Nous venons de caractériser la politique générale de l'Empire renouvelé ou du despotisme rafraîchi par Dioclétien. La suite des événements, quelque grands qu'ils aient pu être, ne sera pas bien longue à relater. Dioclétien n'a pas eu d'historien, et deux petits abrégés nous disent en quelques pages tout ce qu'il est possible de savoir des actes purement politiques de son règne. Au début, Dioclétien nous apparaît sous des traits qui devaient inspirer au peuple quelque confiance dans l'avenir. Numérien a péri ; mais, loin d'avoir causé sa mort, Dioclétien l'a vengée. Carinus a été vaincu ; mais Dioclétien a épargné les amis de Carinus ; il les a maintenus dans leurs charges, et une amnistie a été le premier acte du pouvoir nouveau devenu complet par le combat de Margus. Mais l'Empire romain, rassuré de ce côté-là, n'en est pas moins menacé par les ennemis du dehors. Il y a toujours au delà du Rhin des campements d'Alemans et de Burgondes, prêts à passer le fleuve dès qu'ils voient la Gaule mal gardée. Il y a toujours sur la Manche des barques de pirates saxons ou francs, prêtes à envahir les côtes de la Neustrie comme le feront cinq cents ans plus tard leurs cousins normands ou danois. Le Danube coule toujours entre une rive droite hérissée de corps de garde romains et une rive gauche où les barbares pullulent, Goths, Marcomans, Sarmates. La Perse est toujours à craindre, et elle l'est plus que jamais en ce moment où une armée romaine revient d'Orient, en deuil de deux empereurs. En Syrie, ce sont les Sarrasins et les Arabes ; en Égypte, ce sont les flèches des Blemyes et des Éthiopiens qu'il faut craindre ; en Afrique, ce sont les invasions ou les révoltes des Maures. La seule Espagne peut-être, lorsque les pirates francs ne s'aventurent pas à la visiter, la seule Espagne ne donne pas de souci à l'Empire. Car Rome et l'Italie savent par expérience que, par le Haut-Danube et les Alpes Juliennes, les barbares peuvent tomber sur elles. Un seul empereur suffirait peut-être à gouverner un tel Empire, mais non à le défendre. J'ai dit pourquoi on se défiait des généraux qui n'étaient pas empereurs. D'ailleurs Dioclétien, quoique homme de guerre, n'avait jamais commandé les armées. Il était le chef des domestici, c'est-à-dire capitaine des gardes de l'empereur Carus. Dioclétien, politique intelligent, ne fut qu'un homme de guerre timide. C'était un barbare, mais un barbare craintif et vieux avant l'âge. Aussi, choisit-il pour se l'associer un vrai soldat et un vrai barbare[1]. Après avoir tracé à travers son Empire cette ligne de délimitation entre l'Orient et l'Occident que la nature semblait indiquer et qui resta fixée pour jamais, il donne à Maximien l'Occident, c'est-à-dire l'Italie, l'Espagne, la Bretagne, la Gaule, la Gaule si menacée. Maximien, lui, était un homme de guerre hardi, prompt, intelligent, heureux. Il n'avait guère que trente-cinq ans, cinq ans de moins environ que Dioclétien. Moins politique, moins pénétrant, et, s'il se peut, moins lettré encore que Dioclétien, celui-ci le considérait avec raison comme un instrument utile et maniable. Mais, en même temps, Maximien était brutal, dur, emporté, rapace, cruel. Sa débauche n'avait point de limites ; elle ne reculait devant aucune monstruosité ni devant aucune violence[2]. Et de plus c'était un païen, un païen grossier et barbare, haineux et superstitieux. En ce temps de guerre toujours renaissante, et de persécution toujours prête à renaître, Maximien devait trouver bientôt l'occasion de témoigner de son courage contre les ennemis de l'Empire et de sa haine pour les disciples de l'Évangile. Maximien eut encore, et dès le premier moment, un troisième ennemi à combattre. A travers tant de révolutions intérieures et tant d'invasions du dehors, la richesse des provinces n'avait fait que diminuer et les exigences du fisc n'avaient fait que s'accroître. Le fisc s'adressait aux villes et demandait de l'argent au décurion. Le décurion le demandait au propriétaire rural, et le propriétaire à ses colons. Tous étaient indigents parce que personne n'était libre. Faut-il s'étonner, si cette classe des laboureurs, souffre-douleurs habituels des gouvernements et du fisc, portant en dernier résultat le poids de la pénurie universelle, se révoltait quelquefois, rompait le lien qui l'attachait à la glèbe, entrait en guerre avec son maître ? Ajoutons qu'au maître et à l'empereur les barbares étaient venus se superposer ; le Franc et le Vandale avaient parcouru les campagnes, brûlant, ravageant, détruisant ; et le fisc venait encore glaner sur le peu qu'avaient laissé les Barbares. Ajoutons que, de l'autre côté du Rhin et quelquefois plus près encore, ces barbares avaient leur camp qui au besoin pouvait être un refuge, et qui, en tous cas, absorbant l'attention des légions, laissait l'intérieur de la Gaule sans soldats. Aussi à peine Carinus, emmenant avec lui les légions du Rhin, eut-il quitté la Gaule pour aller combattre Dioclétien sur le Danube, que l'insurrection éclata dans le nord et l'est de la Gaule ; les colons des divers domaines se réunirent, firent un festin des bœufs qui leur restaient, montèrent leurs chevaux de labour, changèrent leurs faux et leurs bêches en épées, attaquèrent les grandes fermes, pillèrent et détruisirent comme les barbares leur avaient appris à le faire[3]. Ils attaquèrent même les villes, où la misère et la corruption leur firent aisément trouver des auxiliaires ; ils eurent des chefs, des généraux, même des empereurs ; ces singuliers Césars qui avaient pour peuples