ROME ET LA JUDÉE

AU TEMPS DE LA CHUTE DE NÉRON (ANS 66-72 APRÈS JÉSUS-CHRIST)

CINQUIÈME PARTIE. — FIN DE LA GUERRE JUDAÏQUE

CHAPITRE XIV. — DÉCHIREMENTS DE JÉRUSALEM (67-70).

 

 

Pendant ces luttes de Rome contre elle-même et contre le monde, qu'advenait-il de Jérusalem ?

Certes, la révolte judaïque avait beau jeu. Si jamais petit peuple avait pu espérer voir se briser pour lui le joug romain, c'était à cette époque où toutes les légions, au lieu de faire face à l'ennemi, faisaient face contre Rome ; où les généraux, au lieu de guerroyer contre les Barbares ou les rebelles, tenaient leurs armes prêtes pour faire des révolutions ou pour s'en garantir. Vespasien surtout, circonspect de sa nature, dès qu'il avait vu la situation se brouiller à l'Occident, s'était gardé de rien entreprendre de décisif contre Jérusalem. En politique prudent, il avait ménagé cette armée qui faisait sa force et sa sauvegarde ; il l'avait réservée pour l'Italie. Et, lorsque, après avoir vu tomber Néron, Galba, Othon, il avait jugé à propos d'intervenir, le soin de sa propre royauté lui avait fait bien autrement négliger la question toute locale de Jérusalem.

Et quel moment surtout que cette dernière crise, où Rome ignorait elle-même à qui elle appartenait ; où son Capitole était brillé ; où la Germanie et la Gaule étaient soulevées contre les aigles à peine défendues ; où 6.000 soldats romains devenaient les soldats de l'empire gaulois ; où, sur le Danube, sous l'Atlas, dans le monde entier, on était en armes ! Quelle heure propice pour la révolution judaïque ! N'était-ce pas le moment de se relever des premiers échecs que lui avait infligés Vespasien ; de se propager, de s'affermir, de reprendre la Galilée ; de tendre la main aux Juifs si nombreux an delà de l'Euphrate, de réveiller même contre Rome les vieux ressentiments de la royauté parthique ; de refouler sur le littoral et de jeter dans la mer ces trois légions, soldats d'un empire déchiré et d'un empereur incertain ; d'appeler à soi les Juifs d'Antioche d'un côté, les Juifs d'Alexandrie de l'autre, puis ceux de la Cyrénaïque, puis ceux de l'Asie Mineure et de la Grèce, puis ceux de l'Italie ; de soulever, à cette heure où la révolte était partout, tout ce qui avait le sang ou la foi juive ; de faire proclamer dans toutes les synagogues la résurrection d'Israël ; d'ajouter à tant de révoltes de nations et d'armées la révolte de sept ou huit millions de Juifs, présents partout, s'entendant partout, partout indépendants, intrigants, audacieux ?

La révolution judaïque n'essaya pourtant rien de pareil. C'est que la discorde, qui rendait l'empire impuissant pour l'attaque, rendait Jérusalem impuissante pour la résistance. La discorde était en Judée comme en Italie, chez les oppresseurs comme chez ceux qui se défendaient, au sein de la rébellion comme au sein de l'empire.

J'ai déjà indiqué les divisions de Juda. D'un côté, ce que Josèphe appelle le peuple, c'est-à-dire les pontifes, la tête du sacerdoce ; les anciens, la tête de la cité ; en un mot, les gouvernants naturels de Jérusalem, et avec eux la masse principale de la ville et de la nation. Pour les uns, le respect du temple et de la loi, la soumission traditionnelle de leurs ancêtres ; pour d'autres, le sadducéisme enclin à transiger avec l'idolâtrie, et supportant sans trop de peine le joug des païens ; pour tous, l'amour du repos, des siens et de soi-même, faisaient, sinon espérer, du moins regretter la paix.

De l'autre côté étaient les rabbins, ou au moins les plus exaltés d'entre les rabbins ; l'école ou la partie extrême de l'école ; le pharisaïsme ou la partie la plus démocratique du pharisaïsme ; les bandits et les faux prophètes, les zélateurs d'Éléazar et les sicaires de Manahem. Ceux-là, tourmentés par l'attente infructueuse du Messie, nourris, depuis le temps de Judas le Gaulonite, de démocratie théocratique et de mysticisme révolutionnaire, étaient aveuglément et désespérément pour la guerre.

Et, comme je l'ai dit, comme il arrive toujours, le petit nombre dominait le grand, la force menait les sages, les fanatiques avaient raison contre la raison. Cela s'explique particulièrement dans la nation juive sous l'empire romain : depuis cent ans, elle ne faisait plus le métier des armes ; la masse du peuple n'était point soldat ; il n'y avait de force régulière à Jérusalem 'que les milices bourgeoises formées par Anamis, mal armées, mal disciplinées, mal aguerries. Il n'y avait que les vétérans du brigandage qui eussent une épée et sussent la tenir. Eux seuls avaient la hardiesse de tous les coups de main et l'expérience de tous les succès. Cette oppression de la majorité par la minorité s'explique donc, et elle était méritée temple et école, pontifes et rabbins, sadducéens et pharisiens, aristocratie et peuple, tous avaient trempé dans le crime du Calvaire ; il était juste que, dans cette multitude maudite, ',criminelle, affolée, les plus fous, les plus criminels, les plus maudits, fussent les plus puissants.

