On sait assez, et il est, je crois, généralement admis, que les promesses et les espérances de la rédemption, sous une forme plus ou moins vague, n'étaient pas étrangères au paganisme. Au temps d'Auguste en particulier, puisque nous avons été amené à parler de ce temps, ce n'était pas Israël seulement qui attendait. A l'époque même où ce prince naquit dans l'obscure famille Octavia, des pronostics avaient annoncé que la nature était en travail pour enfanter un roi au genre humain[1]. Des oracles, attribués aux sibylles, circulaient parmi les peuples et inquiétaient le prudent Octave qui en fit brûler quelques milliers. Ces prophéties annonçaient un renouvellement du monde qui devait suivre de près la ruine des cités étrusques ; et l'Étrurie, en effet, venait d'être ruinée par Sylla. Virgile se faisait l'écho de ces croyances, et dans un chant involontairement inspiré, plus véridique probablement qu'il ne croyait l'être, il annonçait que les derniers temps des oracles de Cumes étaient venus,.... que les grands mois allaient commencer,.... qu'un enfant descendu du ciel viendrait effacer les dernières traces de l'iniquité humaine. Il peignait le monde dans l'attente, tressaillant sur son axe ébranlé et s'élançant plein de joie vers ce siècle à venir[2]. Le paganisme avait eu ainsi un vague, mais un joyeux pressentiment de l'avenir qui était annoncé aux Hébreux sous une forme plus positive et plus grave. Mais, que l'attente fût alors plus ou moins positive, au temps de Vespasien, l'inquiétude lui avait succédé. Si le monde païen avait attendu comme Israël, comme Israël il devait se croire déçu. Il avait vu trente, quarante, cinquante ans se passer, presque un siècle s'accomplir ; la grande année de la sibylle était depuis longtemps terminée ; l'Étrurie pleurait sans fin sur ses villes détruites. Il y avait près de soixante-dix ans qu'on avait annoncé à Tibère, en des termes étranges et par suite d'une révélation mystérieuse, que le grand Pan (qu'était-ce que le grand Pan ?) était mort. Nul dieu nouveau n'était pourtant apparu ; nulle révélation éclatante ne s'était faite dans le monde, pour ceux du moins qui, s'attendant au berceau resplendissant de gloire que leur avait décrit Virgile, n'avaient pas voulu regarder à la paille et à la crèche de Bethléem. Au lieu d'être gouverné par le fils d'un Dieu, on l'avait été par un Tibère, par un Caligula, par un Claude, par un Néron. Alors il en fut des païens comme des Juifs : ne voyant pas venir le Messie, ils le cherchèrent ; avec moins d'exaltation et de désespoir sans doute, parce que les pronostics pour lui étaient moins positifs, le monde païen se mit en quête d'un dieu nouveau. H écouta toutes les rumeurs, il prêta l'oreille à toutes les impostures, il se prit à croire à tous les fantômes. Chercher le Messie véritable dans l'humble cénacle des chrétiens, là où aucun bruit ne se faisait ; où aucun lyrisme ne célébrait le Fils du ciel ; où aucune auréole de gloire humaine ne resplendissait ; où les miracles étaient des guérisons, non des épouvantes ; des bienfaits, non des spectacles : cela ne venait pas à la pensée. On le cherchait bien plutôt dans la personne d'un magicien illustre comme Simon, d'un libérateur armé comme Maric, d'un César comme Vespasien : Je suis venu au nom de mon Père, avait dit le Sauveur au monde, et vous ne me recevez pas. Si un autre vient en son nom, vous le recevrez[3]. Cette pente des esprits était favorisée par une cause d'une autre nature. Il y avait au monde un agent invisible, mais réel, de ces. superstitions et de ces impostures. Celui que les évangiles appellent prince de ce monde, celui qui avait fondé l'idolâtrie et qui la soutenait, celui qui, deux fois, avait obtenu le pouvoir de mettre le Sauveur à l'épreuve, et l'avait tenté, disent quelques docteurs, au désert et sur la croix[4] ; celui-là