LA FRONTIÈRE DE L'EUPHRATE DE POMPÉE À LA CONQUÊTE ARABE

TROISIÈME PARTIE — L’OCCUPATION TERRITORIALE

 

CHAPITRE VII — LES FORTERESSES ROMAINES DE GRANDE-ARMÉNIE.

 

 

Dans la Grande-Arménie, l’œuvre des Romains a un caractère d’improvisation ; ils n’y procédèrent pas suivant un plan arrêté. Nous voudrions surtout indiquer ici, parmi les très nombreuses cités arméniennes que nos sources nous font connaître, celles dont les Romains ont tiré eux-mêmes un parti stratégique. Mais rien n’est plus difficile ; on a même la plus grande peine à porter sur une carte la frontière approximative que détermina chaque traité de paix. Les cinq provinces transtigritaines restent dans le vague ; la part réservée en Arménie à Théodose, lors du partage du pays, fut plus de quatre fois moindre que celle du roi de Perse, parce qu’Arsace avait moins reçu que Tigrane[1], mais cela ne précise la délimitation ; d’une façon générale, il semble seulement qu’elle courait entre Amida καί τήν Θεοδοσιούπολιν τήν έτέραν, soit entre Diarbékir et Erzeroum. Quant à la frontière fixée par la paix de 591 entre Maurice et Chosroes II, elle n’est pas non plus rigoureusement connue.

Les premières campagnes des Romains entraînèrent fréquemment des destructions complètes de cités : Lucullus réduisit à néant Tigranocerte à moitié achevée[2] ; les légats de César rasent les murs d’Artagira[3], qui avait voulu se soustraire à l’autorité romaine[4] ; enfin Corbulon livra aux flammes la capitale Artaxata[5], parce qu’il y aurait fallut une forte garnison. Ainsi, durant ces premiers temps, la pensée n’apparaît pas nettement d’un établissement définitif, puisqu’on ne ménage pas les ressources de la contrée ; du moins ne veut-on pas d’une occupation trop dispendieuse[6]. Il est naturel au cours de la guerre sous Néron, de trouver des Romains dans un fort à Ziata, près de Kharpout[7], c’est-à-dire dans le voisinage d"Arsamosate, autre métropole arménienne[8], et une garnison romaine campée à Gorneae, près d’Artaxata[9]. On s’étonnera davantage de découvrir une vexillatio de la leg. XIV Apollinaris, en 185, à Caenopolis (Valarshapat), près d’Etschmiadzin[10].

Parmi les villes alors démolies, Artagira ne reparaît plus dans l’histoire ; Artaxata fut rebâtie par Tiridate ; Tigranocerte soulève une plus grosse question, souvent débattue : où était cette célèbre cité ? Bien qu’elle s’évanouisse de bonne heure, il y aurait intérêt à la situer : plusieurs localités pourraient être ainsi indentifiées, car les auteurs en marquent remplacement d’après l’éloignement de Tigranocerte.

Sachau[11] proposait Tell-Ermen, au sud-ouest de Mardin[12] ; mais il faut renoncer à chercher au sud du Tigre : les explorations les plus récentes[13] conduisent à l’identification, due à de Moltke, avec Maiafarkin, sur le Farkin-Sou, petit affluent du Tigre qui peut fort bien correspondre au Nicephorius de Tacite[14] et qui est tout voisin du Batman-Tchaï ; celui-ci représente le Nymphios de Procope[15], cours d’eau qui marquait la frontière. Müller[16] voulait voir les restes de Tigranocerte dans les ruines d’Arzen[17], un peu à l’est de Maiafarkin où, comme Ritter[18], il plaçait Martyropolis. Faustos de Byzance[19] dit que saint Épiphane posa les fondements d’une église en l’honneur des martyrs dans la ville de Tigranocerte[20]. Dans son esprit, un nom s’était simplement substitué à l’autre. Müller le taxe d’inexactitude, mais lui-même a bien vu que Procope n’y contredisait pas forcément[21].

Si l’identification de Martyropolis avec Maiafarkin est une erreur, conclut Ritter, cette erreur remonte loin, aux auteurs grecs et arabes du Xe siècle. Mais l’erreur est très improbable : Lehmann a copié à la porte nord de Maiafarkin une inscription grecque mutilée qui parle d’un combat qu’eurent à soutenir les ‘Ρωμαΐοι ; des combats furent précisément livrés à Martyropolis.

D’autre part, il serait étrange qu’on n’eût pas tiré de l’excellente situation de l’endroit, entouré d’un cours d’eau haud spernenda latitudine[22], et sur une hauteur, bien que devant une large plaine[23]. Néanmoins, on avait longtemps négligé de le fortifier ; l’enceinte ne mesurait que 4 pieds d’épaisseur à peine, 20 de hauteur, lorsque, sous Anastase, Cavad obtint la soumission de Martyropolis[24]. Justinien fit bâtir un autre mur de même force, en avant de l’ancien, et remplir de pierres et de chaux tout l’espace intermédiaire — soit 12 pieds d’épaisseur au total —, puis il fit surélever le tout[25].

