En effet, comme on vient de le voir, le premier acte de ce drame, la première lutte, n'était point finie que la seconde était commencée ; et il y eut quelques heures pendant lesquelles trois hommes portèrent en même temps la pourpre d'empereur : Galba au palais, Othon au camp du prétoire, Vitellius sur les bords du Rhin. Entre ces deux derniers, la question allait maintenant se débattre. Pendant que Galba périssait, les soldats de Vitellius se préparaient à quitter ou peut-être avaient déjà quitté leurs cet ripements, et marchaient contre Galba ou contre Othon, peu leur importait. En face de ce danger, si Othon fut étourdi par son triomphe, il ne le fut pas même vingt-quatre heures. Sa première nuit au palais fut une nuit d'effroi. Othon n'avait pas le goût du sang, et celui qu'il venait de verser lui troublait l'âme. L'ombre de Galba le poursuivit au chevet impérial. Le matin, on le trouva tombé de son lit, suppliant que, par tous les sacrifices imaginables, on apaisât les mânes de Galba. Quand il voulut consulter les augures, un orage éclata et le renversa par terre. Ce pouvoir ne datait pas encore de vingt-quatre heures et déjà l'on présageait sa chute[1]. Rome, elle aussi, avait ses angoisses et ses craintes. D'Othon ou de Vitellius, quel prince eût été ensuite plus désirable ? Il était difficile de le dire. Il y avait entre eux beaucoup de traits semblables. Othon avait été le courtisan, le compagnon de plaisirs, le camarade de Néron ; il avait gagné ses bonnes grâces par le crédit d'une vieille affranchie du palais dont il avait fait semblant d'être amoureux ; il avait été le complice du meurtre d'Agrippine, amusant la mère par de magnifiques soupers pendant que le fils préparait le parricide ; il avait épousé Poppée pour la livrer à Néron[2]. Vitellius, plus âgé, avait par suite courtisé plus d'empereurs ; enfant, il avait été souillé sous Tibère par les infamies de Caprée ; jeune, il avait fait le cocher avec Caligula ; homme fait, il avait séduit Claude en jouant aux dés avec lui ; il avait gagné Néron en lui demandant, comme ambassadeur du peuple romain, qu'il daignât faire entendre sa belle voix sur le théâtre. Tous deux étaient criblés de dettes Othon disait que, meurtre pour meurtre, il aimait autant se laisser tuer les armes à la main par ses ennemis que le papier à la main par des créanciers. Vitellius, partant pour aller commander en Germanie, avait été arrêté en route par un cortège de créanciers ; il s'en débarrassa en leur faisant peur ; encore laissait-il sa femme et ses enfants dans un grenier, et, pour payer ses frais de route, il avait vendu une boucle d'oreille de sa mère. Seulement chez le premier la corruption était plus élégante, chez l'autre plus brutale. Othon était un raffiné, qui ne se laissait pas un poil de barbe, qui, pour s'adoucir la peau, se frottait le visage de lait et de mie de pain, qui cachait son front chauve sous une perruque artistement travaillée. Vitellius était un effroyable glouton, auquel Galba avait confié, à cause de sa gourmandise même, le redoutable commandement d'une des armées de Germanie. Il n'y a rien à craindre, s'imaginait Galba, d'un homme qui ne pense qu'à manger et à boire[3]. Ils étaient donc, l'un comme l'autre, deux courtisans des mauvais princes, deux débauchés, deux endettés, deux vrais types de la Rome nouvelle. Tels étaient les hommes ; mais les hommes même et leur caractère importaient peu. Les prétoriens avaient pris Othon parce qu'Othon était là ; l'armée de Germanie avait proclamé Vitellius, parce que Vitellius était à sa tête et lui plaisait par une vulgaire familiarité ; tous deux, parce qu'ils promettaient argent, licence, impunité. Othon disait aux prétoriens : Je n'aurai à moi que ce que vous me laisserez. Vitellius, traîné à la remorque par son armée, n'avait rien non plus à lui refuser. La guerre n'était pas entre eux ; elle était entre les prétoriens et les légionnaires, entre la garde et la troupe de ligne, entre les privilégiés de l'armée et la Plèbe de l'armée. Elle était aussi, jusqu'à un certain point, entre Rome et les provinces. Le mouvement des légions pour Galba avait été un mouvement provincial. Celui des légions pour Vitellius l'était aussi ; c'étaient seulement une autre province et d'autres influences. Tout ce qui avait aimé Néron, tout ce qui avait combattu Vindex, tout ce qui avait