LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME TROISIÈME

CONCLUSION.

 

 

Je termine ici, et je ne termine pas sans quelque émotion, ces études sur l'Empire romain qui ont rempli pour moi plus de trente années et qui, avec l'aide de Dieu, m'ont soutenu et consolé à travers les peines de la vie privée, et à travers les révolutions de la vie nationale, les unes bien amères, les autres, quelles qu'elles fussent, toujours douloureuses.

Je crois savoir, autant et mieux que personne, ce qui manque à ce travail. Je sais qu'entrepris sans une vue d'ensemble et comme par hasard, l'unité de style et de ton doit lui faire défaut. Je sais que les sources de la science ne se sont ouvertes pour moi que peu à peu, et que j'ai compris trop tard ce qu'il faudrait toujours comprendre dès le début, combien il est difficile de bien savoir une seule chose et de bien exposer un seul fait. Je n'ignore pas non plus que tant d'années passées sur ma tête et tant de révolutions passées sur mon pays ont pu, en bien des choses secondaires, modifier ma pensée ou changer l'accent de ma parole. Aussi n'est-ce pas un livre unique que j'offre ici au public, ce sont plusieurs livres que je réunis devant lui, dans lesquels les phases diverses de ma vie, de notre vie, ont dû se refléter. Non pas que, dans mon obscure indépendance, j'aie beaucoup subi l'influence des pouvoirs ou des opinions qui dominaient ; mon esprit est de ceux qui se mettent en contradiction avec les événements plus volontiers qu'ils ne se laissent persuader par eux.

Mais, quelles que soient ces études, puisque le public a bien voulu les accueillir, il me reste à y ajouter un mot qui en est l'évidente conclusion.

u voyageant comme je l'ai fait, du siècle de Jules César à celui de Constantin, j'ai vu Passer devant moi douze générations humaines en présence desquelles s'est opérée la plus grande révolution intellectuelle, morale, sociale, que présente l'histoire du monde ; une révolution qui n'a pas son égale dans le passé, qui n'aura jamais, je ne crains pas de l'affirmer, son égale dans l'avenir : la révolution qui a fait le monde chrétien.

D'où est-elle venue ? Comment s'est-elle faite ?

D'où elle est venue ? J'ai plusieurs fois abordé cette question, et d'autres surtout l'ont traitée plus complètement et plus éloquemment que je ne saurais le faire. Il y a d'un côté des récits antiques, nets, simples, positifs, que l'humanité jusqu'à ces derniers siècles a entendus à la lettre, et qui, pris ainsi à la lettre, donnent de cette grande révolution une explication qui peut se dire en un mot et qui par ce seul mot tranche tout : l'intervention de Dieu dans les choses de ce monde. D'un autre côté, il y a des hypothèses savantes, je le veux bien ; profondes, on le suppose ; fortifiées par un grand attirail d'érudition cherchée au loin et surtout par une grande puissance d'imagination, par une critique sûre d'elle-même qui, dédaignant le vulgaire, s'impose à lui plus qu'elle ne cherche à le persuader : et ces hypothèses, d'ailleurs divergentes et contradictoires entre elles, donnent pour explication de ce grand fait des causes qui ne sont pas toujours faciles à saisir. Entre cette narration si purement historique et littérale d'un côté, de l'autre ces hypothèses à la fois si peu intelligibles et si diverses, chacun peut juger par soi-même, et de plus cette controverse n'est pas celle qui rentre le plus directement dans mon sujet.

Mais la seconde question : comment cette révolution s'est-elle opérée ? C'est Celle-là que tout mon travail a pour but d'éclaircir.

Et au fond, fallait-il tant de travail ? N'y a-t-il pas un fait clair comme le -jour et qui subsistera malgré tout ; un fait connu même de ceux qui ont à peine les premières notions d'histoire ? A la mort d'Auguste, il n'y avait pas un seul chrétien au monde ; à la mort de Constantin, trois cent vingt-trois ans après, le monde était plus qu'à moitié chrétien.

