§ I. — Porphyre. Nous n'avons pas dû interrompre le récit des révolutions politiques, si nombreuses encore pendant la période que nous venons de parcourir. Le monde a vécu les armes à la main ; les empereurs se sont multipliés, tour à tour vainqueurs et vaincus, assassins ou assassinés ; les torrents de l'invasion germanique ont à vingt reprises différentes sillonné les vallées romaines .M ais pendant ce temps, l'esprit humain n'en a pas moins accompli son labeur et poursuivi son progrès. Je m'exprime mal, je devrais dire il n'en a pas moins eu, lui aussi, ses révolutions, ses agitations, ses envahissements. S'il fallait, pour voir se développer l'esprit humain, attendre une époque paisible, où nulle révolution ne troublerait le monde, où nulle guerre ne le déchirerait, ne faudrait-il pas attendre éternellement ? Ou, au contraire, si les révolutions ou les invasions des barbares nous préservaient des égarements de l'esprit humain, ne faudrait-il pas les appeler et les bénir ? Pendant que le monde gréco-romain, pour se défendre contre les envahisseurs du Nord, faisait des empereurs, puis leur suscitait des rivaux, sa tradition intellectuelle se continuait dans les écoles par un disciple de la philosophie alexandrine, par un disciple de Platon, par un imitateur et en même temps un ennemi de l'Évangile, Porphyre. Pendant que sur l'Euphrate et sur le Tigre, l'empire de Rome et l'empire persique luttaient l'un contre l'autre et se disputaient éternellement les contrées qui les séparaient ; dans ces mêmes contrées, entre ces deux empires, s'appuyant sur les doctrines de l'un et de l'autre, naissait un des faux prophètes. les plus puissants, un des hérésiarques les plus insensés et les plus longtemps populaires qui aient jamais existé, Manès. Avant d'aller plus loin dans les événements de l'histoire, disons un mot de chacun de ces deux hommes entre lesquels, du reste, il ne faut pas chercher un lien, si ce n'est la contemporanéité de leur vie et leur hostilité commune contre l'Évangile. Celui que nous appelons Porphyre, dans ses premières années s'appelait Malch. Il était né (233) dans la ville de Batanée, colonie phénicienne en Palestine. Mais, très-jeune encore, il quitta son pays, s'éprit de la philosophie grecque, traduisit son nom phénicien de Malch (roi) par le nom grec de Porphyre (empourpré), entendit peut-être Origène à Alexandrie, fut disciple de Longin à Athènes, de Plotin à Rome (263). Il fut l'héritier intellectuel, le commentateur, et, pour parler le style moderne, l'éditeur posthume de Plotin. Avec Amélius[1] dont les écrits ne nous sont pas restés et qui semble avoir été un homme d'étude et de travail érudit plutôt que de méditations philosophiques, Porphyre fut le grand continuateur de cette école, que nous appelons. alexandrine, fondée par le chrétien Ammonius Saccas et développée par Plotin ; cette école qui conciliait Platon et Aristote, et qui eût voulu surtout concilier un reste quelconque du paganisme avec cette lumière intellectuelle que le christianisme faisait surgir dans toutes les âmes. Sauver le paganisme en le réformant, ne pas rompre la tradition héréditaire et cependant ne pas en garder toutes les puérilités et tous les opprobres, être raisonnable et religieux et cependant ne pas être chrétien : tel avait été, à des époques, dans des phases et en des mesures diverses, le travail d'un Plutarque ou même d'un Sénèque, celui d'un Apollonius, d'un Numénius, et plus récemment celui de Plotin. Porphyre[2] marche dans cette voie, et comme, à mesure que les siècles s'écoulent, la lumière se fait davantage pour les âmes qui aiment la lumière, Porphyre se rapproche du Christianisme par les idées, tout en restant toujours par la volonté ennemi aussi décidé du christianisme. Sans doute, pas plus que ses maîtres, il n'abdique ni la tradition mythologique en ce qu'elle a de plus vénéré, ni surtout la tradition philosophique des anciens chefs d'école. C'est à Platon, c'est plus encore à Pythagore, qu'il demande les rayons de vérité dont il veut composer son prisme intellectuel. A bien dire, il y a de la vérité mêlée partout : et c'est toujours une grande chose et une chose salutaire que cette sagesse heureusement éclectique, qui, dans la science léguée par les siècles, démêle le vrai d'avec le mensonge ; rejette Épicure pour s'attacher à Platon et ne demande à Platon que ce qu'il a de meilleur ; interroge Pythagore ou les monuments souvent douteux de la sagesse pythagoricienne, pour n'y prendre que ce qui s'y trouve de plus grand et de plus noble ; fait de Pythagore son héros et presque son dieu, mais pour cela fait Pythagore plus pur peut-être et plus voisin de la vérité qu'il ne fut. Ainsi l'idée du Dieu, un, suprême, dominant de toute la hauteur de son infini ces êtres inférieurs que par courtoisie on appelle encore des dieux, cette idée que nous avons déjà rencontrée chez tant de philosophes païens contemporains du christianisme, est plus nette encore chez Porphyre qui, venu plus tard, s'est familiarisé davantage avec la pensée chrétienne. Il émet cette parole si énergique dans son laconisme et qui contient en elle une démonstration complète de l'existence de Dieu : Il était nécessaire que l'UN précédât le Plusieurs[3]. — L'idée de l'Être purement incorporel, qui a été si souvent embarrassée de nuages dans la phraséologie philosophique des Grecs, apparaît ici tout à fait lumineuse. Il comprend Dieu, ou si vous voulez le premier Dieu, immuable, sans distinction de partie, présent partout parce qu'il n'est corporellement nulle part[4]. Les rapports de l'homme avec Dieu, la vie surnaturelle, les communications de l'âme avec l'Être divin par le pur acte de la pensée et sans recours à la théurgie ; la prière faite dans un sentiment généreux et pur que la prière païenne a rarement connu : rien de tout cela n'est étranger à Porphyre. Il s'indigne contre le caractère tout terrestre et tout matériel de la piété païenne : La prière qu'accompagnent des actes mauvais n'est pas pure et ne saurait être bien accueillie de Dieu... Le sage est le seul prêtre, le seul homme religieux, le seul qui sache prier[5]. Et ceci qui semble tout chrétien : La religion a quatre fondements principaux : la foi, la vérité, l'espérance, l'amour. Il faut croire parce qu'il n'y a pas de salut pour celui qui ne se tourne pas vers Dieu ; il faut mettre tous ses soins, toute son application à connaître la vérité sur Dieu ; quand on le connaît, il faut l'aimer ; quand on l'aime, il faut nourrir son âme de nobles espérances[6]. Porphyre également, après bien des philosophes sans doute, mais d'une manière plus accentuée, veut que l'âme brise les liens qui l'attachent au corps, se dégage des passions et de la servitude du corps. Le corps est un fardeau qui nous entraîne toujours vers le bas. Le corps n'est pas nous : Je ne suis pas cet être tangible que les sens perçoivent ; je suis un être très-différent de mon corps, sans couleur, sans forme, insaisissable aux mains humaines, saisissable seulement à la pensée[7]. Mais, si je me laisse dominer par cet appendice étranger à mon être et qui n'est pas plus moi que le chaume n'est l'épi[8] ; si, attaché à mes sens qui, pareils à un clou de fer, unissent deux choses si dissemblables, la chair et l'esprit, je ne sais plus vivre de ma propre vie ; si je ne sais pas dépouiller ce vêtement de la chair et des affections de la chair, afin de parcourir libre et nu le stade de la vie[9], je suis perdu. Même après la mort, l'âme qui a aimé le corps est entraînée vers les lieux bas et vit d'une vie infime et grossière[10] ; mais l'âme qui a dompté son corps et s'est séparée d'avec lui, comme il appartient au philosophe de le faire, cette âme