LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME TROISIÈME

LIVRE X. — FIN DE L'EMPIRE PAÏEN - 305-323

CHAPITRE IV. — CHUTE DE MAXENCE - 311-313.

 

 

Tel était pour Maximien Daïa le commencement du châtiment ; mais pour Maxence il allait être complet.

Celui-ci cependant venait de remporter une victoire. L'Afrique était retombée sous sa domination (311) ; les troupes qu'il y avait envoyées n'avaient pas eu de peine à venir à bout du tyran Alexandre, âgé, infirme, et que seule la distance avait protégé jusque-là. Alexandre avait été étranglé, et l'Afrique se trouvait de nouveau, selon l'ordre primitivement établi par Dioclétien, sous la même main qui gouvernait l'Italie. Mais l'Afrique payait cher ce bonheur, si c'en était un. On poursuivait les partisans d'Alexandre, c'est-à-dire tous ceux dont la spoliation pouvait être profitable aux vainqueurs. Par ordre de Maxence on pillait, on saccageait, on brûlait Carthage redevenue, comme chacun sait, à titre de ville romaine, une grande et opulente cité ; et, contrairement à l'ancienne coutume romaine qui n'admettait pas de triomphe après une guerre civile, Maxence triomphait dans Rome de l'Afrique où il n'était pas allé[1].

Des ruines, visibles encore aujourd'hui dans l'enceinte de Rome, nous sont témoins de ce triomphe de Maxence. Son règne ne dura que six ans et se passa au milieu de bien des agitations et des alarmes. Mais, pour la première fois depuis vingt ans, Rome possédait dans son sein un empereur et un empereur qu'elle avait fait ; et, comme pour fortifier ce lien qui l'unissait au peuple de la ville éternelle, Maxence voulut laisser des traces monumentales de son passage. Le temple de Vénus et de Rome fut restauré sous le nom de temple de Rome seulement ; la déesse de l'Olympe tombait dans l'oubli, mais la déesse Patrie avait encore une place dans les cœurs. Une vaste et puissante basilique fut construite ; puis un Forum, que plus tard Constantin vainqueur acheva ou embellit et qui fut appelé basilique Constantinienne. En dehors de la ville, sur la voie Appia, en face des catacombes chrétiennes, un cirque et un temple furent élevés à la mémoire du jeune fils de Maxence, Romulus ; c'est ainsi que, chrétiens d'un côté de la voie, païens de l'autre, honoraient leurs morts, ceux-là par des prières, ceux-ci par des jeux. Une multitude de statues, enlevées sans doute à des temples, car il ne s'en faisait guères de nouvelles ; un obélisque sur lequel jadis Domitien avait fait graver son nom en caractères hiéroglyphiques, furent apportés pour embellir ce lieu où les courses des chars et les applaudissements du peuple devaient réjouir les mânes du jeune César. C'était sans doute un art en décadence que celui qui se mettait au service de l'empire païen agonisant, et les proportions de ce cirque nouveau étaient bien inférieures à celui de l'ancien ; mais il y avait encore là une certaine grandeur, et on voit que l'aventurier Maxence s'était cru un moment le héros de Rome et le maître du monde[2]. Dans ses monnaies, il s'appelle le vainqueur de toutes les nations[3].

L'orgueil de la victoire devait lui être funeste. Enthousiasmé de son propre triomphe, il craignit moins de hâter une lutte où il devait périr. Comme on vient de le voir, l'empire, à ce moment, se partageait entre quatre Augustes : Maxence en Italie et en Afrique, Constantin dans l'Occident, Licinius dans les provinces du Danube et de la mer Égée, Maximien Daïa en Asie. L'accord pouvait-il subsister ou même s'établir entre eux ? Constantin régnait par une sorte de droit héréditaire que Galère avait reconnu non sans regret ; Licinius régnait par le choix libre de Galère ; Maximien Daïa s'était fait faire Auguste par Galère malgré lui ; enfin le pouvoir de Maxence était né d'une émeute populaire ou soldates que par laquelle Galère avait été vaincu. Ces origines si différentes laissaient subsister un état permanent de rupture, sinon de guerre.

La guerre fut-elle provoquée par Constantin ou par Maxence ? Constantin ne se sentait pas libre encore ; les Francs qu'il avait vaincus, qu'il devait vaincre de nouveau, l'occupaient sur le Rhin et lui enlevaient une bonne partie de son armée[4]. Maxence, au contraire, délivré d'Alexandre, n'avait plus d'ennemis, si ce n'est an nord des Alpes. Les vieilles légions de son père, les prétoriens de Rome, les anciens soldats de Sévère qui avaient abandonné leur empereur, formaient sous lui une armée vaillante, nombreuse, aguerrie, fière d'avoir vaincu, par les armes ou autrement, Sévère, Galère et Alexandre. Maxence, en leur livrant l'Italie, en les autorisant à piller, en les exhortant à jouir de toutes les voluptés que leur offrait une contrée opulente, Maxence croyait se les être attachés. Et de plus ne devait-il pas comprendre qu'un jour ou l'autre les gémissements de l'Italie opprimée et des chrétiens persécutés seraient entendus dans les Gaules, et que Constantin descendrait du haut des Alpes pour délivrer le peuple de Rome du maître qu'il avait eu le malheur de se donner[5] ? On peut donc croire que c'est Maxence qui a donné le signal des hostilités. Pour venger, disait-il, la mort de son père que lui-même avait détrôné[6] et que maintenant il déifiait[7], il fit abattre dans Rome les statues de Constantin ; c'était lui déclarer la guerre.

Pour se fortifier dans cette lutte depuis longtemps prévue de part et d'autre, on avait cherché des alliances. Constantin était rentré en négociations avec Licinius et l'avait fiancé avec sa sœur. D'un autre côté, jaloux de voir Licinius pencher vers Constantin, Maximien Daïa s'était rapproché de Maxence et lui avait envoyé en Sicile une députation. Maxence avait bondi de joie à la pensée de cette aide qui lui venait de l'Orient ; l'amitié s'était faite, les images de Maxence et de Daïa avaient été peintes ensemble, en signe d'alliance. C'étaient, remarquons-le, les deux princes tolérants d'une part — car jusqu'ici Licinius ne semble pas avoir pris une part bien active à la persécution —, les deux princes persécuteurs de l'autre[8].

