LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME TROISIÈME

LIVRE IX. — DIOCLÉTIEN - 284-305

CHAPITRE PREMIER. — RECONSTRUCTION DE L'EMPIRE.

 

 

Sous Dioclétien[1], des choses paraissent changer, l'empire se rassoit et l'on peut croire à sa durée. Ce n'est pas que l'empire n'ait été comme toujours transféré par un meurtre ; mais il n'a pas été transféré au meurtrier, il l'a été au contraire au vengeur du meurtre. Il y a eu une révolte militaire ; mais la révolte, au lieu de se faire contre un empereur, s'est faite contre l'assassin d'un empereur. La pourpre dont se revêt Dioclétien n'est pas tachée de sang impérial.

Aussi Dioclétien sera-t-il plus libre dans son action, et, grâce à cette liberté jointe à l'habileté naturelle de son génie, il suspendra cette domination de la force militaire, qui, pendant près d'un siècle, a pesé sur l'empire. Les armées resteront puissantes, mais non maîtresses absolues. Elles feront encore des empereurs ; elles ne les déferont plus facilement.

Quels hommes vont apparaitre aujourd'hui à la tête de la monarchie romaine ? Des hommes braves, énergiques, cléments parfois, mais des barbares. C'est un groupe étrange que celui de Dioclétien et des associés que nous le verrons successivement se donner.

Si Rome eût été à cette époque une cité ou une nation au lieu de n'être qu'un empire ; si le nom de Romain eût été le nom d'une race, plutôt qu'une vague dénomination commune à tout ce qui se prétendait civilisé ; s'il y avait eu alors un patriotisme romain, certes le patriotisme romain aurait dû rougir. Depuis quatre-vingts ans au moins Rome n'avait guère été gouvernée, défendue, sauvée que par les moins Romains parmi les sujets de son empire. Trois ou quatre provinces, semi-barbares de notre temps, bien plus barbares en ce siècle-là, peuplées, sauf un petit nombre de colonies italiennes, par des races que Rome avait vaincues mais non assimilées, étaient en possession de lui donner des soldats, des généraux, par suite des empereurs. Maximin avait été un Goth implanté en Thrace ; Philippe, un Arabe ; Dèce, né à Sirmium, un Pannonien ; Émilien, un Africain comme Septime Sévère ; Claude, un Illyrien ; Aurélien et Probus étaient nés tous deux à Sirmium ; Dioclétien était Dalmate, et les associés qu'il se donnera viendront des bords du Danube. Aussi les panégyristes de ce prince exaltent-ils, non sans raison, ces contrées danubiennes, infatigables aux peines et aux labeurs, placées en face d'un ennemi qu'il faut toujours repousser, formant une frontière toujours en armes, au sein desquelles toute la vie est une milice, et où les femmes elles-mêmes sont plus courageuses que les hommes ne le sont ailleurs[2]. Le Danube, en effet, les peuples riverains du Danube, les légions que ces peuples recrutaient, formaient une barrière sans laquelle, depuis longtemps, l'Empire aurait cessé d'exister. C'étaient des pays de soldats, mais rien que de soldats. Rome avait enseigné à ces races vaincues la culture des terres, non celle des esprits. Nulle autre contrée de l'Empire probablement n'avait plus complètement échappé à l'influence des lettres latines ou de la philosophie hellénique. Dans ces casernes, toujours menacées par l'ennemi, le temps manquait pour lire les poètes ou entendre les rhéteurs. Nous avons montré dans Aurélien, avec un génie supérieur, le vice d'une éducation qui lui laissait les préjugés, les colères, les petitesses d'un homme du peuple, d'un soldat, d'un barbare. Dioclétien, moins violent sans être plus civilisé, avait la défiance cauteleuse, sournoise, réfléchie de certains barbares ; il n'était pas toujours cruel, mais au besoin il savait l'être ; il était moins soldat, sans être plus philosophe ni plus lettré. C'était le sachem, le sage de la tribu, le barbare prudent, craintif, prévoyant. Et quand nous verrons surgir les associés ou les héritiers de son empire, Maximien, Galère, Constance, plus tard Maximin Daïa et Licinius, nous remarquerons chez eux comme chez lui des traits divers de la nature barbare.

Mais chez tous ces hommes, Constance excepté, nous trouvons deux sentiments et deux aversions communes : à tous manquent l'intelligence et le respect soit de Rome, soit du christianisme. — Ils n'aiment point Rome. C'est a peine s'ils y entreront une fois dans leur vie[3] ; ils ne comprennent pas que le nom romain, quoique ce ne soit plus qu'un nom, est nécessaire, et que l'empire qu'ils s'efforcent de soutenir n'a plus de raison d'être s'il n'est l'Empire romain. Rome, ses institutions, son Sénat, ses souvenirs, n'ont rien qui les touche. Ce grand débris ne leur inspire rien que cette aversion naturelle avec laquelle le barbare, l'homme du peuple, l'enfant, s'acharne volontiers sur les restes d'un monument détruit. — Ils n'aiment pas non plus le christianisme, quoiqu'ils soient de médiocres païens et sans grande attache à la religion romaine ou à la religion hellénique. Ils se sont laissé enseigner par une mère barbare sous leur chaume pannonien, quelque superstition danubienne ou orientale (car les cultes de l'Orient se répandaient partout)[4] ; ils ont un dieu quelconque ou un rit quelconque auquel ils tiennent obstinément sans être pour cela plus respectueux envers les autres rites ou les autres dieux[5]. Leur parler de la vérité du christianisme serait possible ; car la vérité est faite pour toutes les âmes et peut trouver son chemin pour arriver à toutes. Mais leur parler simplement sagesse politique, modération nécessaire, respect pour une doctrine de l'aveu de tous grande, pure, inoffensive et qui rallie de nombreux fidèles ; leur parler ce langage qui a été entendu d'un Antonin, d'un Alexandre Sévère et même d'un Gallien, serait pour la plupart d'entre eux peine perdue. Peut-être les plus intelligents vous écouteront-ils un instant ; mais bientôt, comme nous l'avons vu chez Aurélien, le superstitieux enragé, caché sous le politique, fera explosion.

Ne nous étonnons donc pas si lui-même, le fondateur de cette association, Dioclétien, quoiqu'intelligent et habile, quoiqu'il ait réformé et affermi l'Empire romain, n'en a pas guéri les vices radicaux, et ne l'a pas renouvelé pour un long avenir ; ne nous étonnons pas s'il n'a guère fait autre chose que compléter l'œuvre du passé, couronner une révolution à moitié accomplie, rendre officiel ce qui existait déjà Faire cela peut être d'un politique habile, faire plus serait d'un grand homme. Il peut y avoir sagesse à obéir à son siècle, mais il y a gloire à le combattre. Une habileté vulgaire suffit à la première de ces deux tâches ; le génie seul est capable de la seconde.