vivra d'une vie céleste. La première chargée de grossières vapeurs et rabaissée par leur poids, habitera dans les enfers, c'est-à-dire dans l'ignorance, l'enfance, les ténèbres éternelles : l'autre, libre, dégagée, remontera en haut avec l'esprit qu'elle a reçu d'en haut et que ne retardera nul fardeau ; elle ira plus haut que les astres, elle vivra dans une sphère divine et dans un corps éthéré[11]. Porphyre comprend en effet que l'homme est un être déchu, et que l'âme humaine, unie à son corps selon les conditions actuelles de cette union, ne vit plus dans sa dignité première. Il faut vivre selon l'esprit, et forcément nous sommes en une mesure quelconque condamnés à vivre selon la chair : Nous sommes tombés d'une demeure plus haute à laquelle il faut revenir en nous appuyant sur deux ailes qui nous sont nécessaires, l'abnégation des choses terrestres, le désir des choses divines ; nous sommes des exilés qui veulent revenir dans leur patrie, dans cette demeure invisible et immaculée qui devait être la nôtre[12]. Et pour remonter ainsi, Porphyre ne l'ignore pas, il faut souffrir : Le retour ne peut s'opérer en parcourant le stade du plaisir... Ce n'est pas sans fatigue ni sans danger que l'on gravit les montagnes... Le chemin qui mène au faite, n'est autre que la vigilance et le souvenir de la chute qui nous a fait tomber ici-bas[13]. Mais pour cela, n'est-ce pas le paganisme tout entier qu'il faut secouer ? Le paganisme n'est-il pas la religion des sens et du corps ? Ne nous rabaisse-t-il pas vers la terre ? — Porphyre veut que le sage, afin de purifier son être, s'abstienne de la chair des animaux qui ajoute des éléments plus grossiers aux éléments déjà si grossiers de notre corps et appelle en lui l'âme des animaux comme pour alourdir et dépraver son âme[14]. Mais faut-il donc que la table de l'homme soit plus pure que l'autel des dieux ? Les dieux aiment la chair des victimes et se repaissent de leur grossière fumée ; l'homme se fera-t-il plus céleste que les hôtes du ciel ? — Porphyre aime la contemplation intime, recueillie, dans laquelle l'homme approchant peu à peu de la Divinité par le calme de sa pensée, adore, interroge, se tait, écoute, reçoit l'inspiration et la lumière. Le paganisme s'approche avec ses flûtes sacrées, ses sistres et ses cymbales ; il nous étourdit de ses hymnes et de la mythologie sensuelle dont elles sont l'écho ; il nous amène ses aruspices et ses devins qui, bien plus aisément, disent-ils, nous feront connaître la volonté des dieux et au besoin la changeront ; il nous récite ses incantations qui, selon lui, mieux que la prière, nous révéleront et nous sauvegarderont l'avenir ; il étale ses victimes ensanglantées et fumantes dont les entrailles, dit-il, nous enseigneront les événements futurs comme la méditation solitaire ne nous l'enseignera jamais. — Que ferez-vous donc si vous voulez rester païen ? Porphyre voudrait combattre cette grossièreté et, pour ainsi dire, cette matérialité des religions nationales : mais il ne peut la combattre que faiblement. Pour ce qui le touche, il n'amènera pas de victime à l'autel, pas plus qu'il ne placera sur sa table la chair des animaux[15]. Il ne consultera pas les devins et les entrailles des victimes, cela lui est facile ; car les intérêts pour lesquels on consulte d'ordinaire les devins et les victimes, mariage, commerce, fuite d'un esclave, fortune, honneurs, le laissent indifférent. Il s'adressera moins encore aux incantateurs, aux sorciers, aux évocateurs des démons ; car il sait qu'on peut être dupe d'esprits intermédiaires et trompeurs, qui se donnent pour des dieux, pour des anges, pour des archanges, pour les âmes des morts, et qui nous tendent mille embûches. Point de sacrifices ni d'hommages ni pour eux, ni pour leur prince, qu'il s'appelle Sérapis, Pluton, Hécate, Belzébuth[16]. Il sait bien quel péril et quelle honte il y a au fond de tout cela ; il le dit à un prêtre des dieux égyptiens : C'est l'ignorance et l'erreur en fait de religion qui est la cause de toutes nos souillures.... Quoi donc ! nous invoquons les dieux comme nos maîtres et nous prétendons les abaisser vers nous comme des esclaves ! Nous éloignons de nos tables la chair des animaux et les dieux aiment à en respirer la fumée ! Ils rejettent la prière qui se fait au sortir de la couche nuptiale et ils aident au triomphe d'une passion incestueuse ! Nous croyons à la puissance des dieux et nous leur parlons avec menaces, même au soleil le premier des dieux ![17] Porphyre lui, du moins, ne pratiquera rien de tout cela. Prenez garde cependant : si la cité le lui ordonne, si l'Archonte ou le César commande un sacrifice, il n'aura pas le courage de ces Syriens et de ces Hébreux qu'il vante quelque part et qui sont morts plutôt que de manger des viandes défendues ; il sacrifiera. Il se dira, il est vrai, qu'il y a de mauvais démons qui veulent passer pour des dieux et qui peuvent nuire à la cité ; il faut donc que la cité leur fasse des sacrifices pour les apaiser, des sacrifices immondes à une puissance immonde[18] ! Sans cesse, en un mot, il faiblit et se contredit, entraîné d'un côté par la puissance de la tradition païenne, ramené de l'autre par sa raison que le voisinage du christianisme a éclairée ; tantôt refusant tout culte aux démons, c'est-à-dire aux dieux terrestres, tantôt citant et commentant les oracles d'Apollon qui forment comme le rituel de ces cultes divers. Et, quant à Apollon lui-même, dit saint Augustin, Porphyre ne devrait-il pas, s'il était conséquent, l'appeler un démon[19] ? Pauvre philosophe ! saint Augustin peut bien le dire : pour discerner et démasquer les ruses du démon, il avait moins de liberté et moins de courage que n'en a la dernière bonne femme d'une famille chrétienne ![20] Si c'est Porphyre qui faiblit ainsi, quelle ne sera pas la faiblesse d'un autre ? Si un grand philosophe ne résiste pas davantage au torrent, que ne fera pas le vulgaire ? Nous touchons ici au vice capital de toute la philosophie païenne, disons même de toute morale et de toute religion purement philosophique. Elle n'est pas faite pour l'humanité ; elle n'est que pour le petit nombre, pour une élite, puisqu'elle se nomme ainsi, mais non pour tous. C'est une aristocratie intellectuelle, pleine d'orgueil et de dédain, qui tient bien plus à se séparer qu'à s'augmenter, et qui, loin d'élever le peuple vers elle, le fait descendre le plus bas qu'elle peut, pour marquer davantage la distance. J'ai signalé cette tendance chez Épictète, chez Plutarque, chez tous ; j'ai répété les termes méprisants avec lesquels ils parlent du vulgaire[21]. Porphyre ne prêche que pour les sages. C'est à eux qu'il prescrit de s'abstenir des viandes[22] ; pour les autres, grossiers, nul aliment n'est trop grossier. Ce sont les sages qui doivent s'interdire les sacrifices, les incantations, les consultations des devins : les autres, liés aux choses extérieures et dominés par leurs passions sensuelles, sont trop sous la dépendance des démons pour ne pas offrir aux démons tous les hommages qu'ils demandent ; les théologiens (les Pythagoriciens) le leur permettent[23]. Ce sont les philosophes seuls qui peuvent connaître la prière, la contemplation, le rapport direct de l'âme avec Dieu ; prêtres du Dieu suprême, ils doivent se purifier avant de paraître devant lui, afin d'y paraître seuls et de n'être pas suivis en la divine présence par ces compagnons profanes, leurs passions, qui les troublent et les rabaissent[24] : mais les autres, qu'ont-ils besoin d'une telle pureté ? A eux la vertu ordinaire, la vertu du citoyen, ou pour mieux dire, la vertu de l'homme pratique suffit ; c'est-à-dire les vertus vulgaires, la prudence, la