été châtié par Galba, se soulevait à son tour comme s'étaient soulevés les ennemis de Néron, les soldats de Vindex, les favoris de Galba ; la Gaule du Nord s'insurgeait après la Gaule du Midi. Il y avait là un sentiment de rivalité entre Gaulois et un sentiment commun de jalousie contre Rome. Les Belges, par haine des Celtes ; Trèves et les populations semi-germaniques qui l'entouraient par rivalité contre les Gaulois purs ; Langres par hostilité contre les Édues (Autun) et les Séquanes (Franche-Comté) ; Lyon par rancune contre Vienne ; tous par un secret désir de rabaisser l'Italie, de dominer Rome, d'avoir la prééminence dans l'empire, envoyaient des hommages à Vitellius, des gages d'amitié à ses soldats, des renforts de volontaires à son armée[4]. Seulement, cette insurrection d'une province moins civilisée, moins romaine, plus voisine de la barbarie germanique, ne laissait pas que de ressembler à une insurrection de barbares. Non-seulement les légions de la Germanie, les légions de Bretagne et de Rhétie qui s'étaient jointes à elles, se composaient en bonne partie de Gaulois et de Bretons, Romains de droit plus que de fait. Mais les auxiliaires, qu'elles recrutaient en grand nombre, étaient des Thraces, des Bataves, des Germains, des barbares. Ces hommes marchaient à la conquête de l'Italie avec un désir indubitable de satisfaction personnelle, peut-être avec un sentiment de colère et de vengeance nationale. Gaulois et barbares se raillaient des soldats romains marchant sous les mêmes drapeaux ; ils entraient souvent en lutte avec eux. Les Bataves de Vitellius se vantaient d'avoir fait tomber Néron et de pouvoir faire tomber qui ils voudraient. Une armée si peu romaine n'était guère retenue par les scrupules du patriotisme romain. Ils avaient de Rome sa tactique et ses armes ; peu leur importaient son salut et sa gloire. On peut le dire avec une certaine vérité, c'était une invasion de barbares qui épouvantait en ce moment l'Italie. Et, comme dans les invasions des barbares, une confiance hâtive poussait ces hommes avides de combattre et de s'enrichir. Lorsque, dans les camps de Cologne et de Mayence, on parla à ces soldats, qui depuis des années gardaient obscurément les glaces du Rhin et les marais de la Hollande[5], de traverser les riches plaines de la Gaule et de descendre en Italie, ils n'attendirent pas le signal, mais ils le donnèrent. Sans attendre ni le secours, ni même l'adhésion des légions de Bretagne, en plein hiver, malgré les remontrances de leur paresseux empereur, soixante-dix mille hommes se mirent en mouvement, laissant à leur arrière-garde Vitellius, occupé, à de-consommer en festins l'empire qu'il n'avait pas encore. A leur départ, un aigle apparut planant au-dessus d'eux, et, sans titre effrayé par leurs acclamations, demeura quelque temps à la tête, montrant à ces âmes émues et superstitieuses le chemin de Rome[6]. Ce torrent d'hommes armés se partagea en deux courants. Sous les ordres de Fabius Valens, l'armée de la Germanie inférieure suit la Moselle, puis la Saône, pour entrer en Italie par les Alpes Cottiennes (mont Cenis), ralliant les cités de la Gaule qui sont demeurées fidèles à la mémoire de Néron, rançonnant celles qui se sont soulevées avec Vindex. Mais, dans les jours d'ivresse et de colère, ces soldats sont redoutés même de leurs amis. A Metz, où ils ont été accueillis avec enthousiasme, une fausse alerte amène un massacre, et quatre mille hommes périssent, on ne sait trop pourquoi. Langres, qui les reçoit de même, est témoin de leurs sanglantes querelles ; Bataves et légionnaires tirent l'épée les uns contre les autres. Lyon, fidèle à la cause de Néron, les excite contre Vienne, qui avait pris parti pour Vindex ; et il faut que Vienne se rachète en payant leur général, et en le mettant à même de leur distribuer trois cents sesterces par tête. Luc en Dauphiné (Locus Vocontiorum), qui tarde à acquitter son tribut, est sur le point d'être incendiée par ordre de leur chef. Fabius Valens, avide et débauché, fait racheter à prix d'argent, ou quelquefois à un prix plus honteux, le passage et le campement de ses soldats. La Gaule est frappée de terreur ; on ne pense qu'à apaiser ces hommes à force de s'humilier devant eux. Les magistrats des villes vont à leur rencontre, les populations font la haie sur leur route ; femmes et enfants se