LA FRONTIÈRE DE L'EUPHRATE DE POMPÉE À LA CONQUÊTE ARABE

DEUXIÈME PARTIE — L’ARMÉE

 

CHAPITRE II — LA  MARINE.

 

 

Au point de vue où je me suis placé, la question des escadres n’offre qu’un intérêt assez secondaire. Elles rendaient peu de services à la défense du territoire[1], contre des ennemis pour qui les choses de la mer constituaient peut-être un domaine inexploré : les Perses possédaient une faible étendue de côtes, sans communication avec la Méditerranée. Pourtant, dans la plupart de leurs guerres d’Orient, Romains et Byzantins ont fait usage de bateaux.

Il n’importe guère à notre sujet de voir quelle part, au cours des guerres civiles, eurent les opérations maritimes près du rivage syrien ; l’arrière-pays se trouvant au pouvoir de Rome, les anciens ports de Phénicie avaient généralement perdu leur importance militaire, presque réduite à néant par l’unité de domination dans la Méditerranée. Dès que les luttes recommençaient entre grands personnages pour la conquête du titre d’Auguste, la marine reprenait son rôle essentiel : les Phéniciens envoyèrent 80 trières à Licinius, en rivalité avec Constantin[2].

Dans la guerre étrangère, les bâtiments de la Méditerranée et du Pont-Euxin devenaient les auxiliaires, non de la stratégie, mais des services d’intendance, car une puissance maritime subsistait, et pour occulte qu’elle demeurait, n’en devenait pas méprisable : les pirates n’ont jamais disparu complètement[3]. C’est contre eux qu’opérait sans relâche la classis Syriaca, qui croisait entre la Cilicie et l’Égypte[4] et peut-être eut un détachement à Césarée de Maurétanie. Il est vraisemblable que sa formation remonte au début de l’Empire[5] ; elle se recrutait partiellement en Égypte[6] et, lors de la guerre juive sous Hadrien, elle dut effectuer le blocus des côtes palestiniennes[7]. C’est pour elle sans doute qu’on réservait dans le Liban certaines essences d’arbres[8] ; ses ports d’attache s’échelonnaient du nord au sud, le principal, du moins le mieux aménagé, étant Séleucie de Piérie[9], voisine d’Antioche, chef-lieu de la Syrie, et de la montueuse Cilicie propice aux écumeurs de mer. Divers témoignages y révèlent aussi la présence d’une vexillatio de la flotte prétorienne de Misène, établissant ainsi des relations directes avec l’Italie[10].

Ces escadres assuraient les libres transports en Syrie, notamment pour les guerres parthiques ; quand les opérations se portaient en Arménie, les renforts et approvisionnements pouvaient prendre une autre voie ; d’où une classis Pontica[11], qui eut son rôle dans les compétitions au trône[12], mais, elle aussi, fut surtout occupée par les pirates[13]. La protection des convois imposait en particulier, pour les lieux de stationnement, le choix de Trébizonde[14] ; d’autres relais se trouvaient, semble-t-il, à Cyzique[15] et à Sinope[16]. Je ne crois pas que l’escadre ait jamais été fort nombreuse, car, dans le cursus honorum de L. Julius Ve[...] Gratus Julianus[17], la qualité de praefectus classis Po[ntic]a[e] ne figure pas à très haut rang.

Sur le Rhin, l’Empire entretenait une classis Germanica ; sur le Danube, deux classes : Pannonica et Mœsica. L’Euphrate, en Orient, jouait un rôle un peu différent de celui de ces deux fleuves, puisqu’au lieu de courir parallèlement à la frontière, il la franchissait normalement et poursuivait son allure lente bien loin chez l’ennemi ; je ne parle pas du Tigre qui, dans la partie romaine de son cours, n’offrait guère de ressources à la navigation. Aucun monument, aucune inscription n’atteste la présence permanente d’une flotte dans les eaux de l’Euphrate, que Marquardt suppose à la légère, en vertu de cette trompeuse analogie[18] ; et la cause en doit être dans les conditions géographiques que je viens d’indiquer.

Néanmoins il parut nécessaire, au moins un moment, d’organiser un système de surveillance fluviale qui nous rappelle ceux de l’Occident. De même qu’il y eut un praefectus ripae Rheni[19], un témoignage, unique il est vrai, et d’époque imprécise[20], nous donne le nom d’un praefectus ripae Eufratensis. Pour l’exercice de semblables fonctions, un service de bateaux fonctionnait-il régulièrement, et de quelle manière ? Nous l’ignorons.

