La cause de Rome abandonnée par ses soldats, défendue seulement par un chef étranger : là était en effet le péril de la puissance romaine, mais là aussi était le secret de sa force. Si la puissance romaine eût été une puissance purement militaire, ce jour-là elle était perdue. Sur toute la ligne du Rhin, sa force militaire était détruite, ses soldats eux-mêmes servaient sous un drapeau ennemi, ses forteresses étaient aux mains de la révolte. Toute la Germanie, sur la rive droite et sur la rive gauche, c'est-à-dire les populations les plus énergiques qu'elle eût rencontrées et hors de son empire et dans son empire, étaient presque unanimement soulevées. Ce qui lui restait fidèle, ou plutôt ce qui ne l'avait pas trahie, c'étaient des populations gauloises, populations peu militaires : et qui savait si, à la suite de Trèves et de Langres, l'insurrection n'allait pas les entraîner toutes ? si le nord-est de la Gaule, la Gaule tout entière, n'allait pas être, non-seulement à réprimer, mais à reconquérir ? Et cette conquête nouvelle, plus difficile peut-être que la conquête première, avec quelles forces eût-il fallu la faire ? Avec une armée à peine sortie de la guerre civile, encore chaude de toutes les passions désordonnées qu'elle avait inspirées ; une armée habituée à l'indiscipline, à l'insurrection, à la violence, au pillage ; une armée dont chaque légion, pour ainsi dire, était devenue à elle-même une patrie et s'était rendue indifférente à la patrie commune ; une armée qui, depuis deux ans, ne faisait que guerroyer contre elle-même ; dans laquelle les nationalités diverses se relevaient avec leurs rivalités, leurs haines, leurs ambitions, leurs espérances de liberté ; une armée propre à faire la révolte bien plus qu'à la réprimer. Telle eût été le sort d'une puissance qui se serait imposée militairement au monde et n'aurait jamais compté que sur ses légions ; qui, même en gouvernant les peuples avec douceur, en leur laissant leur vie et leurs lois, ne se serait pas souciée de les appeler à elle et se serait posée vis-à-vis d'eux, comme les Anglais aux Indes, dans son orgueilleuse et inaccessible originalité. Mais il n'en était pas ainsi ; Borne ne faisait point venir à elle de force, mais elle y appelait ; elle ne contraignait pas les peuples à devenir Romains, mais elle leur faisait désirer de l'être. Elle ne leur imposait pas sa nationalité comme une nécessité, mais elle la leur faisait souhaiter comme une récompense. Elle avait, en un mot, une puissance d'attraction volontaire et réfléchie qui faisait tout le secret de sa force ; et c'est cette puissance d'attraction qui me semble se manifester d'une manière frappante, quand je vois la cause de l'empire, abandonnée par les légions romaines, et que soutient seule sur la Meuse le Batave Labéon. Et elle-même, l'insurrection qui s'élevait contre Rome, était bien moins germanique, bien plus romaine qu'elle ne prétendait l'être. Ces généraux de la révolte, ces descendants des rois nationaux, ces chefs de clans, ces commandants héréditaires des peuplades germaniques ou gauloises, ces sénateurs de Langres ou de Trèves, ces candidats au futur empire des Gaules, qui étaient-ils ? des Romains. Toute leur vie, et cela depuis deux ou trois générations peut-être, ils avaient parlé le latin, revêtu la toge, servi sous les aigles, sacrifié aux dieux de Rome, porté des noms romains. Seul dans cette histoire, le paysan Marie porte un nom national ; les autres, s'ils ont un nom barbare, l'ont dissimulé sous une appellation plus civilisée. Les chefs d'insurrection de la Gaule, depuis Auguste, s'appellent Julius Florus, Julius Sacrovir, Julius Vindex, Julius Tutor, Julius Paulus, Julius Sabinus ; Claudius Civilis, Classicus, Tullius Valentinus[1] : ce qui veut dire qu'ils étaient citoyens romains, et qu'ils portaient le nom des familles impériales Julia et Claudia, par lesquelles leurs ancêtres avaient été admis à cet honneur, comme l'esclave portait le nom du maître qui l'avait affranchi. Rome les avait associés à sa vie, les avait admis dans son sein, et, en leur donnant place dans la cité reine, elle les avait grandis dans leur propre cité. De plus, que rêvaient-ils ? lin empire gaulois, c'est-à-dire quelque chose de profondément étranger à leurs souvenirs nationaux et aux habitudes de leurs cieux ; une idée toute romaine, une contrefaçon de l'empire des Césars. Le chef trévir Classicus venant recevoir le serment des légions à cet empire des Gaules, paraissait devant elles avec les