Mais, de plus, cette minorité dominante et belliqueuse se divisait elle-même ou devait bientôt se diviser en des partis divers. Faut-il, selon l'usage moderne, rattacher chacun de ces partis à un symbole, à une idée, à une politique différente ? Je ne le crois pas, et d'ailleurs les renseignements nous manqueraient pour le faire. Ces partis nous apparaissent dans Josèphe comme étant celui d'Éléazar ou des zélateurs, celui de Manahem ou des sicaires, celui de Jean de Giscala ou des Galiléens ; un peu plus tard, celui des Iduméens ; un peu plus tard encore, celui de Simon ou des bandits. Chacun de ces partis n'est guère autre chose qu'une bande année qui porte le nom dé son chef. Et, après tout, dans notre révolution dont on a voulu faire l'histoire si savante, les partis n'étaient-ils pas les affidés de tel homme plutôt que les serviteurs de telle idée ? Les dantonistes étaient-ils autre chose que les soldats de Danton et les terroristes ceux de Robespierre ? Seulement à Jérusalem, ces factions étaient des factions militaires, ces chefs de partis des chefs de bandes ; Éléazar et Jean de Giscala étaient bien un Robespierre et un Danton, mais un Danton et un Robespierre qui, au lieu d'avoir été avocats, avaient été bandits et maniaient l'épée, et non la parole. Leur lutte, au lieu de se trancher par les clubs et la guillotine, devait se prolonger par la tactique et par le courage.

Qu'on me pardonne, du reste, ces réminiscences auxquelles je ferai appel plus d'une fois. Je me sers, non des siècles passés pour faire allusion au siècle présent, mais du siècle présent pour éclairer les siècles passés. Aussi je m'en sers librement, ouvertement, sans détour, et autant de fois que j'en ai besoin. Le rapport des révolutionnaires juifs avec les révolutionnaires français frappe tout d'abord ; il avait frappé M. de Stolberg qui appelle les zélateurs les Jacobins de la Judée[1]. Il justifie Josèphe dont je n'ai pas dissimulé la partialité ni les défauts, mais que notre habitude des révolutions nous aide à contrôler. Nous ne nous étonnons plus, en le lisant, de voir cette mainmise d'une minorité violente sur tout un peuple ; cette conscience de l'impopularité des gouvernants qui se traduit par des proscriptions ; ces luttes à qui opprimera, à qui proscrira, à qui égorgera ; ces combats dans lesquels il faut chercher ; non des idées qui se disputent, mais des passions qui se heurtent.

Je l'ai dit cependant : le premier moment après la victoire inattendue remportée sur Cestius (octobre 66) avait été, jusqu'à un certain point, un moment d'union et de paix intérieure. Lorsque Jérusalem avait commencé à se reconnaître après l'émerveillement de son succès, elle s'était vue en face de la puissance romaine provoquée par cette victoire ; elle avait senti le besoin de la concorde et de la raison ; les homme d'ordre et de gouvernement régulier avaient été accepté pour chefs. Les démocrates du pontificat, mais enfin des pontifes, Ananus et Jésus, fils de Gamala, avaient gouverné.

Mais bientôt ce qu'avait opéré l'influence d'une victoire que tous sentaient précaire, l'influence d'une défaite, le détruisit. L'exaltation de la défaite égare les masses révolutionnaire plus encore que l'étourdissement du succès. La conquête de la Galilée (automne 67) par Vespasien fit affluer de tous côtés vers Jérusalem les soldats vaincus de l'insurrection. Les corps francs de la Galilée, bandits ou insurgés, arrivèrent dans la ville sainte, criant qu'ils s'étaient réservés pour la défendre ; exaltés, les uns par la douleur de leur échec, les autres par l'orgueil de la lutte, ceux-ci par le succès de leur fuite. Tous étaient des auxiliaires naturels pour les partis les plus violents[2].

Aussi le pouvoir échappe-t-il bien vite à la majorité conservatrice et passe-t-il à cette minorité révolutionnaire dont nous avons déjà indiqué les divers éléments.— Hors de Jérusalem, ce sont les Sicaires, mitres du rocher de Massada (Sebbeh), sur les bords de la mer Morte, et dominant la campagne qui l'entoure ; premiers fondateurs de l'esprit révolutionnaire en Israël, héritiers directs de Juda le Gaulonite ; longtemps commandés par son fils Manahem ; depuis que Manahem a été tué e qu'ils ont été chassés de Jérusalem, ils sont commandés par un parent de Manahem, Éléazar, fils de Jaïr. C'est toujours la même famille, la même tradition de révolte, de fanatisme et de tuerie. — Dans le temple, ce sont les zélateurs, ayant pour chef Éléazar, fils de Simon ; ceux-ci peuvent être considérés comme le type de l'exalté juif, du disciple des rabbins, de l'adepte des faux prophètes ; c'est l'école ou la synagogue en armes, le pharisaïsme militant. — Enfin, dans la ville sont répandus les Galiléens fugitifs, amenés au nombre de six mille par Jean de Giscala, et qui bientôt formeront un parti. Ceux-ci sont des Israélites moins purs ; la Galilée, mêlée d'idolâtres, formé des bandes d'aventuriers de toute sorte, qui souvent accommodent ensemble le fanatisme hébraïque et le libertinage des païens. Chacun de ces partis, disons mieux, chacune de ces bandes aura son rôle et son jour.