Martyropolis une fois prise, malgré ces précautions[26], l’idée eût pu séduire d’essayer de pénétrer en Cappadoce en évitant Amida ; en arrière, à une petite journée à l’ouest, se trouvait le château fort de Pheison (aujourd’hui Fiz) ; plus loin encore, passé 8 milles, on entrait dans deux gorges étroites, qui s’ouvraient entre des montagnes abruptes et inaccessibles, appelées κλεισοΰραι[27] : les abords en étaient fortement retranchés, mais insuffisants les corps de garde ; Justinien les accrut.

L’accès des clisurae s’ouvrait également à qui venait de l’Asthianène, au nord de Martyropolis. Justinien y opposa un premier obstacle en édifiant sur une hauteur le castel ύπερφυές τε καί δαιμονίως άμαχον de Citharizon[28], où il fit dériver une grande masse d’eau, accumula les approvisionnements et plaça le second duc d’Arménie avec une forte garnison sous ses ordres[29]. Cette mesure eut son effet. Chosroes ne porta plus ses attaques de ce côté que tardivement, après la mort de Justinien, et encore ne persévéra-t-il pas longtemps[30].

Procope ne signale aucune autre forteresse entre Martyropolis et Citharizon ; c’est donc sans doute après lui que fut construit le fort d’Aphoumon, que Georges de Chypre[31] place dans le κλίμα Άρζαήνης et Théophylacte Simocatta aux environs d’Acbas[32]. Il devait être tout proche du Nymphios, mais que dire de plus ? Peut-être la création en remonte-t-elle au comte Maurice, futur empereur, qui éleva dans la même région le κάστρον Σαμοκάρτων[33]. Celui de Chlomaron appartint d’abord aux Perses[34].

De Citharizon à Théodosiopolis, expose Procope[35], la frontière traversait la Chorzianène[36], qu’on parcourt en près de trois jours du sud au nord[37] ; mais rien ne la marquait : les indigènes des deux côtés ne se traitaient pas mutuellement en ennemis ; ils s’unissaient au contraire par des mariages. Aussi toute attaque en celte région prenait l’adversaire au dépourvu ; il n’y avait pas de fortifications jusqu’au jour où Justinien mit dans le χωρίον Άρταλέσων, qui occupe une situation intermédiaire, un camp ceint de solides murailles, avec un corps de troupes commandé par un nouveau dux. Toute identification serait arbitraire.

L’Erzeroum actuel marque à peu près le sommet de l’anticlinal qui sépare l’Araxe du Mourad-Sou. Quand Théodose Ier obtint le royaume d’Arsace (vers 387), il s’établit en ce point un château fort, devenu Théodosiopolis[38]. Cavad s’en empara dans sa marche sur Amida (502) ; puis Anastase le reprit, enferma la colline entière, où se trouvait le castel, entre de solides murailles, trop peu épaisses néanmoins pour leur formidable hauteur (30 pieds) ; pas d’avant-mur ni de fossé. Un coteau voisin dominait la cité ; Justinien fit creuser un fossé d’enceinte, profond comme un lit de torrent, entailla le monticule, y pratiqua un grand creux qui en interdit l’accès, et transforma les murs du périmètre suivant le modèle des fortifications de Dara. La garnison fut renforcée et la ville devint résidence du nouveau magister militum per Armeniam[39].

Parmi les places de l’intérieur, je ne vois à citer que le κάστρον Άρδών[40], qui correspondrait aisément, pour son nom, à Arghana (entre Diarhékir et Kharpout), et Bizana, qu’on propose, sans grande certitude, de localiser à deux jours environ à l’est d’Erzinghian[41]. Justinien négligea cet endroit, qui était en plaine, très exposé aux attaques des ennemis, même à la cavalerie, et pestilentiel aux habitants. Il dit ailleurs, à 3 milles de là (on ne sait pas dans quelle direction), en un lieu élevée et sain, έν χωρίω Τζουμενά, une ville à laquelle il donna son nom[42].

Ceci nous rapproche déjà de la Géorgie, entrons-y tout à fait.

 

 

 



[1] Procope, Aed., III, 1, p. 245-6, qui énonce des erreurs.

[2] Strabon, XI, 14, 15, p. 532 C.

[3] Dont la position n’est pas certaine, cf. Baumgartner, s. u. (Pauly-W.).

[4] Strabon, XI, 14, 6, p. 528 C.

[5] Tacite, Ann., XIII, 41 ; add. Strabon, ibid. ; cf. Baumgartner, s. u. (Pauly-W.) ; Dubois de Montpéreux, Voyage aut. du Caucase, III, p. 404 sq. ; atlas I, pl. XIX, 3.

[6] Dès le début de sa campagne, Corbulon avait élevé des fortifications en Arménie ; il dut les supprimer, sur la sommation impérieuse de Vologèse (Tacite, Ann., XV, 17).

[7] CIL, III, 6741-2.