insignes du commandement romain ; le chef lingon Julius Sabinus, soi-disant bâtard de Jules César, en même temps qu'il soulevait sa ville contre Rome, se faisait saluer du titre de César[2]. Et, si Rome et les choses romaines exerçaient un tel pouvoir sur ceux qui se révoltaient contre elle, qu'était-ce sur des esprits plus calmes ? Là, ce n'étaient pas seulement les habitudes du langage, de la civilisation, des mœurs, des alliances, qui rattachaient les hommes à la cause romaine ; c'étaient les réflexions de la politique et la prévoyance de l'avenir. La Gaule pouvait-elle être indépendante sans être barbare ? Pouvait-elle être une en se séparant de Rome ? Cet empire gaulois n'était-il pas une chimère ? Tant de cités, ou plutôt tant de nations diverses, en guerre les unes avec les autres au temps de leur liberté, en rivalité depuis qu'elles étaient sous le joug ; différentes, comme dit César[3], d'origine, de mœurs, d'institutions, même de langage ; qui s'étaient divisées, les unes pour Néron et pour Vitellius, les autres pour Othon et Galba, les unes pour l'indépendance germanique, les autres pour la domination romaine ; sauraient-elles s'entendre et s'accorder dans la difficile épreuve, inouïe pour la Gaule et inouïe pour l'antiquité, d'un gouvernement commun entre des peuples également libres ? Avec la barbarie germanique de l'autre côté du Rhin, avec la puissance romaine de l'autre côté des Alpes, toutes deux redoutables et redoutées, sauraient-elles se défendre et de l'une et de l'autre ? Aussi, plus la cause de l'indépendance cherchait à se propager vers le Midi, loin de la Germanie et loin du Rhin, plus elle trouvait fortes les réflexions et les appréhensions de cette nature. Si des cités gauloises, quoique nées de sang germanique, s'étaient montrées hostiles à l'insurrection ; si Trèves elle-même l'avait combattue avant de s'y joindre ; si la cité de Cologne n'y avait adhéré que sous l'empire de la force et en atténuant son adhésion autant que possible : à plus forte raison les cités belges, Nervii ou Betavii (Tournay, Cambray), longtemps révoltées contre la révolte, ne l'avaient-elles acceptée que malgré elles. A plus forte raison encore, les Gaulois purs, les Celtes et les Aquitains, qui avaient pris parti pour Vindex et pour Galba, hésitaient-ils à se soumettre à l'indépendance semi-germanique que leur apportait un Civilis ou un Classicus. Cette partie de la Gaule, riche, civilisée, agricole, peu militaire, ne se souciait pas beaucoup du contact de ces rudes Bataves et de ces Germains envahisseurs et pillards. La réapparition du druidisme, cette religion sauvage et sanguinaire, la flattait peu. Ils commençaient à découvrir, peut-être pour la première fois, que l'empire romain était plus nécessaire qu'on ne pensait à la Gaule et au monde, et que mieux valait vivre sous cette tutelle que dans la liberté sauvage des vieux Gaulois. Aussi la Gaule, livrée à elle-même, affranchie de la présence des aigles, se gardait-elle de proclamer avec Civilis son propre empire et de se jeter impatiemment sur sa liberté. Mise en demeure d'être libre, elle se permettait de réfléchir ; sommée, au nom de la force, de devenir libre, elle se permettait de résister. Le premier acte des Lingons soulevés avait été de se jeter sur leurs voisins depuis longtemps détestés, les Séquanes (Franche-Comté) : telle devait être cette liberté et cette unité de la Gaule ! Mais les Séquanes avaient repoussé par la force l'indépendance apportée par la force. Ils avaient fait plus, et, pénétrant sur le territoire de Langres, ils avaient reconquis cette cité au joug romain. Le César gaulois Julius Sabinus avait été obligé de se cacher en se faisant passer pour mort ; et la seule nation d'origine purement gauloise, qui eût adhéré à l'insurrection, s'en était trouvée détachée par cette victoire. Mais ces sollicitations d'un côté, ces répugnances de l'autre, allaient amener une décision solennelle. Les délibérations partielles des hommes et des cités allaient se résumer en une délibération de tout le pays. Une diète générale avait été provoquée par la cité de Reims et allait se réunir dans le sein de cette ville. Du temps de l'indépendance, jamais chose pareille ne s'était vue ; la domination romaine seule l'avait rendue possible, et Auguste le premier avait réuni une assemblée de toute la Gaule. Dans la diète de Reims, en face des députés de toutes les nations, fut posée la question de l'indépendance ou de la soumission, de l'empire gaulois ou de