nuire entre eux, feraient bien mieux de se soutenir l’un l’autre (Petr. Patric., ap. de Boor, Excerpt. de legat. gent., fragm. 12, p. 393). Et Chosroês II écrivait à Maurice : Ils sont au monde ce que les deux yeux sont pour l’homme (Theoph. Simoc., IV, 11, 2).

[18] Libanios (Epist., 47) a dégagé la vraie formule de ces guerres : Άκούω τούς φόβους είς άκμήν ήκειν καί τώ Πέρση γεφύρας γεγονέναι καί τήν διάβασιν έν χερσίν εΐναι... mais ce n’est pas la première invasion qu’il tente... τών τειχών ήττων έσται.

[19] Il en fut ainsi sous Sévère Alexandre : les vides que son expédition persique creusa dans l’armée étaient tels qu’il fallut, au moment de combattre les Germains, lever un nombre formidable de nouvelles recrues qui furent exceptionnellement réunies pour les exercices militaires, en une seule formation ; c’est ainsi qu’on explique le titre, sans autre exemple, de praefectus tironibus conféré à Maximin en 234 (CIL, XI, 6011 ; Hérodien, VI, 8, 2 ; vit. Alex. Sev., 59) ; cf. M. Bang, Hermès, XLI (1906), p. 303. — Avidius Cassius, rentrant de Ctésiphon, perdit énormément de monde en route, de faim et de maladies (Dion Cass., LXXI, 2). On connaît la retraite de Jovien.

[20] Il faut signaler une curieuse tentative que révèle la paix de 562. Güterbock (Byzanz und Persien, p. 83-90) a soigneusement analysé le témoignage relatif de Ménandre. Pour aplanir les différends entre les populations des deux côtés de la frontière commune, une juridiction internationale était imaginée, composée de fonctionnaires et d’arbitres des deux nations. Pour arriver à une entente, on y faisait entrer, soit les juges municipaux, soit les agents provinciaux ; en cas d’échec, l’affaire était soumise, du côté romain, au magister militum per Orientem. Si lui-même était impuissant, restait l’intervention des deux souverains.

[21] Hérodien, VI, 7, 5.

[22] Ammien Marcellin, XVIII, 7, 6 ; XX, 8, 4 : inpensiore cura limitem instruebat eoum omni apparatu bellorum : add. Julian., Or. I, 21 C.

[23] Le règne d’Élagabale, enfant du pays, marque une période de grande prospérité pour les provinces d’Orient, reconnaissable à l’abondance extraordinaire du monnayage local sous son règne (E. Babelon, Rev. numism., 1899, p. 274-277). Mais qu’en conclure pour son œuvre d’organisation militaire ? — Nous avons vu que plusieurs villes furent fortifiées ou rebâties par Théodose le Grand ou Anastase.