des voleurs, pour empire la terre qu'ils dévastaient, pour pallium des haillons, pour palais les forêts et la voûte du ciel, s'appelaient Ælianus et Amandus[4]. Il y eut même des monnaies frappées en leur nom, avec une tête d'empereur couronnée de rayons[5]. L'insurrection eut bientôt (on peut le croire) sa capitale et son château fort. Marchant vers le midi, les révoltés s'emparèrent d'Autun ; cette ville la plus romaine de la Gaule et qui, par son amour pour Rome, s'était déjà fait vaincre et ruiner une première fois par Tetricus, vit détruire ses temples, ses thermes, ses palais. Mais en même temps l'insurrection voulait s'assurer une place d'armes et un lieu de retraite vers le nord. A peu de distance à l'est de la cité des Parisii, un peu au-dessus du confluent de la Seine et de la Marne[6], une presqu'île formée par un détour de cette dernière rivière fut par un large fossé, changée en île, et contint une vaste forteresse dont les ruines gigantesques, plusieurs siècles après, s'appelaient encore le château des Bagaudes[7]. Y avait-il quelque liaison entre le Christianisme et ces paysans révoltés ? Au moyen âge on se plut à le croire ; la tradition populaire prétendit faire d'Ælianus et d'Amandus deux confesseurs de la foi, qui n'avaient levé l'étendard de la révolte que pour ne pas être contraints à des sacrifices impurs. Vénus et Pallas, gravées sur les monnaies d'Amandus, démentent assez cette assertion que nul témoignage antérieur au septième siècle ne justifie. Mais, si l'on se rappelle combien sous Aurélien la persécution avait sévi dans le nord et le centre de la Gaule, combien de chrétiens fugitifs pouvaient errer encore dans ces forêts et ces déserts que multipliait la main des barbares ; on comprend que ces fugitifs purent être confondus ou même se mêler imprudemment avec les échappés de la ferme ou des prisons fiscales. Nous n'aurions donc pas à nous étonner quand il serait vrai que des contemporains eux-mêmes s'y fussent trompés et parmi les enseignes des Bagaudes eussent soupçonné la présence de la croix[8]. Maximien, avec la violence de ses passions païennes, put le croire ou affecter de le croire. Mais ces chrétiens qu'il espérait exterminer sous le nom de Bagaudes, il les avait rencontrés même sous la tente romaine et les détestait là plus que nulle part ailleurs. Depuis vingt ans le christianisme avait grandi partout, et particulièrement dans l'armée. Si, en d'autres temps, Origène et Tertullien avaient cru devoir éloigner les chrétiens du drapeau, l'eussent-ils fait à cette époque où, chaque jour et dans chaque province, le soldat avait à défendre contre les barbares la vie de ses frères, la sécurité des familles, l'honneur des femmes, la sainteté de l'Église ? Si c'était une pieuse mission inspirée par les calamités des temps nouveaux d'aller à prix d'or racheter les captifs emmenés par les barbares, n'était-ce pas également une pieuse mission que d'empêcher, au prix de son sang, les barbares d'emmener des captifs ? Aussi, aux temps où nous en sommes venus, comptons-nous dans les rangs de l'armée plus de chrétiens et plus de martyrs que jamais. Faisant la guerre aux chrétiens sous le nom de Bagaudes, Maximien allait donc être obligé de faire la guerre dans son propre camp. Cette campagne contre les Bagaudes paraît avoir été la première occupation de Maximien devenu Auguste si toutefois il ne fut pas fait Auguste exprès pour cette campagne. Le 1er avril, il est proclamé dans Nicomédie qui, dès cette époque, était pour Dioclétien le centre de l'Empire. Au mois de septembre, ayant passé les Alpes Pennines (le Saint-Bernard), il est à Octodurum (Martigny) se reposant des fatigues de la route et réunissant autour de lui ses légions. Ce n'étaient pas les vieilles légions du Rhin. Celles-là, qui avaient combattu sur le Danube pour Carinus, avaient assez à faire contre les barbares du Nord et inspiraient peut-être trop peu de confiance pour être employées contre un ennemi intérieur. Au contraire, les légions de l'Orient qui avaient marché avec Dioclétien contre Carinus, n'étaient guère plus éloignées et inspiraient une confiance plus grande. Une légion cependant manquait au camp d'Octodurum. C'était la légion que l'Histoire a depuis désignée sous le nom de Légion thébéenne[9]. Formée jadis par Trajan, l'Égypte supérieure, la Thébaïde était sa garnison ordinaire et fournissait à son recrutement. De là, les nécessités de la guerre contre les Perses l'avaient appelée en Palestine ; un peu plus tard, sans doute, la guerre de Dioclétien contre Carinus l'avait conduite sur le Danube et elle pouvait se trouver maintenant non loin du Rhin. Les contrées orientales où elle avait séjourné jusque-là lui avaient montré le Christianisme plus libre qu'il n'était en Occident, sa foi admirablement pratiquée, ses grands souvenirs tout vivants encore. Cette légion n'avait admis ou du moins ne comptait dans son sein que des chrétiens. Elle avait même eu déjà un martyr ; son chef Secundus, sommé par les empereurs d'adorer les dieux, avait refusé et payé de sa vie son refus. Le primicerius (premier centurion ?) Mauritius commandait la légion ; avec lui le campiductor (instructeur ?) Exsuperius et le sénateur des soldats[10] Candide maintenaient dans les rangs de la Légion la foi en même temps que le courage. Dans ces six mille hommes, en qui les chrétiens voyaient des saints, les païens étaient obligés de reconnaître des héros. Ils avaient servi jusque-là avec une inébranlable fidélité ; mais, comme l'ordre qui les appelait à Octodurum