Ainsi la division de l'Empire que Dioclétien opéra avait déjà commencé à se faire. La crise des trente tyrans avait été une démonstration de l'impossibilité pour le monde romain d'être gouverné par un seul homme et défendu par une seule épée. A cette époque, quand les plus éphémères de ces tyrans eurent été balayés, on avait vu deux grands Empires commençant à se former, l'un sous Postume vers l'Occident, l'autre sous Odénath vers l'Orient ; là s'était montré le point de partage, et on avait pu comprendre qu'un jour la division devait se faire d'une manière définitive entre l'empire européen et l'empire asiatique. L'agglomération romaine était trop vaste, trop diverse, trop peu une d'esprit et de race, son lien moral était trop faible pour que son unité politique pût demeurer absolue. Dioclétien ne fit donc que suivre les indications du passé et se conformer à la loi des événements en partageant son empire en deux, plus tard même en quatre parties, comptant sur la priorité de son pouvoir et la supériorité de son génie pour rester le nœud de ce quadruple empire et faire que le lien ne se rompît pas.

Une autre tendance des époques précédentes était d'ôter à Rome quelque chose de sa grandeur, au nom romain, quoique toujours respecté, quelque chose de sa force. Ce qui restait des institutions antiques avait chaque jour une existence moins réelle. Un autre prince eût peut-être tenté de relever ce prestige du nom et des institutions romaines, seul lien moral de l'Empire. Dioclétien au contraire ne se fit pas faute de ternir encore ce prestige qui s'effaçait. Rome resta sans doute la capitale nominale du monde qu'elle avait conquis ; mais en fait, elle ne fut pas même la capitale de l'Italie ; elle ne fut la résidence ni d'un Auguste, ni d'un César, ni d'un préfet du prétoire ; elle fut celle d'un vicaire gouvernant une moitié de la Péninsule. A la ville de Rome, Dioclétien, dont toutes les tendances, comme celles de son siècle, étaient vers l'Orient, opposa la cité, secondaire jusque-là, de Nicomédie, en fit son séjour, prétendit en faire par ses monuments la rivale de la vieille Rome. Le Sénat de Rome ne put plus que déchoir ; élire les Empereurs était un droit qu'en fait il avait exercé une fois tout au plus ; dès lors il n'eut plus même l'apparence de ce droit. Les consuls et les préteurs également ne furent dans la république que des personnages enrubannés et insignifiants ; seulement il fallait qu'il y eut encore des sénateurs, des consuls, des préteurs ; pourquoi ? Pour donner des jeux au peuple. C'est là tout ce qui restait des institutions républicaines ; et, prenez-y garde, Dioclétien ne les méprisait pas comme impuissantes, il les annulait comme dangereuses. Rome, le Sénat, le consulat, tout cela avait encore, historiquement parlant, une saveur de liberté qui déplaisait à la délicatesse de son palais. Et en tout, c'est chose étrange combien ces restes si effacés et si inoffensifs de la république ont troublé le cerveau, excité la méfiance, provoqué les cruautés des empereurs. Hélas ! c'est toujours là le malheur des gouvernements de ne pas savoir quel est leur véritable ennemi et leur véritable péril : Comme ils n'ont point invoqué Dieu, ils ont tremblé de crainte, là où il n'y avait pas sujet de craindre[6].

Mais puisqu'il n'y avait plus ni Sénat, ni peuple romain, ni république, sur quoi reposait donc la souveraineté, et d'où dérivait le pouvoir de l'Empereur ? Le temps était passé du modeste principat d'Auguste qui, lui, n'avait voulu être qu'un imperator, un magistrat républicain, investi par le Sénat de pouvoirs un peu plus larges et un peu plus durables. Depuis un demi-siècle surtout, la puissance impériale n'était qu'une puissance de fait ; elle n'était l'élue ni du Sénat, ni du peuple, mais du soldat, c'est-à-dire de la force. Les souverains, en général, aiment assez à être les élus de la force, car ils croient volontiers que la force leur restera toujours. Mais cette force personnifiée en eux-mêmes, ils prétendent l'ennoblir, la diviniser, la mettre, en guise de dieu, sur les autels où il n'y a plus de Dieu. C'est ce qu'Aurélien et d'autres plus anciens avaient déjà fait quand ils s'étaient fait appeler Notre seigneur et notre dieu. Dioclétien suivra cet exemple. Son type ne sera point Auguste quoiqu'il en porte toujours le nom, mais bien plutôt les rois déifiés de l'Orient. On l'appellera lui aussi Notre seigneur et notre dieu. Il sera un Jovius, c'est-à-dire un fils ou un cousin de Jupiter, descendu de l'Olympe dans le camp d'Héraclée, monarque par lui-même et par la vertu de sa propre divinité ; il sera à lui-même sa source, son principe, sa loi. Certains rois sont absolus parce qu'ils tiennent leur pouvoir de Dieu, d'autres parce qu'ils le tiennent du peuple. Mais Dieu met à sa délégation des conditions qu'il faut bien que son délégué reconnaisse ; le peuple, à bien dire, en met une seule, le droit qu'il se réserve de se révolter quand bon lui semblera. L'un impose des devoirs, l'autre est sujet à des caprices. Bien plus absolus sont donc les rois qui, ne reconnaissant pour leur auteur ni Dieu ni le peuple, croient tenir tout d'eux-mêmes et ne devoir rien qu'à eux-mêmes.

Ce pouvoir divinisé avait ses emblèmes et ses pompes. Les emblèmes de la royauté avaient été odieux aux Romains tant qu'il y avait eu des Romains, et Auguste avait légué à ses successeurs la tradition longtemps respectée de ménager ce dernier préjugé venu des siècles républicains. Mais ce préjugé avait fait son temps. Nous avons vu Aurélien ceindre le diadème, et tout à l'heure encore le fils de Cacus .pendant son règne 'éphémère s'accorder cette puérile satisfaction. Dioclétien, quelle que fût la maturité de son esprit et de son âge, ne sut pas non plus se la refuser. Il s'affubla d'un manteau, non seulement de pourpre, mais de pourpre, de soie et d'or ; sa chaussure fut couverte de pierres précieuses. On l'adora à la façon des Perses[7], on se prosterna à terre devant lui ; le style officiel fut de dire les saintes largesses, les lettres sacrées, la divine chambre à coucher de l'Empereur[8]. Puérilités d'un barbare ! sottises d'un parvenu ! Et, pour que le parvenu se montrât davantage, le fils du greffier dalmate, parlant de Trajan, de Marc-Aurèle et de tous les empereurs, ne manqua pas de dire mes pères ou mes aïeux[9].