Parmi ces factions, celle des zélateurs est la première qui domine. Cantonnée dans le temple, et par le temple maîtresse de la ville, elle a promptement annulé les pouvoirs publics, écarté le sage Ananus, installé une terreur. C'est une terreur avec tout son accompagnement ordinaire ; clôture des portes pour que personne n'aille aux Romains ; état d'insurrection permanente, cris perpétuels à la trahison, conspiration découverte chaque matin, loi des suspects, emprisonnements, massacre dans les prisons. Décidés, dit Josèphe, à faire périr les aristocrates prisonniers, ils envoyèrent un certain Jean, surnommé en hébreu fils du Daim. Celui-ci, accompagné de dix complices armés d'épées, mit à mort tous les prisonniers. Ils donnaient, pour justifier ce meurtre, un motif grave, s'il eût été vrai : ces hommes, prétendaient-ils, avaient négocié avec les Romains pour leur livrer Jérusalem. Ils avaient donc, en les tuant, puni des traîtres à la liberté, et peu s'en fallait qu'ils ne se glorifiassent de leur crime comme les bienfaiteurs et les sauveurs de la patrie[3].

Ni la prêtrise ni la religion n'échappent à cette tyrannie. Ce fanatiques des faux prophètes et des rabbins n'étaient pas grau les disciples les plus respectueux de la loi de Moise. Le Sanhédrin tombe dans le mépris, le pontificat en suspicion. On crée des pontifes sans égard aux droits de la maison d'Aaron consacrés par la loi. On se joue même à faire des grands prêtres. On tire cette dignité au sort ; et le sort amène le nom d'un paysan qu'on va chercher à la charrue, à qui, au milieu des risées des zélateurs, des lamentations du sacerdoce, on met l'éphod sur les épaules, en l'instruisant tant bien que mal de son métier. Le temple, changé en citadelle, est profané par les armes et par les cris de guerre ; les zélateurs entrent avec leurs pieds souillés jusque dans le temple intérieur[4]. Ces jaloux de la loi se raillent des prophéties de Moise ; quand on leur fait lire dans Daniel leur châtiment annoncé, ils se moquent de Daniel ; ils ont leurs prophéties à eux, qu'ils mettent au-dessus de celles du sanctuaire[5].

Alors cependant le peuple se soulève. Il supportait les proscriptions, les profanations le révoltent. Sous la conduite d'Ananus, le girondin de cette terreur, il marelle contre les zélateurs établis dans le temple. La première enceinte est forcée. Les zélateurs sont rejetés dans le temple intérieur. Là, un scrupule de mosaïsme arrête Ananus et le peuple ; souillés par le combat, ils n'osent pénétrer dans cette enceinte fermée à quiconque est impur ; ils ne veillent pas commettre le sacrilège qu'ils reprochent à leurs ennemis. Ils se contentent de garder les portes, attendant ou qu'une purification solennelle leur en permette l'entrée, ou que la faim, la peur, le repentir, les ouvrent sans combat.

C'est alors que Jean de Giscala et le parti galiléen commencent à se montrer. Jusque-là Jean flattait Ananus, il se montrait dévoué à la cause du peuple. Il se propose maintenant comme négociateur ; il va du temple à la ville et de la ville au temple ; dans la ville, il endort Ananus et lui parle de sa victoire assurée ; au temple, il effraye Éléazar et lui parle de sa perte certaine : et, quand il le voit sans ressource, il glisse à l'oreille des zélateurs le terrible conseil d'appeler à leur secours les Iduméens[6].

Il faut dire ici ce qu'était, non pas cette faction, mais cette race qui entre maintenant sur la scène. Les Iduméens (Edomites) étaient une nation de pâtres, et au besoin de brigands, qui occupait primitivement les montagnes au midi de la mer Morte, mais s'était depuis étendue et possédait Hébron, à cinq lieues ; de la ville sainte. Ces demi-sauvages, descendants d'Ésaü, prosélytes assez récents..et médiocrement instruits de la loi de Moise, étaient juifs par le fanatisme, païens par les mœurs. C'était un peuple tumultueux et indiscipliné, toujours enthousiaste de la révolte et heureux des changements. Une flatterie suffisait pour leur faire prendre les armes, et ils couraient au combat comme à une fête. Le nom d'Édom est encore aujourd'hui pour les Juifs un nom de haine qu'ils donnent à tous les étrangers. Éléazar lui-même devait y regarder à deux fois avant de livrer Jérusalem à de tels amis[7].

Il se décide pourtant. Une lettre est adressée aux chefs Iduméens et leur dénonce Ananus comme ami des Romains, prêt à ouvrir à ceux-ci les portes de Jérusalem, et bloquant dans le temple les derniers défenseurs de la liberté. Deux hommes dévoués portent cette lettre et y ajoutent d'ardentes paroles. La nouvelle circule bientôt dans toute la race d'Édom. Les chefs, comme des inspirés ou des furieux, courent de bourgade en bourgade, dénonçant la guerre sainte. Au bout de peu de jours, vingt mille de ces pâtres, selon Josèphe, sont au pied des murs de Jérusalem, dont les portes se ferment à leur approche. Du haut d'une tour, Jésus, fils de Gamala, parlemente inutilement avec eux. Ils persistent à ne pas se retirer, comme les chefs du peuple persistent à ne pas leur ouvrir.