parlait de marcher contre des chrétiens rebelles, et annonçait, selon quelques versions, un sacrifice solennel avant d'entrer en campagne, Maurice comprit que cette fois son devoir était de désobéir ; il fit arrêter sa Légion à neuf milles d'Octodurum, à Agaune[11]. Quelques détachements laissés en arrière se trouvaient encore aux environs de Cologne et de Trèves. Bientôt arrive au camp de la Légion un message furieux de Maximien : il ordonne que la Légion sera décimée et proclame plus hautement encore qu'il s'agit de marcher contre les chrétiens. Les soldats n'avaient peut-être pas compris toute la pensée du prince ; cette pensée connue, leur protestation éclate. Ils protestent par leurs cris qu'ils ne seront jamais les soldats des idoles et ne feront jamais la guerre à la foi chrétienne. Ils n'en laissent pas moins la décimation s'exécuter, parce que la loi chrétienne leur permet toujours de subir la mort. Furieux de leur protestation, Maximien ordonne une décimation nouvelle, elle s'exécute encore ; mais Maurice, en son nom et au nom de toute la Légion, écrit à l'Empereur les belles paroles qui suivent : Empereur, nous sommes tes
soldats, mais nous sommes les serviteurs de Dieu... Nous pouvons t'obéir, mais non jusqu'au point de renier
Dieu notre créateur et, que tu le veuilles ou non, ton créateur. Si on veut
bien ne pas nous pousser à la triste nécessité de l'offenser, nous t'obéirons
: sinon, nous obéirons à Lui plutôt qu'à toi... Nos mains savent frapper des ennemis et des coupables, non
des compatriotes et des hommes purs. Nous avons pris les armes pour nos concitoyens,
non pas contre eux. Nous avons juré fidélité à Dieu avant de jurer fidélité
aux princes ; si nous violions notre premier serment, pourrais-tu compter sur
le second ? Tu nous ordonnes de rechercher des chrétiens pour les punir : si
tu veux des chrétiens, en voici... Nous avons
vu égorger les compagnons de nos travaux et de nos périls, nous avons été
couverts de leur sang ; mais nous n'avons ni pleuré ni gémi sur la mort de
nos frères, nous les avons loués et nous avons envié leur bonheur, parce qu'ils
ont été jugés dignes de souffrir pour Dieu notre Seigneur. Et cette dernière
nécessité où tu nous places, elle-même ne nous rendra pas rebelles. Le
désespoir, si hardi dans l'extrême péril, ne nous armera pas contre toi...
Nous aimons mieux mourir que tuer, et mourir
innocents que de vivre coupables... Nous
sommes prêts à tout souffrir... Ils tinrent parole. Quand Maximien, au comble de sa colère insensée, eut décidé l'extermination de cette vaillante légion, ces cinq ou six mille hommes, armés et habitués à se servir de leurs armes, défendus, s'ils eussent voulu se retirer un peu en arrière, par des défilés presque inaccessibles[12], ces cinq mille hommes ne résistèrent pas. Conciliant jusqu'au bout la fermeté du chrétien et l'obéissance du soldat, un petit nombre essaya de fuir, nul ne tira l'épée. Ils tombèrent les uns sur les autres, s'exhortant à mourir, couvrant le sol de leurs corps et teignant le Rhône de leur sang. Comme le dit avec raison l'évêque de Lyon, saint Eucher, qui nous raconte ce martyre : Les crimes commis par une multitude presque toujours restent impunis, mais cette fois-ci les justes injustement condamnés n'ont pas été protégés même par leur grand nombre. Ainsi périt, ajoute-t-il, cette légion vraiment angélique qui aujourd'hui, nous le croyons, jointe aux légions des anges, bénit éternellement dans le ciel le Seigneur Dieu des armées. Le soir de ce jour, des soldats païens ivres de sang et de vin étaient assis à un festin. Un vétéran vient à passer et on l'invite ; mais quand il les entend se vanter de leur abominable exploit du matin et qu'il apprend que le butin enlevé au corps des martyrs a fourni aux frais du banquet, il se sent saisi d'horreur. « Es-tu chrétien, lui dit-on ? — Je suis chrétien et le serai toujours. » On se jette sur lui, et, au même lieu, le même jour, il rejoint ceux qui l'avaient précédé au ciel. Maximien s'acharna sur les débris de la Légion thébéenne partout où il put en rencontrer quelqu'un. Ceux d'entre ces soldats qui avaient fui s'étaient dispersés dans les vallées des Alpes, dans le Piémont et dans la Lombardie, dans la vallée de l'Aar et dans celle de la Linmath ; quelques-uns furent découverts à Marseille et y gagnèrent le martyre. Les cohortes ou centuries antérieurement détachées de la Légion ne tardèrent pas à être comme elle sommées d'apostasier et à être immolées comme elle. Deux cents hommes périrent à Schoz près de Lucerne ; de même à Cologne, Géréon et ses trois cent dix-huit compagnons, ensevelis aujourd'hui sous ces voûtes brillantes de mosaïque qui les ont fait appeler les saints d'or ; à Trèves, Thyrse, Boniface et trois cents autres. Il fallut que, même dans ce massacre de soldats, il y eût une place pour le sexe le plus faible, aussi courageux que l'autre pour le martyre. Le soldat Félix et la vierge Regula sa sœur, fugitifs du champ de martyre d'Agaune, vécurent longtemps en ermites auprès de Turicum (Zurich) jusqu'à ce qu'enfin la persécution les y découvrît et les envoyât rejoindre leurs compagnons. Une autre vierge, Véréna, née en Égypte, avait appris à Milan le péril des Thébéens, ses frères. Arrivée trop tard pour être témoin de leur martyre, elle vécut, elle aussi, en solitaire, près du tombeau de l'un d'eux, jeûnant, chantant des psaumes et faisant d'humbles ouvrages qu'une vieille femme allait vendre à la ville. Mise en prison, elle vit pendant la nuit apparaître Maurice et toute sa légion