Aussi, lorsque Constantin, voyant cette guerre désormais inévitable et marchant déjà à la rencontre de son ennemi, se demandait quelle serait l'issue de cette crise et quels pouvaient être ses alliés ou ses adversaires, il était naturel que la question du christianisme se présentât à son esprit. Lui et son père, en protégeant les chrétiens, avaient obéi à une sage politique en même temps qu'à un sentiment d'humanité et de justice. Ils avaient attaché à leur cause une minorité sans doute, mais une minorité composée d'hommes dévoués, courageux, aimés et respectés malgré tout : et ils n'avaient pas blessé la majorité devenue plus tolérante et plus juste à force d'avoir eu le spectacle de persécutions atroces et inutiles ; ils avaient donné à leurs peuples une paix intérieure d'autant plus grande ; ils en avaient été d'autant plus populaires.

Mais fallait-il aller plus loin ? se faire chrétien ? proclamer, non pas seulement l'innocence des chrétiens, mais la vérité du christianisme ? dépouiller le pouvoir et la personne impériale du prestige, si affaibli qu'il fût, que pouvait leur donner le culte des faux dieux ? exiler les idoles du palais, du Sénat, des armées ? La majorité païenne était-elle assez éclairée pour le permettre ? Sans doute, ce serait un titre de plus à l'attachement des chrétiens ; mais les chrétiens pouvaient-ils être ou plus dévoués ou plus fidèles qu'ils ne l'étaient déjà ? Sujets de Maxence, se révolteraient contre lui par cela seul que son adversaire était chrétien ? Soldats de Constantin, pourraient-ils lui donner autre chose que leur sang qu'ils étaient déjà prêts à lui donner tout entier ? L'amour des chrétiens appartenait déjà à Constantin, l'amour des païens aurait été perdu pour lui. En de telles circonstances, une conversion, si elle eut été un calcul politique, aurait été un mauvais calcul.

C'est en méditant de telles pensées que Constantin cheminait un jour à travers la Gaule, marchant vers les Alpes, quelques soldats marchant auprès de lui. Mais les pensées politiques n'étaient pas les seules qui l'occupaient. Il s'élevait plus haut, et se demandait ce que pouvait être, si nous osons nous servir de ce mot, la politique de Dieu ; pourquoi Dieu avait brisé l'un, fait prospérer l'autre. Les princes ses devanciers avaient mis leur confiance dans les nombreuses divinités de l'Olympe ; leurs oracles les avaient trompés, nul dieu n'était venu à leur secours, et ils avaient misérablement péri. Seul, son père, qui, sans être chrétien, avait eu foi et confiance au Dieu unique, avait achevé sa vie, paisible, glorieux, aimé. Puis, élevant davantage encore son âme, il se mit à prier ce Dieu unique qui était pour lui le Dieu inconnu. Il le supplia de se faire connaître à lui, et de lui donner, comme il avait fait à Constance, le secours de son bras dans une lutte aussi hasardeuse[9].

Les faits qui suivent ont pu être mis en doute par tes modernes ; mais ce doute s'écroule, ce me semble, par cette seule réflexion qu'Eusèbe les raconte d'après le témoignage personnel de Constantin, que Constantin les lui avait déclarés sous la foi du serment, que la conversion de Constantin, comme nous venons de le dire, était désintéressée, par conséquent sa sincérité inattaquable. Du reste Constantin n'en fut pas seul témoin ; en plein jour, peu d'heures après midi, un signe étrange apparut au-dessus du soleil ; ce signe était une croix lumineuse avec cette inscription : ΕΝ ΤΟΥΤΩ ΝΙΚΑ, par ceci sois vainqueur ; Constantin, les soldats, d'autres encore le virent de leurs yeux[10].

Une autre révélation vint bientôt compléter celle-ci. Cette première vision lui avait montré la croix ; mais la croix à cette époque ne rappelait pas toujours exclusivement et immédiatement l'idée du Christianisme. Un songe, la nuit suivante, lui montra le Christ tenant la croix telle qu'elle lui était apparue dans le ciel. Mets-la, lui fut-il dit, sur les drapeaux de tes soldats.

Constantin était subjugué. Dès le lendemain il racontait le songe de la nuit à ses amis réunis autour de sa personne ; des orfèvres étaient mandés ; et Constantin, assis au milieu d'eux, leur décrivait l'image qu'il avait vue au ciel et dans son rêve, leur commandait un étendard revêtu d'or et garni de pierres précieuses, dont l'antenne figura la croix, et au dessous de la croix, le monogramme du Christ formé des deux premières lettres grecques de son nom[11]. Mais surtout des prêtres et des évêques chrétiens étaient appelés auprès de l'Empereur pour lui apprendre ce qu'était leur Dieu et ce que signifiait cette vision. Dès lors, les évêques chrétiens et les livres chrétiens ne quittèrent plus Constantin. Sans recevoir encore le baptême, sans même être canoniquement admis au nombre des catéchumènes, il professa désormais la foi à la vérité chrétienne[12]. Au bout de peu de temps, sa mère, sa sœur, fiancée de Licinius, sa belle-mère Entropie, probablement aussi sa femme Fausta furent chrétiennes. Le plus grand acte que jamais prince de la terre ait fait pour le bien de la race humaine était accompli.

Et, pour que l'opposition fût parfaite, Maxence, contre lequel Constantin marchait à cette heure, Maxence attendant à Rome son ennemi, était entouré de prêtres, de devins, de magiciens. Il s'était fait défendre par eux de marcher à la tête de ses troupes, et, dans sa lâche inertie, croyait mieux servir sa cause par les pratiques d'une sorcellerie atroce. Il évoquait le démon ; il cherchait la volonté des dieux dans les entrailles des victimes. Mais c'étaient des victimes que le paganisme romain lui-même ne connaissait pères ; c'étaient non-seulement des lions qu'il faisait immoler, c'étaient encore (chose atroce !) des femmes enceintes qu'il faisait ouvrir, des enfants dont il fouillait les entrailles[13]. Cette hideuse agonie du paganisme expirant devait achever de révolter les esprits, depuis longtemps irrités par la tyrannie de Maxence.