Une nuit d'orage vient mettre un terme à cette attente. Au milieu de la pluie et des éclairs, tandis que les Iduméens, campés aux portes, veillaient s'abritant tant bien que mal sous leurs boucliers ; tandis que la milice de Jérusalem, simple garde nationale, peu amie des veilles, surtout par les pluies de l'hiver, dans laquelle les riches, fatigués, se faisaient, comme il est d'usage, remplacer par des pauvres qu'ils payaient[8], était censée garder les entrées du temple intérieur et dormait couchée sous les portiques : quelques-uns des zélateurs, favorisés par l'ouragan, s'arment des scies et des haches du sanctuaire, ouvrent avec ces instruments les portes de l'enceinte dans laquelle ils sont enfermés, traversent les postes de la milice sans les éveiller, descendent dans la vallée de Tyropœon, qui longe le temple à l'ouest, la suivent jusqu'à la porte de la ville, forcent cette porte, donnent l'éveil aux Iduméens et rentrent avec eux dans Jérusalem et dans le temple. Il n'y eut plus de combat, il n'y eut qu'une tuerie. Seuls, parmi la milice hiérosolymitaine, quelques jeunes gens des meilleures familles, plus aguerris et mieux armés, résistent un instant et sont taillés en pièces ; le reste jette les armes, s'enfuit en masse, se laisse acculer dans un coin du temple, où la dernière ressource est de se jeter du haut des murs dans la ville et de se briser. Tout cela se passe à la lueur des éclairs, au bruit d'un vent impétueux, aux cris sauvages des Iduméens, aux hurlements des femmes épouvantées. Il était évident, dit Josèphe, que cette nuit-là la nature avait été troublée pour perdre les hommes[9].

La terreur est donc rétablie ce jour-là, et une triple terreur, puisque le gouvernement, s'il faut l'appeler ainsi, se compose des zélateurs, des Galiléens et des Iduméens. Le massacre commencé dans le temple se continue dans la ville. Commencé le jour de l'irruption, il se continue les jours suivants. Les Iduméens cherchent partout Ananus et Jésus qu'on leur a donnés comme les deux grands coupables, les deux grands amis de Rome. Ananus était comptable à la justice de Dieu d'un autre crime que les Iduméens ne lui imputaient pas ; c'était lui qui, au mépris et de la loi judaïque et de la loi romaine, avait martyrisé l'apôtre saint Jacques. Tous deux sont tués et jetés nus, hors de la ville, à la dent des chiens ; quelques-uns de ces jeunes gens qui avaient fait la force de la milice sont emprisonnés et torturés pour extorquer d'eux une rançon ; ils expirent dans les tourments. Les parents des morts n'osent pas les ensevelir, n'osent pas les pleurer ; pendant la nuit et en se cachant, ils jettent un peu de terre sur ces cadavres. Ce refus de la sépulture qu'on accordait même aux crucifiés, témoignait un bien complet oubli de la loi de Moïse. On sait quelle impureté légale entraînait un cadavre pour celui qui le touchait, pour la chambre et la ville où il était abandonné[10].

Au milieu de ces tueries, un seul homme eut des juges. Mais cette justice fut une ironie amère. Quand les zélateurs voulurent s'attaquer à Zacharie, fils de Baruch, homme riche, populaire et ami de la liberté, il leur prit une fantaisie de légalité. Ils constituèrent un sanhédrin ; soixante-dix juges siégèrent au consistoire Gazith, depuis longtemps abandonné : et là, bien qu'au milieu des épées nues des zélateurs, ils prononcèrent un acquittement. Mais les clameurs des hommes armés protestèrent contre cette sentence ; et, dans le temple même, deux des zélateurs frappèrent Zacharie : Voilà, disent-ils, l'absolution que nous te donnons, elle vaut mieux que celle de tes juges. Ils jetèrent son cadavre du haut du mur dans la vallée de Tyropœon, et renvoyèrent les juges bâtonnés pour enseigner à Jérusalem quelle liberté elle devait attendre de leur parti[11].

Cette tyrannie dura longtemps encore. Au printemps suivant, pendant que les Romains achevaient de soumettre la Galilée, la Samarie, les côtes de la mer ; pendant que la Pérée, la rive gauche du Jourdain subissait leur joug, dans la Judée et dans Jérusalem rien n'était changé. L'insurrection et le brigandage, refoulés partout ailleurs, n'en étaient que plus puissants dans ce coin qui lui restait.

La campagne était toujours dominée par les sicaires. Ce parti, qui n'était guère que le parti du brigandage, était maître de Massada et avait fait sa place d'armes de cette inexpugnable citadelle du roi Hérode. Quand Jérusalem, sous Ananus, avait eu un gouverneur régulier, elle avait un peu contenu ces brigandages ; depuis que Jérusalem, sous Eléazar et Jean de Giscala, était livrée à une multiple tyrannie, le brigandage marchait la tête haute. En plein jour, à la fête des Azymes (14 xantichus, 4 avril, 68), la ville d'Engaddi avait été surprise par les sicaires ; tous les hommes avaient pris la fuite ; 700 femmes ou enfants avaient péri ; la cité avait été pillée ; les maisons détruites. Éléazar, fils de Jaïr, était maître hors de Jérusalem autant qu'Éléazar, fils de Simon, était maître dans l'enceinte du temple[12].

Dans la ville, c'était toujours le double gouvernement et la double terreur d'Éléazar, chef des zélateurs, et de Jean, chef des Galiléens. Il est vrai que les Iduméens, mobiles comme toutes les races barbares, avaient fini par se repentir et avaient quitté Jérusalem, ou s'apercevant, comme dit Josèphe, qu'on les avait trompés, ou peut-être tout simplement rassasiés. Mais, en forme d'adieu, ils avaient ouvert les prisons, et avaient jeté sur Jérusalem 2.000 malfaiteurs délivrés, leurs dignes remplaçants.