resplendissant de lumière et vêtus de chlamydes de pourpre. Elle n'obtint pas la grâce du martyre ; délivrée par le préfet qu'elle avait guéri, elle n'eut à fuir que sa propre renommée et alla d'ermitage en ermitage mourir en paix sur les bords du Rhin[13]. Après cette sanglante épuration de son armée, Maximien n'avait plus qu'à marcher en avant contre les deux ennemis qu'il avait prétendu confondre l'un avec l'autre, la Bagaudie et le Christianisme, et à les faire disparaître l'un comme l'autre du sol gaulois. — La Bagaudie combattit et fut vaincue au moins pour quelques années, après une lutte qui ne paraît pas avoir été longue. — Le Christianisme, selon son usage, ne combattit pas et fut vainqueur. Après avoir sacrifié à son intolérance six mille de ses meilleurs soldats, on ne devait pas s'attendre que Maximien épargnât des hommes du peuple, des artisans, des vieillards, des enfants, des femmes. Pendant qu'il guerroyait contre l'ennemi armé, le préfet du prétoire, Rictius Varus, poursuivait, dans tout le nord de la Gaule, une guerre, selon lui, plus importante, contre l'ennemi désarmé. Il paraît avoir d'abord recherché dans l'Helvétie quelques-uns des thébéens fugitifs, puis être venu vers ceux qui, laissés en détachement sur le Rhin, attendaient de pied ferme le martyre, puis avoir parcouru Reims, Soissons, Amiens, toute cette région que les Romains appelaient du nom de Belgique. Les églises du nord et de l'ouest de la Gaule étaient jeunes encore. Elles avaient été fondées en partie par ce groupe sorti de Rome à l'époque de la persécution de Dèce et de celle de Valérien. Il restait encore plus d'un de ces vétérans de l'apostolat. A Beauvais, Lucien, prêtre, mais non évêque (son humilité ne lui avait pas permis de le devenir) ; à Amiens, l'espagnol Firmin et le romain Quintinus ; à Soissons, deux frères, Crispinus et Crispinianus, romains d'origine, fils de sénateurs, mais par humilité devenus cordonniers et dont l'humble échoppe était en même temps une chaire ; plus au nord, dans ce qui s'appelle aujourd'hui la Flandre, Eubert, Chrysolius, Platon, tous venus de Rome, les mains pleines de la semence de la foi et qui voyaient avec bonheur la moisson lever autour d'eux ; puis des vierges, Romana à Beauvais, Benedicta auprès de Laon, qui avaient apporté dans ces contrées lointaines les premiers rudiments de la vie monastique : tous ces apôtres périrent. Mais les églises semées par leurs mains avaient déjà leur pleine vigueur ; elles avaient vu passer sans péril le court orage de la persécution d'Aurélien ; elles ne devaient pas plier pendant les années d'épreuve que Maximien leur préparait. Les disciples furent dignes de leurs maîtres, et au sang des apôtres romains se mêla le sang de leurs néophytes gaulois. Près de Paris, le jeune Justin, qui, voyageant avec son père, avait donné sa tunique à un pauvre, fut récompensé par le martyre, et sa mère ne revit de lui que sa tête coupée, douloureuse et sainte relique. A côté des soldats de la légion Thébéenne, Trèves envoya au martyre plusieurs de ses sénateurs. A Nantes, deux frères, l'un baptisé, l'autre encore catéchumène, Donatien et Rogatien, menés devant le juge, insensibles à ses caresses et à ses menaces, n'ont qu'un regret, c'est que le baptême ait manqué à l'un d'eux : Mais, dit l'autre, devant Dieu les vœux équivalent à des actes ; quand nous pouvons prier, il nous suffit de vouloir.... Seigneur, que la foi de votre serviteur Rogatien soit pour lui comme le don du baptême et, si demain le gouverneur lui donne la mort, que l'onction du sang soit pour lui l'onction du saint chrême ![14] Après cette double consécration par le sang sous Aurélien et sous Maximien, les églises de notre patrie étaient irrévocablement fondées, et l'unique survivant, autant que nous pouvons le savoir, parmi ceux qui au temps de Dèce avaient apporté dans certaines de nos contrées la foi de Rome, Regulus, évêque de Senlis, put s'endormir en paix au milieu des fidèles désormais éprouvés et d'autels consacrés par le sang des martyrs[15]. Mais ce n'était encore là que la première campagne du nouvel empereur contre les ennemis de l'Empire et aussi sa première campagne contre les chrétiens. Il dut se croire vainqueur des uns et des autres. Sa gloire en fut médiocrement augmentée, si on en juge par la brièveté avec laquelle son panégyriste passe sur cette époque de son histoire[16]. Mais pendant les années qui suivirent, en même temps que de loin en loin quelques immolations de chrétiens venaient réjouir le cœur de Maximien, il put compter de nouveaux triomphes sur les barbares dont sans cesse il triomphait et qui revenaient sans cesse. — Une irruption de Francs, de Burgundes et d'autres peuples fut vaincue en partie par la famine qui surprit ces multitudes d'hommes au milieu des champs dévastés de la Gaule, en partie par l'épée de Maximien qui, dit son panégyriste, leur ayant fait l'honneur de leur livrer bataille, n'en laissa pas un seul pour porter à leurs femmes la nouvelle de la déroute[17]. — Une autre fois, le premier janvier (287), à l'heure même où il prend solennellement possession de son second consulat, il est surpris par une attaque des barbares dans les environs de Trèves : il quitte à la hâte la toge et la trabée, et le même jour qui l'a vu le matin sur la chaise curule le voit revenir le soir vainqueur, au milieu de la fumée des sacrifices renouvelés pour sa victoire[18]. — L'année suivante (288) Maximien passe le Rhin, brûle, tue, ravage et établit au moins de nom la domination romaine sur les déserts