Une autre tendance de son siècle contre laquelle Dioclétien n'eut garde de se révolter était l'abaissement de la vie municipale et en général de toute action des peuples sur eux-mêmes. Auguste, en fondant l'Empire, avait eu un sentiment tout autre. Il avait respecté comme nécessaire, il avait même, on peut le croire, accepté comme salutaire et utile, la vie intérieure des cités ; il avait fait une certaine part à des forces qui n'émanaient pas de lui ; il avait laissé une certaine sève monter du sol dans le tronc de l'arbre, au lieu de vouloir que toute vie et toute force tombassent d'en haut et des nuages de l'Olympe impérial. Dans une grande province comme l'Égypte, la Syrie, le tiers de l'Espagne, le quart de la Gaule, il avait placé un seul délégué de son pouvoir. Ce proconsul ou ce propréteur gouvernait, administrait, jugeait ; oui sans doute, mais il ne pouvait être partout, ni tout faire ; et, en dehors de lui, il n'y avait d'autres magistrats que des magistrats municipaux. Une province romaine était alors une fédération de quinze ou vingt grandes municipalités, n'ayant au dessus d'elles qu'un seul délégué de César. Mais au temps dont nous parlons tout cela était changé.

Que penseriez-vous si. aujourd'hui on venait vous dire[10] qu'un de vos voisins, élu membre du conseil général de son département, a refusé cet honneur ; que, son refus n'étant pas accepté, il se cache ; que les gendarmes le poursuivent pour le ramener à son siège ; qu'il va passer en Amérique pour éviter la dignité qu'on lui impose ; qu'il se fera soldat pour y échapper, mais que le devoir municipal, toujours impitoyable, le poursuivra jusque dans la caserne, défendra au colonel de l'y recevoir et lui arrachera l'épaulette de laine ; qu'il y a exil, prison, confiscation, rigueurs de toute sorte contre un réfractaire de cette espèce ?Figurez-vous encore, que, par suite de répugnances semblables chez les autres élus, les conseils généraux sont abandonnés, qu'il faut s'ingénier pour les recruter ; que tantôt on imagine d'attacher ces fonctions à certains immeubles dont l'acquéreur est aussitôt appréhendé au corps et conduit au lieu des séances ; que tantôt, on rend cette charge héréditaire, et, le père mort ou en fuite, le fardeau retombe sur le fils à peine majeur ; que la porte d'entrée est aussi largement ouverte que la porte de sortie est exactement fermée ; que faute de candidats volontaires on reprend ceux qui ont fait leur temps, qu'on appelle les fils d'esclaves, les bâtards, les prolétaires[11] ; mais aussi que tous sont si sévèrement gardés, qu'il ne leur est pas même permis d'habiter la campagne[12], et que, s'ils émigrent dans un autre département, le préfet a charge de les saisir et de les faire reconduire de brigade en brigade au domicile qui leur est assigné[13] Nous n'y comprendrions rien et c'était cependant, nous l'avons dit ailleurs, un cas fort ordinaire dans l'Empire romain.

Le mot de cette énigme, le lecteur doit déjà le tenir. J'ai dit, et plus d'une fois, comment la tendance naturelle de tout pouvoir à tout envahir, le nivellement des conditions municipales sous Caracalla, la prépondérance militaire des époques suivantes, et plus encore peut-être la diminution graduelle de toute espèce de vie dans l'Empire romain, avaient diminué de jour en jour la vie municipale[14]. Les empereurs avaient amoindri cette liberté locale respectée par Auguste, par suite du goût naturel qu'a tout pouvoir à amoindrir toute liberté : ils avaient, d'abord temporairement et par exception, puis d'une manière plus durable et plus générale, institué çà et là des agents impériaux de second ordre, curateurs, collecteurs ou autres, pour surveiller, contraindre, diriger les magistrats municipaux. Ils avaient par là attristé la cité, découragé les ambitions locales, Ôté aux honneurs municipaux la séduction qui pouvait leur rester encore, en même temps que, soumis eux-mêmes à l'impérieuse prépondérance du soldat, ils faisaient peser plus lourdement sur la cité le fardeau écrasant des exactions militaires. Il y avait donc à être magistrat dans les villes et moins de satisfaction et plus de charges ; moins riches et moins honorées, moins importantes à leurs propres  yeux, les cités ne trouvaient plus dans leur sein ni autant d'ambition ni autant de dévouement. Être décurion, c'est-à-dire sénateur, être duumvir c'est-à-dire consul, devenait de moins en moins une gloire, de plus en plus un fardeau.

Et cependant il fallait et des duumvirs et des décurions ; il en fallait d'autant plus qu'on avait plus de charges à leur faire porter ; le métier devenait plus nécessaire par cela même qu'il devenait plus difficile. Il faut se rappeler que l'antiquité ne possédait pas cette perfection de police administrative qui sait tellement pénétrer dans un pays et s'emparer de tous les canaux par où passe sa vie, que, sans demander aucun service aux hommes du pays, elle en usurpe toutes les ressources, elle en fait agir toutes les forces, elle en épuise au besoin toutes les richesses. Il fallait, si puissant que l'on fût, s'adresser au pays même, lui trouver des représentants, par leur intermédiaire lui signifier ses volontés et lui faire part de ses exigences. L'Empire romain, pour subsister, avait besoin que les municipalités subsistassent ; elles lui étaient d'autant plus indispensables qu'il faisait leur situation plus dure. Les pauvres magistrats des municipes étaient d'une manière permanente ce qu'est, de notre temps, le maire ou le bourgmestre d'une ville que les armées ennemies ont envahie ; l'intermédiaire forcé, malheureux, maltraité et en même temps odieux, des réquisitions et des consignes ; le représentant du pays conquis sur le dos duquel le pays reçoit la bastonnade et auquel le pays s'en prend quelquefois de l'avoir reçue.

Cela étant, voulant avoir des municipes et des magistrats municipaux, et faisant chaque jour leur vie plus dure et moins honorée, n'est-il pas clair qu'il fallait en venir à les avoir par force ? Sous Domitien, nous avons vu encore les comices des villes provinciales vivant et se modelant sur les comices républicains de l'ancienne Rome[15]. Alors on prévoyait à peine le cas où les candidats pourraient manquer et où le peuple nommerait le plus digne, non pas malgré son refus, mais seulement malgré son silence. Aujourd'hui, dignes ou indignes, tous s'accorderaient, non pas seulement à se taire, mais à refuser. Pourquoi donc le peuple s'assemblerait-il ? Pourquoi la Curie (le sénat) prendrait-elle la peine de voter le choix des décurions (sénateurs) ? Elle n'a pas affaire à des ambitions, mais à des abstentions rivales. Aussi que fait-on ? On produit la liste (album) des éligibles (lisez : des corvéables) et l'on pointe celui qui, cette année-ci, fera sa corvée[16]. Mais le duumvir qui fait cette désignation est responsable envers la ville si le magistrat ainsi nommé fait mal les affaires de la ville, responsable envers sa victime s'il l'a nommée illégalement et par inimitié ; on prend à partie le juge qui, par haine, vous a fait magistrat, comme on prendrait à partie le juge qui, par haine, vous eût envoyé aux galères.