Le parti patriotique ainsi grossi continuait à égorger. Les zélateurs proscrivaient, et, comme de juste, la proscription tombait sur les premiers fauteurs de la révolution, maintenant dépassés. Ainsi périrent Gorion, homme d'illustre naissance, mais démocrate et plein d'esprit libéral[13]. Ainsi Niger le Péraïte, un des héros de la victoire sur Cestius : Niger ne demanda que la grâce d'être enterré ; on la lui refusa, et il mourut, appelant sur ses meurtriers la peste, la famine, et les Romains, qui ne manquèrent pas à son appel.

Quant aux Galiléens, ils avaient des façons particulières d'agir : ils assassinaient, mais avec raffinement et élégance. Les guerres civiles dépravent promptement les mœurs ; j'ai dit ce qu'était Rome à cette époque ; on sait ce qu'étaient les mœurs au temps de la Ligue et de la Fronde. Des vices abominables dont les Israélites s'étaient jusque-là préservés et qu'ils se faisaient honneur de détester avaient gagné le parti galiléen. Vêtus en femmes, parfumés, le fard sur le visage, ils erraient par les rues, quand tout à coup un poignard sortait de dessous leur chlamyde de pourpre et la courtisane devenait assassin[14]. Au milieu de ces angoisses. le pauvre parti pacifique ou modéré, qui avait vu ses chefs mis à mort, sa milice désarmée, sa jeunesse égorgée, était réduit à des femmes, à des enfants, à des vieillards, à des gens ruinés qui ne demandaient que la mort, à des riches qui s'épuisaient d'argent et de ruses pour tromper la garde et s'enfuir au camp romain.

C'est alors que l'on conseillait à Vespasien, libre encore des préoccupations de l'Occident, de marcher droit sur Jérusalem et d'anéantir cette rébellion qui se déchirait de ses propres mains : Non, dit-il ; en les menaçant d'une attaque décisive, nous ferions cesser leurs discordes. Attendons, laissons-les se décimer. Dieu est plus grand général que moi, et Dieu se prépare à nous les livrer sans combat[15].

Bientôt, en effet, la terreur judaïque allait se compliquer encore. Chez ces hommes, dont aucun ne sut commander, il y avait une insatiable ambition de commander. Les deux princes hérodiens, Costobare et Saül, avaient voulu se faire rois. Manahem avait eu la même prétention. Son successeur, Éléazar, régnait à Massada. L'autre Éléazar, le zélateur, trônait dans le temple. Jean de Giscala, dans Jérusalem, avait ses gardes, ses sentences de mort, sa royauté. Et un quatrième roi d'Israël, un quatrième parti, une quatrième bande armée, s'élevait déjà. Simon Bar-Gioras, c'est-à-dire fils de Gioras, était le bandit judaïque à sa plus haute puissance. Il avait un corps robuste plutôt qu'une âme intelligente, une audace brutale, et, comme tous les autres, une ambition sans limites. Il avait commencé par quelques brigandages dans l'Acrabatène (au midi de la mer Morte), et il avait été poursuivi alors qu'un peu d'ordre régnait encore à Jérusalem. Il avait demandé asile aux sicaires de Massada ; et ceux-ci, se défiant déjà de son ambition, l'avaient accueilli, lui et ses femmes, non dans la citadelle, mais dans la ville située au pied du rocher. C'est là qu'en se montrant brigand plus hardi qu'eux-mêmes, il avait gagné leur confiance ; il leur avait fait hasarder leurs courses plus au loin ; lui-même, loin des créneaux de Massada, à Naïn (Beni-Naïm vers Hébron), il avait fini par se bâtir un château-fort à lui, et une retraite cachée où il enfouissait dans des cavernes l'or de ses brigandages ; il était devenu, en ce temps et en ce pays de voleurs, le héros de son temps et de son pays. Son parti était nombreux ; car il se formait des proscrits et des fugitifs de tous les autres partis ; — riches ruinés par la guerre, — gens menacés et qui s'étaient échappés de Jérusalem, — gens désespérés qui se jetaient aveuglément dans les aventures, — gens honnêtes que la folie de leur temps transformait en brigands, — esclaves qui prétendaient conquérir leur liberté, — malfaiteurs auxquels les Iduméens avaient ouvert les portes des prisons de Jérusalem ; — tous ces milliers d'hommes, que la révolution avait jetés hors de leur voie et hors de leur bon sens, en un mot, et dans toute la force du terme, ce que les zélateurs et les

Iduméens de nos jours ont appelé le prolétariat armé. Joseph compte que Simon commandait, outre une bande régulièrement équipée, à quarante mille volontaires[16]. Il fallait cette époque pour qu'un tel homme eût une telle popularité !

Mais le vertige était universel ; on avait la folie de la destruction et de la mort. Partout où Simon passait, son armée dévorait tout ; ce qu'elle ne consommait ni ne pouvait emporter, elle le brûlait ; elle foulait la terre aux pieds pour la rendre stérile. Comme une forêt demeure sans feuilles après le passage d'une nuée de sauterelles, le sol derrière eux demeurait sans un arbuste et sans une touffe d'herbes. Simon ravagea ainsi l'Idumée, saccagea la ville d'Hébron ; et Jérusalem vit rentrer dans ses murs, en fugitifs, les Iduméens qui y étaient entrés naguère en dévastateurs.