l'empire romain. Le trévir Tullius Valentinus, orateur habile et fougueux, plaida la cause de la liberté. On l'écouta avec plaisir, on applaudit à son patriotisme et à son éloquence. On suivit d' autres conseils. La riche et prudente cité de Reims, par la bouche de Julius Auspex, souleva des objections et des craintes. Ce qui trancha la question, c'est que la Gaule eut conscience de son peu d'unité. Il fallait une capitale à cet empire gaulois. Quelle capitale ? Les rivalités se produisirent ; telle nation vantait son antiquité ; telle autre sa puissance. Les rancunes vinrent s'y joindre ; ces peuples qui, dans les luttes récentes de l'empire, avaient combattu dans des rangs opposés, ne se pardonnaient pas leurs hostilités. On n'était pas vainqueur, on était déjà divisé. Aussi préféra-t-on le présent à ce douteux avenir, et à ces rivalités la domination romaine qui coupait court à tout. On écrivit, au nom de la Gaule, une lettre amicale à la cité de Trèves, lui conseillant la paix et se faisant fort d'obtenir sa grâce : la Gaule sentait les embarras de l'empire et sa propre importance. Trèves persista ; mais toutes les autres nations gauloises demeurèrent en dehors de ce mouvement, fidèles à un empire qui n'avait plus un soldat au milieu d'elles, mais qui avait des milliers de citoyens dans leurs murs[4]. La même attraction vers Rome se faisait sentir chez des peuples, même d'origine germanique et de l'origine germanique la plus récente et la plus marquée. Au temps d'Auguste, la tribu teutonique des Ubii, avait été transplantée sur la rive gauche du Rhin ; au temps de Claude, une colonie romaine avait été fondée parmi eux, sous le nom d'Agrippine : c'est-à-dire que quelques vétérans avaient été établis dans leur pays ; que la bourgade qui en faisait le centre avait été fortifiée, constituée et consacrée comme une cité romaine ; et que, pour faciliter les alliances de ces nouveaux venus avec la population germanique, quelques droits civils, quelques démembrements du droit de cité romaine, avaient été concédés à celle-ci. Cela datait d'une vingtaine d'années seulement ; et déjà le lien était tel, les concessions avaient été si vivement appréciées, les alliances avaient été si multipliées, la civilisation romaine avait si bien gagné, que ce peuple et cette cité germanique ne se souciaient déjà plus de leur origine transrhénane et de leurs frères teutons. Il lui fallut sans doute, après la défection des légions, recevoir les insurgés, se refaire germaine, embrasser comme frères les Tenctères que l'on voyait de l'autre côté du pont du Rhin. Cologne cependant sut garder ses murs que les Teutons voulaient abattre ; sauva la vie de ses colons romains, que les Teutons lui ordonnaient d'égorger ; tint fermé le passage du Rhin que les Teutons prétendaient lui faire ouvrir : et nous verrons plus tard, à la première réapparition des aigles, Cologne se révolter contre la liberté germanique, tuer ses frères Teutons, et se retrouver aussi romaine que toute autre cité de la Gaule[5]. Il résultait de tout cela, que, malgré l'absence des armes romaines, l'insurrection avait cessé de se propager. Langres vaincue, Trèves était la seule cité gauloise de civilisation, de mœurs, mais non d'origine, qui soutint le parti de l'indépendance. La lutte était donc purement germanique, et même, on vient de le voir, parmi les peuples germaniques plusieurs ne marchaient qu'à contre cœur. Quant à la Gaule, bien plus effrayée des envahisseurs teutons que des dominateurs romains, par la délibération solennelle de Reims, elle s'était mise hors de cause. Cependant Rome, pacifiée par la victoire de la dynastie Flavia, avait commencé à s'occuper des dangers qui la menaçaient sur les bords du Rhin. Deux des légions qui avaient vaincu pour Vespasien ; une de celles qui avaient combattu pour Vitellius, facilement amnistiée par les périls de l'empire ; une légion de Bretagne ; deux autres qui occupaient la Péninsule ibérique, avaient reçu de Mucien et de Domitien l'ordre de s'acheminer vers le nord-ouest de la Gaule. Annius Gallus avait été chargé du commandement de la Germanie supérieure. Petilius Céréalis, qui partait pour gouverner la Bretagne, avait eu ordre de s'arrêter dans la Gaule et de commander la Germanie inférieure, c'est-à-dire de combattre Civilis. Le danger avait paru si grave, que Mucien et Domitien, le lieutenant du prince et son fils, avaient eux' mes fini par se diriger vers la Gaule : Domitien pour s'y donner les jouissances d'un facile triomphe ; l'autre pour tempérer la violence et les empressements téméraires de Domitien[6]. Q. Petilius Céréalis[7], sur qui tombait le poids de cette campagne, était un parent de Vespasien et un soldat des anciennes guerres. il avait combattu en Bretagne et en Judée où un des siens combattait encore ; il venait de servir devant Rome la cause de Vespasien. L'empereur commençait ainsi à remplacer par des militaires sérieux, qui seuls pouvaient désormais lui être utiles, les aventuriers d'armée qui dans les guerres civiles avaient contribué à l'élever. Céréalis n'était pourtant plus un vieux Romain : c'était déjà un héros des temps de décadence ; hardi, prompt, décidé, plein de confiance en sa fortune ; mais étourdi, sans vigilance, débauché et sacrifiant la sûreté de l'armée à ses plaisirs ; facile pour le soldat, peu exigeant en fait de discipline, prompt à amnistier les vaincus et à laver la honte des déserteurs, indulgent pour les autres comme pour lui-même. Ce n'était plus la vieille tradition romaine : c'était l'habitude nouvelle des temps de guerre civile. C'était l'école de César, non celle de Fabius. Le premier mot de Céréalis, arrivant à Mayence, fut pour rassurer la Gaule et pour se passer d'elle. Des levées avaient commencé à se faire ; il donna ordre de les cesser. Il n'avait pas besoin d'auxiliaires ; les légions suffiraient à venger la honte des légions. Il stimulait ainsi l'honneur du soldat romain, flattait ce besoin de repos qu'avait la Gaule, renonçait à des auxiliaires souvent peu fidèles. La Gaule, sûre de porter le joug, mais sûre aussi que ce joug ne serait pas aggravé, achevant de séparer sa cause de la cause teutonique, n'eut plus qu'à se croiser les bras et à demeurer spectatrice du duel qui allait avoir lieu entre Rome et la Germanie. Le duel fut sanglant, bien que le succès pût en être prévu. A mesure qu'elle recula vers les marais des Bataves, son premier berceau, l'insurrection retrouva une nouvelle vigueur. Le passage du Jura avait à peine été disputé. Une légion qui débouchait par Windisch, avait rencontré sur ce point extrême de l'insurrection quelques soldats romains transfuges, quelques auxiliaires gallo-germains (Vangions, Saravates, Tribocches) et un corps de Trévirs. A la vue des aigles, les légionnaires repentants étaient revenus à leurs drapeaux, les auxiliaires gallo-germains les avaient suivis. Les Trévirs plus compromis s'étaient repliés sur le territoire de leur nation[8]. C'est là que Céréalis les attaqua ; et là aussi il trouva les légions romaines, transfuges ou captives, ayant repris leur ancien drapeau et prêté serment à Vespasien. L'armée des Trévirs, commandée par leur orateur Valentinus, plus animée par sa parole que bien dirigée par son habileté, fut vaincue en bataille rangée près de Réol (Rigomagus). Trèves fut prise, presque reprise au bout de peu de jours par une attaque soudaine de Civilis ; elle resta cependant aux Romains. En même temps Cologne, saisissant l'occasion de redevenir romaine, se soulevait contre l'insurrection, massacrait les Germains hébergés dans ses murs, et offrait à Céréalis un double, mais un lâche trophée, la famille de Civilis qui lui avait été laissée comme otage, et une cohorte de Germains que, sous prétexte de festin, elle avait brûlés vifs dans un cabaret. De cette manière, l'insurrection, rejetée vers le Rhin, n'eut plus pied nulle part dans l'intérieur de la Gaule. Mais là aussi, sur les bords du fleuve germanique, ayant sur toute la rive droite la Germanie indépendante pour l'appuyer, elle retrouvait une force nouvelle. Elle se groupait autour du camp célèbre de Castra Vetera ; elle se cantonnait dans les marais du Rhin alors débordé ; et là, ces Germains, hauts de taille, légèrement armés, habiles nageurs, venaient à travers les eaux insulter et frapper de leurs longues piques le soldat romain qui chancelait sur un sol incertain. En même temps, elle s'élançait sur les eaux de la mer ; les Caninéfates, corsaires hardis, surprenaient et coulaient une flotte romaine. Cependant la fortune de Rome triompha encore. Une bataille qui dura deux jours, à la fois sur la terre et sur le fleuve, entre fantassins, nageurs et navires, rejeta Civilis loin de ces glorieux cantonnements de Castra Vetera où il avait espéré vaincre une seconde fois. Si la flotte romaine eût pu agir aussi promptement que l'armée, l'insurrection était détruite ce jour-là[9]. Mais l'île des Bataves restait encore, et, à l'est de cette île, la Germanie indépendante, prête à