[8] Cf. B. W. Henderson, Rhanieia and the river Arsanias (Journ. of Philology, XXVIII (1901), p. 271).

[9] Tacite, Ann., XII, 45, 3. Müller (op. cit., p. 943) croit retrouver ce nom, Gorneae (= Garneae), dans le Garni-tchaï, petit cours d’eau tout voisin de Douin, le Δούβιος des Byzantins, au nord-est d’Artaxata, à 8 jours de Théodosiopolis (Procope, B. P., II, 25, 1 sq. ; add. II, 30, 33) ; cf. Baumgartner, Dubios (Pauly-W.).

[10] CIL, III, 6052.

[11] Op. cit., p. 401 sq. ; cf. Abhandl. der Berliner Akad., 8 nov. 1880 ; add. Th. Mommsen, Gesaimmetle Schriften, IV (= Histor. Schr., I), Berlin, 1904, p.  323 332.

[12] Sic B. W. Henderson, The Site of Tigranocerte (Journ. of Philology, ibid., p. 99 sq.).

[13] C. F. Lehmann, Von der deutschen armenischen Expedition (Wiener Zeitschr. fur die Kunde des Morgenlandes, XIV (1900), p. 41 sq.). Le haut des murs est de la basse époque islamique.

[14] Annales, XV, 4.

[15] De aed., III, 2, p. 248.

[16] Ad Ptolémée, p. 949 sq.

[17] On pourrait songer à inscrire là, sur la carte, le fort perse d’Acbas (Theoph. Simoc, I, 12, 1 sq.) ou Ocbas (Evagr., VI, 15). Les deux auteurs s’accordent à rapporter qu’il était campé sur la cime d’un rocher bordé de précipices et de l’autre côté de la rivière (c’est-à-dire du Nymphios). De plus, les ruines d’Arzen font face à l’ouest, ce qui convient parfaitement à un fort braqué contre un ennemi d’Occident.

[18] Erdk., XI, p. 67-80.

[19] Fragm. hist., V, p. 292.

[20] Il s’agit des martyrs que faisait la persécution perse ; Martyropolis était si voisine des frontières que les adorateurs du feu pouvaient pour suivre leurs entreprises jusque-là.

[21] B. P., I, 8, 22. De aed., III, 2, p. 248 : minus accurate, dit Müller (p. 949). Mais non, παρά indique simplement la proximité, et Procope a voulu surtout marquer que Martyropolis était très rapprochée de l’ennemi.

[22] Tacite, Ann., XV, 4.

[23] Strabon, XI, 12, 4, p. 522 C.

[24] Ultérieurement un autre siège avait été tenté (Procope, B. P., I, 21, 5 sq.), et la ville allait succomber quand le roi de Perse mourut.

[25] Procope, Aed., p. 248-250.

[26] Elle le fut en effet plus tard, par trahison, vers 588. Philippique s’efforça de la reconquérir, mais échoua faute de machines de siège. Alors, dit Evagrius (VI, 14), on en lit le blocus en renforçant les garnisons voisines, et on bâtit une autre ville à 7 stades de distance, pour incommoder Martyropolis par des courses continuelles. Mais ce fut la prise d’Ocbas qui démoralisa l’ennemi.

[27] Il y avait d’autres κλεισοΰραι au sud du lac de Van, là ou passait la frontière après le traité de Maurice en 591 (Cf. Georg. Cypr., 945).

[28] Ritter (ibid., p. 78) le place à Palou sur l’Euphrate ; mais ce bourg est bien trop à l’ouest ; là était en réalité le xάrcpov κάστρον Βαϊουλοΰος (= Βαλοΰος) de Georges de Chypre (955).

[29] Procope, Aed., III, 3, p. 250.

[30] Theoph. Simoc, III, 18, 12.

[31] Georg. Cypr., 935a-939.

[32] I, 12, 1.3 ; II, 9, 4.9 ; III, 15, 4.

[33] Georg. Cypr., 944 ; cf. les notes de Gelzer.

[34] Theoph. Simoc, II, 7, 6 ; 8, 12 ; Menander Prot., 28, ap. de Boor, Excerpt. leg. gent., p. 470 (= 838 A Migne). Ce pourrait encore être lui que Georges de Chypre (941) donne sous la forme corrompue Φλωριανών.

[35] De Aed., III, 3, p. 250.

[36] Χορζιανηνή dans B. P., II, 24, 14 ; Όρζιανινή dans Georges de Chypre, 963.

[37] D’après un autre passage (Ibid., II, 24, 13), Citharizon est à quatre journées de Théodosiopolis.

[38] Moïse de Khor., III, 57 ; cf. Lynch, Armenia, I, p. 221 sq. ; la ville a complètement dépouillé son ancien caractère.

[39] Procope, Aed., III, 5, p. 255-6.

[40] Georg. Cypr., 957 (= Άρλών ?).

[41] Cf. Tomaschek, Pauly-W., et Streck (Ibid., Suppl.) s. u.

[42] Procope, Aed., III, 5, p. 256.