force, la justice envers le prochain. Mais la vertu qui purifie l'homme, celle qui le sépare de toutes les choses basses et de toutes les affections du corps, celle qui lui donne l'entière liberté de l'âme, celle-là n'appartient qu'à l'homme qui aspire à la contemplation et qui est déjà contemplateur[25]. N'admets pas un profane, écrit-il à la femme qu'il a épousée dans sa vieillesse parce qu'elle était digne de la philosophie et digne de lui, n'admets pas un profane aux entretiens qui ont Dieu pour objet. Parler de Dieu à ceux dont le jugement est perverti est dangereux. Il y a un égal péril à leur enseigner la vérité ou l'erreur. L'homme souillé ne doit pas parler de Dieu ;.... de tels discours ne sont pas pour le vulgaire ; entre de tels discours et les âmes vaines il n'y a rien de commun[26]. Aussi le rêve de ces sages, c'est de sortir d'une foule qui n'est pas digne d'eux. Éloignons-nous, dit Porphyre, du forum et de la vie commune[27]. Et encore : Le philosophe se séparera du commerce de la vie humaine ; aussi n'aura-t-il besoin ni de solliciter les démons ni de consulter les oracles ou les entrailles des animaux. Il se sera privé volontairement des biens pour lesquels on a recours à la divination. Il ne se jettera pas dans les liens du mariage (bien que Porphyre lui-même ait fini par s'y jeter) afin de n'avoir pas à interroger la Divinité sur le succès de son mariage ; il ne fera pas de commerce, il n'aura à consulter ni sur un achat d'esclaves, ni sur l'agrandissement de sa fortune ou sur aucune des pompes de la vie humaine[28]. Il leur faudrait une cité à part, et ils auraient volontiers accepté le don d'une ville de Campanie que Gallien voulait jadis offrir à Plotin leur maître, pour y réaliser la république de Platon[29]. Ils auraient quitté le monde comme les anachorètes du christianisme, mais sans laisser rien derrière eux, si ce n'est des leçons dont le vulgaire avait été exclu et des écrits, incompréhensibles pour lui, que personne n'eût pris la peine de lui expliquer. La grandeur et la dignité du philosophe est toute personnelle ; l'éducation de l'humanité ne le préoccupe pas. Ce n'est pas l'homme qu'il veut élever et ennoblir ; il ne veut élever et exalter que lui-même. Voilà ce qui sépare et ce qui sépare radicalement la philosophie de Porphyre du christianisme et de la philosophie chrétienne. Sans affirmer sur un témoignage assez grave, mais unique[30], que Porphyre ait d'abord été chrétien et que seuls des ressentiments personnels lui aient fait abandonner le christianisme, il est certain qu'il a lu les livres saints et il les a présents à l'esprit plus que ne les a eu présents aucun de ses devanciers. Porphyre a vu l'action du christianisme sur le monde plus puissante et plus incontestable à chaque siècle et à chaque génération ; il a vu le christianisme grandir par la persécution et grandir par la liberté. Chaste, détaché de la vie des sens, plein de la pensée de la Divinité, il ne peut méconnaître de pareils dons chez les chrétiens. Aussi n'en est-il plus aux calomnies de Fronton ni aux arguties de Celse : il ne croit plus, et personne ne peut plus croire, aux orgies incestueuses et sanguinaires des chrétiens ; il ne trouve plus la science chrétienne et les livres chrétiens si grossiers et si barbares que les jugeaient ceux qui ne les avaient pas lus. Mais comment se faire à l'idée que ces chrétiens, ces hommes si méprisés, si persécutés, ces esclaves soient les docteurs du monde et le modèle de l'humanité ? Il n'aurait eu qu'à réfléchir un peu pour trouver dans le christianisme le remède universel pour la délivrance que Dieu, dit-il, a certainement donné à l'homme, mais que cependant ni la philosophie des Indiens, ni celle des Chaldéens, ni aucune autre n'a encore pu lui enseigner. Mais comment accepter un Maître qui est né dans une crèche, qui a vécu dans un atelier, qui est mort sur une croix, et dans un tel Maître reconnaître un Dieu ? L'orgueil du philosophe ne pouvait fléchir à ce point ; et Porphyre chez qui nous rencontrons des pensées si hautes, parfois un sentiment moral si pur, un si grand goût pour les choses de l'âme, Porphyre, il est triste de le dire, écrivit quinze livres pour combattre une doctrine qui était la source indirecte de tout ce que sa philosophie avait de grand, de noble et de pur[31]. La philosophie alexandrine, née avec Ammonius Saccas du christianisme, reniait son origine ; au lieu d'être une fille respectueuse de la foi chrétienne, elle en devenait désormais l'ennemie acharnée. § II. — Manès. Manès comme Porphyre avait des ancêtres. Une centaine d'années avant lui, un homme appelé Scythianus, originaire de la race des Sarraceni, était venu dans la haute Égypte, s'y était enrichi par le commerce avec l'Inde, y avait appris les secrets ou ce qu'on appelait les secrets des sanctuaires égyptiens, avait reçu aussi l'enseignement de la philosophie grecque, avait surtout puisé aux sources gnostiques et avait laissé des livres où il cherchait principalement à faire prévaloir l'idée gnostique de deux principes supérieurs en lutte l'un contre l'autre ; il appelait l'un l'harmonie, l'autre la discorde. Ses livres étaient intitulés le Livre des secrets, le Livre des principes, la Bonne nouvelle (en d'autres termes, l'Évangile), le Trésor. Il avait fini par venir à Jérusalem, soit pour y conférer avec les docteurs chrétiens qui n'arrivèrent pas à le convaincre, soit pour mettre fin par sa puissance surnaturelle à une peste, laquelle, dit-on, l'emporta, mais disparut après sa mort. Un de ses disciples, Térébinthe, hérita de ses richesses et de ses écrits. Mais il se vit repoussé de Jérusalem où la doctrine de son maître avait été mal accueillie. Il alla en Perse où les adorateurs du soleil ne le reçurent pas mieux. Près d'être emprisonné, une veuve lui donna un refuge. Il habitait chez elle, lorsqu'étant monté sur le toit pour invoquer les démons de l'air, il tomba et mourut de sa chute. En Perse il s'était fait appeler Bouddha ; avait-il entendu parler du Bouddha de l'Inde, qui lui-même avait pris ce nom d'un dieu plus ancien ? et prétendait-il être un de ces Bouddhas vivants comme au Thibet il s'en rencontre encore aujourd'hui ? Les livres et les trésors passèrent à la veuve, et n'ayant ni enfants ni parents elle les légua à un esclave perse, Cubricus, qu'elle avait acheté âgé de sept ans, qu'elle avait affranchi, adopté et fait instruire dans la religion des Mages. A douze ans, possesseur de tant de richesses, initié à tant de mystères, doué d'une intelligence vive et d'une imagination enthousiaste, l'orgueil du jeune homme s'exalta. Il voulut être prophète, et changea d'abord son nom servile de Cubricus, au nom de Mani (en babylonien, vase, vase d'élection ; en langue perse, parole, parole divine). Les Grecs plus tard l'appelèrent Manès (insensé) tandis que ses disciples le nommaient Manichée (qui verse la manne). Il n'eut cependant au commencement qu'une vingtaine de prosélytes. Mais, ardent à répandre et à compléter sa doctrine, il vint à Ctésiphon, l'ancienne capitale de l'empire des Parthes ; il y traduisit en langue perse les écrits de Scythianus, envoya trois de ses disciples à Jérusalem pour en rapporter nos Livres saints, un autre en Égypte, un autre en Scythie, pour enseigner et pour apprendre. Lui-même, confiant ou dans sa science, ou dans son pouvoir surnaturel, osa répondre de guérir le fils du roi malade. La foule des médecins qui environnait le lit du jeune prince, sur une exigence de Manès, se retira. Mais Manès ne fit point de miracle et le prince mourut. Le roi irrité le fit jeter en prison. Il y resta longtemps, puis parvint à s'échapper. Son refuge naturel était la frontière romaine. Le