l'appuyer. Pendant que les chefs fugitifs des Trévirs parcouraient les vallées teutoniques, pour mendier de nouveaux secours auprès de ces nations avides de péril, Civilis choisissait sur le sol même de son pays une position dernière et désespérée. Il brûlait tout ce que possédaient les Bataves à gauche du bras principal du Rhin ; il passait ce bras et se cantonnait dans lie que formaient le Rhin, l'Océan, l'Yssel et le Zuyderzée[10]. Pour se rapprocher davantage des transrhénans ses alliés, pour se séparer davantage de la Gaule soumise à Rome, il détruisait les travaux de Drusus destinés à rapprocher les Bataves du Rhin, à les éloigner de la Germanie : le Rhin, débarrassé des digues romaines, coulait de toute l'abondance de ses eaux vers l'ouest entre les Bataves et le sol romain, ne laissant qu'un faible courant vers le nord entre les Germains et les Bataves. Civilis lançait même une flotte sur l'Océan, nombreuse, mais grossièrement construite comme celle d'un peuple qui n'avait jamais navigué que sur les fleuves, plus pittoresque que savante et qui empruntait pour faire ses voiles les étoffes rayées dont se vêtissaient ces barbares. Devant cette résistance, Céréalis fut un instant arrêté : les matériaux lui manquaient pour se faire un pont ; sa flottille du Rhin n'était pas suffisante pour envahir la côte batave ; son camp un jour fut presque submergé par le débordement du fleuve[11]. Comme plus tard, au temps de Louis XIV, la Batavie allait être sauvée par les eaux. Mais la pauvre Batavie d'alors n'était point cette marchande et cette navigatrice du dix-septième siècle, maîtresse de la mer, et riche en denrées de toute espèce. II est probable, quoique Tacite ne le dise pas, que, dans son île envahie à moitié par les eaux, Civilis mourait de faim. Il tenta un effort désespéré contre toute, la ligne romaine établie sur la rive opposée. Quatre points furent attaqués le même jour par Civilis, par son neveu Vérax, par les deux chefs trévirs Classicus et Tutor[12]. L'attaque fut vive, mais elle fut repoussée. Civilis fut réduit à abandonner son cheval et repassa le Rhin à la nage. Toute espérance cette fois était perdue ; il fallut passer sur la rive germanique. Et cependant, quelques jours après ce combat, le général romain, heureux et négligent, descendant le Rhin avec sa flottille que les troupes de terre suivaient sur la rive gauche, était surpris pendant la nuit par les Germains de la rive droite ; les tentes étaient renversé sur les soldats endormis ; les câbles coupés, les navires emmenés ; la nef prétorienne qui devait contenir le général entrainée sur le fleuve, et conduite à l'embouchure de la Lippe pour être offerte en présent à Velléda. Seulement le général n'y était point ; des voluptés clandestines, qui l'avaient éloigné de son navire et qui avaient en même temps causé son défaut de vigilance, l'avaient compromis et l'avaient sauvé. La fortune romaine triomphait donc ; elle triomphait, il faut le reconnaître, sans dureté et sans arrogance. Rome avait conscience de ses périls. L'empire, depuis deux ans, avait été trop de fois mis en question pour marchander à des ennemis en armes les conditions de la paix. Céréalis, homme de l'école de César, avait de César la clémence comme il en avait le désordre. Il n'était pas homme à prétendre écraser des vaincus qui pouvaient, renouveler la guerre. Vainqueur. de Trèves, il y avait convoqué une assemblée des deux villes gauloises révoltées ; et là, dans un discours que Tacite a admirablement recomposé pour nous, il leur avait non pas imposé, mais prêché la soumission, comme à des amis, non comme à des vaincus. Ces Lingons et ces Trévirs, persuadés d'avance, ne demandaient qu'à être rassurés ; ils se rattachèrent sans peine à un empire dont ils ne s'étaient détachés qu'avec peine et qui venait à eux avec cette clémence[13]. Céréalis n'avait pas été rigoureux même envers les soldats
passés à l'ennemi. On n'était plus au temps de l'ancienne république, et une
ignominie plus impardonnable que celle des Fourches Caudines pouvait être
pardonnée comme elle. Les soldats romains qui avaient prêté serment à
l'empire des Gaules, réunis à Metz, attendaient tristement leur sentence. Poursuivis par la conscience de leur déshonneur, les yeux
fixés vers la terre, ils ne saluaient pas l'arrivée des légions ; ils ne
répondaient pas aux paroles de consolation de leurs camarades. Cachés sous
leurs tentes, ils semblaient fuir le jour... Les
soldats des légions victorieuses, eux au contraire, avaient les yeux tournés