qu'il a faits : Tout ce que je découvre au delà du Rhin est romain[19], s'écrie le rhéteur Mamertinus dans son enthousiasme. — Un roi franc, Atech, vient demander la paix ; un autre, Genobaude, dépossédé de son trône, est rétabli par la main des Romains[20] Des Francs, captifs ou achetés, sont amenés dans les campagnes de la Belgique pour les repeupler ; une nation qu'on appelle du nom de Lites, nation voyageuse, transportée jadis en Germanie, est de nouveau transportée dans les Gaules (291). Nos rues et nos places publiques, disent les rhéteurs, se sont remplies de troupes de barbares étonnés de se voir captifs, avec leurs mères et leurs femmes étonnées elles-mêmes de la résignation de leurs époux, tous prêts à être distribués à nos concitoyens pour les servir, en attendant qu'on les envoie peupler quelque désert. Le Chamave et le Frison labourent pour nous ; ces déprédateurs vagabonds mènent nos bestiaux au marché et le labeur d'un barbare fait baisser chez nous le prix du blé[21]. Tels étaient les triomphes de l'Empire en Occident ; car, à travers les hyperboles des panégyristes, il est impossible de méconnaître que, sous le soldat Maximien, les armes romaines se relevaient glorieusement. En Orient aussi, Dioclétien, moins guerrier que son collègue, plus tolérant, moins avide de triomphes sur les barbares et de triomphes sur les chrétiens, Dioclétien avait sa part dé succès militaires et sa part de panégyriques. Les lauriers de Maximien avaient troublé un peu son pacifique sommeil ; il avait voulu avoir, lui aussi, quelques barbares à vaincre. Il avait franchi du côté de la Rhétie la frontière romaine et l'avait même poussée plus loin (288)[22]. Il avait eu quelques succès contre les Sarmates (289). Il avait conclu avec le roi de Perse une paix qui rendait la Mésopotamie à l'Empire et faisait de plus entrer dans les ménageries impériales quelques bêtes féroces des plus belles, hommage du roi de Perse à l'empereur romain (286)[23]. A quoi bon du reste faire la guerre aux barbares ? Ils se la faisaient entre eux ; sur le Danube et sur le Rhin, Goths contre Alemans et Burgundes, Goths et Taïfales contre Vandales et Gépides, Alemans contre Burgundes ; sur le Nil, Blemyes contre Éthiopiens ; en Afrique, Maures contre Maures donnaient (291) à Rome ce spectacle qui jadis avait réjoui le cœur de Tacite, des ennemis de l'Empire se détruisant les uns les autres[24]. Et, lorsqu'après quatre ans de séparation, les deux empereurs arrivant, l'un par les Alpes Pennines, l'autre par les Alpes Juliennes, se rencontrèrent à Milan (290) au milieu des acclamations du peuple et des hommages du Sénat romain venu là par députés (ces Césars ne prenaient pas la peine d'aller jusqu'à Rome), on doit croire que leurs embrassements et leurs félicitations furent sincères et pleins de joie. C'est au moins ce que nous disent leurs rhéteurs, les seuls historiens, hélas de cette époque. Le bonheur de l'Empire, selon eux, passe la mesure humaine. Depuis que Dioclétien règne, tout a changé ; la disette et la mortalité étaient habituelles au temps de Carus ; aujourd'hui plus de mortalité, plus de disette, les champs tiennent au laboureur tout ce qu'ils lui promettent ; les grains et les hommes se multiplient ; à ceux-là les greniers ne suffisent plus ; ceux-ci peuplent et relèvent des villes jadis abandonnées et transformées en bois et qui n'avaient que les bêtes sauvages pour habitants. On récolte là où il y avait hier des forêts ; les vendangeurs succombent à la tâche[25] Le Ciel ne se permet pas de contrarier les Empereurs. Quand ils ont besoin qu'il n'y ait pas d'hiver, il n'y en a pas, et les ouvriers peuvent travailler toute l'année à la construction de leurs navires. Quand le Rhin ne doit porter pour eux que de légères embarcations chargées des matériaux de leur flotte, le Rhin n'a d'eau que ce qui est nécessaire ; mais, quand ils ont à y faire naviguer de grands navires, Jupiter se hâte, la pluie tombe à flots, et le Rhin, soulevant doucement les nefs impériales, les conduit aux chants des matelots plutôt qu'au bruit des rames[26]. Plus tard, lorsqu'au milieu d'un hiver déjà commencé et très-rigoureux, ils ont passé les Alpes pour leur conférence de Milan, ils ont trouvé sur ces hauteurs des brises tièdes envoyées tout exprès pour eux, et les rayons du soleil qui suivent toujours leurs pas ; ce qui n'empêche cependant point le panégyriste de les comparer, pour cet héroïque passage des Alpes exécuté en pleine paix, à Annibal et à Hercule[27]. Comment pourrait-il en être autrement, puisque les
Empereurs sont des dieux ? Dioclétien est Jupiter et Maximien est Hercule.
Une lumière divine entoure leur front. Ils ne se reposent point, parce que ce qui est immortel ne peut s'arrêter et que l'éternité se
maintient par la perpétuité du mouvement[28]. C'est le flambeau de leur divinité qui a rendu la fertilité à la
terre[29].
C'est la lumière de leur visage qui, du haut des
Alpes, a éclairé l'Italie. On se demandait quel dieu, surgissant sur le
sommet des montagnes ou descendant du haut du ciel, mettait le pied sur les
Alpes ; mais quand on a vu de plus près ce Jupiter et cet Hercule présents
sur la terre, les peuples ont tout quitté pour courir à leur lumière et pour
adorer leurs sacrés visages[30]. Et ce qu'on a le plus admiré, c'est l'union et l'amour
mutuel de ces deux dieux : Vois-tu Dioclétien, disait-on, vois-tu
Maximien ? Les voilà tous deux ! comme ils sont heureux d'être assis l'un
près de l'autre ! comme leurs paroles sont en perpétuel accord ! mais hélas !