ne se tenait pas encore pour vaincu. Il eût voulu empêcher le Désiré des nations de se manifester davantage ; il eût voulu détourner au profit du mensonge cette attente qui s'adressait à la vérité. Il pressentait que son jugement était proche ; ses mystères commençaient à être révélés, ses oracles à être réduits au silence. Mais, s'il eût pu susciter au monde un prétendu régénérateur, accomplir les prophéties à sa façon, s'approprier cette universelle attente du genre humain, il eût prolongé son règne de quelques années, peut-être de quelques siècles. Satan, singe de Dieu comme l'appellent les écrivains chrétiens, cherchait donc à faire prendre le change au genre humain ; opposait aux miracles, les prestiges ; aux vérités, les fantômes ; aux apôtres, les séducteurs ; aux prophètes, les faux prophètes ; au Christ, les faux Christs. Par ce besoin des âmes, par cette puissance secrète qui l'exploitait au profit du mensonge afin de le détourner de la vérité, s'expliquent ces égarements et ces impostures multiples, fausses prophéties chez les Juifs, hérésies chez les chrétiens, fausses divinités chez les Gentils ; tous faux christs imitateurs du Christ véritable. Et il est aisé de reconnaître les traces de cette imitation. La plupart de ces imposteurs viennent de l'Orient, pour se conformer aux prophéties qui circulaient par le monde et pour imiter le Messie, dont il a été dit : Orient est son nom. C'est de la Palestine et non des colonies juives de l'empire que sortent tous les Juifs soi-disant inspirés. Simon paraît à Samarie, Ménandre à Antioche. Apollonius naît en Cappadoce, et, selon Philostrate, il se serait enfoncé bien plus avant vers l'Orient pour apprendre la sagesse sur les bords du Gange. C'est vers l'Orient que se tournait la statue de César pour appeler Vespasien du fond de la Judée, et Vespasien commence par aller chercher aide en Égypte, dans les sanctuaires les plus antiques et les plus vénérés de l'Orient. Presque tous aussi abusent, en se les appliquant, des prophéties de la Rédemption. Les imposteurs de Jérusalem ne font pas autre chose. Vespasien se fait appliquer par Josèphe la prophétie de Michée ; Simon et Ménandre, Samaritains, se font christs et messies dans le sens de la Bible ; j'ai dit avec quelle audace sacrilège Simon attribue à sa personne les miracles de l'Incarnation, de la Rédemption et de la Passion. En un mot, ces oracles, dont. Tacite, Suétone, Josèphe, attestent la popularité, et qui annonçaient à l'Orient un chef sorti de son sein, ont été pour tous ces hommes le titre de leur mission et le fondement de leur succès. Tous, de plus, se donnent le nom de dieu sauveur ou libérateur. Marie s'intitule dieu libérateur des Gaules. Velléda est également la libératrice de la Germanie. Simon et Ménandre sont une émanation de la vertu suprême descendue pour sauver le monde de la tyrannie des mauvais anges. Apollonius de Tyane est venu aussi délivrer le monde des démons mauvais, et, dans son Apologie à Domitien, il explique bien quel est pour le monde ce besoin d'un libérateur divin et humain à la fois : Au milieu de ce désordre du monde, dit-il, il est une certaine harmonie qu'il appartient au sage de maintenir, et pour laquelle, ô roi ! tu conviendras toi-même qu'il faut un homme semblable à un dieu... Oui, au milieu de ces âmes ballottées par leurs passions, il faut un homme, un dieu venu du sein de la sagesse suprême pour rétablir l'harmonie des âmes[5]. Et c'est une chose digne de remarque, que ces hérétiques, sortis du christianisme et si complètement éloignés de lui, Simon, Ménandre, les Nicolaïtes, Cérinthe, au milieu des rêves pythagoriques et des monstruosités orientales, par lesquelles ils revenaient à l'idolâtrie, 'ont toujours conservé deux choses qui pouvaient justifier leur nom de chrétiens : le dogme de la Rédemption, du Dieu devenu