Dans le camp de Constantin on était plein d'espoir. Fil vain, ses plus sages amis avaient-ils jugé hasardeuse sa marche vers les Alpes. En vain savait-on l'ennemi de beaucoup supérieur en nombre, puisque Maxence avait cent soixante-dix mille hommes et dix-huit mille chevaux, des légions d'Italie, de Sicile et d'Afrique ; tandis que Constantin, qui n'avait pu laisser désarmée sa frontière du Rhin, ne comptait que vingt-cinq mille légionnaires et cinquante-cinq mille auxiliaires barbares ou volontaires gaulois[14]. En vain les aruspices païens, pressentant la ruine de leurs autels, s'étaient-ils d'avance prononcés contre un Empereur prêt à devenir chrétien[15]. Chrétiens et païens n'en marchaient pas moins avec joie sous ce Labarum inauguré par une vision divine. On disait même — c'est un rhéteur païen qui nous le raconte, ne faisant probablement autre chose qu'amplifier à sa façon le fait attesté par Eusèbe —, on disait dans toute la Gaule que des légions célestes étaient apparues au dessus des légions constantiniennes, volant elles aussi vers les Alpes, armées de boucliers et de cuirasses qui étincelaient d'un éclat divin ; et que de leurs rangs étaient descendues ces paroles : Nous marchons au secours de Constantin[16]. 

Le premier fruit de cette ardeur des soldats fut la rapidité de leur marche. D'après les desseins de Maxence, l'armée de ce prince devait pénétrer dans les Gaules par les montagnes de la Rhétie, afin de séparer du premier coup Constantin de Licinius (si toutefois Licinius intervenait), et de les menacer tous deux à la fois. Mais Constantin ne laissa pas à son ennemi le temps de l'attaquer. Avant que l'armée de Maxence eût atteint les Alpes Rhétiques (le Brenner), Constantin était déjà sur les Alpes Cottiennes (mont Genèvre). Les Alpes, cette barrière de l'Italie, toujours inutile faute d'être défendue, s'ouvrirent devant lui. Suze (Segusio) voulut résister, elle fut forcée. Mais on n'avait plus à faire à un vainqueur barbare ; hommes et biens, habitants et soldats furent respectés, et les troupes de Constantin éteignirent elles-mêmes le feu qu'elles avaient allumé pour brûler les portes de la ville[17]. Turin (Augusta Taurinorum) n'essaya pas même de résistance ; un corps nombreux de troupes régulières avait voulu arrêter Constantin en avant de cette ville ; cette cavalerie redoutable, toute bardée de fer, hommes et chevaux (clibanarii), effrayait les soldats gaulois ; Constantin leur ordonna d'ouvrir leurs rangs devant elle, ils purent l'envelopper et la détruire. Quant à l'infanterie de Maxence, elle s'enfuit vers la ville ; mais les habitants, las du joug de leur tyran, fermèrent les portes à ses soldats et firent avec joie leur soumission au vainqueur[18]. Milan se rend de même ; puis Brescia, où la cavalerie de Maxence prit la fuite sans combat ; puis toute la Gaule Transpadane jusqu'à Vérone[19] devient l'heureuse sujette du prince chrétien qui la délivre de Maxence. A Vérone, il y eut une lutte plus sérieuse ; là dut probablement se rencontrer la masse principale de l'armée de Maxence, dirigée vers les passages des Alpes Rhétiques. Elle était commandée par un général célèbre, Ruricius Pompeianus, chef de la garde de Maxence ; mais Constantin sut trouver un gué pour passer l'Adige, tourna l'ennemi, battit Pompeianus, le refoula dans Vérone et crut l'y avoir renfermé. Pompeianus put néanmoins en sortir et, surpris la nuit en rase campagne, livra à Constantin un rude combat. Les deux généraux ne ménagèrent pas leur vie ; Constantin se jeta lui-même dans la mêlée, Pompeianus se fit tuer. Ses soldats, épargnés contre la coutume romaine, furent gardés par milliers dans des chaines forgées avec leurs propres épées[20].

Après ce triple combat de Turin, de Brescia et de Vénone, rien ne semble plus avoir arrêté Constantin[21]. Aquilée et Modène lui envoient leur soumission ; il marche vers Rome ; approchant de cette ville — si toutefois le récit de Lactance ne doit pas se confondre avec le récit d'Eusèbe cité plus haut —, un nouveau songe l'avertit d'inscrire sur le bouclier de ses soldats le monogramme du Christ. Pendant que l'armée flavienne s'avance ainsi, marquée une seconde fois du sceau du Christianisme et attirée au Christianisme par la victoire, Maxence est livré plus que jamais à la superstition et à la peur. Depuis deux ans il n'habite plus le palais impérial ; lui, sa femme et son jeune fils Romulus, mort aujourd'hui, ont vécu dans une maison privée. Soumis, dit-il, aux ordres des dieux, il se refuse à combattre par lui-même ; son armée éprouvât-elle une défaite, il pourrait, à ce qu'il pense, tenir encore longtemps dans Rome, dont naguère les fortifications ont épouvanté Galère ; il y garde près de lui des forces nombreuses ; ses magasins renferment du blé d'Afrique en abondance. Quelle que soit la fortune des armes, ses généraux la tenteront pour lui ; lui-même restera dans Rome pour y célébrer par des jeux le sixième anniversaire de son empire.

L'armée de Maxence, mais non Maxence, sort donc de Rome et marche en avant ; elle traverse le Tibre sur le pont Milvius (Ponte Molle) et sur un pont de bateaux construit un peu au-dessus. Un mécanisme[22] a été établi sur ce pont pour le couper instantanément et dérober, s'il en est besoin, l'année en retraite à la poursuite du vainqueur. Le combat va donc s'engager, non loin du Tibre, sur sa rive droite, dans la plaine des Rochers Rouges (Saxa rubra), à neuf milles seulement de Renie. Maxence, général peu habile, a cru affermir le courage de ses soldats en mettant le Tibre derrière eux.

Lui, cependant, célèbre sa fête et convoque le peuple aux jeux du cirque. Mais les présages sont sinistres ; des nuées de hiboux voltigent sur les murs[23]. Au cirque le peuple se montre agité, murmurant, indigné de voir là son Empereur pendant qu'aux portes de Rome le sang coule pour sa cause. On crie devant lui : Constantin est invincible ; dans les rues, on se soulève, et le prince s'enfuit épouvanté. Néanmoins, comptant toujours sur ses dieux, il va avec des sénateurs consulter les livres sibyllins, dans lesquels on lui fait lire un oracle qui le comble de joie :  Ce jour-là, est-il dit, l'ennemi du peuple romain doit périr ; l'ennemi du peuple romain, c'est Constantin ! s'écrie Maxence. Se croyant, grâce à cet augure, assuré de la victoire, il veut en être témoin ; il se décide à sortir de Raine et va assister an combat déjà commencé (28 octobre 312).