Les Robespierres de Jérusalem commencèrent alors à s'inquiéter du Babeuf de Nain. Les zélateurs étaient déjà sortis en plaine contre lui et avaient été vaincus. Ils essayèrent une autre manière de le subjuguer ; au moyen d'une embuscade ils enlevèrent une des femmes de Simon et l'emmenèrent comme otage à Jérusalem. Simon la redemanda, non par la prière, mais par la menace. Il campa sous Jérusalem, sans essayer un assaut ; mais, pareil, dit Josèphe, à une bête féroce blessée qui, ne trouvant pas celui qui l'a frappée, se jette sur le premier venu. Tout ce qui sortait des portes était saisi ; les uns étaient mis à mort ; les autres, envoyés dans la ville les mains coupées, étaient chargés de dire, au nom de Simon, qu'il avait juré devant Dieu, une fois maître de Jérusalem, de traiter ainsi hommes et femmes, enfants et vieillards, coupables et innocents jusqu'au dernier. On eut peur, et sa femme lui fut rendue[17].

Mais ce jour-là (chose étrange, bien qu'elle soit commune clans les temps de révolution), Simon devint le héros du peuple de Jérusalem et l'espérance du parti de la paix. La détresse de cette ville était si grande I investie au dehors par Simon ! opprimée au dedans par Jean et Éléazar ! qui fuyait pour échapper à ceux-ci tombait aux mains de celui-là. Le parti de la paix, c'est-à-dire le parti de tout le monde, tenta une dernière révolte. Il s'adjoignit les Iduméens fugitifs, ces assassins de la veille qu'il acceptait aujourd'hui pour sauveurs. Une fois encore, zélateurs et galiléens furent refoulés dans le temple ; mais, fortifiés dans cette citadelle, prêts à. en sortir au premier moment favorable, on ne pouvait ni les y laisser ni les y forcer. Les pontifes délibérèrent ; ils ne virent d'espérance contre les ennemis du dedans qu'en l'ennemi du dehors ; et Simon, ce type suprême du voleur de grand chemin, fut appelé dans les murs comme un libérateur (3 xanthicus - 13 mars, 69). On ne pouvait à cette époque demander aide contre un bandit qu'à un bandit.

Ce fut ici la dernière phase de la révolution judaïque, et la situation définitive, quoique violente, dans laquelle, un an après, elle devait recevoir le coup de grâce. Jérusalem avait eu d'abord le gouvernement régulier des pontifes, puis la tyrannie d'Éléazar ; une première tentative de réaction lui avait valu la double tyrannie d'Éléazar et de Jean ; sa seconde tentative lui valait la triple tyrannie, d'Éléazar, de Jean et de Simon.

La position fut celle-ci : Simon, appelé dans Jérusalem par les pontifes, caserné avec dix mille de ses bandits et cinq mille Iduméens, sur la montagne de Sion d'où il assiégeait le temple ; — Jean, avec ses six mille galiléens occupant.il la première enceinte du temple et la défendant contre Simon ; — enfin Éléazar avec deux mille quatre cent zélateurs occupant le temple intérieur, le sommet de la sainte montagne, et la défendant contre Jean (car ces deux héros de la révolution judaïque étaient brouillés l'un avec l'autre, et Éléazar, comme dit Josèphe, avait formé une sédition dans la sédition) : — Simon, ayant pour lui le nombre de ses soldats et les dernières espérances du peuple, Éléazar, sa situation dominante ; Jean, son indomptable énergie ; — Jean se défendant à droite et à gauche, au-dessous de ses pieds et au-dessus de sa tète, élevant aux quatre coins de l'enceinte extérieure quatre tours de bois destinées à écraser Simon ; dressant contre le temple intérieur des machines qui envoyaient leurs boulets de pierre à Éléazar : quand les zélateurs enivrés du vin du temple et las des combats de la journée, se laissaient aller au repos de la nuit, Jean, tranquille de ce côté, se précipitant sur Jérusalem, comme un vautour, et avant que Simon n'eût eu le temps de descendre de son campement de Sion, incendiant un des quartiers de la ville basse.

Et entre ces trois partis, ces trois armées, ces trois dominations, cette double guerre, ce double siège, le vrai peuple de Jérusalem, chassé de partout où les gens de guerre avaient besoin de se loger, vivait entassé, tremblant, désespéré. dans la ville basse ; se réveillait sans cesse aux cris du combat ; voyait ses maisons détruites ; ses magasins où le gouvernement des pontifes avaient entassé des vivres pour plusieurs années[18], anéantis par la flamme ; tout ce qui avoinait le temple nivelé au ras du sol par la main tantôt de Jean, tantôt de Simon.

Les sacrifices, il est vrai, se faisaient toujours au temple ; par un accord tacite, galiléens et zélateurs laissaient pénétrer les adorateurs jusqu'à l'autel, avec quelque difficulté s'ils étaient Juifs, sans difficulté s'ils étaient étrangers, parce que, ceux-ci une fois entrés, on les tuait. Mais souvent les pierres lancées par Jean de Giscala interrompaient le sacrifice et écrasaient le prêtre sur l'autel. Le temple était changé en place d'armes ; les catapultes garnissaient le portail sacré. Les cèdres accumulés par le roi Agrippa pour l'embellissement du sanctuaire étaient employés à construire des tours pour l'assiéger. Le temple était souillé de sang et de cadavres ; ses défenseurs marchaient sur des morts qu'ils n'avaient ni le loisir ni la place d'enterrer.

Cela dura une année entière. Pendant une année entière, et surtout pendant les neuf mois d'un précieux et complet répit que donna à Jérusalem la guerre de Vespasien contre Vitellius (juillet 69 à avril 70), Simon ne cessa pas de tenir Jean assiégé, Jean de tenir assiégé Éléazar ; et Jérusalem, qui inscrivait sur ses monnaies l'an II ou l'an III de la liberté[19], Jérusalem partagée entre trois tyrans ne fut pas même assez libre pour faire pencher la balance en faveur de l'un ou de l'autre[20].