homme et libérateur des hommes ; le signe de la Rédemption, le baptême, symbole et instrument de cette délivrance. Tout ce siècle avait la conscience qu'il devait être racheté, et racheté par un Homme-Dieu. Tout le monde sentait que le nœud des affaires humaines en était venu à ce point où un Dieu avait dû apparaître pour le délier (dignus vindice nodus). Enfin, dans la plupart de ces histoires, le détail trahit une main de copiste, que cette main soit celle du héros ou du conteur. Même le Gaulois Marie, jeté aux bêtes et respecté par elles, nous rappelle Daniel dans la fosse aux lions, et sainte Thècle, la première martyre. Vespasien, surtout, semble avoir été arrangé par les historiens pour être une contrefaçon du Christ. Jésus, réalisant la prophétie de Michée, est sorti de Bethléem pour devenir le roi pacifique de toutes les nations : Vespasien, à qui on applique cette même prophétie, sort de Judée pour être le dominateur pacifique d'un empire qui s'appelait le monde. Jésus fait des miracles ; Vespasien en fera à son tour. Jusque-là, les prétendus miracles du paganisme se faisaient le plus souvent sans la main de l'homme ; l'homme en était le témoin, l'interprète, le prôneur, le préparateur caché plutôt que l'agent direct et libre ; ici il n'en sera plus ainsi : Jésus guérissait les infirmes, Vespasien se fera amener des infirmes. Le plus souvent, dans le paganisme, les gué_ lisons prétendues merveilleuses s'opéraient dans un songe qui indiquait le remède au malade ; aujourd'hui, c'est à un médecin surnaturel que le songe renverra le malade. Jésus guérissait un aveugle avec sa salive, Vespasien prétendra guérir un aveugle avec sa salive. Jésus a guéri un paralytique, Vespasien guérira un paralytique. La contrefaçon est évidente[6]. Elle l'est bien autrement chez Apollonius, si nous acceptons comme historique ou semi-historique le récit de Philostrate. Ce sont des miracles à sa naissance, une vie virginale, une prédication constante, la connaissance des pensées secrètes, la prédiction de l'avenir ; il guérit les malades, il chasse les démons — et un de ces derniers récits semble, dans ses expressions mêmes, avoir été calqué sur l'évangile de saint Luc[7] —. La résurrection d'une jeune fille, que Philostrate, du reste, représente comme douteuse, offre plusieurs traits qui rappellent la fille de Jaïre[8]. Les disciples quittent leur maître au jour du danger ; le maitre, au contraire, marche au péril, malgré les supplications et les larmes des siens, avec une complète prescience de l'avenir. Seulement Apollonius ne se laisse pas crucifier. Quand il est las de l'épreuve, il s'y dérobe avec une puissance surnaturelle qui lui ôte un peu le mérite de l'épreuve. Philostrate n'était pas homme à inventer, ni même à copier une chose aussi paradoxale qu'un Dieu crucifié par amour pour les hommes. Mais la fin d'Apollonius ressemble à l'ascension du Sauveur, et il disparaît tout à coup du milieu des hommes sans que personne ait jamais retrouvé sa dépouille. Il y avait donc en ce temps-là un singulier besoin de rappeler ou de contrefaire l'Évangile. Ces dieux de contrebande, qu'ils en eussent ou non la conscience, marchaient plus ou moins dans l'ornière du vrai Dieu, s'appropriaient ses prophéties, usurpaient son nom, contrefaisaient ses miracles. Il fallait à ce siècle un Dieu avec nous, un Emmanuel ; la première moitié du siècle s'était passée à l'attendre, la seconde se passait, après l'avoir méconnu là où il était, à le prendre là où il n'était pas. Le monde était plein de faux Emmanuels ; à l'encontre ou dans l'ignorance du Dieu fait homme, l'homme se faisait dieu. Se demandera-t-on, entre l'Évangile du Christ et les Évangiles des faux christs, où est l'imitation, où est le modèle ? La question ne vaut guère la peine d'être posée. L'imitation se trahit par son infériorité, plus