Mais le peuple, ou au moins une grande partie du peuple comprend tout autrement l'oracle de la Sibylle ; pour ceux-là, l'ennemi c'est Maxence, et Maxence sera vaincu. Avant le soir, l'événement devait leur donner raison. L'armée de Maxence était cependant plus nombreuse que celle de Constantin, et une partie de cette armée combattit avec acharnement. Mais ce combat, engagé par elle sans avoir son Empereur à u tête, et avec les eaux du Tibre derrière elle, ce combat soutenu contre le vœu du peuple et contre la volonté du ciel, ne devait pas aboutir à un triomphe. Les auxiliaires italiens de Maxence, peu attachés à sa cause, se débandèrent promptement et laissèrent les prétoriens, sa garde favorite, couvrir inutilement la plaine de leurs cadavres. Maxence se trouva n'être venu que pour assister à une déroute ; son armée refoulée jusqu'aux rives du fleuve se pressa en désordre sur le point de bateaux situé plus à portée du champ de bataille que le pont Milvius. Ou par accident, ou autrement, le mécanisme qu'on y avait placé joua trop tôt, et le pont s'ouvrit sous les pas des fuyards. Hommes et chevaux tombèrent pêle-mêle dans le Tibre ; Maxence y fut entraîné avec son cheval ; enfoncé dans la vase du fleuve, alourdi par le poids de sa cuirasse, il s'y noya. Son corps fut retrouvé le lendemain à la place même où il était tombé, et sa tête fut promenée dans Rome, au milieu de ces railleries et de ces insultes que la cruauté du peuple n'épargne jamais aux vaincus, quels qu'ils soient[24].

En même temps, un spectacle plus consolant et plus digne s'offrait aux yeux du peuple romain. Le vainqueur faisait son entrée solennelle dans la ville des Césars. Constantin était un illyrien dont toute la vie s'était passée hors de Rome ; il était depuis six ans le César de la Gaule ; il détrônait un prince qu'une insurrection populaire dans Rome avait élevé ; enfin, il était chrétien, et les insignes du christianisme figuraient sur ses drapeaux. Et cependant, les écrivains, même païens, attestent la joie avec laquelle il fut reçu. Il y avait une telle démence dans la tête de ces Césars idolâtres, ils étaient si effrontément avides et si inutilement cruels, leur débauche était si monstrueuse et si insultante, que Maxence païen semble n'avoir laissé à Rome païenne aucun regret. La preuve, ce ne sont pas seulement les honneurs décernés à Constantin par le Sénat, comme le Sénat en décernait hélas ! à tous les vainqueurs ; ce ne sont pas seulement les paroles des rhéteurs idolâtres, auxquels il coûtait probablement assez peu d'adapter leur phraséologie mythologique à l'éloge du prince chrétien ; c'est l'historien païen Aurelius Victor qui nous dit : Il est incroyable quelle allégresse et quelle joie fut celle du peuple de Rome et du Sénat en apprenant la mort de Maxence. Car nul homme n'est plus aimé et plus populaire que celui qui châtie un tyran[25].

En effet, la royauté du César chrétien était tout l'opposé de la royauté désordonnée de tous ces Césars païens. — C'était la paix : la Gaule en faisait depuis six ans l'expérience, tandis que l'Italie avait subi tant de guerres e tant de ravages. — C'était la clémence : à l'exception d'un petit nombre, les partisans de Maxence, ceux même dont le peuple demandait le supplice, conservaient leur vie, leurs biens, leurs dignités même ; la peine de mort était prononcée, non contre les vaincus mais contre les dénonciateurs des vaincus[26]. Les prétoriens qui avaient régné sous Maxence et régné avec autant de licence que leur maitre, les prétoriens qui avaient combattu avec acharnement pour sa cause étaient simplement licenciés, et leur caserne dans Rome détruite, pour que cette dangereuse milice ne se reformât pas à l'avenir[27]. — C'était la liberté : sur des ordres partis immédiatement de Rome, les proscrits de Maxence sortaient de prison, revenaient de l'exil, reprenaient leurs biens usurpés[28]. — C'était l'amour du pauvre et l'assistance pour le pauvre ; non ces largesses grossières et intéressées faites à ceux qui pouvaient gagner leur pain, mais la charité intelligente qui soignait les infirmes, assistait les veuves, dotait les orphelins[29]. — C'était l'honneur rendu, au lieu des humiliations infligées ; le Sénat traité comme l'avaient traité jadis les bons princes, mais comme nul prince maintenant ne le traitait plus, avec courtoisie et avec déférence ; les vides nombreux que les proscriptions de Maxence avaient faits dans ses rangs dignement remplis. — C'était le respect pour les mœurs : autant Maxence et ses partisans, encouragés par lui, avaient, au mépris de tout honneur, de toute dignité, de toute liberté, satisfait leurs passions, autant le fils de Constance était irréprochable à cet égard. La beauté d'une femme n'était plus pour elle un sujet de terreur ; sous un prince réglé dans ses mœurs, la beauté, dit le païen Nazarius, n'était plus l'aiguillon des passions impures, elle n'était que l'ornement de la chasteté[30]. — C'était en un mot une atmosphère plus pure et plus noble qui remplissait cette vieille Rome infectée par tant de tyrannie et de corruption. On ne savait peut-être pas bien d'où elle venait, ni quel vent du ciel l'avait amenée ; mais n'importe, on la respirait avec joie.