Cette lutte n'eut pas de terme, parce qu'en effet à aucun des trois hommes qui se disputaient l'empire il ne pouvait être donné de dominer la révolution qu'ils avaient faite. Dans la révolution judaïque ni la majorité, ni même la minorité, n'eut jamais dans son sein l'esprit de concert ni l'esprit de commandement. Aucun chef, aucun pouvoir, n'en devait sortir. A l'heure même de son agonie, elle ne comprit pas le besoin d'être unie et d'être commandée.

Il est vrai que l'esprit de commandement défaillait également à Rome. Néron, Galba, Othon, Vitellius, s'y succèdent en peu de mois ; mais pourtant ils règnent. Jean, Éléazar, Simon, luttèrent éternellement sans jamais se dominer. Ils luttèrent jusqu'au jour où ils périrent ensemble et leur révolution avec eux. C'est une terreur où Robespierre n'a jamais vaincu Danton, ni Danton Robespierre.

C'est que l'esprit de commandement est un don de Dieu. C'est par lui que règnent les rois. C'est même par lui en un sens que règnent les tyrans et les tribuns. C'est Dieu qui fait ces hommes, auxquels les hommes sentent qu'ils doivent obéissance. Il les donne humains et sages quand il veut bénir les peuples  ; durs et méchants, quand il veut les punir. Quand il veut perdre une nation, il cesse de lui donner de tels hommes.

A la fin cependant, un cri de tardif repentir s'éleva du sein de ce peuple ; Israël regretta sa révolte contre Rome ; sa conscience ne savait pas remonter plus haut. Femmes et vieillards, qui seuls en dehors des partis armés échappaient à la prison et à la mort, se mirent à appeler l'aigle romaine comme une libératrice, au moins comme une plus douce ennemie. Mais le repentir, le retour vers Rome, mais la paix était la seule chose que tous les partis s'accordassent à éloigner, également fanatiques d'une indépendance impossible ou plutôt de leur propre despotisme. Les portes étaient gardées. Qui voulait s'enfuir était l'ami des Romains, l'ennemi de Simon et d'Éléazar, de Jean comme de Simon. Tous trois, bien qu'ils s'entr'égorgeassent, étaient des Patriotes vertueux, également hostiles aux mauvais citoyens et disposés à verser le sang impur. Ils ne se disputaient autre chose que le droit de sauver la patrie par le meurtre.

Ainsi se passa cette terrible année 69, année de révolte et de démence universelle. Si, à ce moment, Jérusalem avait trois maîtres ennemis les uns des autres, Rome était de même déchirée entre Vitellius et Vespasien ; l'Italie était dévastée ; Crémone brûlait ; les rives du Rhin étaient en armes ; Marie soulevait la Gaule et Velléda la Germanie, comme dieux ou comme prophètes, ni plus ni moins que les inspirés d'Israël. Romains contre Romains assiégeaient le Capitole, de même que Juifs contre Juifs assiégeaient le temple, et le Capitole s'écroulait dans les flammes, comme le temple devait bientôt y périr. La fièvre de l'insurrection avait saisi tous les peuples ; mais chez les factieux du judaïsme elle avait quelque chose de fanatique et d'insensé. C'était un accès de delirium tremens infligé à cette révolution qui tournait son épée contre elle-même et se déchirait devant l'ennemi.

Et pendant ce temps l'ennemi, quelque préoccupé qu'il fût de ses propres révolutions, ne laissait pas que de gagner du terrain sur la révolution israélite et de lui reprendre fragment par fragment la terre sainte.

Dans les deux années qui s'étaient écoulées depuis la soumission de la Galilée, Vespasien avait suivi cette marche lente et circonspecte qui tendait à détacher peu à peu Jérusalem de tous ses appuis et à y refouler l'insurrection pour l'y écraser par un dernier coup. Chaque campagne avait resserré davantage le cercle autour de la ville sainte.

En 67, la Galilée avait été soumise, et le littoral de la mer repris. Jérusalem s'était trouvée ainsi menacée l'ouest et par le nord.

En 68, la reddition de Gadara (4 dyster, 12 février) avait ouvert à Vespasien la Pérée, qui forme la rive gauche du Jourdain, depuis le lac de Tibériade jusqu'à la mer Morte. Le tribun Placidus, avec trois mille cinq cents hommes seulement (tant l'insurrection avait de faibles racines de ces provinces !), avait pourchassé tout le long de cette rive la nombreuse bande d'insurgés qui avait occupé Gadara ; il avait fini par l'acculer au Jourdain, avait comblé le fleuve de leurs cadavres, et avec des barques les avait poursuivis jusque sur la mer Morte[21]. La révolte judaïque s'était trouvée par là refoulée et circonscrite du côté de l'Orient. Et, en même temps que Placidus, Vespasien, parti du côté de l'Occident, avait complètement contourné Jérusalem, lui enlevant Lydda, Thamna, assiégeant Emmaüs, ravageant l'Idumée, et se retrouvant à Jéricho (3 dœsius, 22 mai) avec son lieutenant, vainqueur de la Pérée. Jérusalem s'était ainsi trouvée investie entre les forts et les campements romains de Jéricho, d'Adida, d'Emmaüs, à six, cinq, deux lieues et demie de distance[22].