château d'Arabion sur le fleuve Stronga, dans un désert qui sépare la Mésopotamie de la Perse, fut l'asile du fugitif, et quelques prosélytes nouveaux commencèrent à s'y réunir autour de lui. Cependant le progrès de sa doctrine était bien lent. Les disciples qu'il avait envoyés vers le nord, ceux qu'il avait envoyés en Égypte, lui rapportaient tous la même réponse. Le christianisme les arrêtait partout et gardait contre eux les âmes humaines. C'était par le christianisme que Scythianus lui-même avait déjà été repoussé et vaincu à Jérusalem. Manès voulut essayer de tromper ou de séduire ce puissant défenseur de la vérité divine et de la raison humaine. Le chrétien Marcellus qui habitait, les uns disent Charres (Harran) dans l'Osrhoène, les autres disent Cascar en Arménie, homme vénéré pour sa piété et sa charité, reçut une lettre de Manichée, apôtre de Jésus-Christ, des saints et des vierges résidant avec lui dans laquelle l'hérésiarque, en louant sa charité, lui reprochait sa doctrine contraire, disait-il, au dogmes de l'Évangile ; lui reprochait de n'admettre qu'un seul principe et de vouloir rapporter au Dieu bon l'origine de tontes choses, même du mal ; lui reprochait enfin de croire que le Christ, le Fils de Dieu, a pu être le Fils d'une femme et vivre dans la corruption de la chair. Je m'expliquerai plus au long, était-il dit, lorsque je serai auprès de toi[32]. Par suite de cette lettre, une conférence solennelle eut lieu entre Manès et l'évêque de Cascar ou de Charres, Archélaüs. On n'avait voulu choisir pour juges ni des chrétiens, ni des disciples du faux prophète, ni des Juifs ; car Manès, comme tous les gnostiques, était ennemi acharné du Judaïsme. Quatre païens, philosophes illustres, furent les arbitres de cette dispute entre l'évêque et un homme que les chrétiens avaient droit de considérer moins comme un chrétien hétérodoxe que comme un philosophe rêveur. Un procès-verbal de cette conférence fut dressé et nous a été en partie conservé. La distinction vraiment insensée que Manès, à la suite des gnostiques, voulait établir entre le Dieu de l'Ancien Testament qu'il rejette et le Dieu du Nouveau Testament dont il se prétend le fidèle disciple, parait avoir été le sujet principal de la discussion. Archélaüs n'eut pas de peine à justifier contre Manès l'Ancien Testament par son accord avec le Nouveau, de même qu'en face des Juifs il pouvait justifier le Nouveau Testament par son accord avec l'Ancien. Les philosophes païens donnèrent raison à l'évêque. Le peuple s'en mêla, les huées des enfants et même les pierres accueillirent Manès à sa sortie ; Archélaüs eut besoin de le défendre. Une seconde conférence eut lieu, en présence d'un prêtre que Manès aurait voulu prendre dans ses filets, et qui, peu sûr de sa propre parole, appela son évêque à son secours. Cette fois encore, Manès fut vaincu, et cette fois encore protégé contre la multitude par son vainqueur. On nous le montre ensuite errant de retraite en retraite, ralliant sans doute à lui quelques prosélytes dont le nombre ne paraît pas avoir été important, n'attirant pas autrement sur lui l'attention du pouvoir romain occupé ailleurs et qui ne sévissait pas en général contre les chrétiens hétérodoxes. La vie de Manès se perd ainsi dans l'ombre jusqu'au jour où il tombe entre les mains des satellites du roi de Perse. Le roi ne connaissait peut-être pas la doctrine de Manès ; mais il avait à venger la mort de son fils et l'imposture dont il avait été victime en livrant son fils à Manès. Il fit écorcher Manès avec un roseau aigu, et sa peau empaillée, suspendue dans un lieu public, se voyait encore un siècle après, au temps de saint Épiphane. Ce malheureux, qui n'était pas même le martyr de sa doctrine, ne se doutait guère de la place qu'elle tiendrait dans le monde ; triste auteur d'une des plus complètes et des plus durables erreurs qui se soient enracinées dans les âmes humaines. Tel est le récit que les Pères de l'Église, saint Jérôme, saint Épiphane, saint Cyrille de Jérusalem, écrivant un siècle ou moins d'un siècle après lui, nous font de la vie de Manès[33]. Certaines narrations orientales, datant du neuvième ou du dixième siècle, racontent d'autres circonstances en partie conciliables avec ce qui précède, mais marquées assez évidemment de l'empreinte du génie asiatique. Mani, comme elles l'appellent, est d'une race illustre, fils de mage, élevé avec toute la sollicitude possible et doué de tous les dons, astronome, médecin, géographe, musicien, peintre surtout. Il se fait chrétien, il devient prêtre, il explique les Écritures ; il discute victorieusement contre les Juifs, les mages, les païens ; sa réputation est éclatante. Cependant l'Église chrétienne l'excommunie, on ne nous dit pas pourquoi. Il va alors à la cour du roi Schapour (Sapor) qui lui est d'abord favorable. Mais les mages, plus puissants que jamais depuis la révolution qui a détruit l'Empire parthique et rendu la Perse à sa vie nationale, les mages changent le cœur ou forcent la volonté du roi. Mani, dont la vie est menacée, s'enfuit dans le Turkestan (ce qui veut dire sans aucun doute l'Empire romain), s'y rend célèbre et comme docteur et comme peintre ; puis tout à coup s'enferme dans une grotte, disant à ses disciples qu'il va au ciel et en reviendra au bout d'un an. Au bout de l'année, il reparaît tenant en mains un livre, les Évangiles, orné de magnifiques peintures et qu'il apporte du ciel. Cependant Schapour était mort (271). Son fils Hormouzd (Hormisdas) reçoit le livre, l'admire, en protège le porteur, et, pour le mettre à l'abri de la colère de ses ennemis, lui bâtit un château-fort qu'il lui donne pour demeure. Mais Hormouzd règne à peine deux ans, et son fils Berhâm (Vararanes, 273), dérogeant à son tour aux volontés paternelles, prend Mani en aversion, le fait sortir de son château sous prétexte d'une conférence avec les mages, et le livre à la mort. Quelle doctrine contenait ce merveilleux Évangile ? Quelle doctrine était renfermée dans les différents écrits transmis par Scythianus à Manès ou composés par celui-ci, les vingt-cinq livres des Mystères, les Principes, l'Évangile vivant, le Trésor de la vie, le Livre des Géants, etc. ? Il est assez évident que, hormis les livres judaïques qu'il repoussait à outrance, Manès avait puisé à toutes les sources : chez les chrétiens qu'il eût aimé à séduire en gardant le plus possible le langage de l'Évangile ; chez les mages de la Perse, ses ennemis ; chez les Indiens eux-mêmes ; mais surtout chez les Gnostiques, dont la pensée dominante, celle du dualisme, était devenue entre ses mains plus absolue encore. La question de l'origine des choses est la grande pierre d'achoppement des âmes incrédules ; et lorsqu'elles n'arrivent pas, ce qui était moins facile alors qu'aujourd'hui, à étouffer complètement toute pensée supérieure, c'est leur grande préoccupation. L'idée d'un Dieu créateur, cette idée, dans laquelle il y a, comme il doit y avoir inévitablement, une part faite au mystère, mais qui en elle-même est si simple, si logique, si lumineuse ; l'idée de la matière créée par l'intelligence, du monde conçu, voulu, produit, ordonné par la pensée ; cette idée n'est pas acceptable pour de telles âmes ; nous le voyons bien aujourd'hui. Comment un Dieu créateur du monde ne le gouvernerait-il pas ? La gouvernant, comment ne lui eut-il pas donné une loi ? Cette loi qu'il lui a donnée, comment ne la lui aurait-il point fait connaître ? Une fois connue, comment ne pas en subir les conséquences, et ne pas en observer les préceptes ? Comment ne pas s'attendre à un châtiment si on les viole ? — A la pensée du Dieu créateur se lient donc l'idée de providence, l'idée de loi divine, de