évidemment encore par la postériorité de sa date. Je n'ai pas besoin d'expliquer comment l'Évangile est supérieur à la vie d'Apollonius ou à celle de Vespasien. Je n'ai pas besoin de dire non plus que les faits évangéliques ont une date certaine, antérieure à l'hérésie de Simon, puisque Simon a commencé par être chrétien ; antérieure de vingt ans au moins à l'apparition d'Apollonius (selon la chronologie de son historien), de trente-six ans au moins à celle de Vespasien et de tous les autres. De plus, il y a une autre réponse, non moins sûre et qui peut mener à des considérations plus instructives. On juge de l'arbre par ses fruits. Pour mieux comprendre ce qu'étaient ces héros du judaïsme, de l'hérésie, du paganisme, il faut voir ce qu'ils ont apporté au monde. Jetons un coup d'œil sur les temps postérieurs ; voyons ce qu'ont été, et du vivant de ces hommes et après leur mort, leur renom, leurs doctrines, leurs disciples, leurs bienfaits. Quant aux prophètes du judaïsme révolté, j'ai dit combien leurs rêves ont été horriblement déçus. Ce peuple qu'ils prétendaient émanciper, ils l'ont perdu ; ces prophéties qu'ils répandaient ont été démenties ; leurs chimères de gloire nationale sont demeurées ensevelies sous les ruines de leur temple. Eux-mêmes enfin ont péri dans les égouts de Jérusalem, sur les arènes de Béryte, dans les cachots de Rome, dans les suicides de Massada, sans qu'il restât pour leur mort un hommage et un regret, martyrs sans culte et sans honneur, parce qu'ils ont été les martyrs de leur propre orgueil ! Et, bien loin de léguer quelques bienfaits posthumes à leur peuple, ils ne lui ont légué que souffrances et malédiction, nouvelles révoltes, nouvelles exterminations, nouveaux désastres. Ils lui ont légué une servitude, de siècle en siècle plus dure, une dispersion plus complète, l'abaissement de son caractère, le rétrécissement de ses idées ; il n'a pas germé une seule grande chose de toutes les ruines qu'ils ont faites. Nous pouvons en dire autant des hérésiarques. Ceux d'entre eux qui retournaient vers le judaïsme ont laissé, en général, peu de traces dans l'histoire, les noms de leurs sectes se confondent et bientôt s'éteignent[9]. Ceux qui retournaient vers le paganisme n'eurent pas non plus, au moins sous leur propre nom, une longue durée. Nous ne voyons pas qu'il y ait eu de Cérinthiens après Cérinthe. Au temps d'Origène, il n'y avait plus que trente Dosithéens : il n'y en avait jamais eu beaucoup[10]. Au temps de saint Justin, il y avait encore quelques Ménandriens ; au temps de Tertullien, il y en avait fort peu[11]. Les Nicolaïtes laissèrent moins de traces encore. Quant à Simon, sa religion eut plus de gloire ; populaire en Samarie, répandue ailleurs, honorée jusque dans Rome, protégée par sa condescendance contre les périls du martyre, elle était cependant bien réduite au temps d'Origène, qui ne connaissait plus de Simoniens. Il y en avait pourtant encore, et il y en eut après lui, mais honteux de leur nom, se confondant, autant qu'ils le pouvaient, avec les catholiques, recevant le baptême avec eux, tâchant de les séduire. Au commencement du quatrième siècle, plusieurs d'entre eux furent découverts et chassés de l'Église. Depuis, on n'en parle plus[12]. Mais cependant de Simon et de ses imitateurs il resta quelque chose, une grande chose même, si rien peut être grand dans l'erreur et dans le mal. Leur doctrine, grandiose quoique absurde, dépravée, mais hardie, ne devait pas être perdue pour le genre humain : la tradition de la folie ne se perd pas plus que celle du bon sens. Elle fut la base première de ces doctrines diverses qui, sous le nom commun de Gnosticisme, ont exercé un si grand empire sur les âmes, qui ont si profondément affligé le Christianisme, appelé à elles tant de chrétiens, païens de cœur. La haine de l'Ancien Testament, la