Dans la campagne de 69 (commencée le 5 dœsius, 13 mai), les toparchies les plus voisines à l'occident de Jérusalem avaient été soumises ; l'Idumée, au midi, complètement subjuguée ; Vespasien avait chevauché en vue des murs de la ville sainte. Il ne demeurait plus à l'insurrection, hors de Jérusalem, que trois châteaux forts voisins de la mer Morte, Hérodion, Massada, Machéronte ; ce n'était plus une guerre qui restait à faire, mais un siège[23].

On en était là (juillet 69), et Vespasien se préparait à entreprendre ce siège, quand sa proclamation à l'empire, son départ pour l'Égypte, l'attente d'une nouvelle révolution dans les affaires romaines, étaient venus suspendre pour quelques mois ses opérations militaires.

J'ai dit comment le patriotisme éclairé et exalté du judaïsme veilla à ce que cet ajournement ne nuisit en rien aux affaires de Rome. Depuis l'entrée des Iduméens à Jérusalem, Rome eut le temps d'avoir ses quatre révolutions, de voir tomber Néron, Galba, Othon, Vitellius, et d'être enfin pacifiée sous Vespasien, sans que les déchirements de Jérusalem eussent eu leur terme et sans que les Juifs eussent employé ce répit à autre chose qu'à s'entr'égorger. Aussi, au printemps de 70, lorsque les querelles de l'empire furent définitivement terminées, Vespasien reconnu partout, le Danube tranquille et la Gaule à peu près apaisée ; pendant que le Capitole commençait à se rebâtir et que Céréalis reprenait la campagne contre les Germains ; Titus, que son père avait laissé en Judée[24], put, libre de toutes les préoccupations de la guerre civile, reprendre au point où elle en était restée le printemps précédent la petite affaire un peu oubliée au milieu de tant de secousses, de l'insurrection de Jérusalem.

 

 

 



[1] Gesch. der Religion J. Ch., t. VII, p. 65.

[2] Josèphe, IV, 10-11 (3, 1-5). Nam pervicacissimus quisque illuc confugerat, eoque seditiosius agebant. Tacite.

[3] Josèphe, V, 11 (3, 5).

[4] Voir Josèphe, IV, II, 12 (5, 6, 7).

[5] Josèphe, IV, 22 (6, 35).

[6] Josèphe, de B., IV, 14,15 (3, 13, 14 ; 1, 1).

[7] Josèphe, IV, 15 (4, 1).

[8] Josèphe, IV, 13, 14 (3, 11, 42).

[9] Josèphe, IV, 16, 17 (4, 5-7 ; 5, 1).

[10] Le corps du criminel ne demeurera pas la nuit sur le bois. Tu l'enseveliras le même jour, et tu ne souilleras pas la terre que l'Éternel t'a donnée. Deutéronome, XXI, 22. — Celui qui aura touché le corps d'un homme demeurera impur pendant sept jours. Nombres, XIX, 1.

[11] Josèphe, IV, 19 (5, 4). On a cru reconnaître en ce personnage Zacharie, fils de Barachie, dont parle Notre-Seigneur, comme ayant été tué entre le vestibule et l'autel. Il faudrait alors donner un sens prophétique aux paroles de l'Évangile, qui semble bien plutôt parler historiquement. N'est-il pas plutôt question de Zacharie, fils de Joiada, lapidé sous le roi Joas, et dont le sang, selon une tradition judaïque, demeura bouillant sur le seuil du temple, jusqu'au jour où Nabuchodonosor vint le venger par le sac de Jérusalem, et où cette empreinte disparut ? — Voyez Matthieu, XXXIII, 35. — Stolberg, Gesch. der Religion J.-C., 1re époque, 1re période, 1, 16, § 14, t. VII. Le docteur Sepp, Vie de N. S. J.-C., 2e part., VI, 17.

[12] Josèphe, IV, 24 (7, 2).

[13] Josèphe, IV, 6, 1.

[14] Josèphe, IV, 34 (9, 10).

[15] Josèphe, IV, 21 (6, 2).

[16] Josèphe, IV, 5 (9, 7).

[17] Josèphe, IV, 32 (9, 8).

[18] Pour vingt et un ans, selon les rabbins, qu'il ne faut pas prendre à la lettre. Mss Gittin. 56, cité par Jost, VII, 19 ; et aussi Josèphe, V, 3, 4 (I, 4).

[19] Ces monnaies sont au nombre de celles qu'on appelle à tort samaritaines. Elles portent d'un côté une feuille de vigne, de l'autre un calice à deux anses (le vin des sacrifices). — Voyez Reland, de Nummis Samaritanis, dissert. V. — M. de Saulcy, Études sur l'art judaïque, X. — C'est sur ces monnaies que, pour exprimer le mot de liberté, ou a employé un terme inconnu à la langue des Livres saints.

[20] Sur tout ce qui précède voyez Josèphe, IV, 34 (12) ; V, 1-5 (1) ; et Tacite, résumant et confirmant Josèphe : Tres duces, totidem exercitus. Extrema et latissima mœnium Simo (quem et Bargioram vocabant) medianu urbem Joannes, templum Eleazarus firmaverat. Multitudine et armis Joannes et Simo, Eleazarus loco pollebat. Prælia, dolus, incendia inter ipsos, et magna vis frumenti ambusta. V, 12.

[21] Josèphe, IV, 25 (7, 3).

[22] Josèphe, IV, 26-28 (8 ; 9, 1).

[23] Josèphe, IV, 33 (9, 9). — Vespasianus intra duas æstates, cuncta camporum omnesque, præter Hierosolymam,urbes victore exercitu tenebat. Tacite, Hist., V, 10.

[24] Suétone, in Tit., 5 ; Tacite, Hist., V, 1 ; Josèphe, IV, 42 (II, 5).