loi positive et révélée, de loi dogmatique, rituelle et morale, telle qu'elle se trouve dans le judaïsme complété par le christianisme ; l'idée enfin de rétribution dans une vie future ; et ces idées se lient par une chaîne tellement invincible que les passions elles-mêmes se sentent hors d'état de la rompre. C'est clone le premier anneau qu'à toute force il faut briser ; et ne le voyons-nous pas à l'heure qu'il est par les tentatives, désespérées jusqu'à la folie, qui se font, pour concevoir, s'il se peut, l'origine des choses sans reconnaître un Dieu créateur ? Par là, il est vrai, on se jette plus que jamais dans l'obscurité et dans le mystère ; ou part de ce qui pour la science est tout au plus une hypothèse, et l'on prétend arriver à ce qui est pour la raison une impossibilité, pour le sens commun un objet de risée, pour le cœur une dégradation honteuse. Qu'importe si on a atteint le but, et si ces mots de Dieu et de création, on les a, ne serait-ce que pour un jour (car ce ne peut-être pour longtemps), rayés du vocabulaire de son intelligence ? L'antiquité rend à cet égard le même témoignage que les temps modernes. Qu'avait été le paganisme si ce n'est une grande révolte contre le dogme de la création ? La Divinité n'y était pas niée ; l'unité divine ne l'était même pas absolument puisque parmi les dieux on reconnaissait assez volontiers un Dieu suprême dont les autres, improprement appelés dieux, n'étaient que les ministres. Mais c'avait été l'art du séducteur d'éteindre l'idée de la création de sorte qu'il n'en restât pas une lueur. Le monde n'étant point créé, la matière est immortelle, elle est égale à Dieu ; la suprématie se partage, et, à bien dire, il n'y a plus de Dieu. C'est là l'erreur première, l'ignorance première, le premier effacement de la vérité, au moyen duquel le paganisme s'est fait et qui est resté jusqu'au bout son caractère dominant. Et ce caractère est demeuré celui du gnosticisme, qui n'était autre chose qu'un retour, sous des apparences quelque peu chrétiennes, de prosélytes relaps vers le paganisme. Seulement le paganisme se tirait d'embarras par l'incohérence de ses fables, par la confusion de ses idées, par l'obscurité de ses doctrines ou plutôt par son absence de doctrines ; le paganisme n'avait charge de rien expliquer et laissait ce soin aux philosophes. La Gnose, au contraire, arrivant après les philosophes, arrivant en face du christianisme ou plutôt sortie de son sein, ne pouvait éviter de s'expliquer davantage devant des intelligences devenues plus exigeantes ; si elle supprimait la création, elle devait la remplacer par quelque chose. De là, ces traditions que nous avons dites, ces rêves à demi philosophiques, cette mythologie dogmatique, ces généalogies d'éons, tendant à expliquer comment Dieu est, et cependant n'est pas maître absolu du monde, comment la matière existe et n'a cependant pas été créée de Dieu. Pour trouver une origine commune à ces deux principes contraires, on a recours à la nuit primordiale, à l'abîme père de toute chose. On fait sortir le monde des ténèbres éternelles plutôt que de le faire sortir de l'éternelle volonté et de l'éternelle pensée de Dieu. Mais Manès[34] lui, est plus complet et plus hardi encore. Non-seulement il conserve ce dualisme cher à quiconque nie la création, mais il le veut primordial, il le veut éternel. Il balaye cette nuit primitive dans laquelle la Gnose menait se perdre les origines du monde. Ce qui existe aujourd'hui a existé de toute éternité : Dieu et Satan, l'esprit et la matière, la lumière et les ténèbres, le bien et le mal. L'opposition est permanente, primordiale, finale, fondamentale ; elle a tout précédé et durera toujours. Jamais le dualisme n'avait été aussi absolu ; bien autre était le dualisme de Zoroastre dans lequel la balance penchait ouvertement pour Ormuzd, dans lequel Ahriman n'était qu'un rebelle destiné tôt ou tard à être vaincu. Seulement cette opposition, selon la théologie de Manès, a eu des phases diverses. Longtemps le mauvais principe a ignoré l'existence du bon. Lui et ses éons vivaient dans le monde des ténèbres ; ils ne vivaient pas dans la paix ; car la paix ne peut être parmi eux. Dans un de leurs combats, les vaincus furent poussés jusque vers les extrémités de leur monde et, parvenus au haut des montagnes qui le séparent du monde de la lumière, pour la première fois celui-ci se révéla à leurs yeux. Ils en admirèrent la beauté, et alors, appelant leurs vainqueurs à le contempler, les deux partis ennemis jusque-là s'unirent pour marcher à la conquête de ces régions merveilleuses. Ainsi commence la grande guerre, l'éternelle guerre entre le bien et le mal. Mais cette guerre, comme il arrive même dans les guerres terrestres, amènera entre les deux mondes qui se combattent une sorte de mélange ; elle fera naître un monde, des régions, des êtres intermédiaires ; par suite des péripéties et des besoins de la lutte, elle suscitera à l'existence des êtres nouveaux qui à leur tour en susciteront d'autres, comme les éons du gnosticisme. Ainsi le Principe du bien engendre d'abord par sa seule puissance la mère de lumière. La mère de lumière enfante le premier homme (bien différent de celui que nous appelons Adam). Le premier homme devient le chef des armées lumineuses ; mais il est vaincu ; bon nombre d'âmes, ou, selon l'expression manichéenne, bon nombre de parcelles de la lainière animée, devenues captives, sont dévorées par les princes des ténèbres : première introduction d'éléments lumineux mêlés au monde de la nuit. Mais alors le Principe du bien, Dieu, à qui le premier homme s'adresse dans son péril, pour le secourir, engendre de nouveau. L'esprit vivant naît de Dieu, tout semblable à Dieu. Il relève la cause sainte, bon nombre d'âmes ténébreuses sont par lui conquises ; mais ces âmes sont des âmes féminines ; devenues enceintes avant leur captivité, elles ne pouvaient donner que des fruits de ténèbres ; elles implantent dans le monde de la lumière la race des bêtes féroces et des serpents. C'est maintenant le tour de Satan d'avoir une postérité et il engendre la race humaine. L'éon qui est devenue son épouse (car dans le monde des ténèbres, on connaît le mariage) met au monde Adam et Ève. Êtres mêlés — car les âmes captives ont apporté dans le monde des ténèbres quelques parcelles du monde de la lumière —, Adam et Ève ont chacun deux âmes, l'une passionnée et qui domine dans la personne d'Ève, l'autre raisonnable et qui chez Adam est supérieure. Mais la raison cède devant la passion ; Adam se laisse séduire par Ève, et la race humaine va se multipliant sous l'influence du prince des ténèbres. Le Principe divin a pitié d'elle. Pour la ramener, s'il le peut, à la lumière, il lui donne une habitation bâtie par son ordre. Pour lui obéir, l'esprit vivant construit le monde que nous habitons aujourd'hui ; mais il le construit avec des éléments qui ne peuvent tous être purs, parce que déjà le mal s'est trop profondément mêlé au bien. Sur la terre que nous habitons, le mal est dominant ; dans les planètes sa puissance est moindre ; la lune, le soleil seuls sont faits avec des éléments entièrement purs. C'est cette échelle ascendante de pureté que les âmes doivent remonter si elles sont destinées à revenir à la lumière. Cependant, pour continuer la lutte contre le mal et sauver la race humaine qui se perd, le Principe du bien fait plus encore qu'il n'a fait. Il met au monde deux puissances plus grandes que celles qui ont précédé : le Christ et l'Esprit saint ; l'un qui habite le soleil comme le dieu Mithra de la théologie persique, l'autre qui, vivant dans l'éther, environne notre monde, éclaire et échauffe les âmes, réveille le principe