méconnaissance du Dieu créateur, la réprobation du monde créé, bien d'autres traits de la doctrine de Simon et de Ménandre se reproduisirent après eux. Ce n'est pas sans raison que les écrivains ecclésiastiques ont appelé Simon le père de toutes les hérésies. Les idées, ou plutôt les rêveries de ce genre, à la fois insensées et immorales, sont repoussées aujourd'hui par toutes les sectes et toutes les écoles ; mais Simon peut se vanter, grâce au Gnosticisme et au Manichéisme ses continuateurs, d'avoir régné pendant quelque mille ans sur des centaines de mille de fous, et d'avoir fondé un système d'absurdité et de dépravation des plus insoutenables, mais des plus durables. Parlons maintenant des dieux païens et de leurs succès. Ni Marie ni Velléda, on l'a vu, ne laissèrent la Gaule émancipée ou la Germanie triomphante. Quant à Vespasien, son succès politique fut complet ; mais, pour sa mission divine, il semble avoir pris à tâche d'en désabuser le monde. Rien de moins céleste que le règne de ce vieux prince, honoré d'ailleurs pour son humanité et sa justice, mais avare, fiscal, publicain sous la pourpre, mettant un impôt sur les urines, et, au moment de sa mort, disant, par une allusion railleuse à sa prochaine apothéose : Je crois que je deviens dieu[13]. Il donna cependant, il faut lui rendre cette justice, dix ans de paix à l'empire ; mais il lui donna son fils Domitien, abominable tyran pendant quinze années. Telle fut la mesure du bien et du mal qu'apportait au monde l'avènement de cette famille Flavia, inaugurée par tant de prophéties et de prodiges. Reste Apollonius, le plus obscur pendant sa vie, le plus important après sa mort. Son histoire posthume mérite que, par curiosité au moins, nous nous y arrêtions un moment. Cent ans après sa mort, il n'avait guère que le renom d'un grand magicien. C'est en ce sens que Méragène avait écrit son histoire. Mais, à cette époque, la lutte était vive entre le Christianisme et les écoles néo-platoniciennes ou néo-pythagoriciennes, derniers auxiliaires du paganisme. Ces docteurs qui opposaient au christianisme un paganisme tant bien que mal restauré, aux dogmes chrétiens des dogmes en partie empruntés à l'Église elle-même, cherchaient un homme fait dieu à opposer à un Dieu fait homme. Simon, Ménandre, Vespasien, étaient déjà complètement oubliés. On essaya de Pythagore ; et, de sa vie déjà peu historique, on fit un thème idéal, le roman du mystique et du sage. Mais Pythagore était bien ancien. Tout à coup, par un de ces heureux hasards qui ne manquent jamais, furent découverts les mémoires authentiques de Damis, le disciple chéri d'Apollonius, inconnu jusque-là, malgré l'illustration de son maître. Une impératrice bel esprit, Julie, femme de Septime-Sévère (193-212), les donna à un rhéteur, on, comme on disait alors, à un sophiste célèbre, Philostrate, titulaire de la chaire de rhétorique grecque que les empereurs payaient à Home, et qui était admis à titre d'homme de lettres dans le cercle intime de l'impératrice. Philostrate lut Damis avec un ravissement dévot ; mais il jugea que ce pieux personnage. Assyrien de naissance, écrivait un grec barbare ; et, au lieu de publier tel quel ce précieux monument, il le refit, empruntant pour l'enrichir tout ce qu'il put trouver d'anecdotes en d'autres livres, de traditions dans les temples, et même de contes de fées dans sa mémoire. Or ce livre fit une révolution complète dans la renommée d'Apollonius. Damis avait été son confident inséparable, et apprenait sur Apollonius ce qu'on ne pouvait savoir d'ailleurs. On avait pu savoir ce que ce héros avait fait sur la place publique ; on apprenait ce qu'il avait fait dans la solitude et l'intimité. On avait pu savoir ce qu'Apollonius avait fait dans les villes grecques ou romaines, dans le monde connu et civilisé ; on apprenait ce qu'il avait