Tel est le degré d'inclination qu'on éprouve à se mêler des affaires publiques, à illustrer son nom, à s'attirer les hommages, les marques d'estime et la reconnaissance de ses concitoyens ! Le décurionat est une peine et la nomination une sentence pénale[17] : trop heureux si le juge d'appel vous en décharge[18], ou si la toute-puissante clémence du prince vous amnistie[19] ! On n'admet guère d'excuse : la cécité n'en est pas une si elle n'est complète[20]. La vieillesse n'en est pas une pour celui qui a volontairement accepté le décurionat[21]. Pour celui à qui il a été imposé, le temps de service est de vingt-cinq ans à cinquante-cinq[22]. L'ignorance n'est pas une excuse ; on peut être décurion sans savoir lire[23]. La goutte n'excuse pas[24]. Le nombre des enfants n'excuse pas[25]. L'enfance elle-même, si elle est une excuse, n'est pas une exclusion[26]. Bien souvent la sentence qui vous décharge ne vous décharge pas pour toujours[27]. Il y a plus, le crime même ne décharge pas : La note d'infamie, disent les princes, doit être une honte et non un privilège[28] ; et ce serait un privilège que de pouvoir ne pas  être décurion, c'est-à-dire sénateur d'une des grandes cités de l'Empire.

J'ai cependant tort de dire qu'on n'honore pas ces sénateurs provinciaux ; on les honore, mais d'une façon étrange. S'ils se rendent coupables de quelque crime, eux, leurs fils ou leurs petits-fils, leur peine est plus douce ; on leur épargne les châtiments corporels, les fers, la torture, la bastonnade[29] (c'est là aussi, sauf de fréquentes exceptions, un privilège de la noblesse en Russie). Mais si, par hasard, eux et leurs descendants restent toujours honnêtes gens, le décurionat ne leur vaut autre chose qu'une responsabilité pécuniaire, parfois ruineuse. Ils sont chargés de lever l'impôt et responsables de l'impôt envers le prince ; chargés d'amuser le peuple et responsables de son amusement ; chargés d'acheter le blé pour la cité et responsables s'ils le paient trop cher[30] ; chargés de gérer les finances municipales fort diminuées souvent par les usurpations du prince et responsables de leur gestion[31]. Passe encore s'ils étaient seuls responsables ; mais la responsabilité se transmet du père au fils[32], du fils au père[33], du frère au frère qui possède par indivis le même bien, du vendeur à l'acquéreur (puisque la charge du décurionat est souvent patrimoniale), d'un collègue à son collègue, d'un magistrat au magistrat qui l'a nommé[34]. Comprenez-vous pourquoi c'était une si lourde charge d'être conseiller général des départements de l'Empire Romain ?

Mais le mal n'était pas là seulement. Cette absence de vie et par suite cette contrainte que nous trouvons dans le gouvernement de la cité, nous la trouvons également partout. Nous venons de voir les décurions, les riches de la cité, ne faisant que par force les affaires de la cité. Les pauvres de la ville, les ouvriers ne sont guère plus heureux. Jadis l'artisan était esclave, et lié à son travail par la volonté de son maître. Aujourd'hui Partisan est fréquemment un homme libre, mais pas toujours libre de quitter son métier. Il n'a plus de maitre en chair et en os ; mais il a, au moins dans un certain nombre d'industries, un autre maître, la corporation, la corporation à laquelle il appartient par son choix ou quelquefois par sa naissance, et à laquelle il ne peut se soustraire. Pour nos corporations en France, le travail était un monopole qu'elles avaient sollicité et que leur accordait la faveur du prince ; pour les corporations de l'Empire romain, le travail était une obligation que leurs membres bien souvent n'eussent demandé qu'à secouer. Celles-là étaient un atelier exclusif et privilégié ; celles-ci une chiourme. Elles n'étaient pourtant pas trop odieuses parce qu'elles mettaient à l'abri de la curie de tous les ateliers forcés celui qu'on redoutait le plus[35].

Et les pauvres de la campagne, les laboureurs, étaient-ils plus libres et plus heureux ? Tout au contraire, car depuis bien longtemps la campagne était sacrifiée à la ville. C'était la tendance de l'antiquité d'enfermer la liberté dans des murailles et de laisser la servitude régner au dehors. La patrie, l'État, la république, c'était la ville (πόλις ville ou état ; πολέτης citoyen ; πολετέία gouvernement ; πολιτικός politique). Rome n'avait été si supérieure aux autres républiques, que parce qu'elle avait longtemps maintenu le principe contraire, mis les tribus rustiques au dessus des tribus urbaines, et laissé la charrue entre les mains des hommes libres. C'est ainsi qu'avait grandi la vaillante Étrurie ; c'est ainsi que Rome était devenue la reine du monde[36]. Ses légions de paysans avaient vaincu les soldats citadins de la Grèce et les soldats esclaves de l'Asie. Mais au temps de la décadence de la république, la campagne avait été abandonnée ; la charrue mise entre les mains des esclaves ; la prépondérance de la ville avait été sans contrepoids. C'est alors que la campagne de Rome était devenue déserte, l'Italie insalubre, le recrutement de l'armée difficile. Ces immenses aqueducs construits au profit exclusif des villes n'ont-ils pas aidé eux-mêmes à cet appauvrissement du sol romain, en faisant passer sur des arcades, ou en cachant dans des canaux souterrains l'eau destinée à fertiliser les campagnes ?