lumineux caché au fond de leur être et suscite en elles l'étincelle qui doit les rendre dignes du monde et de la lumière. C'est ainsi que le bien et le mal se disputent les âmes. L'un envoie sur la terre des anges et des hommes inspirés, l'autre envoie des faux prophètes, parmi lesquels Manès, à l'exemple des gnostiques, compte Moïse et les prophètes hébreux. Il envoie sous toutes les formes l'iniquité et la douleur, la peste, la faim, la soif, la maladie ; il envoie le vin, qui n'est autre chose que le fiel de Satan répandu sur la terre. Mais pour vaincre cette haine infernale, il plaît à Dieu de faire à la terre un don suprême. Le Christ descend des hauteurs lumineuses qu'il habite ; il prend, non la nature humaine, mais l'apparence humaine (la chair est trop essentiellement impure pour qu'il puisse s'en revêtir) ; il naît, il vit, il souffre, il meurt, il est enseveli, il ressuscite, tout cela en apparence (c'est ce que dit Manès après les Docètes et bien d'autres). Il combat le règne des ténèbres en combattant les païens et les Juifs. Enfin, pour mettre le comble à ses bienfaits, il promet après lui le Paraclet qui doit achever de conduire les hommes à la vérité, et ce Paraclet longtemps espéré est enfin venu ; ce Paraclet, c'est Manès lui-même. Grâce à cette sollicitude divine, qu'advient-il des âmes humaines ? Les plus fidèles et les plus pures ont toujours à se défaire des impuretés de leur nature première. Une roue immense formée de douze éléments, ou, à ce que l'on croit, des douze signes du zodiaque, soulève les âmes, les porte successivement dans le monde lunaire, grand lac où elles sont lavées, dans le soleil où elles sont purifiées par le feu, ensuite aux pieds du Christ où elles se sentent rafraîchies, et enfin dans le monde de la lumière où elles reposeront éternellement. D'autres, qui ont été plus coupables, subissent les phases de la métempsychose et passent tour à tour dans des corps d'hommes, d'animaux, d'insectes, de plantes, jusqu'à ce que l'expiation soit complète. D'autres ne peuvent être purifiées que par le feu de l'enfer ; puis, ramenées sous des formes diverses à la vie terrestre, si elles n'y deviennent pas meilleures, elles sont rejetées dans l'enfer jusqu'à la fin des temps. Et celles enfin, qui, sans être aussi obstinément coupables, n'auront pu être par aucune épreuve rendues dignes du monde de la lumière, demeureront, lorsque cette terre aura été détruite par le feu, dans une contrée intermédiaire entre le monde de la lumière et le monde des ténèbres, pour garder l'un et repousser les attaques de l'autre. Dans tout ceci, il n'est question que des âmes : quant à la chair, elle est maudite ; œuvre du mal, prison de l'âme, le Christ n'a pas voulu d'elle et elle ne ressuscitera pas. Telle était en abrégé la cosmogonie et la théologie du manichéisme, empruntée de tous côtés, on peut le voir, mais marquée du sceau d'une certaine hardiesse et d'un caractère absolu qui a toujours de l'empire sur bien des âmes. Un autre empire était donné au manichéisme : par la constitution de son église et la vie pratique imposée à ses membres, il réunissait deux sortes d'attraits opposés l'un à l'autre, l'attrait d'une austérité éclatante et l'attrait de la volupté cachée. La partie austère de la société manichéenne s'appelait les élus. Hommes et femmes, vierges, ou, s'ils avaient contracté mariage, affranchis désormais des liens du mariage, ils devaient vivre dans une continence absolue, s'imposer des jeûnes fréquents et austères, s'abstenir de vin, de chair, de poisson, d'œufs et de laitage. Ils ne possédaient aucun bien, n'exerçaient aucune profession, ne devaient pas même cueillir les fruits ni récolter les légumes dont ils se nourrissaient. Ces fruits et ces légumes, en effet, pouvaient être le séjour d'une âme condamnée à y vivre, et détruire la demeure terrestre de cette âme, c'était commettre un meurtre. La contemplation était leur occupation unique. Parmi eux se recrutait le clergé manichéen, constitué sur le type du clergé catholique, des diacres, des prêtres, soixante-douze évêques figurant les septante-deux disciples, douze docteurs à la place des douze apôtres, et Manès lui-même qui s'était proclamé Paraclet, osant tenir la place du Sauveur[35]. Mais la classe inférieure de la société manichéenne, celle qu'on appelait les auditeurs, n'était ni si élevée en dignité, ni astreinte à tant de devoirs. A vrai dire, ce n'étaient que des disciples incomplets, vivant encore trop de la vie des ténèbres pour être appelés enfants de lumière ; par suite écartés du baptême ; mais tolérés parce qu'on avait besoin d'eux ; accomplissant des œuvres vicieuses, mais nécessaires ; maintenus dans l'état d'incertitude où est un coupable sur lequel le juge, sans l'absoudre, consent à fermer les yeux. Ainsi, malgré l'anathème attaché aux travaux qui fournissent à l'homme sa nourriture, ils cultivaient la terre, en recueillaient les fruits, les faisaient servir (c'était leur devoir) à la subsistance des élus, s'en nourrissaient eux-mêmes, se nourrissaient même de la chair des animaux quoiqu'ils s'abstinssent de leur donner la mort. Tout cela leur était permis, parce que, disait-on, dans chacune de ces plantes ou de ces animaux, il peut y avoir une parcelle de la lumière, une âme. Sous la dent d'un manichéen, cette âme se dégage des liens de la matière ; sous la dent d'un infidèle, elle serait plus que jamais enchaînée. Ils exerçaient des métiers, ils remplissaient même les charges publiques ; la guerre seule leur était interdite. Ils se mariaient ; mais donner naissance à des corps humains, mais enfermer des âmes filles de la lumière dans la prison maudite de la chair, non, cela ne pouvait pas être toléré, et on arrivait à ce hideux résultat dont les conséquences morales sont trop aisées à comprendre : permettre le mariage et interdire la paternité. En un mot — par une de ces contradictions que tous les sectaires se prêtent aisément à admettre —, la vie de l'auditeur manichéen était une vie tolérée, mais en même temps rabaissée ; il accomplissait une fonction nécessaire, et pourtant l'accomplissement de cette fonction devait être expié parles souffrances de la vie future. Les saints ne pouvaient se passer de lui et les saints le méprisaient. Vivant ainsi sous un reproche permanent de sa conscience auquel il lui fallait bien rester sourd, vivant sciemment et forcément dans ce qu'il devait appeler le mal, il perdait la notion de ce qu'est le mal et le bien véritable, et il tombait dans les plus grands désordres, d'autant plus aisément qu'on lui avait appris à se reprocher, tout en les accomplissant, les actions les plus innocentes. Là peut-être est le secret du développement et de la persistance du manichéisme. Les âmes orgueilleuses étaient attirées par la dignité austère des élus, les âmes sensuelles par les voluptés honteuses qu'on tolérait chez le vulgaire des croyants. La vie ascétique des uns décorait, pour ainsi dire, le vestibule de la secte et permettait d'y entrer sans rougir. Mais, pourvu qu'on eut la modestie de demeurer dans les rangs inférieurs, on y trouvait une liberté dans le mépris qui ne déplaît pas au vulgaire des âmes. L'ascétisme est glorieux et tutélaire quand il a pour but de plaire à Dieu, d'expier les fautes, de vaincre les penchants mauvais ; mais quand il ne se base que sur un superstitieux mépris des créatures de Dieu, il est permis de le traiter avec dédain ; et quand il ne sert recouvrir, sous l'austérité des uns, la licence clandestine des autres, ne doit-il pas être un objet d'horreur ? C'est là ce qui explique pourquoi le manichéisme a été si répandu et si vivace. Ce n'est pas qu'il ait jamais dominé dans aucun