prosternent sous les pieds de cette armée indisciplinée que commande un général corrompu[7]. L'autre courant de l'invasion, commandé par Allienus Cécina, suit une route plus courte, mais plus difficile. B remonte la vallée du Rhin et traverse l'Helvétie. Le peuple helvétique, puissant autrefois, se rappela et son ancienne indépendance et sa dignité de Romain. Il voulut résister aux exactions ; mais les montagnards de la Rhétie et de la Thraces se trouvèrent de pair avec les montagnards du Jura. Ils les forcèrent jusque sur les cimes inhabitées et dans les épaisses forêts du Boezberg. Des milliers d'hommes furent tués, des milliers vendus comme esclaves. La ville d'Avenches, capitale des Helvétiens, ne fut sauvée que par l'adresse d'un de ses sénateurs, éloquent et habile, qui, à force de jouer la peur, inspira la pitié. Ces barbares se mirent à pleurer et demandèrent à leur général le salut d'une ville dont ils venaient de demander la ruine. Les forces envahissantes touchèrent enfin l'Italie. Dès le mois de mars, lorsque les passages des Alpes étaient encore couverts de neige, par le mont Cenis d'un côté, par le Saint-Bernard de l'autre, débouchèrent dans les plaines du Pô, ces Gaulois, ces Rhètes, ces Bataves, ces Germains ; rappelant les Cimbres et les Teutons d'autrefois, mais des Teutons armés et disciplinés comme des Romains ; les mains rouges du sang des peuples, riches de leurs dépouilles, couverts d'armes brillantes, ayant de l'argent et de l'or jusque sur la selle de leurs chevaux ; opulents, mais non rassasiés. A l'avant-garde de cette armée ; diverse de langues, de mœurs, de vêtements, d'armures, marchaient des Germains, avec leur taille colossale, leur visage effrayant, leur costume sauvage, sans cuirasse et sans casque, s'exposant aux blessures comme s'ils eussent été invulnérables, faisant entendre leurs chants barbares, et faisant résonner leurs boucliers qu'ils frappaient les uns contre les autres au-dessus de leur tête. Le général même, qui commandait, ou plutôt qui conduisait la seconde division, Cécina, haut de taille, beau de visage, éloquent de parole, digne d'être un vrai capitaine romain, semblait préférer le rôle d'un chef barbare. Il avait rejeté la simplicité du costume Romain, il portait les braies et l'habit rayé des Gaulois. Sa femme elle-même marchait à ses côtés, entourée de cavaliers d'élite, sur un cheval caparaçonné de pourpre et d'or. La toge des magistrats municipaux venait s'incliner devant cette pompe barbare. Ce soulèvement était si peu romain, que même Vitellius, au lieu de prendre les noms consacrés de César et d'Auguste, n'avait voulu accepter que le seul surnom de Germanique[8]. A cette insurrection provinciale militaire, barbare, de l'Occident, à cette armée qui renfermait les auxiliaires les moins policés et les légionnaires les plus aguerris de l'empire, que pouvaient opposer Rome, l'Italie, l'Orient ? Le seul moyen de salut était l'union de tous les intérêts menacés, sénat, chevaliers, peuple de Rome, peuple de l'Italie, peuple des provinces. Mais Othon pouvait-il être le centre de cette union ? Si Galba, l'homme sage, l'homme du sénat, avait gouverné par des supplices, Othon, le courtisan de Néron, ne devait-il pas suivre la même voie ? Déjà les débris de la cour de Néron, parasites, bouffons, délateurs, se rapprochaient de lui. Déjà les images de Néron étaient relevées ; celles mêmes de Poppée l'étaient aussi par un ressouvenir conjugal bien généreux. Déjà, un certain peuple criait sur le passage du prince : Vive Othon Néron ! Lui-même prit une ou deux fois ce nom redouté, populaire et impopulaire à la fois. Les uns devaient espérer, les autres devaient craindre de lui voir suivre les traces de Néron[9] ? Eh bien, non. Les craintes des uns comme les espérances des autres devaient être trompées : Othon, par impossible, eut de l'humanité et du bon sens. Le péril éclaire ; Othon comprit que ce n'était pas le temps d'imiter Néron et que, pour avoir le plus de soldats possible, il fallait faire le moins possible de proscrits. L'ami de Néron fut plus miséricordieux que Galba. Dès le lendemain de sa victoire, il fait sortir de prison un général qui a été fidèle au prince tombé : Tout ce que je te demande, Marius Celsus, lui-dit-il, c'est d'être pour moi ce que tu as été pour Galba. Il maintient la liste des magistrats que Galba avait nommés, rend