Or, est-ce la force matérielle, l'autorité des princes sur les peuples ou l'insurrection des peuples contre les princes qui avait opéré ce changement ? On peut se demander sans doute si tel empereur a été ou non persécuteur et jusqu'où la persécution s'est étendue, si elle a été davantage l'œuvre du pouvoir on davantage l'œuvre de la multitude, si elle a été plus politique ou plus populaire. On peut avec Dodwell réduire au plus bas possible le chiffre des martyrs ; on peut comme d'autres les compter par millions. Il y a des faits de détail sur lesquels on peut disputer, des légendes qu'on peut à tort ou à raison traiter d'apocryphes. Mais ce qui est certain, c'est que pendant ces trois siècles, la force, quand elle a été employée et dans la mesure où elle a été employée, l'a été toujours contre le christianisme, jamais pour lui ; car la force impériale ou populaire, le bourreau et l'émeute, ont ici joué un rôle, sinon permanent, du moins habituel — le doux Marc-Aurèle lui-même ne parle-t-il pas des chrétiens comme de gens accoutumés à aller à la mort ? Il fallait donc qu'on les y menât habituellement. Ce qui est certain, c'est que la persécution plus ou moins violente, parfois suspendue, mais bientôt reprise, a été l'état légal de l'Empire romain ; le christianisme a été constamment un proscrit auquel certains empereurs plus humains que les autres ont laissé parfois des heures de répit, mais toujours légalement un proscrit, contre lequel la proscription ne tardait pas à reprendre son cours.

Et à cette force antichrétienne, quelle force a répondu ? Où est-il question d'une insurrection, d'une ligue, d'une émeute chrétienne ? II n'y a eu ici ni ligue de Smalkade, ni conjuration d'Amboise, ni serment du Jeu de paume, ni rien de ce qui fait d'ordinaire les révolutions. Proscrit, on s'est caché, on a fui ; atteint, on s'est laissé tuer, et tout a été dit. Et cela s'est répété des milliers de fois (ce chiffre-là, personne ne le démentira, pas même Dodwell), et à chaque siècle cela s'est répété plus souvent, et chaque fois que la force a voulu sévir, elle a trouvé plus de têtes à abattre, et elle en a abattu davantage. Si bien qu'à la fin, dans cette guerre entre deux partis dont l'un donnait la mort sans la recevoir, dont l'autre la recevait sans la donner, celui qui mourait a triomphé de celui qui tuait[1]. Le glaive s'est brisé contre ces poitrines qui s'offraient an glaive.

Or celait est unique dans l'histoire du monde. Ni de cette résignation si universelle, ni de ce courage si .héroïquement et si constamment passif, ni surtout de ce triomphe obtenu à force de mourir, il ne s'est vu un second exemple. On veut se persuader quelquefois que le glaive ne triomphe pas des idées ; ce serait à souhaiter pour l'honneur de la race humaine, mais on se trompe. II y a eu des idées, des doctrines, des religions vaincues par la force. Le bouddhisme combattu par la force a été expulsé de l'Inde où il était né. La religion de Zoroastre a été extirpée de la Perse par l'épée mahométane. Le druidisme a été anéanti dans les Gaules et la Grande-Bretagne et n'a pas trouvé de refuge ailleurs.

Sans doute les idées ont quelquefois vaincu la force, mais c'est quand elles ont usé de la forge à leur tour ; quand, poursuivies par le glaive, elles ont, légitimement ou non, combattu avec le glaive. Le mahométisme a vaincu parce qu'il a pris l'épée ; le protestantisme a régné en Europe parce qu'il a répondu au fer et au feu par le fer et par le feu. L'un et l'autre ont pu avoir leurs missionnaires, mais ils n'eussent pas triomphé s'ils n'eussent eu aussi leurs soldats. Nulle secte, nulle doctrine n'a connu cette impassibilité absolue devant le glaive qui a caractérisé les premiers chrétiens, ou, si quelqu'une l'a jamais pratiquée, elle a bientôt succombé. Seul, si je ne me trompe, le christianisme a eu une telle abnégation ; seul, bien certainement, le christianisme a par son abnégation remporté une telle victoire.