Au siècle dont nous parlons, quelle était donc la situation des campagnes ? Depuis les derniers temps de la République, la culture, comme le travail industriel, s'était faite surtout par des esclaves ; mais, d'un côté, le nombre des esclaves diminuait ; de l'autre, les champs étaient ravagés par les barbares ; les populations agricoles, libres ou non, s'enfuyaient dans les villes ou dans les déserts, ou même sur la terre barbare. De Tastes territoires restaient à l'abandon. Peu d'hommes libres étaient disposés à devenir fermiers dans ces temps d'invasions toujours redoutées, d'exactions militaires et fiscales toujours à craindre. Les capitalistes qui voulaient tirer parti de leurs terres furent réduits à faire surgir, s'il se pouvait, une classe nouvelle de cultivateurs pour accomplir le difficile labeur de nourrir le peuple romain. Ou avec des esclaves affranchis sous condition, ou avec des aventuriers se résignant, faute de mieux, à la charrue, ou plus souvent encore avec des barbares transplantés sur le sol romain, il se forma peu à peu une classe de colons (coloni, inquilini, adscriptitii) assez semblable aux serfs de la glèbe du moyen âge et qui ont probablement été leurs ancêtres, dépendant du propriétaire, lui payant redevance, pouvant même être vendus par lui, mais vendus seulement avec la terre. Ils différaient de l'esclave parce qu'au moins la terre leur appartenait, comme ils appartenaient à la terre ; ils en différaient encore par un côté plus élevé, parce qu'ils pouvaient, avec toute la plénitude du droit, se marier, élever des enfants, fonder une famille sous un toit et sur un champ qu'ils ne quitteraient pas[37]. Transition probablement nécessaire et certainement utile entre l'esclavage et la pleine liberté, progrès sérieux puisqu'il mettait au timon de la charrue, au lieu d'une nichée d'esclaves, une famille ! Mais là encore, c'était sur la contrainte que reposaient les relations sociales. C'étaient des hommes légalement forcés de cultiver, comme le soldat est forcé de combattre ; aller habiter la cité, aller même habiter la caserne, pour le colon, c'était rompre son ban, c'était changer arbitrairement sa corvée contre celle d'autrui ; le colon se faisant soldat, comme le soldat se faisant colon, était un déserteur.

Et savez-vous enfin quelle corporation d'un autre genre se recrutait et se maintenait par une contrainte pareille ? Le Sénat de Rome Cette ruine grandiose, mais arrivée si complètement à l'état de ruine sous Dioclétien, cet inutile Sénat que le prince maintenait et forçait à vivre parce que sa disparition totale eût été un présage trop sinistre ; je me trompe, pour une autre raison plus vulgaire, parce que le Sénat enrichissait son trésor La curie romaine, si grande par ses souvenirs et si annulée en fait de pouvoir, était, elle aussi, un bagne où l'on entrait et où l'on restait malgré soi. Depuis cette dernière velléité d'existence politique qu'il avait eue sous Tacite et sous Probus, le Sénat n'était plus pour l'Empire que ce que les curies provinciales étaient pour la province : une assemblée de gens riches ou censés tels, désignés par l'hérédité ou arbitrairement triés par l'Empereur[38] qui les punissait de leurs richesses en les livrant au fisc, comme un malade à la sangsue. On les revêtait, il est vrai, de belles robes prétextes, on les assemblait parfois solennellement en se gardant de rien leur donner à délibérer. Mais, en revanche, il y avait un cens particulier pour les biens des sénateurs (senatoriæ professiones), un impôt particulier pour les sénateurs, et on devait en venir un jour à leur interdire d'aliéner leurs biens pour ne pas diminuer la matière imposable. Pour les charges, les consulats, les prétures, même nullité-de pouvoir, mêmes obligations pécuniaires, même contrainte.

Tous donc, agriculteurs, artisans, magistrats des provinces, magistrats romains, étaient rivés les uns à leur métier, les autres à leur prétendue dignité ; et tous, remarquez-le, étaient garantis contre les ardeurs belliqueuses qui les eussent portés à changer leur corvée pacifique pour la corvée du soldat. Quelque besoin que le monde romain eût de légionnaires, il avait encore plus besoin de pain, de laboureurs pour le produire et de gens riches pour en faire des largesses. Gallien, il y avait déjà longtemps, avait exclu les sénateurs de l'armée pour les consacrer exclusivement à l'alimentation et à l'amusement du peuple de Rome ; et Dioclétien à son tour interdisait aux fils des décurions et à tous les débiteurs de charges publiques, l'acte frauduleux par lequel ils seraient passés de la milice sans armes à la milice armée[39].

Quelle était la cause suprême de ces embarras du pouvoir et de ce régime de contrainte imposé à toute une population ? C'est que les hommes manquaient. L'Empire romain se dépeuplait ; il se dépeuplait d'hommes libres, ce qui était la loi à peu près nécessaire des nations antiques ; il n'était plus assez victorieux ni assez conquérant pour se repeupler d'esclaves. Les hommes manquaient donc au sol et par suite le sol manquait aux hommes ; car, malgré tout ce que certains économistes ont pu dire, la terre est plus féconde à mesure que plus de bras la cultivent, et les populations nombreuses vivent mieux que les populations restreintes. L'Empire était trop grand pour ceux qui avaient à le cultiver et à le défendre. Pour l'armée, pour le labour, pour l'industrie, pour les charges municipales, les hommes faisaient défaut. Ne vous étonnez donc pas qu'on se les disputât ; que chaque sénat provincial, chaque corporation, chaque province, gardât soigneusement ceux qui lui appartenaient, et ne leur permît pas de se donner à d'autres ; que la curie revendiquât ses hommes contre l'armée, que la cité internât les siens pour que la campagne ne les lui ravît pas ; que le toit du colon rustique à son tour devînt une geôle dont on n'était libre de sortir ni pour la curie, ni pour la caserne ; que le curial italien ne pût aller se fixer en Orient sans que sa municipalité le rappelât à grands cris. On naissait ainsi serviteur forcé de tel office ou de telle cité ; on était attaché à la glèbe, car dès cette époque le mot était en usage, même pour le servage le plus honoré, puisqu'on disait la glèbe sénatoriale. Plus tard on en vint à marquer avec un fer chaud, comme on marquait les criminels voués au travail des mines, l'homme qui appartenait à certaines fonctions. Disons-le donc, beaucoup d'esclaves avaient été affranchis, il faut en bénir Dieu ; mais à leur tour beaucoup d'hommes libres étaient devenus, non pas esclaves, mais serfs ; il faut en accuser la décadence et la corruption du monde romain.

Dioclétien comprenait-il ces maux et cherchait-il à y porter remède ? Que le gouvernement municipal ne marchât plus, sinon par la force, que la vie des cités s'éteignit, que leur dignité s'effaçât, que leur liberté s'anéantit, c'était là un péril qu'à la rigueur il pouvait méconnaître ; mais qu'il fallût remplacer des pouvoirs ainsi affaiblis pour donner un gouvernement quelconque à ces provinces que des administrations libres avaient jadis gouvernées, c'était une nécessité qu'il lui était impossible de ne pas sentir. Comme il arrive à tous les gouvernements, même aux plus modérés et aux plus sages, il ne sut guère trouver de remède que dans l'extension de son propre pouvoir. Les services volontaires faisant défaut, les services forcés étant peu productifs, il crut trouver un moyen terme en faisant aux services salariés une place plus grande. Si le salarié n'a pas toute l'alacrité de l'homme libre, il n'a pas non plus le découragement de l'esclave. Dioclétien donna au monde romain ce qu'il commençait à peine à connaître, des fonctionnaires publics, et pensa obtenir par la hiérarchie, les honneurs, les salaires, ce qu'il était triste d'obtenir et de n'obtenir qu'à moitié par le commandement et la menace.