Il était juste pourtant qu'au milieu de tous ces proscrits rendus à la liberté, l'Église chrétienne, cette proscrite de trois siècles, ne fût pas oubliée ; que le réparateur de tant d'injures ne négligeât pas, de toutes, la plus ancienne et la plus grave ; que l'Empire reconnût au moins la liberté de l'Évangile quand il goûtait déjà les bienfaits de l'Évangile. Chrétien lui-même, et ne craignant pas de manifester son christianisme, Constantin cependant ne prétendit pas faire immédiatement l'Empire chrétien avec lui, ni donner le baptême, soit au peuple[31], soit même au pouvoir. Le pouvoir, quelque temps encore, resta officiellement païen avec ses souvenirs, ses formes, ses cérémonies païennes. L'Empereur se contentait de ne pas prendre à ces rites une part personnelle ; le jour de son triomphe, il ne monta pas an Capitole, mais le Sénat put y monter. Seulement, nul au monde n'aurait pu prétendre, je dirais volontiers nul au monde n'eût souhaité que le Christianisme demeurât un culte proscrit. Il faisait assez de bien dans l'Empire pour avoir gagné le droit de cité, et les plus fanatiques auraient eu honte de le traiter encore comme un malfaiteur. L'humanité commençait enfin à reconnaître d'où lui venaient le jour et la vie. Entre le paganisme puissant encore et la vérité chrétienne désormais invincible, la liberté rendue à l'Église était chose nécessaire, inévitable, prévue.

Déjà, à ce qu'il paraît, quelque édit, ou de Constantin ou de Licinius, avait assuré au Christianisme une liberté partielle ou provisoire ; mais on prévoyait sans doute la mesure définitive qu'allait amener la réunion de ces deux empereurs à Milan. D'un côté, Constantin, demeuré à Rome pour inaugurer son troisième consulat (1er janvier 313), en partit peu après pour le nord de l'Italie, où devait s'accomplir le mariage résolu depuis longtemps entre Licinius et Constantia (mars 313) ; et de l'autre côté, le vieil ami de Dioclétien avait hâte, on peut le croire, de venir s'allier avec le jeune vainqueur du pont Milvius[32]. L'édit suivant fut leur œuvre commune et, accepté, quoique de mauvaise grâce, par Maximien Daïa, il devint la loi de tout l'Empire :

Nous avons jugé depuis longtemps, disaient les deux princes, que la liberté de la religion doit être respectée et qu'il faut permettre à chacun d'agir selon la conviction de son âme en ce qui touche le culte de la Divinité ; aussi avons-nous ordonné que tous, chrétiens ou autres, suivent en paix les pratiques de leur religion ou de leur secte. Mais, comme ce rescrit imposait certaines conditions, on a pu abuser de ses termes, et le laisser parfois sans exécution[33].

Nous donc, Constantin Auguste et Licinius Auguste, nous étant heureusement trouvés ensemble à Milan, et traitant de tout ce qui pouvait contribuer à l'avantage et à la sûreté de l'État ; parmi bien des mesures que nous avons jugées utiles à plusieurs de nos sujets, nous avons cru devoir mettre ordre avant toutes choses à ce qui concerne le culte de la Divinité, et accorder, soit aux chrétiens, soit à tous autres, la liberté de s'attacher à la religion qu'ils préféreront. Puisse ainsi, du haut de sa demeure céleste, la Divinité être indulgente et propice pour nous et pour tous ceux que nous gouvernons ! Par ces motifs de raison et de sagesse, nous déclarons que nul ne doit être privé du droit ou d'embrasser le Christianisme, ou d'adopter telle autre religion qui lui aura paru digne de son choix ; afin que la Divinité suprême à laquelle nous apportons nos libres hommages nous témoigne en toutes choses sa faveur et sa bienveillance accoutumée. Ton Dévouement[34] saura donc, qu'abrogeant toutes les conditions imposées aux chrétiens dans les rescrits qui t'ont été envoyés, nous voulons purement et simplement que ceux qui veulent pratiquer le Christianisme le fassent sans être inquiétés ni maltraités par personne. Nous croyons devoir le faire connaître ici pleinement à ta sollicitude, pour que tu saches que nous accordons aux dits chrétiens une liberté absolue de suivre leur religion. Ton Dévouement comprend aussi, que, comme nous l'accordons aux chrétiens, nous accordons également à tous autres cette liberté de suivre leur religion et leur secte, propre à assurer la paix de notre Empire. Que chacun adore ce qu'il voudra adorer, nous ne prétendons rien supprimer des hommages qu'il rend à la Divinité.

Et, en ce qui touche particulièrement les chrétiens, nous statuons que, si les lieux dans lesquels ils se réunissaient, et pour lesquels les lettres que tu as reçues contenaient d'autres dispositions, ont été acquis ou de notre fisc ou de tout autre possesseur, ils soient restitués aux chrétiens gratuitement, sans aucune répétition du prix, sans chicane et sans ambages. S'ils ont été donnés, que les donataires également les rendent aux chrétiens dans le plus bref délai. Acheteurs et donataires pourront s'adresser à notre vicaire afin d'obtenir de notre Bienveillance ce qu'elle jugera à propos de faire pour eux ; mais veille avant tout à ce que sans retard ces biens soient rendus à la corporation des chrétiens. De plus, comme les chrétiens, non pas en leur nom privé, mais au nom de leurs corporations ou de leurs églises, possédaient, outre ces lieux de réunion, d'autres propriétés encore ; nous voulons que suivant la même règle, sans difficulté et sans chicane, tout soit rendu aux chrétiens, c'est-à-dire à leur corporation ou association ; admettant toujours que par suite de cette restitution gratuite, les possesseurs pourront espérer de notre Bienveillance une indemnité. En tout ceci, étends sur la susdite corporation des chrétiens une protection efficace et exécute aussi promptement que possible l'ordre par lequel notre Clémence pourvoit à la tranquillité publique. Par là nous obtiendrons, comme nous disions tout à l'heure, que la faveur divine, tant de fois éprouvée par nous, continue à assurer l'heureux succès de notre règne et le bonheur de notre Empire. Et pour que ces ordres de notre Bienveillance soient connus de tous, fais-les transcrire sous ton seing et afficher partout, et que personne n'ignore cet acte de notre volonté.