vers Céréalis, et leurs larmes silencieuses imploraient sa compassion pour
les transfuges. Quant à lui, il ne parla que pour rassurer la crainte des uns
et la pitié des autres : Tout était dû à la perfidie de l'ennemi, aux
discordes entre officiers et soldats. Ni lui ni l'empereur ne se
souviendraient du passé. Les déserteurs furent reçus dans le camp des
légions, et un ordre du jour défendit les incriminations et les reproches[14]. Il y avait eu
assez de défections et de trahisons dans les armées romaines d'alors, pour
qu'elles ne dussent pas être enveloppées dans un mutuel et général pardon. Enfin Céréalis ne désespéra pas même de gagner ceux qui avaient encore les armes à la main. Les Bataves s'agitaient encore ; les Germains de la rive droite, par lesquels il venait de se laisser surprendre, ne se tenaient pas encore pour vaincus ; Civilis cherchait partout des ennemis à Rome. Et le général romain ne dédaignait de négocier ni avec les Bataves, ni avec les Germains, ni avec Civilis. Aux Bataves, il faisait comprendre quelle petite place ils tenaient dans le monde[15] et combien l'assujettissement contre lequel ils luttaient était voisin de la liberté. Aux Germains, à Velléda elle-même, puisque cette femme était la reine de la Germanie — seule royauté et seule unité que ce peuple romanesque ait jamais reconnue —, il envoyait des messagers leur faire comprendre l'inutilité de la guerre. Il ne voulut même pas réduire au désespoir Civilis que les Bataves abandonnaient ; et, lorsque ce chef lui demanda une entrevue, elle fut accordée. On rompit un pont sur l'Yssel (Nabalia), et, des deux côtés de l'arche qui manquait, les chefs s'entretinrent, séparés par les eaux. C'est au milieu de cet entretien, lorsque Civilis rappelle ses anciens rapports d'amitié avec Vespasien, que le récit de Tacite nous manque, brisé par le malheur des temps[16]. Mais il n'en est pas moins probable que, comme tous les autres vaincus, Civilis fut amnistié. La victoire des Romains semble n'avoir été rigoureuse que pour deux hommes : — le Lingon Sabinus qui demeura caché pendant neuf ans, et dont la mort douloureusement célèbre fut une des hontes du règne de Vespasien ; sa prétendue descendance de César fut probablement la cause de sa mort : — et l'orateur trévir, Valentinus, qui pour son malheur avait été remis aux mains de Domitien et que Domitien n'eut garde d'épargner. Cet homme qui avait maladroitement combattu mourut avec. courage. Ceux qui prennent part aux guerres civiles par les armes de la parole courent moins les dangers du champ de bataille, mais davantage les risques de l'échafaud[17]. Cette victoire clémente, sauf ces deux exceptions, fut en même temps et prompte et durable. Domitien, qui était parti de Rome peu après Céréalis, avec la prétention d'être le pacificateur des Gaules (Dieu sait comment il les eût pacifiées !), eut le désappointement d'être trop tôt vainqueur et de s'arrêter à Lyon. Et cependant, en ce peu de jours, l'empire romain avait gagné trois choses : des frontières sûres, des sujets soumis, et une armée. Pour l'armée d'abord, au moment où Céréalis commença la guerre, il n'y avait pas d'armée romaine ; il y avait des légions hostiles et indépendantes, guerroyant depuis dix-huit mois les unes contre les autres. Céréalis, en menant ensemble au combat les légions qui avaient combattu pour Vitellius et celles qui avaient soutenu Vespasien, celles qui avaient eu les affronts de la guerre germanique et celles qui venaient en recueillir les triomphes, Céréalis rétablit l'honneur et l'unité de la milice ; l'armée fut une, cohérente, romaine. — Pour la Gaule, elle resta plus soumise après cette révolte qu'elle ne l'avait été auparavant. Pendant deux siècles, si je ne me trompe, il n'y eut plus d'insurrection gauloise[18] ; les idées d'empire et d'empereur gaulois ne reparaissent qu'à une époque tardive, où les provinces commencent à se détacher de l'empire, non qu'elles brisent le lien, mais parce que le lien s'en va de lui-même. Les Bataves restèrent sujets romains au même titre qu'auparavant, ne payant que l'impôt du sang, et s'intitulant amis et frères du peuple romain[19]. — Enfin, la Germanie resta sous le gouvernement fatidique de Velléda, moins agressive qu'elle ne l'avait été jusque-là[20]. Treize ans se passèrent sans une guerre sur les bords du Rhin, on peut dire deux cents ans sans une guerre sérieuse. Les craintes de Rome ne furent plus de ce côté ; les nations rhénanes, occupées à