Ainsi l'empire fut divisé et subdivisé. Il y avait eu jusque-là trente-huit provinces ou environ, et au dessous des chefs de ces provinces de simples pouvoirs municipaux. Il y eut désormais quatre-vingt-seize provinces, lesquelles se réunirent en douze diocèses, lesquels à leur tour formèrent quatre grands districts : — à la tête de chaque province, sous des noms divers, un gouverneur ; à la tête de chaque diocèse un proconsul ou un vicaire ; à la tête de chacun de ces grands districts, quand le partage de l'empire fut complet, un Auguste ou un César, et sous lui une armée, une multitude d'officiers ou de serviteurs : — dans chaque diocèse, et dans chaque province, une hiérarchie politique et fiscale, se développant et se compliquant de plus en plus. Toutes les fonctions furent multipliées afin d'être mieux remplies, mais aussi afin de donner satisfaction à plus d'appétits ; toute une nation de clarissimes et de perfectissimes s'imposa à la nation serve des colons, des curiales et des sénateurs, à ceux en un mot qui ne pouvaient vivre que de leur patrimoine ou de leur travail. Tous, depuis l'Auguste collègue de Dioclétien jusqu'au dernier agent du fisc, descendirent plus ou moins directement de l'Olympe impérial. Ce furent des rayons de la divinité du prince, qui échauffèrent, éclairèrent, mais qui brûlèrent parfois. Ils ne durent rien au peuple qui ne les avait pas faits, mais tout au prince et au prince personnifié en eux-mêmes. Le peuple n'eut pas le droit de choisir, ni de juger, mais de s'incliner. Toute force vint du prince, et le prince lui-même d'où pouvait-il venir, sinon du ciel ?

Les États modernes, depuis le seizième siècle, ont vu quelque chose de semblable. Mais le monde romain n'était pas fait comme le nôtre, pour supporter le poids de cette hiérarchie resplendissante qui s'appuie sur les colonnes d'or de nos budgets. La fiscalité pesait déjà lourdement sur lui et tendait à s'accroître par les mêmes raisons qui appauvrissaient les cités et accroissaient les attributions du pouvoir suprême. A cet égard, Dioclétien suivit encore le mouvement de son siècle, et il le suivit d'autant plus qu'habile et perspicace en tout autre chose, il semblait avoir gardé en fait de finances toute l'ignorante grossièreté de l'esprit barbare. Ce soldat dalmate croyait sans doute inépuisables les ressources pécuniaires de l'Empire romain. Il ne craignait pas d'ajouter aux charges de l'État celles de son avarice, celles de son faste (car il était avare et fastueux en même temps), celles de ses monuments, celles d'une capitale nouvelle qu'il voulait faire aussi glorieuse que Rome. Malgré les éléments de prospérité que donnait une paix extérieure et intérieure plus grande que celle du siècle précédent, l'Empire devait finir par plier sous le faix. Les peuples supportent longtemps les exactions de leurs gouvernements ; à la fin pourtant ils résistent, et ils ont deux manières de résister : l'une est la révolte, et, celle-là, on en vient souvent à bout ; l'autre, pour me servir d'un mot moderne, c'est la grève, et à cette grève il n'y a pas de remède.

Nous verrons Dioclétien en face de l'une et de l'autre. Les colons gaulois vont déserter leurs champs, se livrer au brigandage, se révolter, c'est ce qu'on appellera la guerre des Bagaudes ; on en viendra à bout. Mais, peu après, le monde écrasé et découragé se laissera aller à l'ennui ; le travail s'arrêtera, languira, les denrées seront hors de prix, et Dioclétien fera des lois de maximum qui, comme toujours, aggraveront le mal.

Le mal à plus forte raison se continuera après lui. Lui peut-être eût été à même d'y remédier ; mais vingt ans plus tard, qu'y pourra-t-on ? On en viendra à des restrictions nouvelles, à des contraintes plus rigoureuses, à un enchaînement plus étroit de l'homme à son labeur ; et le labeur n'en sera pas plus productif, ni l'Empire plus riche, ni la population plus nombreuse, ni l'armée plus forte. Pouvait-on sortir de ce dilemme ? et peut-on accuser les empereurs chrétiens de n'avoir pas su guérir un mal depuis longtemps invétéré, quand Dioclétien, MU avant eux, n'avait pas su guérir un mal moins avancé ?

Nous ne prétendons pas même faire un crime à Dioclétien de n'avoir pu, malgré l'affermissement momentané de sa puissance, trouver de remède à cette maladie de l'Empire déjà si grave et si compliquée. On ne peut exiger de tout souverain qu'il soit à la fois et un grand génie militaire et un grand génie financier. C'est même être bien rigide que d'exiger qu'il n'ait ni passions ni faiblesses ou qu'il mette au dessus de ses passions et de ses faiblesses ses devoirs et les besoins de son peuple. Demander qu'il soit honnête homme c'est déjà beaucoup. En ce genre, l'étude de l'histoire doit nous apprendre à nous contenter de peu.

Néanmoins, fallait-il un grand effort de raison pour étouffer les deux passions que je signalais au commencement de ce chapitre, chez Dioclétien et ses collègues, l'aversion du nom romain et l'aversion du christianisme ?

L'aversion du nom romain n'était-elle pas insensée ? Rome et les souvenirs de Rome pouvaient-ils être à craindre pour un empereur ? N'étaient-ils pas, au contraire, même dans leur décadence, une force pour lui, un lien pour son Empire ? Sans doute quelque chose de plus romain chez le prince n'eût pas suffi pour résoudre le problème de la vie de l'Empire, pour donner à la fois des laboureurs à ses champs, des magistrats à ses cités, des soldats à ses armée, des denrées à ses marchés, des enfants à ses familles ; mais il eût aidé à maintenir un peu plus de patriotisme dans les cœurs, un peu plus de résignation dans le travail, un peu plus d'énergie dans le camp, un peu plus de zèle dans la cité, un peu plus de satisfaction sous le toit domestique. C'est quelque chose, après tout, que d'avoir une patrie, et le sujet de l'Empire romain n'en avait pas. Il n'avait pour patrie ni Rome, qui ne lui apparaissait que comme une dure et arrogante maîtresse, ni sa province ou sa cité qui ne lui apparaissait que comme une humble vaincu dépouillée de toute gloire et de tout prestige. Car on abaissait Rome sans relever la province, et en face de cette déification de la force qu'on nommait l'Empereur il n'y avait pas plus de municipalité libre et honorée qu'il n'y avait de glorieuse métropole.