leurs biens aux proscrits de Néron, livre Tigellin à la fureur du peuple. Les délateurs demeurent dans le silence ; la loi de lèse-majesté se laisse oublier ; Tacite, toujours fâché, se plaint même que le discrédit où elle était rejaillissait sur de bonnes lois[10]. Il était donc réservé au mari de Poppée, au camarade de débauches de Néron, de faire le premier divorce avec le bourreau ; de quitter le premier la politique de Tibère ; de rentrer dans la politique humaine et tempérée, dont Auguste avait donné le modèle et que tous après lui avaient répudiée ; de comprendre le premier que, dans un empire où l'on avait tant proscrit, la clémence était la meilleure sauvegarde. Grâce à cette politique, l'aventurier de la veille devenait sérieusement un Auguste. Le sénat bénissait cet ami de Néron. Rome et l'Italie espéraient en lui contre la barbarie vitellienne. Les provinces lointaines lui étaient rattachées par l'adhésion du sénat, dont le nom était puissant encore plus que son pouvoir n'était efficace[11]. Les légions du Danube s'ébranlaient pour venir au secours d'Othon. Vespasien lui faisait prêter serment par son armée. La défense était possible ; l'Italie pouvait être sauvée. Mais ce qui manquait, c'était le temps. Vitellius était aux portes, tandis que Vespasien était au bout du monde. Les légions du Danube arrivaient ; mais elles étaient loin encore. L'Italie s'armait ; mais elle était bien peu habituée à donner des soldats, et Rome ne fournit qu'un petit nombre de recrues élégantes, occupées de montrer leurs beaux chevaux et leurs belles armes. La seule force debout, c'étaient les dix mille prétoriens ; et les prétoriens, fidèles, mais terribles amis, détestant les légions, détestant le sénat, jaloux de l'empereur qu'ils avaient fait et ne voulant pas qu'il fût l'empereur de personne autre qu'eux, étaient désolants par leur indiscipline. Ainsi, un jour, ils rêvent que le sénat veut assassiner Othon. Ils se révoltent, luttent contre leurs officiers, en tuent quelques-uns, marchent sur le palais. Au palais, Othon qui ne se doutait de rien, donnait un souper officiel à un certain nombre de grands personnages, sénateurs et sénatrices. L'alarme se répand dans la salle du festin : Othon se hâte de congédier ses convives. Chacun de s'enfuir ; les magistrats jettent leurs insignes ; les riches renvoient leur cortège d'esclaves ; sénateurs et sénatrices s'en vont par des rues détournées, à la faveur des ténèbres, chercher quelque client obscur dans le taudis duquel ils puissent s'héberger pour la nuit. Othon, demeuré seul, voit arriver les prétoriens, leur persuade à grand'peine qu'il est sain et sauf, ne les renvoie apaisés que moyennant un cadeau de cinq mille sesterces par tête[12] ; et le lendemain leurs officiers viennent déposer à ses pieds le baudrier, signe du commandement, disant qu'il est impossible de commander de tels soldats. Et à ces sortes de symptômes venaient s'ajouter, Comme de juste, des présages ; comme on pouvait s'y attendre, dei souffrances. D'un côté, on racontait comment la statue de la Victoire, au Capitole, avait laissé tomber les rênes de son char ! Comment une figure gigantesque avait été vue sortant du temple de Junon ! Comment un bœuf avait parlé[13] ! D'un autre côté, des calamités trop réelles appuyaient tout ce merveilleux. Le Tibre, débordé, avait renversé le pont Sublicius ; puis, arrêté par les décombres, il avait reflué jusque dans les quartiers d'ordinaire préservés de toute inondation. Il avait balayé la, foule dans les rues, noyé des hommes dans leurs boutiques, d'autres dans leur lit ; et, en se retirant, il avait laissé après lui la disette. Entre les eaux qui détruisaient les approvisionnements et les préparatifs de la guerre qui les absorbaient, les vivres étaient hors de prix. Le travail manquait. Le peuple souffrait les douleurs de la faim et celles de la terreur avant de souffrir celles de l'invasion. Cependant Valens, bien que retardé par une diversion des othoniens, arrivait en Italie avec une armée grossie en route par de nombreuses recrues. Cécina y avait déjà fait pénétrer son avant-garde. La défection d'un escadron de cavalerie avait livré à ce chef Ivrée, Verceil, Novare, Milan. Ce n'était donc plus la ligne des Alpes qu'il s'agissait de défendre, mais celle du Pô ; et, derrière les quatre-vingt mille ou cent mille hommes