comme, leur passage est court ?[31] Hélas ! en effet, toute gloire est courte et toute gloire est mêlée. Sans doute ces exagérations de rhéteur ne sont pas tout à fait mensongères ; les auspices plus heureux sous lesquels ce règne avait commencé, l'habileté de Dioclétien, la valeur militaire de Maximien, le laps de six années depuis leur avènement (ce qui constituait déjà un long règne) ; tout cela faisait pour l'Empire une situation plus belle qu'il ne l'avait eue depuis la mort de Probus. La sécurité extérieure de l'Empire était certainement plus grande. Mais il n'en est pas moins vrai qu'à ce tableau fantastiquement tracé par une adulation qui va jusqu'à l'impiété, il y a une grande ombre que les panégyristes eux-mêmes ne peuvent dissimuler. Je ne parle pas ici du christianisme et de la persécution dans les Gaules, dont ils ont au moins la pudeur de ne pas dire un mot. Mais pendant que Maximien, Francique, Germanique, Alémanique et le reste, trônait dans l'Occident comme Dioclétien dans l'Orient, une perle et des plus précieuses s'était échappée de sa couronne : la Bretagne lui était ravie, la Manche et l'Océan ne lui appartenaient plus, les côtes de la Gaule étaient sans défense. Pour repousser les invasions maritimes des Francs et des Saxons, il avait mis à la tête de sa flotte le ménapien[32] Carausius, qui, né d'une obscure famille sur les bords de la mer du Nord parmi ces populations de pêcheurs visitées souvent par des pirates, était devenu en bien peu d'années un vieux marin. Carausius avait eu des succès ; mais Maximien le trouva ou trop doux envers les barbares, ou trop avare de leurs dépouilles, ou trop lent à en rendre compte. Il fut condamné à mort, et pour sauver sa vie, il résolut de se faire empereur (287). Maître de la flotte, il la conduit dans les ports de Bretagne, trouve là une légion qu'il séduit sans peine et qui lui met la pourpre sur les épaules ; il y ajoute des barbares qu'il prend à son service et des gaulois qu'il enlève sur mer ; par les Francs qui occupent la Batavie, il se fait un appui sur le continent, il y entretient des troupes, tient fermés les ports romains et au besoin débarque des soldats sur le sol romain. On comprend la fureur de Maximien, et ses panégyristes nous la traduisent en beau style mythologique quand ils appellent Carausius un pirate, un Géryon, un monstre à trois têtes, une bête féroce[33]. Mais, patience, disent-ils, le monstre sera bientôt traqué dans son repaire. Maximien, il est vrai, n'est point marin, et n'a pas de flotte ; mais sa flotte est sur le chantier, et c'est pour elle que les dieux travaillent, distribuant, comme nous le disions tout à l'heure, le froid et le chaud, la sécheresse et la pluie, les basses eaux et les grandes eaux selon les besoins de Maximien. Bientôt le monstre n'aura plus d'autre ressource que de fuir vers quelque île plus lointaine encore, ou de se laisser entraîner au fond de cet Océan qui seul jusqu'ici a retardé sa chute[34]. Il n'en fut pourtant pas ainsi. Malgré la faveur des dieux romains, la grande armada de Maximien échoua contre l'expérience nautique de Carausius. Maximien s'en prit aux intempéries du ciel et aux caprices de la mer ; mais il ne renouvela pas sa tentative. Il fallut que lui et Dioclétien se résignassent à traiter avec l'empereur de la mer, devenu Auguste par leur défaite (289). On déclara que Carausius, gardant la Bretagne contre les pirates, la défendant par terre contre les Pictes, ayant relevé la muraille de Sévère, rendait des services à la cause romaine (nous dirions en français à la civilisation), et que sa rébellion pouvait lui être pardonnée. Le vieux pêcheur flamand régna donc avec la pourpre, le titre d'Auguste, des légions sous ses ordres ; il battit monnaie, et, de l'aveu ou sans l'aveu de ses collègues involontaires, écrivit sur le bronze : Paix des trois Augustes. La Bretagne qui, depuis qu'elle était romaine, n'avait fait que suivre le mouvement de la Gaule, ce jour-là pour la première fois, eut un monarque à elle[35]. Le danger était grave ; car l'exemple pouvait être contagieux. D'autres généraux, d'autres provinces n'allaient-ils point faire ce qui avait réussi à Carausius et à la Bretagne ? Il en devait être et il en fut ainsi. Trois ans après, Carausius régnait toujours en Bretagne (292) ; un certain Julianus était proclamé en Afrique, un Achillée en Égypte où il régna cinq années ; cinq nations africaines se révoltaient. On revenait à l'époque des trente tyrans ; l'Empire allait de nouveau se dissoudre ; les proscriptions des chrétiens ne l'avaient pas sauvé, et les beaux rhéteurs de la Gaule qui avaient assuré l'éternité à Maximien allaient voir cette éternité finir. Mais Dioclétien était prudent et sage : il sut aviser. |
[1] C. Aurelius Valerius Maximianus, né près de Sirmium en Pannonie, vers l'an 250. — Auguste le 1er avril 285. — Consul en 287, 288, 290, 293, 298, 299, 303, 304. — Surnommé Germanicus Maximus (5 fois). Sarmaticus (les autres titres manquent). — Appelé aussi Herculius. — Abdique le 1er mai 305. — Se proclame de nouveau Auguste en octobre 306. — Dépouillé de la pourpre, 307. — La reprend une 3e fois, 308. — Est fait prisonnier et abdique 308. — Est mis à mort, 310.
Sa femme : Galeria Valeria Eutropia, vivait encore en 312.
Sa fille : Flavia Maximiana Fausta, épouse Constantin en 307. — Mise à mort en 325.
Son fils : Maxence, dont il sera question plus tard.
N. B. — J'indique l'année 285 comme celle de l'élection de Maximien, contrairement aux chronologies antérieurement suivies, qui la plaçaient en 288. Je suis à cet égard l'avis des savants modernes, Borghesi Mommsen, M. Waddington, qui se fonde sur le préambule de l'édit de maximum de Dioclétien, dans lequel la 18e année de Dioclétien, la 17e de Maximien, la 9e des Césars Constance et Galère, sont coïncidentes. La première année de Dioclétien étant sans contestation l'an 284, la première de Maximien est 285, la première des deux Césars serait 293 (et non 292 comme on le disait autrefois) ; la date de l'édit 301.
[2] Lactance, De mortibus persecutorum, 9.
[3] Mamertin, Paneg. Maxim., 4.
[4] Leurs monnaies les appellent A. Pomponius Ælianus et C. Salvius Amendus. Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration romaine, ch. IX, t. II.
[5] IMP. C. C. AMANDVS P. T. AVG. (tête radiée) SPES PAIVPIII (?) (Pallas), ailleurs VENVS AVG. Eckhel admet l'authenticité de ces monnaies.