L'aversion du christianisme ! C'est ici que le crime était bien plus grand, la folie bien plus évidente. Comment ne pas sentir qu'au milieu de cette atonie de toute chose et de cette extinction de toutes les grandeurs du passé, il y avait dans le christianisme une force, une vie, quelque chose de nouveau et d'inconnu peut-être, mais à qui on pouvait aller demander le secret de sa puissance ? Je parle ici comme pouvait parler en ce siècle-là un politique mondain et un païen ignorant ; mais, par malheur, c'est l'illusion de tous les pouvoirs d'avoir peur de toute force autre que la leur, et de n'aimer à laisser vivre que ce qui vit de cette vie factice émanée d'eux.

Cependant le penchant des peuples vers le christianisme était à cette heure-là si manifeste, la foi nouvelle ralliait tant d'âmes ; proscrite ou à peine tolérée, elle avait déjà rendu de si grands services ; elle s'était montrée capable d'inspirer le zèle, l'énergie, le goût du travail, l'amour, en ce siècle où zèle, énergie, amour étaient si rares. C'était une patrie si grande, si forte et si puissamment aimée, comparée à ces patries terrestres alors si complètement discréditées. Aussi, avant d'entrer pleinement dans les voies de la persécution, Dioclétien devait-il hésiter longtemps. Il avait au moins du sens et de la prudence ; pas assez hardi pour affranchir hautement le christianisme, il n'était pas non plus assez téméraire pour l'attaquer sans nécessité ; qu'il y vît un auxiliaire possible ou un ennemi redoutable, il était plutôt porté à rester neutre et à tolérer. Mais serait-il longtemps tolérant ? le serait-il toujours ? C'était la question que les chrétiens pouvaient se poser et que va résoudre l'histoire de ce long règne.

 

 

 



[1] C. Valérius Aurelius Dioclétianus (auparavant Dioclès), né à Dioclée ou Docléa en Dalmatie, vers l'an 245 ; fils de..., greffier, et de Dioclea ; selon d'autres, esclave, puis affranchi du sénateur Anullinus. — Commandant de la Mésie. — puis chef des gardes (domesticorum) de l'empereur Carus. — proclamé Auguste, le 29 août 284. — seul empereur par la mort de Carinus en 285 ; — consul en.., 285, 287, 290, 293. 296, 299, 303, 304. — Surnommé Germanicus Maximus (6 fois), Sarmaticus Max. (4 fois), Persicus Max. (2 fois), Britannicus Max., Carpicus Max., Armenicus Max., Medicus Max., Adiabenicus Max. (Ces titres lui sont donnés par une inscription de 301 ; il a pu en avoir d'autres depuis.) — Appelé aussi Jovius, — abdique le 1er mai 305, — meurt en 313.

Sa femme, appelée par Lactance Prisca, chrétienne, apostasie au moment de la persécution, — est mise à mort en 313. Certains actes des martyrs parlent, les uns d'une Séréna, les autres d'une Alexandra, femme de Dioclétien et chrétienne (V. actes de Ste Suzanne, 11 août ; de Ste Séréna, 16 août ; de S. Marcel pape, 16 janvier ; de S. Georges, 23 avril). La différence des noms n'empêcherait pas l'identité des personnes. Mais le récit de Lactance ne se concilie pas avec ces actes. Ce qui est remarquable, c'est que nulle monnaie ou inscription ne nomme la femme de Dioclétien : est-ce qu'on aurait évité de la nommer par haine pour le christianisme qu'elle avait embrassé ?

Fille de Dioclétien et de Prisca : — Galeria Valéria, mariée au César Galère, fut chrétienne aussi et apostasia comme sa mère. — Licinius la fait mettre à mort en 313. — Inscription en non honneur (Orelli, 1065), et monnaie à son nom avec VENERI VICTRICI.

Les actes de Ste Suzanne et du pape S. Marcel parlent aussi d'une Artémia, vierge chrétienne, fille de Dioclétien et de Ste Serena. — Voyez aussi la Vie de la sœur Emmerich, chap. XIII, t. III, p, 348.

[2] Mamertinus, Genathliacus Maximiani, 3. L'Italie, dit-il ailleurs, est la reine des nations par l'antiquité de sa gloire, la Pannonie par son courage. Panegyri., 2.

[3] Voyez combien le rhéteur Mamertin se met en frais d'éloquence pour engager Dioclétien et Maximien à venir triompher dans Rome. Panegyric., 13, 14. Ils n'y vinrent que 14 ans après.

Voyez encore id. in Genethliac., 12. Maximien y était venu une fois auparavant. Epithalam. Constantini, 8.

[4] Ainsi un sanctuaire de Mithra, protecteur de leur empire, est rétabli par Jovius et Herculius (Dioclétien et Maximien), RELIGIOSISSIMI AVGVSTI ET CAESARES. Inscription de Vienne en Autriche (Orelli, 1051).

[5] Voyez dans Mamertin l'éloge de leur piété. Génethl., 6.

[6] Psalm. 52.

[7] Eutrope, IX, 26. Aurel. Victor, de Cæsarib., 39. Zonaras, XIII, 31. Joan. Lydus, de Magistr., 1, 4.

[8] SACRAE COGNITIONES. Inscript. d'un préfet de Rome (305). Orelli, 1046. Ailleurs AETERNI IMPERATORIS. Id., 1055.

[9] Divus Marcus parens noster, C. J., 5. De Repudiis, (V, 17). — Divi parentes nostri. Ibid., 1. Divortio facto, (V, 24). — Divus Trajanus parens noster. Ibid., 5. De magistratib. conveniendis, (V, 75). — Principes parentes nostri. Ibid., 11. De accusait. et inscript., (IX, 2). — 5 de his qui numero liberor., (X, 51).

[10] Pour ne pas confondre les époques, je fais remarquer que les textes qui vont suivre appartiennent à l'époque de Dioclétien on par exception aux époques antérieures, mais jamais à celle des princes chrétiens.

[11] Callistrate, 12. Digeste. De decurionib. (I, 5). Paul, 9. ibid. Ulpien, 3, § 2, ibid.

[12] Qui in fraudem ordinis... ad colonos prædiorum se transtulerunt... hinc excusationem sibi non paraverunt. Ulpien, 1, § 2. Dig. de vacationib., (L, 5).

[13] Decuriones quos... in alia loca transmigrasse probabitur, præses provinciæ in patrium senti revorare et muneribus congruentibus fungi jubet. Ulpien, 1. Dig. de decurionib. (L, 11).

[14] V. les Antonins, t. III, l. VI, ch. 9.

[15] Voyez les Antonins, t. II, l. VI, ch. 2 (d'après la table de Malaga).

[16] La curie approuvait pour la forme le choix fait par le duumvir ; mais, le duumvir en demeurant responsable, le vote de la curie ne pouvait être sérieux. Quant à la nomination du duumvir lui-même, voyez Digest., 11, § 1 ; 13, 15, § 1. Ad municipalem, (L. 11). Code J., 1, 2, de periculo nominatorum, (XI, 33)  id., 3. Quo quisque ordine, (XI. 35). — Sur le vote de la curie, 1, § 3, 4. Dig., quando appelland., (XLIX, 4). Code J., 46, de Decurionibus, (X, 31) ; 8, de suscept., (X, 70).