que commandaient Valens et Cécina, Vitellius, avec une vingtaine de mille peut-être, arrivait à travers la Gaule, lentement et paresseusement, mais arrivait[14]. Othon avait voulu arrêter cette marche par des négociations ; une correspondance, commencée dans un langage conciliant entre Vitellius et lui, avait fini par des reproches et des injures. Othon avait essayé d'envoyer à Vitellius des espions, peut-être des assassins ; ils avaient été reconnus, tandis que les émissaires de Vitellius circulaient librement dans Rome. Il fallait décidément marcher à l'ennemi. Contre ces cent ou cent dix mille hommes de Vitellius combien comptait-on de soldats ? Quatre légions arrivaient de Pannonie et de Dalmatie : leur avant-garde était déjà en Italie. Deux autres, venant de Mésie, suivaient un peu plus en arrière. Mais ces secours étaient encore éloignés. En ce moment la légion maritime de Néron ; les prétoriens et la garnison de Rome, habitués du théâtre plus que des camps ; des gladiateurs érigés en soldats ; des matelots transformés en fantassins ; trente, au plus quarante mille hommes, étaient seuls à la disposition d'Othon[15]. Néanmoins, malgré cette inégalité de forces, malgré les entrailles des victimes, toujours consultées et dédaignées presque toujours, Othon ne pouvait tarder davantage ; il quitta Rome (14 mars). Le moment était malheureux : c'était, pour les dévots aux cultes de l'Orient, l'époque de la fête de la mère des dieux, fête douloureuse, et que l'on appelait le jour de sang. C'était, pour les dévots au culte romain, le mois pendant lequel se faisait chaque jour la procession des boucliers sacrés (ancilia) ; les rites interdisaient en ce temps les opérations militaires. De plus, le Tibre débordé couvrait encore le Champ de Mars et la voie Flaminia, par où devaient passer les troupes. Enfin, comme si les dieux se fussent entendus pour lui barrer le chemin, jusqu'à vingt milles (six ou sept lieues) de Rome, l'inondation et les décombres génèrent la marche des soldats. Othon partait en dépit des présages, des rites et des dieux[16]. Il pouvait du moins compter sur l'amour des soldats. Othon était de ces natures que l'on peut réprouver, mais qui séduisent ; natures intempérantes, désordonnées, condamnables, mais à l'attrait desquelles on ne résiste pas. Dans cet homme, dont les antécédents étaient si déplorables, il y avait quelque chose de César ; débauché comme lui, endetté comme lui, parfois même s'avilissant comme lui, mais sachant comme lui plaire aux hommes et les gagner. Sans la triste éducation de la Rome impériale, sans les avilissements du palais, il eût pu être César au lieu d'être Othon ; il avait ce mélange de magnificence aristocratique et d'affabilité populaire, de rouerie au fond, de séduction au dehors, d'avidité et de prodigalité, qui a fait Alcibiade à Athènes, Retz à Paris Fiesque à Gênes, les tribuns les plus entraînants et les plus dangereux. Il avait même cette absence de haine, cette facilité à pardonner, ce penchant naturel à la pitié, cette sorte de bonhomie élégante qui fait le plus grand mérite de César et la plus grande compensation à ses vices. Othon avait séduit Néron ; il avait séduit les soldats, il avait séduit même le sénat. Le peuple, réduit à faire des vœux, les manifestait Per des acclamations ardentes jusqu'à la servitude. Les prétoriens qui l'avaient fait étaient prêts à le défendre comme leur œuvre, et marchaient pour sa cause avec un courage enthousiaste et étourdi. De plus, Othon donnait l'exemple. Ce voluptueux eut un élan de courage désespéré. Cet homme qui n'avait jamais porté les armes, cet homme à la perruque et au fard, petit de taille et marchant mal, dont les traits rappellent le visage efféminé de Bacchus, éveillé comme Sardanapale par l'imminence du péril, endossa une cuirasse de fer, mit le casque sur sa tête, marcha à pied en avant des troupes, brava les intempéries de la saison, les fatigues des marches et des campements. C'était une merveille qu'un César soldat ; depuis Tibère nul prince n'avait fait la guerre au sérieux. Quand le mari de Poppée devenait un guerrier, que ne pouvait-on pas espérer ? Mais (et il y a ici une grande leçon) ces vertus soudaines ne se soutiennent pas sans un immense effort. On n'avilit pas impunément sa jeunesse dans les turpitudes de l'adulation et de la débauche, restant toujours maitre