Toujours est-il qu’au cours de chaque expédition, ou presque, il est fait mention d’un grand nombre de bâtiments, qui reçoivent diverses destinations. Les uns transportent les bagages et l’artillerie de l’armée, qui suit les bords du fleuve[21] — et nous les retrouverons au chapitre des approvisionnements ; — les autres, réunis par des cordes ou des chaînes, servent de ponts — et nous en parlerons à propos de la tactique. A cette double catégorie s’en ajouta une troisième dans l’expédition de Julien : (mille) onerariae naves, quinquaginta aliae bellatrices[22], totidemque ad compaginandos necessariae pontes[23]. C’est le seul exemple que je connaisse[24]. Ce tout petit nombre de naves bellatrices donne à penser qu’il s’agit simplement d’embarcations légères et rapides pour la protection éventuelle des vaisseaux de charge, et non de vraies unités de combat, qui n’auraient eu affaire, en Mésopotamie, qu’à des terriens.

Pour les bateaux destinés à la traversée des rivières, une forme particulière semble requise, et l’on peut alors se demander si les pontonniers employaient les vaisseaux marchands qui devaient sillonner l’Euphrate et le Tigre. Le fait ne nous est nulle part garanti[25] ; il est certain que la navigation privée fonctionnait au moins sur le premier de ces deux fleuves, sans que nous soyons en mesure d’en soupçonner l’intensité[26]. Mais elle ne devait pas être très active, se réduisant à un cabotage sur de courtes distances ; quelques-uns de ces ponts de bateaux paraissent avoir été permanents ; ils obstruaient donc le courant. Nous voyons, du reste, que les pontons étaient fabriqués sur place dans les régions boisées, durant l’hiver qui précédait la campagne[27], ou convoyés de loin sur des chariots[28].

Ainsi donc, ces bateaux n’étaient pas véritablement des navires de guerre. Les Parthes, ni les Perses plus tard, n’avaient eux-mêmes aucune marine militaire sur ces fleuves ; il n’arriva que dans des circonstances exceptionnelles que les bâtiments fussent employés dans quelque attaque, et ce sont pareillement les sujets et les ennemis de l’empire qui en firent usage. Sous Constance II, les Perses entreprirent le siège de Nisibis ; le Mygdonios, alors gonflé, s’était répandu tout autour de la ville et inondait la campagne environnante. Pour approcher des remparts, d’après le récit de l’empereur Julien[29], les Perses apostèrent des vaisseaux armés de machines et des barques qui portaient des combattants ; les assiégés les brisèrent sous le poids des projectiles, faisant pleuvoir sur ces embarcations des pierres qui pesaient jusqu’à sept talents attiques[30]. Deux siècles après, des opérations avaient lieu en Colchide ; Nacoragan, le chef perse, voulait attaquer la ville de Phase[31] : il fit décharger de nuit des bateaux qu’il avait sur ses chariots et construisit à la hâte un pont sur lequel passa son armée. Les Romains descendirent la rivière pour venir au secours de la ville. Mais on les avait prévenus en embarrassant le courant de pieux et de bateaux ; ils remontèrent doue à force de rames et firent un détour pour atteindre Phase. Celle-ci s’enveloppait d’un large fossé où était détournée l’eau d’un lac. On avait aussi fait avancer des vaisseaux, aux mâts desquels étaient suspendues de grandes corbeilles, sorte de hunes plus élevées que les tours ou autres ouvrages des assiégeants, et remplies de frondeurs et d’archers ;  des galères gardaient encore le fleuve. Alors les pionniers perses cherchèrent à combler le fossé en y portant de la terre et des pierres[32].

Ajoutons que lorsqu’un pont était jeté en présence de l’ennemi, et non clandestinement ou de nuit, parmi les bateaux qui y étaient affectés, le plus rapproché de la rive opposée portait avec lui des tours à meurtrières, des archers et des catapultes[33].