fait dans les mondes inconnus. C'était Damis qui avait été l'introducteur même d'Apollonius dans cette fabuleuse et impénétrable Asie. Sur les rives de l'Euphrate, sur la limite où finissaient l'empire et la civilisation de Home, Apollonius avait rencontré l'Assyrien Damis, et Damis avait été son guide d'abord, puis au moins sou compagnon, à travers la Perse, l'Éthiopie, l'Hindoustan, les gymnosophistes, les brahmanes, les fakirs, les magiciens, dans le monde en un mot des Mille et une Nuits. Là, Philostrate avait beau jeu pour se livrer à son imagination, je ne dirai pas poétique, mais conteuse, et pour se répandre en rêveries, moins divertissantes pourtant que celles de la sultane Schéhérazade[14]. Là, il pouvait donner à son Apollonius de la féerie, de la prophétie, de la divinité, de la parodie évangélique tant qu'il voulait. Ainsi Apollonius se trouva tout à coup tout autrement grand homme qu'il n'avait jamais été. Il se trouva avoir renversé Néron, conseillé Galba, suscité et dirigé Vespasien, bravé Domitien, fait élire Nerva — car Apollonius, né, selon Philostrate, quatre ans avant l'ère vulgaire, avait vécu près d'un siècle —. Jusque-là la chasteté d'Apollonius n'était pas très-assurée, et, dans un autre livre, un autre Philostrate (ou peut-être le même ?) parle d'un personnage qui avait passé pour être le fils adultérin d'Apollonius[15]. Mais le témoignage de Damis démentait solennellement ces mauvais propos, et rien ne fut plus certain que la virginité inviolable d'Apollonius. La tradition attribuait à Apollonios quelques prodiges ; mais Damis en avait vu et en garantissait bien d'autres ; Damis seul avait vu dans la prison Apollonios ôtant et remettant à son gré sa jambe dans l'anneau de fer qui était censé l'enchaîner ; c'est aux seuls Baillis et Démétrius qu'Apollonius était apparu à Pouzzoles, ayant disparu trois heures auparavant de l'audience de Domitien qui se tenait à Rome. Damis seul savait tout cela, et Philostrate seul, avec la savante Julie, avait lu Damis. Dès lors Apollonius, qui avait eu jusque-là le renom d'un sorcier et d'un sage, et auquel le titre de dieu avait été donné plutôt par courtoisie, fut tout à fait dieu. Le sophiste Eunape, au cinquième siècle, intitule le livre de Philostrate, la descente d'un dieu sur la terre[16]. L'histoire d'Apollonius, enrichie de traits empruntés à l'histoire même du Sauveur et à celle de saint Paul, et à celle du magicien Simon, à ce qu'il parait[17], résuma en lui toutes les histoires divines, et en fit le meilleur dieu à opposer au Christ, l'anti-christ le plus parfait, le christ de tous les païens. L'empereur Caracalla lui bâtit un temple[18]. Alexandre Sévère mit son image dans sa chapelle domestique avec celles d'Orphée, d'Abraham, et celle même de Notre-Seigneur[19]. Aurélien était sur le point de livrer au pillage la ville de Tyane, quand Apollonius lui apparut en songe, lui ordonnant de respecter sa patrie, (dont au reste, de son vivant, il s'était peu soucié) ; Aurélien épargna la ville et bâtit un temple au dieu[20]. Au troisième siècle, Porphyre cite plusieurs fois Apollonius[21]. Au temps de Dioclétien, le sophiste Hiéroclès établit régulièrement le parallèle sacrilège entre Jésus-Christ et Apollonius[22] ; l'empereur Julien mit l'image d'Apollonius sur ses monnaies[23]. Des chrétiens même se laissèrent prendre à cette gloire. An cinquième siècle, le saint évêque Sidoine Apollinaire, tout en réservant les droits de la foi catholique, parle d'Apollonius avec admiration et traduit pour la cour d'un roi visigoth un abrégé d'un abrégé de sa vie[24]. Isidore de Péluse[25] le cite comme un grand homme persécuté par la calomnie. Enfin, au douzième siècle, le moine byzantin Tzetzès, admirateur de ce grand magicien (Apollonius était retombé à l'état de magicien, comme Virgile), ajoute de nouveaux contes