de se relever et de devenir à jour dit un héros. Pour jouer un grand rôle à une heure marquée, il faut l'éducation pure et la vertu devenue habitude ; il faut au moins le travail et les douleurs du repentir. L'histoire doit mettre son honneur à montrer de telles choses et à ne pas réhabiliter en une minute l'homme qui n'a longtemps vécu que pour lui-même et que le péril élève un instant au-dessus de lui-même. Elle doit témoigner quelle est en cela l'infirmité du roué, et par où il est inférieur à l'homme de bien. Sardanapale aussi eut un éclair de courage, mais ce ne fut qu'un éclair ; et il se réfugia bientôt dans la ressource des voluptueux désespérés, dans le suicide. Othon devait finir comme Sardanapale. Et ce qui était vrai du prince était vrai de ses amis, de ses compagnons, de ses soldats. Toute cette Rome impériale, après des années de servilité et de débauche, avait cru pouvoir s'improviser héroïne. Les prétoriens, soldats désœuvrés et arrogants, gâtés par les empereurs, parce qu'ils faisaient les empereurs, avaient cru pouvoir, dans un accès d'enthousiasme, se transformer en vrais soldats romains. Mais trop de Césars étaient sortis de leur caserne pour qu'il en pût sortir de bonnes troupes. L'enthousiasme pouvait leur donner du courage : il ne leur donnait pas, ce qui est plus encore, la patience et la discipline. Ils pouvaient faire la guerre avec ardeur, ils ne pouvaient la faire longtemps. Comme les troupes enthousiastes de tous les siècles, ils ne devaient avoir que trois mots : au moment de l'attaque : En avant ! au premier revers : On nous trahit ! au dénouement : Sauve qui peut ! Jusqu'à un certain point du reste, il en était de même dans les deux partis ; et, entre deux armées servant l'une et l'autre comme volontaires plutôt que comme soldats disciplinés, la campagne ne devait pas être longue. La nature singulière de ces troupes la sema d'incidents étranges. On vit à Plaisance les soldats othoniens, à la première approche des maraudeurs de Cécina, prendre feu, crier à l'ennemi, s'insurger contre leur général qui voulait attendre, l'obliger à les conduire dans la plaine. Puis, quand ces excellents prétoriens qui n'avaient jamais campé qu'au milieu de Rome, eurent à former un camp, à creuser des fossés, à élever des remparts de gazon, comme les légions romaines le faisaient chaque soir, ils commencèrent à trouver ce genre de guerre bien fatigant ; ils s'aperçurent que Cécina ne paraissait point encore ; et, revenant à l'avis de leur général, ils se laissèrent ramener dans Plaisance. Dans le camp de Vitellius, le sang-froid et la discipline n'étaient guère plus grands. Valens ayant voulu détacher de son armée les Bataves, toujours en querelle avec les Romains, les Romains se mettent aussitôt à regretter et à pleurer les Bataves. Ils s'insurgent, ils jettent des pierres à Valens ; ils courent à sa tente ; ils en fouillent le sol pour voir s'il n'y a pas caché des trésors. Valens s'était enfui déguisé en esclave. Pour calmer ce tumulte, le préfet du camp, devenu chef de l'armée, employa un singulier moyen. Il fit cesser tout service militaire ; point de ronde, point de sentinelle, point de mot d'ordre. Les soldats, refroidis, commencent à rougir de n'être plus traités en soldats. Ils questionnent, ils s'inquiètent, ils se repentent, ils s'humilient, ils demandent pardon. Valens reparaît, sous son misérable habit, triste, abattu, versant des larmes (dans ce temps-là les généraux pleuraient). On se réjouit de le voir vivant, on le plaint, on l'admire, on le vénère, on le prend dans les bras, et, au milieu des aigles réunies, on le reporte sur son tribunal. Tels étaient ces hommes, extrêmes en toute chose, comme dit Tacite[17], violents, impétueux, mobiles : singulière fournaise que ces camps qui réunissaient toutes les races, toutes les langues, tous les instincts, toutes les passions ! Mais les Vitelliens avaient du moins pour eux le nombre, l'habitude de la milice, l'ardeur de l'attaque, la supériorité de celui qui veut conquérir sur celui qui veut conserver. Les Othoniens n'étaient pas approvisionnés de courage pour plus d'un mois ; au 10 avril, la lassitude était universelle chez ces héros du mois de mars. L'armée, la cour, le prince, tous demandaient à en finir ; et ce fut cette hâte d'en finir qui perdit tout. Il y aurait eu en effet tout profit à