Je me figure dans un coin retiré de l'Empire où la persécution durait encore, un pauvre chrétien bien isolé, bien étranger aux révolutions politiques, un sujet de Maxence par exemple, à qui les noms mêmes de Constantin et de Licinius sont peut-être inconnus ; je me le figure entendant lire un tel décret. Quelle merveille ! des Césars, des Augustes, parlent du Christianisme sans le maudire ! ils ne le qualifient ni d'impie ni de rebelle ! Même à l'époque où l'Auguste Galère, à sou lit de mort, pressé par sa conscience, a suspendu la persécution, bientôt reprise après lui, ce n'a pas été sans blasphémer le Christ et sans injurier les chrétiens. Cette fois il n'y a plus blasphème, il y a respect, il y a liberté proclamée, et ce mot de liberté est redit même à satiété. Cette longue persécution est donc finie ! Sans parler des anciens Césars presque tous ennemis et tout au moins indifférents, l'Auguste Dioclétien a persécuté en Orient, l'Auguste Maximien en Italie ; puis, après Dioclétien Galère, après Maximien Maxence, après Galère Daïa ; jamais, depuis dix ans et quatre mois, la persécution n'a cessé de sévir, sinon dans tout l'Empire, au moins dans une grande partie de l'Empire. Et maintenant ce n'est plus une trêve, c'est la paix. On ne fait pas seulement cesser la guerre, on en répare les désastres ; on ne peut ressusciter les morts, mais on relève les églises où les morts, c'est-à-dire les martyrs, seront présents par leurs saintes reliques, vivants par leur intercession auprès de Dieu. Qui est donc ce Constantin, qui est cet envoyé du ciel, venu pour sauver l'Empire, en le délivrant d'une lutte criminelle et insensée contre Dieu ? Quel grand jour que ces Ides de juin (13 juin)[35], qui mettent fin à deux cent quarante-neuf ans de haine, de désastres et d'impiété !

Eusèbe, témoin de la joie des chrétiens, commence ainsi le dixième livre de son histoire : De toute chose, gloire soit rendue au Dieu tout-puissant, Roi du monde ; grâces soient rendues au Sauveur et au Rédempteur de nos âmes, Jésus-Christ !....  Chantez au Seigneur un cantique nouveau, parce qu'il a fait des merveilles[36],.... parce qu'après toutes ces atrocités dont nous avons été les témoins, il nous a donné de voir et de célébrer ce que tant de justes et de martyrs ont souhaité de voir et n'ont pas vu... Venez et voyez les œuvres de Dieu et les prodiges qu'il a accomplis sur la terre ; il a fait disparaître la guerre de la surface du monde, il a rompu l'arc, il a brisé les armes, il a brûlé les boucliers[37]. Puisqu'à notre temps était réservé le spectacle de telles merveilles, continuons notre récit, pleins de reconnaissance et de joie[38].

Et il dit ensuite comment un jour pur et serein s'étant levé pour l'Église, les païens eux-mêmes en recevaient un reflet et jouissaient de cette paix donnée aux âmes fidèles. Quelle était la sécurité de tous, délivrés maintenant du règne des tyrans ! quelle était surtout l'incroyable allégresse et la joie peinte sur le visage des chrétiens, lorsqu'ils voyaient les sanctuaires profanés leur être enfin rendus ; leurs églises se relever bien plus grandes, bien plus belles, bien plus ornées qu'autrefois ![39] Il semblait que ce fût une fête dans le monde entier, et le Christianisme, se révélant tout à coup à la clarté du jour, surprenait les païens par la multitude ignorée jusque-là de ses fidèles. Autour des captifs sortant de prison, autour des confesseurs que rendaient à leur patrie les mines, les carrières, les ateliers serviles, autour des exilés revenus de l'exil[40], des foules immenses venaient baiser leurs fers, révérer leurs glorieuses cicatrices, chanter des hymnes sur leur passage. Il n'était pas une ville dans laquelle, soit un sanctuaire enfin relevé et consacré de nouveau, soit un oratoire récemment construit, n'attirât le pieux concours des chrétiens. Là, des pèlerins arrivaient des provinces éloignées ; là, des évêques se réunissaient en synode, et le peuple dispersé par la persécution se sentait un dans les liens de l'affection et de la charité... Il n'y avait qu'un esprit dans tout le corps de l'Église, il n'y avait qu'une âme. partout la même allégresse de la foi, les mêmes chants dans toutes les bouches. Le sacrifice chrétien qui était resté forcément dans une indigente obscurité s'entourait de toute la splendeur que sa sainteté appelle et que la foi aime à lui donner : Les prêtres célébraient avec une solennelle exactitude tous les rites augustes du culte divin, qui depuis dix années surtout se faisaient d'une manière furtive et précipitée. Les uns chantaient des psaumes et prêtaient l'oreille aux paroles qui sont descendues d'en haut ; les autres accomplissaient le plus secret et le plus divin ministère ; les mystérieux emblèmes de la passion apparaissaient au grand jour. Une foule de tout sexe et de tout âge, multipliant les prières et les actions de grâces, se pressait pour entendre la parole de leurs évêques et faisait monter à Dieu, auteur de tout bien, l'hymne joyeux de leur reconnaissance[41].

Lactance nous donne un écho de cette joie des chrétiens, lorsqu'après avoir parlé de la manière dont les fidèles étaient naguères obligés de cacher leur foi, et des calomnies longtemps répandues contre eux, il ajoute, en parlant à Constantin : Mais il n'en est plus ainsi, depuis que Dieu t'a appelé, pieux empereur, pour rendre à la justice la place qui lui est due et prendre le genre humain sous ta garde. Depuis que tu veilles sur la république romaine, les adorateurs de Dieu ne passent plus pour des scélérats et des impies. On ne nous accuse plus d'iniquité, nous qui faisons l'œuvre de la justice. On ne nous reproche plus le nom de Dieu. On ne nous appelle plus impurs, nous qui seuls sommes religieux, puisque méprisant les images des morts, nous n'adorons que le Dieu vrai et vivant ![42]