s'entre-détruire, cessèrent d'être menaçantes. Elles ne le redevinrent qu'au temps de la ligue franque. Alors seulement Civilis eut de dignes successeurs, et l'ombre de Velléda, qui avait fait mettre sur le pavois le Caninéfate Brinno, put applaudir à l'exaltation du Ripuaire Marcomir. Tels furent les fruits de cette victoire, conquise par l'épée, cimentée par la clémence. Les victoires qui amnistient sont celles qui durent. Il n'est ni aussi facile qu'on le croit d'écraser son ennemi ni aussi difficile de le séduire. Et comment ne pas rappeler ici ce que nous disions en commençant ce chapitre, de cette puissance d'attraction qui appartenait à Rome, et qui lui donnait force au milieu de ses sujets et au milieu même de ses ennemis ? N'éclate-t-elle pas de toutes parts ? N'est-ce pas elle qui forme pour les cités gauloises un lien tellement nécessaire entre Rome et elles, qu'elles peuvent le tendre, mais non le briser ? N'est-ce pas elle qui rend si tardive et si peu spontanée la révolte de Trèves, compromise et entraînée bien plus que persuadée pas ses chefs ; si précaire le soulèvement de Langres et la fortune éphémère de Sabinus ; si prompte leur soumission à toutes deux et leur acceptation des paroles conciliantes de Céréalis ; si prépondérantes les exhortations de Reims, si unanime la décision de la Gaule, si obstinée la fidélité de Cologne. Les chefs du soulèvement eux-mêmes, Sabinus, Classicus, Civilis, ne sont-ils pas évidemment moins des héros de l'indépendance nationale que des Romains révoltés, contrefaisant l'empire de Rome, reproduisant ses insignes, se servant de sa langue, proposant même secrètement au Romain Céréalis de devenir empereur des Gaules[21] ? Ne sent-on pas que cette influence romaine est partout ? Civilis la rencontre dans sa propre nation, et le batave Labéo son plus constant adversaire ; dans sa propre famille, car un de ses neveux combat contre lui sous les enseignes romaines. Elle se fait sentir même de l'autre côté du Rhin, sur la rive indépendante et fière où Armin s'est soulevé contre Varus. Avant que Civilis se fût rendu, les messagers de Céréalis avaient ébranlé la constance germanique et adouci même Velléda. Et, certes, il fallait qu'elle fût bien grande, même après tant de honte et de crimes accumulés depuis le temps de Tibère, cette puissance secrète du nom romain, cette force intrinsèque et cachée du lien fédéral qui ralliait, comme on disait alors, le genre humain autour de la ville éternelle. Voilà un empire qui, entre Vitellius à peine mort, Vespasien retenu à Alexandrie, Mucien, lieutenant désordonné d'un prince absent, Domitien, enfant dépravé, rêvant de détrôner son père, ne savait quel était son maître : un empire qui, pendant plusieurs semaines, n'eut pas une légion à lui dans toute la Gaule. Et en quelques semaines cet empire est sauvé par nulle autre chose, sinon par le besoin que le monde à de lui. Jamais cette force de la civilisation romaine n'a été mieux développée que dans le discours si profondément politique que Tacite met dans la bouche de Céréalis à l'assemblée de Trèves : la nécessité de la tutelle romaine pour les peuples qu'elle civilise et qu'elle protège ; la paix extérieure et intérieure qu'elle a donnée aux nations ; la libéralité de ce gouvernement qui fait entrer ses sujets en participation de tous les droits, de tous les privilèges, de tous les honneurs de la nation maîtresse, et n'admet ni barrière ni exclusion (nihil separatum clausumve) ; et enfin la loi de la Providence qui a attaché à la domination romaine la paix et la civilisation du monde. Les Romains chassés (ce qu'aux dieux ne plaise !), que verriez-vous, sinon la guerre entre tous les peuples ? Huit cents ans de fortune et de sagesse ont été employés à élever cet édifice de la puissance romaine. Il ne tombera pas sans écraser ceux qui le renverseront[22]. Céréalis ou Tacite était prophète ce jour-là. Seulement, il ne savait pas le secret de la Providence et le but caché auquel elle travaillait en maintenant ainsi la fortune romaine. |
[1] Il y a encore une Claudia Sacrata, Ubienne ; Claudius Labeo, Batave ; Campanus et Juvénalis, chefs des Tongres, Tacite, IV, 67 ; Julius Auspex, sénateur romain, IV, 69 ; Julius Briganticus, neveu de Civilis, IV, 70 ; Verax, son autre neveu, V, 20 ; Alpinus Montanus, sénateur de Trèves, et son frère Décimus Alpinus, V, 19.
[2] Tacite, IV, 55, 67.
[3] B. G., I, 1.
[4] Tacite, IV, 67, 69.
[5] Tacite, IV, 63-65, 79.
[6] Tacite, IV, 68. — Josèphe, de B., VII, 11 (4, 2).