pays. Partout l'honnêteté publique s'est soulevée contre lui ; païens et chrétiens, Romains et Perses, se sont bien des fois unis pour le repousser, même par le fer. Mais partout aussi, sa séduction a été ressentie ; il a eu des adhérents jusque dans l'Inde et dans la Chine d'un côté, de l'autre dans l'Égypte, l'Afrique, l'Italie, la Gaule, l'Espagne. En aucun siècle, il n'a été la religion d'un peuple ; mais pendant plus de mille ans, il a occupé une place plus ou moins cachée, presque toujours assez considérable, dans le sein de toutes les nations. Priscillianistes au quatrième siècle, Pauliciens au septième, Cathares, Henriciens, Albigeois au moyen-âge, naissant les uns des autres, mais tous venus primitivement de l'arbre que Manès avait planté, conservèrent, non pas peut-être son dualisme absolu, mais toujours sa haine pour la création, mais par suite ses blasphèmes coutre Moïse et l'Ancien Testament, mais enfin les désordres qu'une telle malédiction n'a jamais manqué d'entraîner. Il ne faut pas oublier cependant qu'un siècle après Manès, un grand génie et une grande âme, celui que l'Église appelle aujourd'hui saint Augustin, adhéra longtemps à cette doctrine dont la folie nous étonne et dont la dépravation nous révolte. Mais de quoi n'a pas besoin et à quelle ressource désespérée n'a point recours l'âme qui, une fois asservie par ses propres passions, s'est imposé de se séparer de Dieu ? On peut même dire que les plus grands génies acceptent alors les plus grandes erreurs. Le besoin de se justifier à ses propres yeux, plus vif d'autant que la pensée est plus vive ; la logique qui pousse d'une erreur à l'autre, plus impérieuse là où l'intelligence est plus alerte ; la volonté hardie et persévérante de retrouver à quelque prix que ce soit une doctrine sur laquelle on se repose, plus énergique par cela seul que l'âme est naturellement plus énergique ; tout cela nous :explique assez pourquoi de grands génies abordent certains rivages et gravissent certaines sommités de l'erreur, en face desquelles nous, âmes ordinaires, nous passons en souriant. Il n'était pas au pouvoir d'un Augustin d'être un libertin vulgaire et un incrédule abruti, comme le premier venu de Carthage ou de Paris. A l'époque dont nous parlons, le manichéisme, répandu surtout dans la partie de l'Empire romain voisine de la Perse, était loin des succès qu'un peu plus tard il devait obtenir. Nous voyons cependant peu après la mort de Probus, le pouvoir romain s'armer contre cette invasion des dogmes de la Perse, qui viennent pervertir l'innocence des peuples sujets de Rome ; et nous lisons un édit de Dioclétien adressé à un proconsul d'Afrique qui décrète contre les manichéens la peine du feu et celle des mines, ni plus ni moins que si c'étaient des chrétiens[36]. Mais, malgré les prédications manichéennes, comme malgré les attaques de Porphyre, soit en Orient, soit en Occident, l'Église grandissait. Elle était pleine encore de l'esprit de ces illustres évêques qui avaient traversé les règnes sanglants de Dèce et de Valérien ou qui les avaient illustrés par leur martyre, d'un Étienne et d'un Sixte à Rome, d'un Cyprien, d'un Grégoire le Thaumaturge, d'un Athénodore, d'un Firmilianus, d'un Denys d'Alexandrie. Cette pléiade de docteurs et de saints illustres venait à peine de s'éteindre. L'éclat qu'elle avait donné à l'Église, le noble rôle joué par les chrétiens au milieu des calamités de l'Empire, cette énergie de la société chrétienne en face du déclin de la société profane, avaient rehaussé la foi et aidé à son progrès. Attaquée par un double ennemi, l'hérésie orientale et la philosophie païenne, l'Église n'avait pas de peine à se défendre. Mais n'avait-elle pas, comme auparavant, à combattre son vieil ennemi, la persécution ? Pendant les vingt-deux ans qui s'étaient écoulés depuis la captivité de Valérien, il n'avait pas été question encore d'une persécution universelle et systématique comme la sienne. Aurélien au moment de s'y engager avait été arrêté par la mort. Il n'en est pas moins vrai que des actes nombreux de violence avaient de temps à autre souillé plus d'une cité et couronné bien des âmes chrétiennes. Les Césars, défenseurs d'un Empire attaqué de toutes parts, n'eussent certes pas dû songer à l'ensanglanter par la persécution quand la guerre les obligeait déjà à répandre tant de sang. La guerre si nécessaire contre les barbares eut dû faire oublier et fit souvent oublier la guerre si inutile et si funeste contre les chrétiens. Par malheur, les Césars illyriens ou dalmates, mis à la tête de l'Empire pour sa défense, étaient des soldats courageux, mais de pauvres philosophes. Paysans souvent grossiers, élevés dans des contrées où la lumière du christianisme avait peu pénétré, la lumière de la philosophie pas davantage, il restait en eux ce qui ne restait guère au cœur des Romains civilisés, une foi superstitieuse et brutale à leurs dieux ou plutôt à tel ou tel de leurs dieux. Le pannonien Dèce, le persécuteur le plus acharné et le plus systématique qui eût paru encore, avait dû être de ces hommes-là ; de même aussi l'illyrien Claude sur la mémoire duquel est restée la tache de quelques chrétiens immolés. Tel avait été certainement le pannonien Aurélien, fils d'une prêtresse du soleil. Probus, pannonien lui aussi, mais qui apparaît dans l'histoire avec des sentiments plus élevés et un cœur plus généreux, peut-il être lavé de toute souillure de sang chrétien, et faut-il imputer à la volonté arbitraire de ses officiers les trois ou quatre martyres qu'on signale sous son règne ? Je ne sais. Quant à la dynastie de Carus, bien que gauloise, romaine, civilisée, elle ne semble pas non plus tout à fait pure. Des martyres sont signalés sous ce règne et doivent être attribués, non à Carus qui ne cessa de guerroyer en Orient, ni à Numérien qui ne régna que malade et dans sa litière, mais au brutal et voluptueux Carinus, ce Néron attardé en un siècle qui ne comportait plus les Néron. Après lui allait venir Dioclétien, un autre de ces soldats illyriens à la façon d'Aurélien et de Dèce, et sous lui le sang chrétien devait couler avec une tout autre abondance. De ces sanglantes tragédies ou plutôt de ces glorieux triomphes de la vérité, qui avaient lieu parfois à Rome et sous les yeux même d'un Empereur, parfois dans un coin d'une province et à l'insu de l'Empereur, je ne veux citer qu'un seul exemple : Sous Probus[37], deux hommes
viennent à Antioche de Pisidie pendant qu'on y célèbre le jour natal du
prince. Ils se récrient contre ces pompes païennes et ces adulations
serviles. Ils comparaissent devant le vicaire Atticus : Quel est ton nom ? dit-il à l'un d'eux. — Le monde m'appelle Trophime. — Ton état ? — Esclave du
péché, affranchi et ennobli par le Christ. — Je
te demande ton état et ta religion, impie ! — Chrétien
de l'Église catholique. — As-tu lu les ordres
de l'Empereur ? — Je les ai lus. — Obéis donc aux souverains et sacrifie aux dieux. — Nous ne devons pas obéir aux ordres d'hommes pécheurs. Les
chrétiens sont les serviteurs de Jésus-Christ, le grand Empereur. — On
le maltraite, son sang coule. Sacrifie, dit
encore le juge, ou je t'envoie au préfet Dionysius,
qui te fera mettre à mort. — Devant le
préfet, devant l'Empereur, nous ne renierons jamais notre Dieu. — On
le torture et on appelle son compagnon. Je ne te
demande pas, dit cette fois le vicaire, si tu
es chrétien, mais quel est ton rang. — Ma
gloire et ma noblesse, répond Sabbatius, c'est
le Christ roi des siècles. — Souffletez-le et
dites-lui : Tu réponds une chose pour une autre. — Pourquoi t'irriter, lui dit Sabbatius, tu me demandes ma noblesse, je te la dis tout entière.
— Avant que je ne te fasse torturer, sacrifie.