Cette joie était-elle trompeuse ? Comme la plupart des joies humaines, présageait-elle de nouvelles douleurs ? Devait-on, ainsi qu'il arrive si souvent, regretter comme une déception le jour où on s'était réjoui ? Cette révolution chrétienne dans l'empire romain devait-elle, ainsi que les révolutions politiques, manquer aux promesses qu'elle faisait ? Nous pouvons dire hardiment : non, ces promesses ne furent pas trompeuses. Sans doute il n'y a pas dans le cœur de l'homme de joie qui dure longtemps sans aucun nuage ; il n'y a pas dans notre vie de beaux jours dont le lendemain n'ait perdu quelque chose de la sérénité de la veille ; il n'y a pas de fête nuptiale qui se continue toute la vie, aussi exempte de peines, aussi belle d'espérance que le premier jour. A cette heure où elle sortait des catacombes, l'Église savait qu'elle avait encore bien des épreuves à traverser ; c'était le jour du triomphe, non le jour du repos. Si nous devions continuer l'histoire des siècles suivants qui a déjà été si éloquemment racontée, nous énumérerions bien des souffrances, bien des périls, bien des scandales, bien des discordes et dans l'Église et dans l'Empire. Comparez cependant ce qui a suivi à ce qui a précédé. Comparez à cet empire idolâtre, corrompu et décrépit, cette société chrétienne si vivace et si puissante même au milieu de ses troubles et de ses souffrances. A cette antiquité païenne, illustrée sans doute par de grands génies, mais où la masse des hommes était placée si bas, si méprisée, si asservie, si ignorante, si corrompue, comparez le monde moderne, — ne disons pas cela, — le monde chrétien, auquel les beaux génies n'ont pas manqué et qui de plus, tant qu'il a été chrétien, a toujours fait monter la masse du genre humain à une dignité, à une noblesse, à une liberté, à une science, à une pureté plus grande et surtout à une plus intime alliance avec son Dieu. Poussez jusqu'au bout ce parallèle que je puis à peine indiquer ici, et vous jugerez peut-être que, si jamais acte politique a été bienfaisant et salutaire pour l'espèce humaine, ça été l'édit de Milan ; que, si jamais révolution fut heureuse (il y en a si peu d'heureuses !) ce fut bien cette révolution victorieuse au pont Milvius et qu'a glorifiée le pinceau de Raphaël ; que, si jamais prince ou homme d'État a pu un jour se croire l'instrument bienfaisant de la Providence, ça été le fils de Constance Chlore et de sainte Hélène[43].

 

 

 



[1] Aur. Victor, De Cæsaribus ; et Aur. Victor, Épitomé, qui, par une erreur évidente, attribue la défaite et le supplice d'Alexandre aux soldats de Constantin.

[2] Aur. Victor, De Cæsarib., atteste ce goût de Maxence pour les monuments. L'identification de sa basilique avec celle de Constantin est établie par le mémo Victor et par on médaillon d'argent, trouvé dans cette basilique, lequel porte : MAXENTIVS P. F. AVG. (tête laurée) ; au revers : CONSERV. VRBIS SVÆ (le temple de Rome). — Le cirque de Romulus, dont les différentes parties sont encore visibles, est en face de Saint-Sébastien. L'obélisque dont il est question est celui qui a été transporté place Navone.

[3] Monnaie : IMP. C. MAXENTIVS P. F. AVG. ; au revers : VICTOR OMNIVM GENTIVM ; l'empereur (?) donnant la main à un homme armé ; aux pieds de l'empereur, une femme suppliante (l'Afrique ?).

[4] Sur tout ceci, V. Inverti, Panegyric. ad Constantin., 22.

[5] Aurel. Victor (De Cæsaribus) semble attribuer à Constantin, ému de pitié pour l'Italie, l'initiative de la guerre : Is, ubi vastari urbem atque Italiam comperit, comperit, pulsosque seu redemptos exercitus (Severi et Galerii), composita pace per Gallias, Maxentium petit.

[6] Aur. Victor lui reproche son indifférence à la première nouvelle de la mort de son père : Cum ne patris quidem exitu moveretur.

[7] Monnaies : DIVO MAXIMINIANO SEN. OPTIMO. AETERNAE MEMORIAE.

[8] De mortib. persec., 43. Constantin, ce pieux empereur, et avec lui Licinius, tous deux remarquables par leur piété et leur sagesse, ces deux princes religieux, réservés de Dieu pour combattre deux tyrans impies. Eusèbe, Hist. Ecclés., IX, 5. Une inscription appelle Licinius restitutor libertatis ac fundator publicæ securitatis. En Sicile, Orelli, 1071.

[9] Eusèbe, De vita Constantini, I, 27, 28.

[10] Eusèbe, De vita Constantini, I, 27-30. Sozomène, I, 3. Lactance (De mortib. persec., 44 ; mais lui ne parle que d'un songe qu'il place à la veille du combat du pont Milvius). Prudence, ad. Symmach., I, 464-466, 487-489. Philostorge, H. E., I, 6. Socrate, H. E., I, 3. Théodoret, H. E., I, 1.

Les panégyristes païens de Constantin parlent aussi des promesses divines qui encourageaient Constantin marchant avec 25.000 hommes contre les 100.000 de Maxence, des conseils d'en haut qui le conduisaient, tandis que Maxence, lui, ne s'attachait qu'à des superstitions et à des maléfices. (Quid in consilio nisi divinum numen habuisti ?... Te divina præcepta, ilium superstitiosa maleficia sequebantur.) (Panegyrici veteres.)

Voyez l'inscription subsistante encore sur l'arc triomphal érigé à Rome, par le Sénat et le peuple, en l'honneur de Constantin, pour avoir, par l'inspiration de la Divinité, et la grandeur de son âme (instructu Divinitatis mentis magnitudine), délivré la république du tyran qui l'opprimait.

Et la statue que, d'après Eusèbe, Constantin se fit ériger dans Rome, où il était représenté tenant une lance terminée par une croix, avec ces mots :  Par ce signe salutaire, indice du vrai courage, j'ai délivré votre cité du joug des tyrans, j'ai rendu la liberté an Sénat et au peuple romain, et je les ai rendus à leur dignité et à leur splendeur première.  (Eusèbe, in vita Constantini, I, 40.)

[11] Une haste un peu longue revêtue d'or est traversée dans le haut par une antenne, formant avec elle la croix. Au sommet de la haste est fixée nue couronne, formée d'or et de pierres précieuses. Dans l'intérieur de la couronne est le signe de notre salut, c'est-à-dire les deux premières lettres (grecques) de nom du Christ, la lettre P étant coupée au milieu par la lettre X ; ces lettres sont inscrites aussi sur le casque de l'empereur. De l'antenne qui traverse la haste pend une sorte de voile de pourpre avec un rang de pierres précieuses mêlées d'or, qui brillent d'un éclat incomparable. Ce voile a une longueur égale à sa largeur. Au-dessous de la croix sont les images en or de notre empereur et de ses enfants aimés de Dieu. Eusèbe, De vita Constantini, II, 21.