[7] Voyez sur Céréalis Dion, LXVI, 18. Tacite, Hist., III, 59, 78, 79 ; IV, 65, 68, 71 et suiv. ; Ann., XIV, 52. — Josèphe, de B., VII, 11 (4, 2). Il fit depuis la guerre en Bretagne, Tacite, Agr., 8, 17. — Josèphe parle de deux Céréalis qui firent la guerre en Judée : l'un, au temps de l'expédition de Vespasia en 67, était préfet de la 5e légion, III, 22 (7, 32). C'est celui dont il est ici question. Un autre, que Josèphe appelle Sextus Céréalis, était tribun à cette époque. III, 23 (7, 4). Plus tard, en 69, il commanda dans l'Idumée, IV, 55 (9, 9). Il prit enfin part au siège de Jérusalem comme l'un des chefs principaux. VI, 11 (2, 5) 24 (4, 3). Dans l'été de 70, à l'époque où son homonyme commandait en Germanie ; Josèphe en parle encore. De vita sua, 73.
[8] Tacite, IV, 71.
[9] Tacite, IV, 72-79 ; V, 14-18.
[10] Le récit de Tacite me parait inexplicable, si l'on n'admet pas que le territoire appelé Île des Bataves comprenait plusieurs des îles formées par les embranchements du Rhin. et entre autres le territoire qui s'étend au nord de la branche principale, jusqu'au Zuyderzée et jusqu'à l'Yssel. En effet : 1° Civilis, avant de se retirer in insulam (V, 19), brûle oppida Batavorum, ou, selon d'autres, Oppidum Batavorum (aujourd'hui Batenburg). Il y avait donc une partie du territoire batave, située en dehors et nécessairement au midi de l'île dans laquelle il se retira. Batenburg est situé au midi, vers la Dense. 2° Pour se fortifier dans cette île, il détruit la digue de Drusus (ibid.), et fait couler la masse principale des eaux du Rhin entre les Romains et lui, tandis qu'il ne reste qu'un filet d'eau entre lui et les Germains. Il était donc limitrophe des Germains, ce qui ne serait pas s'il eût été au midi de la branche principale du Rhin ; car l'existence des travaux de Drusus et de son canal, indépendamment d'autres témoignages, prouvent bien que l'empire romain s'étendait jusqu'à l'Yssel. 3° Il attaque la ligne romaine sur quatre points, tous situés sur la branche principale du Rhin (V, 21). C'était donc cette branche qui le séparait de l'armée romaine. 4° Vaincu, il passe le Rhin et se rend chez les Germains (V, 23). Nouvelle preuve qu'il était limitrophe des Germains, et que le bras qui le séparait d'eux ne pouvait être que l'Yssel, appelé par les anciens le bras oriental du Rhin.
Selon M. Walckenaer (Géographie des Gaules), le bras oriental du Rhin, aujourd'hui l'Yssel, portait trois noms : 1° Fossa Drusiana, d'Arnheim à Doesbourg ; c'était la partie ouverte ou canalisée par Drusus pour faire couler la masse des eaux du Rhin, entre les Germains et le territoire de Rome ; 2° Nabalia, entre Doesburg et le Zuyderzée (lac Flevo), dont les dimensions étaient différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui. C'est sur ce bras qu'eut lieu l'entrevue entre Civilis et Céréalis. 3° Flevus Fluvius, depuis le Zuyderzée jusqu'à la mer. Ce cours d'eau, qui était souvent guéable, est devenu depuis le treizième siècle un large bras de mer, de même que le lac Flevo est devenu un golfe.
[11] Tacite, V, 19, 23.
[12] Ces quatre points étaient Arenacum (Arnheim, selon d'autres Arth) ; Vada (Wageningen) ; Grinnes (Rheenen) ; Batarodurum (Wickky-Dursteede) ; tous placés sur le bras auquel le nom de Rhin est aujourd'hui plus particulièrement affecté.
[13] Tacite, V, 21-22.
[14] Tacite, IV, 72-74.
[15] Quotam partem humani generis Batavos esse.
[16] Tacite, V, 24, 26.
[17] Tacite, Hist., IV, 85.
[18] Les Lingons fournirent même à Céréalis, pour l'aider à achever la guerre, un secours de 70.000 hommes (!), selon Frontin, Stratagem., IV, 5.
[19] Tacite, Germ., 29. GENS. BATAVORVM. AMICI. ET. FRATRES. ROM. IMP. Inscription trouvée à Nimègue. Gruter, p. 499.
[20] Quelques modernes ont cru que Velléda avait été faite prisonnière et amenée à Rome. Tacite, Hist., V, 24 ; Germ., 8, ne dit rien de semblable. Le passage de Stace, que l'on cite, peut bien n'être qu'une hyperbole poétique ; et, en tout cas, il s'appliquerait à une époque postérieure, c'est-à-dire au règne de Domitien.
Non vacat Arctas acies Rhenumque rebellem
Captivæque proces Veledæ...
Pandere...
I Silves,
IV, 91.
[21] Tacite, IV, 75.
[22] Tacite, IV, 73, 74.