bleus aux contes bleus de Philostrate et parle de cigognes enchantées que l'on montre à Constantinople comme l'œuvre d'Apollonius. Mais à quoi aboutit cette renommée ? Apollonius eut quelques enthousiastes et quelques autels, peu nombreux en définitive. Il n'eut pas même une secte comme Simon. Il n'y eut jamais d'Apolloniens . Au commencement du quatrième siècle, Apollonius n'avait presque plus d'adorateurs[26]. Seulement quelques charlatans de magie faisaient leurs sortilèges en son nom[27]. Il ne laissa pas une idée, pas une doctrine féconde, pas une action tant soit peu efficace sur la vie humaine. Le mensonge est stérile. Philostrate, en créant à Apollonius une popularité et un culte factices, avait fait un tour de force, explicable seulement par la crédulité du paganisme expirant, mais rien de plus qu'un tour de force[28]. En définitive, ces manifestations soi-disant divines aboutissaient à l'abaissement de l'esprit humain. Nous venons de voir les inspirés du judaïsme amener leur nation par la perte de sa liberté à la perte de son bon sens ; les talmudistes et les kabbalistes sont le dernier fruit de ce soulèvement prétendu religieux. Nous avons vu les faux inspirés dans l'Église, ces sectaires qui se donnaient le renom de prophètes, Simon, Ménandre, Ébion, les Nicolaïtes, Cérinthe, aboutir à un résultat pareil et enfanter le gnosticisme. Là aussi, c'est le rêve qui aura gagné du terrain sur le bon sens, la chimère sur la raison, l'Orient sur l'Occident ; le gnosticisme est oriental comme la Kabbale. Dans le paganisme, il en sera de même. Les prétendus inspirés ont livré bataille à la raison humaine ; ils ont gagné, et ce succès de la superstition est croissant. Ce qui conserve dans la société païenne un peu de saine raison et de dignité tendra peu à peu à fléchir. Le panégyriste d'Apollonius nous montre son héros aux prises devant Vespasien avec le stoïcien Euphrate, le poursuivant et poursuivi par lui d'accusations et d'injures. Cette querelle, assez ignoble pour être historique, est jugée par Vespasien en faveur d'Apollonius contre Euphrate, pour le pythagoricien contre le stoïcien, pour le mystagogue contre le philosophe. C'est une image, sinon un épisode du procès qui se jugeait alors dans l'empire. La famille Flavia, soit par prudence politique, soit par reconnaissance envers le mysticisme pythagoricien, ne fut point favorable au stoïcisme. Vespasien une première fois, Domitien après lui, chassèrent de Rome les philosophes. Même après la chute de la famille Flavia et la résurrection du stoïcisme sous les Antonins, le pythagoréisme et la théurgie continuèrent à lui tenir tête. Le stoïcien Épictète, très-froid sur le culte des dieux, est contrebalancé par Plutarque, le prêtre d'Apollon, l'ennemi des stoïciens, le dévot restaurateur du paganisme. Même quand le stoïcisme avec Marc-Aurèle monte sur la chaire curule des Augustes, il n'y arrive qu'en se mêlant, dans l'esprit vacillant de ce prince, de bien des dévotions païennes que Cléanthe, Posidonius, Sénèque, Épictète, eussent méprisées. Et enfin, après Marc-Aurèle, il n'y eut plus de stoïciens ; la philosophie ne se fit plus accepter qu'en se mêlant d'une dose toujours croissante de superstition et de théurgie. L'influence de l'Orient gagna de plus en plus. Le paganisme marcha, dans des voies de moins en moins rationnelles, préférant Plotin à Cicéron, Apollonius à Socrate, le mysticisme d'Alexandrie à l'esprit critique d'Athènes, les cultes ténébreux de l'Asie aux cultes plus lucides de la Grèce, Sérapis à Jupiter, l'Orient à l'Occident. Le christianisme seul eut sous sa garde la raison humaine, et seul il la sauva. Telles furent dans leur folie, dans leur pauvreté, dans leur stérilité, ces contrefaçons du Dieu véritablement manifesté sur la terre. |
[1] Naturam regem humano generi parturire. Suétone, in Aug.