[6] Saint-Maur-les-Fossés, à deux ou trois lieues du centre de Paris.
[7] Voyez sur les Bagaudes, Eutrope, IX, 13 ; — Eumène, pro restaurandis scholis, 3, 4 ; Gratiarum actio, 4 ; — Mamertin, Paneg. Maxim., 4 ; — Autel. Victor, de Cæsarib., 39. Les anciens écrivent Bagaudæ, Bacaudæ, Vacaudæ, Βακαυδυι, Baticades, Bangadas. On fait dériver ce nom du celtique Bagad, troupe, bande ; peut-être simplement du latin vagari, vagabundus.
Les Bagaudes existaient encore au cinquième siècle. V. Salvien, De gubernatione Dei, V, et Zosime, V, 12. Prosper Tiro, (Chronicon). Cod. Théod., c. V, 12.
On a trouvé près d'Autun une pierre marquée d'une croix, avec le mot BACAVDA. Mémoires de Trévoux, 1706, t. IV. p. 2102, 2103, et M. Le Blant, Inscript. chrét. de la Gaule, 10.
La colonne de Cussy, près d'Autun, serait un monument de la victoire remportée, au temps de Dioclétien et de Maximien, sur les Bagaudes. (V. la description Millin., Voyage dans le midi, t. I, ch. XXI).
Il y eut aussi des Bagaudes en Espagne. Idatii, Chronicon.
[8] Voyez la vie de S. Babolein, écrite au septième siècle.
[9] Je dois rendre compte ici brièvement des difficultés qui ont pu s'élever au sujet du martyre de la Légion Thébéenne.
Le fait en lui-même n'est pas contestable. Nous en avons un double récit, l'un d'un moine anonyme vers 524 ; l'autre, sur lequel je m'appuie principalement, de saint Eucher, évêque de Lyon vers 435. Ce dernier est un discours prononcé par lui en commémoration des martyrs. Il se base sur le témoignage de saint Isaac, évêque de Genève, et celui-ci avait recueilli les souvenirs de Théodore, évêque de Sion en 381 au plus tard. Ce Théodore avait reconstruit l'église d'Agaune, élevée (au plus tard au temps de l'empereur Constance) en l'honneur des martyrs et pour conserver leurs reliques. L'existence et la célébrité de cette église sont attestées par la vie de saint Séverin, vers la fin du cinquième siècle, et par saint Avit, évêque de Vienne, au commencement du sixième.
Mais il y a quelque difficulté au sujet de l'année où le martyre a eu lieu. Les récits ne l'indiquent pas d'une manière précise, et les Bollandistes ne se prononcent pas. Plusieurs savants suisses font descendre l'époque du martyre jusqu'à l'an 302. Mais il faut penser qu'à ce moment, la Gaule n'était plus gouvernée par Maximien, mais bien par Constance Chlore, dont la tolérance envers les chrétiens est connue. On suppose en outre que la guerre des Bagaudes venait seulement de finir et que la légion passait par Agaune pour regagner l'Égypte, sa garnison ordinaire. Mais le panégyriste Mamertin parle de la guerre comme finie et même oubliée dès l'an 283, où il prononce son discours (Panégy., I, 4). Eu 286, au contraire, lorsque la guerre contre Carinus était à peine finie, la présence d'une légion d'Égypte sur les bords du Rhin, et sa marche du nord au midi vers Martigny, s explique tout naturellement. Les traditions de Cologne, de Trèves, etc., qui parlent de martyrs Thébéens dans ces contrées, confirment encore cette supposition.
On discute aussi sur le chiffre et le nom officiel de la légion en question. M. Thierry (Histoire de la Gaule) croit que c'est la 22e. Trois légions ont porté ce numéro : une, XXIIe Dejotariana, avait été licenciée sous Trajan ou Marc-Aurèle ; — une XXIIe Primigenia, formée par Claude, ne parait avoir été que momentanément en Égypte, et Dion (LV, 23), d'accord avec les monuments, fixe son séjour dans la Germanie supérieure ; — une dernière, XXIIe Trajana, n'a laissé de traces que dans la Germanie. Nous ne voyons de légion séjournant habituellement en Égypte que la IIe Trajana (voir Dion et la liste des légions gravée sur une colonne), et plus tard (à partir de quelle époque ?), la Ire Maxuminiana et la IIIe Diocletiana. La Notitia dignitatum du cinquième siècle les mentionne toutes trois. Ces deux dernières n'ont pu être formées que sous le règne de Dioclétien et par conséquent n'existaient pas lors de la guerre contre Carinus. Les probabilités me paraissent donc pour la IIe Trajana.
[10] Ces dénominations militaires sont peu d'accord avec la terminologie ordinaire de la milice romaine, ce qui s'explique par la différence d'époque entre l'événement et le narrateur.
[11] Ou plutôt Tarauda qui est le nom que portent les itinéraires. Le nom d'Agape dont se sert saint Eucher lui aurait été donné postérieurement. On sait que le nom actuel est Saint-Maurice. Sur l'étymologie celtique du nom d'Agaune (acounos ou acaunum.), V. M. d'Arbois de Jubainville, Revue archéologique, sept. 1869.
[12] Le lieu du campement et du martyre est situé à 7 ou 800 mètres an sud de Saint-Maurice, sur la rive gauche du Rhône ; là, dans une chapelle, au lieu nommé Vérolliez, on montre la pierre sur laquelle saint Maurice aurait eu la tête tranchée. Plus au nord, à Saint-Maurice, la route passe le Rhône et est étroitement resserrée entre le fleuve et les rochers, telle que saint Eucher la décrit. Voyez sur tout ceci M. Aubert au sujet des reliquaires de l'église d'Agaune. (Revue archéologique, 1868, t. I, p. 105 et s.)
[13] Martyrs qui ont appartenu à la Légion Thébéenne :
Le 26 août 286. — A Intemelium en Ligurie (Vintimille) : S. Secundus, chef de la légion.
Même jour — A Bergame et à Milan : SS. Alexandre, Cassius, Severus, etc.