attendre. Cécina, qui d'abord s'était inutilement brisé contré les trois places de Plaisance, de Pavie (Ticinum) et de Crémone, têtes de pont de la ligne du Pô ; Cecina avait été enfin rejoint par Valens, et opposait aux troupes d'Othon une masse qui leur était bien supérieure. Mais, d'un autre côté, celles-ci attendaient de prochains renforts ; deux mille hommes, avant-garde des légions danubiennes, venaient de les rejoindre ; le reste entrait à cette heure en Italie. Les légions de Mésie étaient à peu de distance d'Aquilée. La saison s'avançait ; les premières chaleurs seraient terribles pour les soldats germains de Vitellius, inaccoutumés au ciel du Midi ; la maladie combattrait pour Othon. C'est ce que lui disaient ses conseillers militaires, soldats sérieux, vieux généraux, entre autres ce Marius Celsus, qu'il avait épargné et qui restait fidèle à sa cause. Mais, depuis trop longtemps, les prétoriens étaient sevrés des joies de Rome ; la cour d'Othon, son frère, ses favoris, étaient trop peu faits à la vie militaire ; les hommes qui s'étaient compromis par le meurtre de Galba étaient trop préoccupés de leur péril personnel ; Othon lui-même, après trente jours de marches et de campements, trouvait la cuirasse bien dure pour sa peau délita te. Il avait d'ailleurs peur des présages, et ce dévot païen, qui faisait en robe de lin des sacrifices à Isis, commençait à désespérer de la faveur des dieux. Il écarta les vieux généraux et leurs conseils ; il les accusa, comme il se fait toujours, d'ambition personnelle ; il livra l'armée à son frère et à son préfet du prétoire, deux généraux du mont Palatin ; et, pour compléter la faute, en même temps que l'on décidait la bataille, on décida qu'Othon, avec ses prétoriens et Ses gardes, le nerf de l'armée, demeurerait en arrière, inutile témoin du combat, tardif réparateur de la défaite. Les deux armées se rencontrèrent donc, entre Crémone et le bourg de Bédriac, combattant pour deux empereurs absents. Othon était à trois ou quatre lieues, à Brixellum ; Vitellius dormait et mangeait sur la Saône. Le dénouement fut ce qu'il devait être : l'armée othonienne eut tout au plus la gloire d'une vive attaque, non celle d'une longue résistance. Elle fut rejetée en désordre vers Bédriac, laissant la plaine jonchée de morts (15 avril) ; et, le lendemain, ces soldats, ces Romains, vaincus et vainqueurs, rapprochés par la singulière mobilité de leur nature, par l'indifférence qui était au fond de leurs âmes, réunis sous les mêmes tentes, pleuraient le malheur des guerres civiles, pansaient mutuellement leurs blessés et saluaient l'empire de Vitellius[18]. Le même jour, Othon se donnait la mort. Sa cause n'était pourtant pas désespérée. Des messagers que les légions de Mésie lui envoyaient d'Aquilée lui disaient d'avoir bon courage et de compter sur elles. Ses prétoriens, nombreux autour de lui, le suppliaient à genoux de ne pas les abandonner. Mais le courtisan néronien, plus fait à l'idée du suicide qu'à celle de la lutte, trouva que c'était assez de cette première partie tentée contre la fortune au jeu hasardeux des révolutions[19] : l'empire ne lui semblait pas valoir une partie nouvelle ; il avait joué pour son propre compte ; il était bien maitre, quand il lui plaisait, de quitter le jeu. Ce sentiment de paresse égoïste se couvrit aisément de paroles d'humanité et de cette détestation banale des guerres civiles, commode aux gens qui veulent déserter la cause publique. Le soldat qui apporta à Brixellum la nouvelle de la déroute de Bédriac, trouvant des incrédules, ne jugea pouvoir mieux les démentir qu'en se perçant de son épée. Othon, confirmé par cet exemple dans une résolution d'avance arrêtée, déclara qu'il ne voulait plus voir couler pour sa cause le sang d'hommes aussi braves. Du reste, son suicide fut calme, bienséant, tel qu'il convenait à un homme que la cour de Néron avait familiarisé avec le spectacle des morts volontaires. Il repoussa affectueusement les instances de ses soldats, engagea ceux qu'on appelait ses amis à le quitter pour aller faire au plus tôt leur paix avec Vitellius, protégea leur départ contre l'irritation des prétoriens, brûla les écrits qui pouvaient les compromettre, écrivit à Statilia Messalina, veuve de Néron, qu'il avait dû épouser, en lui recommandant ses restes et sa mémoire ; écrivit aussi quelques paroles de consolation