Il n’y a pas lieu de s’attarder à ces rares exemples ; je rappellerai seulement que, dans la guerre formidable soutenue par Héraclios contre les Sassanides, l’avantage des Byzantins consistait notamment dans la possession d’une flotte considérable, qui empêchait l’ennemi d’étendre fort loin ses succès ; mais alors on ne luttait plus pour la frontière habituelle de Mésopotamie ; les Perses étaient arrivés, un moment, jusqu’aux rivages méditerranéens[34].

 

 

 



[1] Rappelons seulement quelques épisodes de la guerre contre les Juifs sous Vespasien : Leur résistance se concentra un instant sur le lac de Génésareth, où ils avaient réuni des galères comme celles des pirates. En peu de jours, avec les matériaux trouvés à Tarichée, les Romains bâtirent une escadre rivale, qui anéantit celle des Juifs (Jos., B. J., III, 466, 505, 532 sq.). — Le chef des Israélites de Joppé (Jaffa), pour tirer parti de celte station maritime, y avait construit ou acheté nombre de petits navires, sur lesquels des corps d’insurgés, débris des places détruites par les Romains, poursuivaient les convois ennemis. Ils s’emparaient des vitres et marchandises, poursuivant leurs attaques sur tout le littoral de la Syrie, et jusqu’en Égypte. Des troupes romaines furent lancées contre Joppé ; la population se réfugia sur les vaisseaux, mais il s’éleva une tempête qui les brisa contre les rochers de la côte (B. J., III, 414-427).

[2] Zosime, II, 22.

[3] Témoignage de Zosime, V, 20, 1, pour le règne d’Arcadios.

[4] Cf. Paul Perdrizet, Rev. archéolog., 1898, I, p. 41-49 ; E. Ferrero, Memorie delta R. Accademiadi Torino, ser. II, XLIX (1900), sc. mor., stor. e fil., p. 236-9.

[5] Tacite, Ann., II, 81 : Interim Piso classem haud procul (de Celenderia en Cilicie) opperientem adpugnare frustra temptavit.

[6] Berlin. Griech. Urkund., I, n° 113 (l. 2) et 265 (l. 4-5) ; cf. Mommsen, CIL, III, Suppl., p. 2007-8.

[7] CIL, VIII, 8934.

[8] E. Renan, Mission de Phénicie, Paris, 1864, p. 258-281.

[9] V. mon travail sur Séleucie de Piérie dans les Mém. de la Soc. des antiq. de France, LXVI (1907).

[10] Les empereurs et légats l’utilisaient apparemment pour se rendre à Antioche ; quelques-uns cependant pouvaient préférer le trajet par Alexandrie, favorisé par les vents étésiens, et que Caligula conseillait à Agrippa (Philon, adu. Flacc., p. 968).

[11] Ferrero, ibid., p. 235-6.

[12] En 69, Mucien classem e Ponto Byzantium adigi jusieral (Tacite, Hist., II, 83) ; elle comptait alors quarante  navires (Jos., B. J., II, 367).

[13] Tacite, Hist., III, 47 : Il n’est pas jusqu’aux barbares qui ne fissent la course avec leurs camarae, petits bâtiments construits en un instant, étroits sur les côtés, mais larges de ventre... Comme il y a une proue à chaque bout et que leurs rames se déplacent, ils peuvent indifféremment et sans risques aborder d’un ou d’autre côté. Je rapprocherai ce que dit Dion Cassius (LXXIV, 11) du siège de Byzance, au commencement du règne de Septime Sévère : Les gens de Byzance s’étaient construit 500 vaisseaux ; certains étaient à chaque bout, en poupe et en proue, munis d’un gouvernail et avaient deux pilotes et deux équipages, afin de n’avoir à évoluer ni pour avancer, ni pour reculer, et de surprendre l’ennemi par la marche avant comme par la marche arrière. C’est un exemple frappant de cet esprit d’imitation que j’aurai plusieurs fois à signaler.

[14] Cf. Tacite, Hist., III, 47-48. Ferrero fait de Trébizonde la station principale de la classis Pontica : on peut se demander s’il en fut ainsi au Ier siècle ; d’après Arrien, il n’y avait là, antérieurement à Hadrien, qu’un simple havre, où les bâtiments ne pouvaient mouiller qu’en été (Peripl. Eux., XVI, 5). Sur Trébizonde, cf. F. et E. Cumont, Studia Pontica, Bruxelles, II (1906), p. 363 sq.