Quelquefois, cependant, le peuple intervenait par une supplique (expostulatio), qui n'avait aucune force légale et contre laquelle l'individu désigné comme magistrat pouvait réclamer par l'appel, 12. Dig, de appellationib., (LIX, 11). Un magistrat est dit nommé populi beneficio. Orelli, 3347. Un autre ex postulatione populi. Id., 2020.

Cependant la loi Julia sur la brigue pouvait parfois encore s'appliquer dans les provinces, tandis qu'à Rome elle était « sans application, parce que la nomination des magistrats appartient à la sagesse du prince et non au caprice du peuple. Modestin., L. un. Dig., de Leg. Jul. ambitus (XLVIII, 14), et aussi Paul V. Sentent., 30.

[17] A l'époque de la persécution, des Chrétiens qui n'appartenaient pas à la curie y furent inscrits par voie de pénalité. Constantin ordonna leur radiation. Eusèbe, in vita Constantini, II, 30 (lettre de Constantin).

[18] Valérien, C. J., 1, de Decurionib., (X, 31). 2 ibid. (Dioclétien).

[19] Ulpien, Digeste. De vacation. et excusat. munerum. (L., 5).

[20] Gordien., C. J., 1. Qui morbo se excusant. (X, 50).

[21] Dioclétien et Maxim. C. J., 3. De decurionib., (X, 31). De même pour celui qui, devenu riche dans un âge avancé, n'a pas payé sa dette à la cité. Callistrate. D., 5, pr. et § 1. De jure immunitatis, (L. 7).

[22] Callistrate, 11. D. de decurionib. (L., 2). Sous Trajan, on n'était pas obligé au décurionat avant 30 ans. (Pline, Ép. X, 83, 84).

[23] Dioclétien, 6, C. J. de decurionib.

[24] Dioclétien, 13, C. J. de decurionib.

[25] Un rescrit de Pertinax fait, par exception, grâce de la curie au père de seize enfants. Callistrate, loc. cit., 2.

[26] Inscriptions qui mentionnent la collation honorifique du décurion et à des enfants de cinq et de quatre ans, Orelli, 3746, 3749.

[27] 13, C. J., de decurionib. (X, 41).

[28] 12, C. J., de decurionib. (X, 41).

[29] 11, De quæstionibus, (IX, 41). 4, de decurionib., (X. 31). De pœnis, (IX, 67) : Dioclétien et Maximien Augustes ont dit dans le consistoire : Les fils de décurions ne doivent pas être exposés aux bêtes, et le peuple, (on par sentiment démocratique ou par prédilection pour les bêtes), ayant réclamé, les Augustes ont dit : Ces clameurs sont vaines ; il ne faut pas les écouter, il ne faut accorder aux clameurs du peuple ni l'absolution d'un criminel, ni la condamnation d'un innocent. Cette exemption s'étend jusqu'aux arrières-petits-fils, à moins quo les degrés intermédiaires n'aient encouru quelque déchéance. 11, de quæstionib.

[30] Marcien. Digeste, 8, ad municipalem. (L. 1). Paul, 5, de administr. rer. ad cir. pertinentium, (L. 8).

[31] Sur la responsabilité des décurions, voyez Dig., 2, 21, 22, ad municipalem, (L. 1) ; C. J., 2, de administrat. rerum publicarum, (X, 11) ; Digeste, 1, § 1, de munerib. et honoribus. — Ils étaient responsables de l'impôt pour les terres abandonnées ou dont le propriétaire était inconnu, d'après un édit d'Aurélien. 1 C. J., de omni agro deserto, (XI, 5, 8) ; Digeste, 1, § 22, de muneribus. — Ils répondaient aussi de la capitation dont le débiteur était mort, (ibid., § 26). Cette responsabilité des décurions était une charge à la fois personnelle et patrimoniale. D. 1, § 1, de munerib.

[32] A moins que le fils n'ait été émancipé. 3, C. J., ne filius pro patre, (IV, 13). La femme n'était pas responsable pour son mari. 11, C. J., de decurionib.

[33] C. J., 4. Ne filius pro patre, le père n'est pas responsable si le fils a été fait décurion volontairement et sans le consentement du père.

[34] C. J., 4, de administrat. rerum publicarum. (X, 11) ; 5, de decurionib.

[35] V. entre autres au Digeste, Callistrate, 5, § 12, de jure immunitatis, (L. 6). Scævola, 5, de muneribus. (L. 4).

[36] Virgile, Georg., II, in fine.

. . . . . . . . . Sic fortis Etruria crevit

Scilicet, et rerum facta est pulcherrima Roma.

[37] Le colonat nous est connu surtout par les lois des princes chrétiens (Cod. Justin., XI, titres 47, 52, 63, 67. Cod. Théod., V, tit. 10, 11). Mais il y en a des traces aux époques antérieures. Ainsi Alexandre Sévère donne à des hommes qu'il veut récompenser, des terres, et, pour les cultiver, non-seulement des servi, mais, des rustici (?). Lampride, in Alex., 40). Sous Claude le Gothique : Impletæ barbaris servis senibusque cultoribus provinciæ. Factus miles barbarus et colonus. (Trebellius Pollio, in Claud., 9). Beaucoup de passages des panégyristes au sujet de transplantations pareilles sous Dioclétien et ses successeurs. V. encore Ulpien : Si quis inquilinum vel colonum non fuerit professus, vinculis censualibus tenetur. Dig., 4, § 8, de censib. (L. 15). La définition du colonat nous est donnée par Isidore de Séville : Coloni sunt cultores advenæ, dicti a cultura agri. Sunt enim aliunde venientes atque alienum agrum tenentes et debentes conditionem genitali solo propter agriculturam sub dominio possessoris pro eo qnod locatus est fundus.

Cette définition et la situation qu'elle implique me semble par dessus tout applicable aux barbares transférés sur le sol romain, comme cela se fit dès le temps de Marc-Aurèle et surtout depuis Aurélien et Probus. Aussi ces transplantations me semblent-elles l'origine principale du colonat, et je ne saurais, comme le fait un écrivain, du reste très-érudit et très-lumineux, n'y voir qu'un résultat d'une mesure législative de Constantin, dont il n'y a du reste point de trace. (V. l'Étude sur l'histoire du colonat chez les Romains, par M. Réveillout, professeur au lycée de Grenoble. — Paris, 1856.)

[38] Nazarius, Panégyrique, 35.

[39] 2, Cod. J., qui militare possunt, (XII, 34). Non tantum decunorium filiis, sed omnibus in fraudem civilium munerum nomina armatæ militiæ dantibus, fraudem prodesse displicuit.