— Je suis prêt à tout souffrir pour le Christ ; si
tu veux me torturer, torture-moi. — On le torture à plusieurs
reprises. Les bourreaux se succèdent et se retirent épuisés. Le juge
l'interpelle une fois encore ; mais il ne peut plus répondre, tant ses
entrailles et ses flancs ont été déchirés par le fer. Le juge le fait jeter
dehors, et, à peine emporté, comme un agneau innocent, il expire. Trophine, lui, est envoyé à Synnade devant le gouverneur. Avant de le faire partir, on a mis des clous aigus dans l'intérieur de sa chaussure. Il n'en chemine pas moins allégrement trois jours durant. Le gouverneur Denys l'interroge : Obéis aux ordres de l'Empereur. — Mon Empereur est celui qui viendra avec l'éternelle lumière. — On lui déchire les côtes, on met du vinaigre, du sel, de la moutarde dans ses plaies. Tes serviteurs te trompent, dit-il au gouverneur, leur vinaigre n'est rien. Mon âme ni ma chair n'en souffrent. Invente autre chose si tu peux. On le renvoie en prison. Cependant le Sénat de la ville de Synnade s'assemble pour sacrifier en l'honneur de Castor et de Pollux. Dorymédon, l'un des sénateurs, manquait ; on l'envoie chercher, on le trouve dans la prison soignant les plaies de Trophime. Je suis, dit-il, chrétien, sénateur de la cité du Christ ; je suis auprès de l'archonte de mon Sénat, je ne puis le quitter. On le saisit, on l'emprisonne, on le dégrade, et le lendemain la tête du sénateur et celle de son frère le chrétien d'Antioche tombent sous la hache du bourreau. Ces grands exemples et ce fier langage prouvaient assez qu'une persécution générale, quand elle viendrait, rencontrerait des âmes capables de lui résister ; et c'est encouragée par de tels héroïsmes, ornée de telles vertus, fortifiée également par ses heures de souffrances et par ses heures de liberté, que l'Église, entrant dans sa dernière période de lutte sous l'Empire romain, vit commencer le règne de Dioclétien. |
[1] Sur Amélius, voyez Porphyre lui-même In vita Plotini, passim ; Eusèbe, Præf. Evangel., XI, 8, 19, où il montre le début de l'Évangile de S. Jean, copié par Amélius ; Théodoret, de Græcis affect., II ; S. Cyrille de Jérusalem, in Julian., VIII ; Suidas v° Αμηλιος. Amélius, selon quelques-uns, était d'Apamée en Syrie ; selon Porphyre, de Toscane. Il habita à Rome de l'an 246 à 269. Il écrivit cent livres de ses conférences avec Plotin, quarante livres contre la magie et d'autres volumes.
[2] Porphyre, né à Batanée (Ballin) dans le Haouran, en 233 ; vient à Rome en 252 pour peu de temps, y retourne en 263, et y devient disciple de Plotin ; — en 268, part pour la Sicile. — Vers la fin de sa vie, il épouse Marcelle., veuve et mère de sept enfants, — meurt, à ce que l'on croit, vers la fin du règne de Dioclétien (305) à Rome on en Sicile.
Jamblique fut son disciple (V. Photius, 242).
Voyez
Porphyre in Plotin et alibi ; Eunape, 2, 3 ; Socrate, III, 23 ;
Hieronym., in Galat. proœm. ; in Ezech. proœm. ; Chrysostome,
Les écrits de Porphyre que nous possédons sont : les Sentences ou Élévations vers les intelligibles. — Introduction aux catégories, — Lettre à Anébon. — Vie de Pythagore. — Vie de Plotin. — De l'abstinence des viandes. — Du Styx. — De l'antre des Nymphes.
Il avait écrit en outre : Divers traités sur la grammaire, la rhétorique et l'histoire (Suidas). — Cinq livres d'entretiens curieux (Eusèbe, Præp. Evang., X, 3). — De la vie des philosophes, dont fait partie la vie de Pythagore (Eunape, 10. Socrate, III, 23). — Du retour de l'âme (Augustin, C. Dei, X, 9, 32). — De l'âme contre Boéthus (Eusèbe). — Des facultés de l'âme (Stobée). — Des statues (Eusèbe, Præp. Ev., III, 5). — De la Providence divine (Cyrill. Alex.) — De la philosophie des oracles (August., Civ. Dei, XIX, 22, 23). — Contre les Gnostiques (Vita Plotini). — Et enfin ses quinze livres contre les chrétiens, sur lesquels nous reviendrons.
Auteurs chrétiens qui répondirent à Porphyre : Eusèbe, Apollinaire, Méthodius, Hieronym., Ép. 83 ad magnum.
[3] De abstin., II, 35. Sentent., 31. Ad Marcellam, 15.
[4] Sentent., 15.
[5] Ad Marcellam, 15, 24.
[6] Ad Marcellam, 24. — Eusèbe, Præpa. evang., IV, 19.
[7] Eusèbe, Præpa. evang., IV, 8.
[8] Eusèbe, Præpa. evang., IV, 32.
[9] De Abstin., 1.
[10] Apud Augustin., Civ. Dei, XII, 26.
[11] Sentent., 32.
[12] De Abstinentia Carnis, 1.
[13] Ad Marcellam, 7, et plus bas : La réminiscence de ce que nous avons reçu de Dieu avant notre descente sur la terre, 8.
[14] De Abstin., II, 48, et alibi passim.
[15] Apud Eusèbe, Præpar. Evangel., IV, 10-13, 18.
[16] Apud Eusèbe, Præpar. Evangel.,
IV, 22.
[17] Epistola ad Anebontem. Elle est citée par saint Augustin, de Civitate Dei, X, 11.
[18] De abstin., II, 33, 34, 42, 43.
[19] Sur ces contradictions de Porphyre, voyez saint Augustin, de Civitate Dei, X, 10, 26. Eusèbe, Præpar. Evang., IV, 941.
[20] Difficile quippe fuit tanto philosopho cunctam diabolicam societatem vel nosse vel fidenter arguere, quant quælibet anicula christiana nec nos cunctatur et liberrime detestatur. Augustin, loc. cit.
[21] Voyez encore, au sujet des esclaves et de leur incapacité en matière de philosophie, le philosophe Themiste, ami de l'empereur Julien.
Croit-on que des hommes nés d'un boulanger on d'un cuisinier, élevés parmi les mesures et les instruments de leur état, puissent atteindre jamais à la dignité et à la sublimité de la philosophie ? Le vice de leur extraction basse et servile ne doit-il pas laisser son empreinte dans leur âme ?.... Tout sentiment droit, élevé ou libéral, a dû être étouffé dans un tel homme par l'éducation ou la servitude ; servitude qui apprend à suivre les voies ténébreuses et détournées de la fraude. Themestius, Oratio XXI.
[22] De abstin., I.
[23] De abstin., II, 43, 53.
[24] De abstin., II, 49.
[25] Sentent., 34.
[26] Ad Marcellam, 15.
[27] De abstinent., I.
[28]
Apud Eusèbe, Præpar. Evang., IV, 19.
[29] Porphyre, in vita Plotin.
[30] Socrate, III, 23.
[31]
Le livre de Porphyre contre les chrétiens parait avoir été composé en Sicile
vers 287. Cité souvent par les Pères de l'Église ; Eusèbe, Hist., IV,
19. Præp. Evang., I, 9. — Théodoret, Græcar.
affect., I, 7. — Hieronym., in Daniel. pr. Viri illustr., 81-83. Ép.
ad Ctesiphont. in Matth.,
Il avait été réfuté par saint Méthodius, évêque de Tyr, martyr en 311. (Hieronym., Ép. 84. Viri illustr., 83. Eusèbe, H. E., VIII, 13) : par Eusèbe de Césarée, en trente livres (Hieronym., ibid.) ; et par Apollinaire. Ces réfutations, comme le livre de Porphyre, sont perdues.
[32] Epistola Manetis apud Épiphane, Hœr., 56.
[33] Épiphane, loc. cit. ; Cyrill. Hieros., Catech., VI ; Hieronym., de illust. viris, 72 ; Socrate, I, 22 ; Théodoret, Hœret. fabulœ, 26.
[34] Sur la doctrine manichéenne, voyez, outre les auteurs cités plus haut, Augustin, Ép. 236, de Hœresib., 46 ; De bono credendi, ad Honoratum. De duabus animabus contra Manichœos ; Acta contra Fortunat. Manichœum ; contra Adimantem Manich. ; contra epistolam manich. dictam Fundamenti ; De sua conversione. adv. Faust. Manich. ; Acta cum Felice manichœo ; De natura boni contra Manich. ; Secundini epistola et Augustini responsio. Archelaï, Contra Manatem disputatio. — Titus Bostrensis, Contra Manichœos.
[35] Chrysostome, De virginitate.
[36] Édit de Dioclétien et de Maximien Augustes, adressé à Julianus, proconsul d'Afrique, publié par Pithon dans la Collatio lequm mosaicarum et romanarum, tiré du Code Grégorien, livre VII, tit. de maleficis et manichœis, cité par Baronius, ad ann. 287. Il est daté d'Alexandrie, veille des kalendes d'avril (31 mars), (286, 287 ou 290 ?).
[37] SS. Trophime, Sabbatius et Dorymédon, martyrs à Antioche de Pisidie et Synnade, 19 novembre (18 ou 19 septembre). Martyre Roman ; Menolog. Basil., etc.