à sa sœur, essuya les larmes de son neveu en lui disant cette parole : N'oublie pas que tu as eu un oncle empereur et ne te le rappelle pas trop ; distribua enfin ce qu'il avait d'argent comptant à ses esclaves. Quand vint le soir : Ajoutons, dit-il, cette nuit encore à notre vie. Il se retira donc dans sa chambre, laissa les portes ouvertes pour que chacun pût venir lui parler, prit deux poignards dont il essaya la pointe et qu'il mit sous son chevet, puis il s'endormit. Le lendemain (16 avril), à son réveil, il se frappa au-dessous de la mamelle gauche. On accourut à ses gémissements, et il expira dans les bras de ses serviteurs. Telle fut cette mort que l'antiquité a louée presque à l'égal de celle de Caton. Au fond, l'un pas plus que l'autre ne fit acte de patriotisme. Quel patriotisme peut-il y avoir dans le suicide ? Mais Caton, du moins, combattait depuis quinze ans et combattait pour la république. Othon ne combattait que pour lui-même et ne sut pas combattre plus d'un mois. Les funérailles d'Othon se firent à la hâte, mais au milieu des larmes des soldats, qui lui baisaient les mains et le visage. Plusieurs se tuèrent sur son bûcher, d'autres à Bédriac et à Plaisance, par émulation, dit Tacite, d'une si belle mort. Ce siècle ne savait pas combattre, mais savait se tuer, de même qu'il savait se dégrader et ne savait pas obéir. Dans cette nouvelle lutte, c'était bien l'Italie qui venait d'être vaincue ; Rome pliait devant ses propres sujets, l'aigle devant leurs barbares emblèmes. Rome était vaincue, mais malheureusement pas au profit de la liberté du monde ; elle était vaincue au profit de l'anarchie. Avec Galba, avaient triomphé les provinces civilisées et les légions ; avec Othon, Rome et les prétoriens avaient repris le dessus pour un moment ; avec Vitellius, triomphaient les auxiliaires, les soldats non romains et une province semi-barbare. Vitellius était l'empereur de l'armée et de la Gaule, mais d'une armée indisciplinée et d'une Gaule à demi germaine. Nous allons-voir si d'une telle victoire quelque chose de stable pouvait sortir. |
[1] Xiphilin, LXIV, 7.
[2] Tacite, Hist., I, 13, 22. — II, 30. — Annal., XIII, 45, 46. — Suétone, in Oth., 1, 2, 3, 12. — Plutarque, in Galb. — Th., in Oth. — L. Salvius Otho, fils d'un consulaire, né le 28 août 32, questeur ; — gouverne en Lusitanie 58 ; — empereur le 15 janvier 69.
[3] Suétone, in Vit., 7.
[4] Sur ces rivalités des peuples de la Gaule, etc., Tacite, I, 8, 5, 51, 53, 54, 57, 62-65, 78. — IV, 17.
[5] Diu infructuosam et asperam militiam toleraverant ingenio cœli et severitate disciplinæ quam in pace inexorabilem discordiæ civium resolvunt. Tacite, I, 51.
[6] Tacite, I, 61 et suiv.
[7] Tacite, Hist., I, 63-66.
[8] Tacite, I, 62. — II, 22, 38.
— Suétone, in Vit., 8.
[9] Suétone, in Oth., 7. —
Plutarque, in Oth., 3. — Tacite, I, 78.
[10] Cujus
odio etiam bonæ leges peribant.
[11] Grande momentum. Tacite, I, 76.
[12]
Quina millia nummorum, ou, selon
Plutarque, 1.250 drachmes, ce qui est la même chose (1.250 francs).— Voir Tacite, I, 85-89.
[13] Tacite, Hist., I, 86, 89 ;
II, 50. — Plutarque, in Oth., II, p. 1078. — Suétone, in Oth., 8.
[14] Cecina était parti avec 30.000 hommes, Valens avec 40.000 (Tacite, I, 61) ; mais en chemin l'armée de Valens s'était accrue (id., I, 64 ; II, 2), et au moment de la jonction il avait presque le double de l'armée de Cécina (II, 30). Vitellius avait emmené 8.000 hommes venus de Bretagne, et la plus grande partie de ce qui restait des légions de Germanie (II, 57).
[15] Légion Adjutrix de Néron (Tacite, I, 87 ; II, 24, 43) 6.000 h. — 14 cohortes prétoriennes et urbaines, 14.000 h. — Avant-garde des armées de Dalmatie, 2.000 h. — Gladiateurs, 2.000. — Matelots et soldats de provinces diverses appelés antérieurement par Néron en Italie. — Spiculatores, evocati (garde du prince). Tacite, I, 6 ; II, 11.
[16] Tacite, I, 74, 75. Suétone, in Oth., 8. — Sur les rites : Tacite, I, 89, et Suétone, ibid. — Sur les Ancilia, voy. Polyb., in Excerpt. legat., 23. Ovide, Fastes, III, 377. Kalendarii veteres. — Sur la fête de la mère des dieux, Tertullien, in Carmin ad senat., 19. Pollio, in Claud., 4. Ammien Marcellin, XXIII, 241.
[17] Ut est vulgus utrinque immodicum. Tacite, Hist., II, 27-29. — Sur ce qui précède, II, 18, 19.
[18] Tacite, Hist., II, 45.
[19] Experti invicem sumus, ego et fortuna.