[15] Dion Cass., LXXIX, 7 ; CIG, 3694.

[16] CIL, III, 6980.

[17] Gatti, Bullett. comun., 1888, p. 104.

[18] Organis. milit., tr. fr., p. 239.

[19] Tacite, Hist., IV, 55.

[20] Basis, litteris optimit saeculi opinor primi, dit un bon juge, O. Hirschfeld (CIL, XII, 1357) ; la paléographie ne dément pas absolument les inductions qu’on tirerait du texte :... C. Sappio C. filio Volt. Flacco..., praef. alae Thracum Herculaniae, praef. ripae fluminis Euphratis. Cette aile est mentionnée dans l’inscription de Lollianus (CIL, III, 600), donc elle fut cantonnée en Orient au plus tard sous Trajan, et la guerre parthique de ce prince n’est pas très loin du Ier siècle. Il se pourrait que cette praefectura ripae se plaçât précisément pendant cette campagne, que suivit l’annexion, peu durable, de la Mésopotamie. Sappius Flacus aurait été laissé en observation d’arrière-garde sur le fleuve, avec l’ala Thracum, peut-être aussi avec le concours de quelques bateaux. Pour une date antérieure, on pourrait tirer un léger indice de Tacite, Ann., XV, 3 : Atque interim (Corbulo) reliquas legiones pro ripa Euphratis locat.

[21] Ex. : Julian., Or., I, 22 A (là il s’agit du Tigre). — Ou bien l’armée elle-même s’embarque sur les navires ; c’est ainsi qu’avait opéré Septime Sévère, dont les transports, selon le témoignage confus d’Hérodien (III, 9, 9-10), furent jetés sur les côtes des Parthes, près de Ctésiphon (entendez : sur les rives du Tigre). — Après le pillage d’Amida, les Perses emportent leur butin sur des radeaux hâtifs, qu’ils abandonnent au courant du Tigre (Zacharias Rhetor, p. 110).

[22] Dans le nombre il y avait naturellement une galère impériale ; celle de Trajan est décrite, d’après Arrien, par Suidas, s. u. Ναΰς.

[23] Ammien Marc, XXIII, 3, 9.

[24] L’Apocalypse juive d’Élie mentionne aussi, mais de façon moins explicite, la participation d’une flotte de guerre à l’expédition de Gordien III ; cf. Samuel Krauss, Neue Aufschlüsse über Timesitheus und die Perserkriege (Rhein. Mus., N. F., LVIII (1903), p. 631).

[25] Peut-être pourrait-on arguer de Procope, B. P., I, 18, 50.

[26] Ammien (XIX, 8, 9) franchit l’Euphrate per navem quant tramfretandi causa jumenta et homines in eo tractu diuturna consuetudo locarat. Théodoret parle d’Eusèbe de Samosate, chassé par Valens de son siège épiscopal, qui monta, au commencement de la nuit, dans une embarcation et partit pour Zeugma où les rameurs le firent arriver à la pointe du jour (Hist. ecclés., IV, 14).

[27] Cf. Salluste, Historiar. reliq., éd. Maurenbrecher, I (1891), p. 180, fragm. 59 : pour la guerre d’Arménie de Lucullus naves caudicariae occulte per hiemem fabricatae aderant. Le général romain voit l’embarras qu’il allait éprouver pour rassembler les barques et construire des radeaux (Plutarque, Lucullus, 24).

[28] Agathias, III, 9, 2.

[29] Or. I, 27 B-C ; Or. II, 62 C-D.

[30] Environ 200 kilogrammes.

[31] Agathias, loc. cit.

[32] Chosroes déjà avait envoyé en Lazique quantité de bois propres à construire des vaisseaux, sans en dire la destination ; mais ils furent brûlés par la foudre (Procope, B. P., II, 29, 1 et 3).

[33] Eunape, ap. Suidas, ad u. Ζεΰγμα — Corbulon, de même, établit des catapultes et des batistes sur des bateaux ancrés dans l’Euphrate (Tacite, Ann., XV, 9).

[34] Et leur ambition principale était de s’en emparer et de s’y tenir ; le général perse Saën s’occupa de rassembler dans les ports syriens une escadre qui devait croiser même dans les eaux de l’Hellespont, pour intercepter les convois de secours partis de Constantinople (Pernice, op. laud., pp. 67, 77, 141).