[2] Bucoliques, Églogue IV.
[3] Jean, V, 43.
[4] Bossuet, sur L'Agonie de Jésus-Christ.
[5] Apologie, § 7. — Philostrate, VIII, 7.
[6] Voir Marc, VII, 55. — Jean, IX, 16. — Les historiens de Vespasien cités plus haut.
[7] Luc, VIII, 28. — Philostrate, IV, 20-25.
[8] Matthieu, IX, 18-25. — Marc, V, 22-21, 41, 42. — Philostrate, IV, 45.
[9] Il y avait cependant encore, du temps de saint Augustin, des Nazaréens, soit à Pella, berceau de leur secte, soit à Cobabe, dans le pays de Bazan, soit à Bérée, dans la Cœlésyrie (in Faust., XIX, 18).
[10] Contra Celsum, V, 11.
[11] Eusèbe, III, 26. — Irénée, I, 21. — Justin, Apol., I, 26, 56. — Tertullien, de Anima, 50.
[12] Origène, c. Cels., V, 11 ; VI, 1. — Eusèbe, H. E., II, 13. — Les Simoniens habitaient surtout dans la Samarie, d'après saint Justin (vers l'an 160), et Clément d'Alexandrie (vers l'an 200).
[13] Puto,
deus fio. Suétone, in Vesp.
[14] Quoique j'aie toujours aimé les contes de fées, dit naïvement le bon évêque d'Avranches, je n'ai jamais pu goûter ceux-là. Huet, Demonstr.
[15] Philostrate, Sophistes, 31.
[16] In proœmio.
[17] Voir l'ouvrage de M. A. Fleury, Saint Paul et Sénèque, où des rapprochements ingénieux sont établis entre les faits de l'histoire de saint Paul et ceux que Philostrate attribue à Apollonius.
[18] Xiphilin, LXXVII.
[19] Lampride, in Alex., 24.
[20] Vopiscus, in Aurelian., 28.
[21] In Pythag., 18 ; de Abstin., III, p. 248 ; de Styge, p. 285.
[22] Eusèbe, in Hieroclem.
[23] Tristan., III, p. 637.
[24] VIII, Ép. III.
[25] I, Ép. CCCLXXXIX.
[26] Lactance, Instit., V, 3.
[27] Eusèbe.
[28] Voyez sur Apollonius, parmi les modernes : Huet, Démonst. évangél. — Tillemont, Histoire des Empereurs, t. II, p. 125 et suiv. (in-4°) — Tzschirner, der Fall des Heidenthums, p. 130, 151, 405 et suiv., 460 et suiv. — Amédée Fleury, Saint Paul et Sénèque, t. I, p. 204 et suiv. ; II, p. 94 et suiv. — On cite une dissertation : De Apollonio Tyanensi per Sigismond Klose. Wittemberg, 1723.