Les monnaies et les monuments confirment cette description d'Eusèbe. C'est cette enseigne qui est restée connue sous le nom de Labarum, nom déjà usité avant Constantin pour désigner l'enseigne impériale. On discute sur l'étymologie de ce mot, qu'on a voulu faire dériver du mot teutonique lap, pièce d'étoffe, et que M. Oppert fait venir du mot assyrien labar (donner). Comptes rendus de l'Académie des Inscript., avril 1862. Il cite une inscription assyrienne : NABOU LABAR ISKEM ; Nebo dat victoriam. Ce mot aurait été apporté à Rome par les astrologues chaldéens.

Sur l'image du Labarum chrétien dans l'armée de Constantin, voyez Eusèbe, in vita Constant., II, 7, 9, 16. La lettre de Constantin dans Eusèbe, Vita Constant., II, 55. Sozomène, I, 4. Prudence, contra Symmachum, I, 486 et s.

A partir du temps de Constantin, la croix qui, jusque-là, n'apparait que bien rarement dans les inscriptions chrétiennes des trois premiers siècles, se montre bien plus fréquemment, ainsi que le Labarum et le monogramme du Christ, tels que nous venons de les décrire ; comme aussi les mots : in hoc signo vinces, ou simplement les initiales V (ictoria), en grec : N (ικα). Inscriptions de Carthage, 15 et 18 ; de Cirta (Renier, 2145). — Monnaies de Constance et d'autres Césars. — Inscriptions des catacombes (Bosio, p. 400. Boldetti, p. 63. M. de Rossi, Epistola ad D. Pitra de titulis Carthagin. — Dans le spicilège de Solesme, t. IV, p. 517 et s., 533).

[12] Eusèbe, Vita Contant., III, 47, 52.

[13] Eusèbe, Vita Constant., I, 36.

[14] Eutrope, Zozime, II, 45. Il n'avait, dit son panégyriste, que le quart de ses forces. Incerti panegyr., 8, etc.

[15] Contra consilia hominem, contra aruspicam monita. Incerti panegyr., 2.

[16] Nazarius, Panegyr., 14. — Ces armées célestes, ajoute-t-il, en pariant à Constantin, t'avaient été envoyées depuis longtemps, mais l'œil humain ne les voyait pas ; aujourd'hui elles se sont laissé voir.

[17] Nazarius, Paneg., 21. Incerti Paneg., 5, 6.

[18] Nazarius, 22-24. Incertus, 7.

[19] Nazarius, 25.

[20] Incertus, 8-10. Nazarius, 25, 26. Lactance, 44 : Dimicatum, et Maxentiani milites prævalebant donec postea, confirmato animo, Constantinus, etc. — Il existe un monument singulier de la victoire de Constantin. Un cippe qui se voit aujourd'hui à Vérone portait une inscription en l'honneur de Maxence pieux, heureux, invaincu. Après sa défaite, on a simplement retourné le cippe, mis en terre ce qui était en haut, et sur cette extrémité on a gravé une inscription en l'honneur des fils de Constantin. (Orelli, 1067.)

[21] Eusèbe, De vita Constantini, I, 38.

[22] Avec des agrafes en fer, dit Zosime, II, 15.

[23] Zosime, II, 16.

[24] Lactance, 44. Eusèbe, De vita Constant., I, 37-38. Nazarius, 28-80. Incertus, 16-28. Victor, Épitomé. Victor, De Cæsaribus. Eutrope, X, 3. Zosime, II, 16, 17.

[25] Aurel. Victor, De Cæsarib. Eusèbe, in Vita Constant, 39.

[26] L'édit de Constantin contre les délateurs, du 19 janvier 313, rappelle un édit déjà rendu dans le même sens. L. I, Code Théodos., X, 1.

[27] Voyez le païen Zosime (11-17), qui parle comme les écrivains chrétiens de la clémence de Constantin et de la joie des Romains.

[28] Eusèbe, in Vita Constant, I, 41.

[29] Eusèbe, in Vita Constant, I, 43.

[30] Nazarius, 34.

[31] V. la lettre de Constantin aux magistrats des villes, dans Eusèbe, Vita Constantini, II, 58, 60.

[32] Lactance, De mort. persec., 45.

[33] Ce premier paragraphe se trouve dans Eusèbe (Hist. Ecclés., V, 5), mais non dans Lactance (De mort. persec., 48). Nous traduisons ici le mot άιρεσεις par conditions, parce qu'un peu plus bas nous retrouvons le mot άίρεσεις, remplacé dans le texte original que nous donne Lactance par conditiones.

Ce qui est dit de rescrits antérieurs, et que nous appliquons à un rescrit récent de Constantin on de Licinius, pourrait à la rigueur s'entendre, soit des édits de rétractation de Galère et de Daïa, soit peut-être même (tant la latinité de cet édit prête aux équivoques) des rescrits hostiles aux chrétiens.

[34] Dicatio tua. Ce mot s adresse au magistrat auquel le rescrit est envoyé.

[35] Lactance nous indique cette date qui est celle de la publication faite de cet édit à Nicomédie par Licinius, vainqueur de Daïa.

[36] Psaume XCVII.

[37] Psaume XLV.

[38] Eusèbe, Hist. Ecclés., X, 1.

[39] Eusèbe, Hist. Ecclés., X, 2.

[40] Voyez la lettre de Constantin aux évêques, ordonnant cette libération, probablement peu après la défaite de Maxence, dans Eusèbe, De vita Constant., II, 29-32.

[41] Eusèbe, H. E., X, 3. V. aussi, De vita Constantini, I, 42.

[42] Lactance, Divin. Instit., VII, 26.

[43] Ajoutons ici ce que dit saint Augustin, qui, écrivant longtemps après la mort de Constantin, savait toutes les tristesses des derniers temps de son règne. Dieu a voulu que l'empereur Constantin qui, lui, n'offrait point de sacrifices aux démons, mais adorait le seul vrai Dieu, fût comblé de plus de dons terrestres que nul n'oserait en souhaiter. Il lui a été donné de fonder une ville, associée an gouvernement de l'empire romain, comme une fille de l'ancienne Rome, mais cette ville sans un temple, sans une image des démons. Il a régné longtemps, il a été seul Auguste, gouvernant et protégeant l'empire romain, victorieux à la guerre, heureux contre les usurpateurs de l'empire, il a réussi en tontes choses et, après une longue vieillesse, il a laissé l'empire à ses fils. De civitate Dei, V, 25.