N'est-il pas clair que ce triomphe contre toute force humaine ne peut être dû qu'à une force divine ? La question des moyens qui ont opéré la victoire du christianisme résout la question de son origine : il n'a vaincu ici-bas, que parce qu'il était d'en haut[2].

Cette conclusion est si évidente et le fait sur lequel elle se fonde si incontestable que, si j'eusse seulement voulu démontrer cela, je n'aurais eu ni tant de peine à me donner, ni tant de faits historiques à parcourir, ni tant de questions à soulever. Mais je n'ai pas écrit seulement pour prouver le christianisme, j'ai écrit pour le faire aimer.

Qu'on veuille bien y penser. Notre siècle décore du nom d'idées bien des intérêts et bien des passions ; du nom de questions de principes, bien des questions de fait. La plupart des choses qui l'occupent ne sont que des choses transitoires ; ce sont des institutions humaines, non des lois divines ; ce sont des faits qui passent, non des vérités qui restent. Mais la grande, l'éternelle question est celle qui se pose dans l'ordre des vérités supérieures. On les dédaigne, on affecte de les oublier, on les tient systématiquement dans l'ombre et dans le vague ; mais elles reviennent et elles s'imposent. On se réfugie alors dans la négation complète, brutale, absolue, de Dieu, de la vérité, de soi-même, et on s'y réfugiera de plus en plus. Et de plus en plus, on pourra dire que deux choses seules sont en présence ; laissant dans l'ombre tous les intermédiaires : d'un côté l'athéisme le plus cyniquement radical, de l'autre, le christianisme le plus littéralement pratique. Il faudra bien qu'on se décide à aller vers l'un ou vers l'autre ; les termes moyens ne seront plus tenables[3]

Au milieu de cette grande lutte de notre siècle, comment, si faible et si obscur que l'on soit, ne pas apporter son humble concours ? Disons mieux : au milieu du grand labeur de tous les siècles pour l'édification de la vérité dans le cœur de l'homme, malheur à celui qui, ayant la vérité dans le cœur, ne travaillerait pas pour elle et n'apporterait pas son grain de sable au monument que Dieu bâtit avec les pensées humaines ! Dans l'étroite mesure des forces qui ont été départies à mon intelligence et de la bonne volonté, si souvent chancelante, que mon cœur a pu entretenir, j'ai taché de contribuer à ce labeur. Il a à peu près rempli ma vie et je regrette qu'il ne l'ait pas remplie plus complètement encore. L'étude est une grande consolation et un grand appui au milieu des découragements de la vie humaine ; mais l'étude elle-même lasse, dégoute, pèse à notre âme lorsqu'elle n'est pas entreprise pour le bien, pour la vérité, pour Dieu.

Jour de la Toussaint, 1er Novembre 1869.

 

FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.

 

 

 



[1] Si bien qu'un jour, à force d'immoler les chrétiens, le monde s'est trouvé chrétien, dit M. Alberi, dans son excellent ouvrage : Il problema dell' umano destino. (Florence, 1878, l. IV, ch. IV).

[2] Cet établissement prodigieux de l'empire (romain), la plu grande des merveilles, avant que le Christianisme fût devenu le plus grand des miracles. (Proudhon : De la justice dans la Révolution et dans l'Église, t. III, p. 433).

Si le monde avait pu, sans miracle, être amené à croire les mystères incompréhensibles, à se plier aux plus rudes devoirs, à compter sur un avenir de félicité surhumaine, ce serait quelque chose de plus miraculeux que tous les miracles. S. Thomas, contra Gentes, I, 6.

Il nous suffirait de ce seul miracle, que le monde eût été converti sans miracle. S. Augustin, C. Dei, XXII, 5.

Se il mondo si rivolse al cristianesmo

Diss'io, senxa miracoli, quest' uno

E tal che gli altri non sono il centesmo.

Dante, Parad., XXIV.

[3] Moins que jamais aujourd'hui (1878).