22 septembre — A Aganne (St-Maurice) : SS. Maurice, Candide, Exupère, Vital et beaucoup d'autres. Le vétéran Victor, étranger à la légion.
30 septembre — A Soleure : SS. Victor et Ursus.
4 octobre — A Trèves : SS. Thyrse, Boniface, Secundus et 300 soldats.
10 octobre — A Cologne : SS. Géréon et 50 autres, selon saint Grégoire de Tours, (selon Hélinand, 348).
10 octobre — A Troja (Xanten) : S. Victor et 47 (d'autres disent 369) compagnons.
28 octobre — A Côme : S. Fidèle.
20 novembre — A Seboz, prés de Lucerne, 200 soldats.
2 janvier 287 — A Fossano en Piémont : SS. Sébastien et Alvérins.
Id. — A Marseille : S. Défendant et ses compagnons.
14 avril — A Milan : S. Maxime.
24 avril — A Pignerol : SS. Georges, Maurice et Tibère.
1er septembre — A Aquæ-Duræ (Zurzach), dans le diocèse de Constance : sainte Vérène.
14 septembre — A Zurich : SS. Félix et Regula sa sœur.
[14] Saints martyrs de la Gaule, sous Maximien et le préfet Metius Varus (286-290) :
A Fimes, dans le territoire de Reims, Macra, vierge, 6 janvier. — A ...., ses compagnes, Elenaria et Sponsaria, 2 mai.
A Nantes, Rogatien et Donatien, 24 mai. (V. Greg. Turon., De gloria martyrum, 60 ; D. Ruinart, Acta sincera).
A Louvres en Parisis, Justin enfant, originaire d'Auxerre, 1er (8) août.
A Soissons, Crispinus et Crispinianus (Crépin et Crépinien), 25 octobre.
A Beauvais Lucien prêtre, Maximien prêtre, Julien diacre, martyrisés in monte Melio (mont Mille), 8 janvier ; Romana vierge, 3 octobre.
A Grigny près de Laon, Benedicta vierge, 8 octobre.
A Amiens, Firmin, premier évêque, originaire de Nîmes, 25 septembre. — Quintinus, 31 octobre, (son corps enseveli à Augusta Vermandorum, qui a pris le nom de Saint-Quentin). Victoricus, Fuscianus et Gentianus leur hôte, 11 décembre.
En Flandre, Chrysolius (Chryseuil), martyrisé à Vrelengehem, près de Lille, patron de Commines, 7 février. — Platon ou Piatus (Piat), premier évêque de Tournay, martyrisé prés de Seclin, 1er octobre.
A Trèves, plusieurs martyrs, 6 octobre. — Palmatius (qualifié consul), Maxentius et dix autres, (5 octobre et 11 décembre).
Vers le même temps probablement, à Marseille : Victor, Alexandre, Longin, Félicien, Eleuthère (ou Deuthère), soldats (V. Ruinart), 21 juillet.
[15] Apôtres de la Gaule Belgique, outre les martyrs indignés ci-dessus :
S. Euchaire, premier évêque de Trèves, 14 septembre (8 décembre).
S. Sixtus (Xiste), premier évêque de Reims, (1er septembre).
S. Sinicius, de Soissons, (4 novembre et 1er septembre).
S. Regulus (Rieul), de Senlis, 30 mars (23 avril).
S. Memmius (Mesme ou Menge), de Châlons, 5 août ; avec Poma vierge, sa sœur, 27 juin.
S. Eubert, apôtre de Lille, 1er février.
Les derniers venus de ces apôtres semblent appartenir à la mission contemporaine de Dèce tels : S. Firmin, S. Lucien, S. Euhert, S. Chryseuil, S. Quentin, S. Rieul. Ceux de Soissons, de Reims, appartiendraient à une mission postérieure, contemporaine du pape Caïus (283-296). — Ceux de Trèves ont peu de liaison avec les précédents et l'époque de cette mission n'est pas facile à déterminer.
[16] Je passe à la hâte sur ce sujet, dit-il, car avec un cœur comme le tien (qua pietate es), tu aimes mieux, après telle victoire, l'oubli que la gloire. Mamertin, Panegyr., I, 40.
[17] Mamertin, Paneg., I, 5 ; II, 7.
[18] Mamertin, Paneg., I, 8.
[19]
Quidquid ultra Rhenum prospicio romanum est.
Mamertin, Paneg., I, 7.
[20] Mamertin, Paneg., I, 10.
[21] Mamertin, Paneg., I, 10. — Epithalam.
Constantin., 8.
[22] Mamertin, I, 9, II, 5, 16.
[23] Mamertin, I, 7, 9, 10, II, 5.
[24] Mamertin, II, 16, 17.
[25] Mamertin, II, 15. Eumène, de
Restaur. scholis, 18.
[26] Mamertin, I, 12.
[27] Mamertin, II, 9.
[28] Præsentem intuemur deum. Mamertin, I, 2. Lux divinum verticem claro orbe complectens, ibid., 3, Vestra numina... Quidquid immortale est stare nescit, sempiternoque motu se servat æternitas, II, 3. Et Eumène, habituellement plus modéré, dit pourtant : Les volontés exprimées par un simple regard des empereurs sont suivies de l'assentiment de Jupiter. De restaurandis scholis, 15.
[29] Mamertin, II, 15.
[30] Mamertin, 10, 11.
[31] Mamertin, II, 11.
[32] Les Menapii étaient un peuple de la Gaule-Belgique vers l'embouchure du Rhin.
[33] Mamertin, I, 2, 12.
[34] Mamertin, I, 12.
[35] On a cru trouver en Angleterre un grand nombre de monnaies de Carausius, qui paraissent suspectes à Eckhel ; elles portent les légendes ordinaires et nomment les IIe, IVe, VIIe, IXe, XXe (Valens Victrix) et XXXe (Ulpia) légions. La monnaie que je rappelle dans le texte porte : CARAVSIVS ET FRATRES SVI (les trois têtes de Dioclétien, de Maximien et de Carausius), et au revers : PAX AVGGG.