Ainsi, huit ans s'étaient à peine passés depuis l'élection de Claude, six ans depuis celle d'Aurélien, huit mois depuis celle de Tacite, et le monde essayait encore un nouvel Empereur ! Il ne devait même pas trop se plaindre. Il faut que la crise des années précédentes eût éveillé chez les peuples une certaine énergie et dans l'armée une certaine honnêteté patriotique ; car cette armée qui avait fait sortir de son sein Claude et Aurélien, deux courageux hommes de guerre, qui avait eu la sagesse d'accepter le choix du Sénat dans la personne de Tacite, cette armée, appelée de nouveau à élire un César, donnait au monde celui que le monde pouvait le plus désirer. En effet, pendant que Florianus s'était élu à peu près à lui seul, sans le Sénat et sans l'armée, les légions d'Orient avaient délibéré si elles ne feraient pas, elles aussi, un Empereur : il fallait se hâter, disait-on ; d'autres pouvaient prendre les devants. Les soldats, formés par groupes, étranges électeurs, cherchaient à fixer leur choix. Leurs tribuns les haranguaient : Cherchez, disaient-ils, un homme courageux, pur, modéré, clément, probe. — Probe ! dit un soldat. Que Probe soit notre Empereur ! Probus Auguste, que les dieux te gardent ! On élève un tribunal avec du gazon, les soldats saisissent leur général devenu maintenant leur serviteur, le saluent du nom d'Empereur, empruntent pour l'en revêtir un manteau de pourpre à une divinité voisine. Il a beau se défendre : Vous avez tort, soldats, vous agissez mal avec moi, vous vous en repentirez, car je ne serai jamais homme à vous flatter.... Et la première lettre qu'il écrit est celle-ci : Je n'ai jamais souhaité l'Empire et je l'ai accepté malgré moi. Condamné à jouer le rôle que les soldats m'ont imposé, je ne puis me décharger de ce fardeau qui me rendra odieux[1]. Rappelons-nous cela quand nous voulons juger les concurrents à l'Empire, et comprenons quelle était cette contrainte qui forçait les hommes les plus énergiques à subir la pourpre malgré eux. Du reste, nommé par les soldats et confirmé par sa victoire sur Florianus, Probus était bien sûr que la Curie ne lui refuserait pas ses acclamations ordinaires :.elles furent nombreuses et bruyantes. Le premier consulaire appelé à opiner fit du nouveau prince un magnifique éloge ; on cria : Tous ! tous ! c'est-à-dire qu'on se dispensa d'opiner à tour de rôle ; et Probus fut à la fois l'élu des soldats, du Sénat et du monde entier. On put alors ne regretter ni Aurélien ni Tacite. Tous deux régnaient ensemble dans la personne de Probus[2]. Il y avait en lui la modération de Tacite. — Probus comprenait ce qu'Aurélien n'avait pas su comprendre, qu'il n'était besoin ni d'humilier ni de proscrire le Sénat. Partager le pouvoir, c'était partager la responsabilité ; relever le Sénat, c'était faire, autant que possible, un contrepoids à la désastreuse omnipotence du soldat. Si grand qu'on le fît, le Sénat serait toujours peu à craindre ; et au contraire, si discipliné qu'on pût le faire, le soldat serait toujours bien redoutable. Aussi les premières paroles et les premiers actes du nouvel empereur sont-ils pleins de déférence envers ce grand corps qu'il était au moins de bon goût de respecter : C'est à juste titre, lui écrit-il, que, l'année dernière votre clémence a donné un prince au monde, et ce prince était l'un de vous, qui tous, êtes, avez été et serez dans la personne de vos descendants les princes du monde. Plût à Dieu que Florianus eût attendu votre choix et ne se fût pas emparé du pouvoir comme à titre héréditaire. Votre majesté eût pu le choisir. Faites de moi, ajoutait-il, ce que vous inspirera votre clémence[3]. Et, en réponse à la nouvelle de son élection par le Sénat, son premier acte est de rendre à cette assemblée le jugement sur appel des magistrats supérieurs, la création des proconsuls et des légats consulaires, la sanction des lois émises par le prince[4]. C'était une sorte de monarchie constitutionnelle où le prince, sous la souveraineté du Sénat, n'eût guère été que le chef de l'armée : ce qui était bien assez de pouvoir et une tâche bien assez lourde. Mais, avec la modération de Tacite, Probus avait eu lui la vigueur militaire d'Aurélien. — Depuis que ce prince était mort, les frontières étaient ouvertes aux barbares. Les Goths avaient de nouveau envahi l'Asie-Mineure ; Tacite les avait vaincus ; mais Florianus sou frère, laissé par lui en Cilicie pour achever cette victoire, s'était occupé de régner plus que de combattre, et les barbares avaient pu, sans être inquiétés, retourner dans leurs demeures[5]. La Gaule, surtout depuis qu'elle n'avait plus ses Césars nationaux pour la défendre, la Gaule, envahie par terre et par mer, était dévastée par les Francs, les Alemans, les Vandales, les Burgondes, etc. Aussi le premier mouvement de Probus fut-il vers la Gaule. Parti de l'Orient où avait commencé son règne, il était dans sa chère Sirmium, le 5 mai (277) ; peu après il était sur le Rhin. Au bout de deux ans de guerre, quatre cent mille barbares avaient péri ; soixante ou soixante-dix villes avaient été délivrées, un butin immense repris. Probus, pour en finir, porta la guerre au delà du Rhin, refoula les nations ennemies, les unes jusqu'au delà du Necker, d'autres même jusqu'à l'Elbe. Tous les jours on lui apportait quelque tête d'ennemi qu'il payait une pièce d'or chacune — hideuse coutume dont nos mœurs modernes ne se sont pas toujours préservées. Neuf rois ou chefs de tribus[6] étaient à ses pieds ; ils lui offraient, outre la restitution du butin, de lui livrer à titre de tribut du blé, des brebis, des bœufs et même des soldats. Probus eut un instant la pensée d'étendre sur ces rois et sur leur territoire la protection de l'Empire, à tel point que leurs peuples restassent désarmés et n'eussent, contre les attaques de leurs voisins, d'autre défense que la tutelle romaine. Mais c'était accroître l'Empire, et l'Empire était déjà trop vaste ! La Gaule délivrée était une assez grande gloire ; la Gaule agrandie de toute la Germanie eût été un grand péril. La Gaule une fois pacifiée, c'est la Rhétie, puis l'Illyrie qui appellent Probus. Là aussi les frontières romaines ont cédé pendant qu'il n'y avait pas d'empereur pour les défendre ; là aussi il y a des barbares à repousser ou à contenir. Probus traverse la Rhétie et laisse après lui une sécurité complète. En Illyrie, les Sarmates effrayés se retirent presque sans combat. Il passe dans la Thrace et traite avec les nations gothiques habituées à la ravager ; il fait alliance avec les unes, il exige la soumission des autres. Puis, dans l'Asie-Mineure, au nord du Taurus, il rencontre les Isaures, peuple singulièrement indépendant, peuple de brigands, disent les Romains, mais qui, lui aussi, au temps de Gallien a décoré son chef du titre d'Auguste ; les généraux de Gallien ont vaincu le chef et n'ont pu soumettre le peuple. Claude vainqueur à son tour a essayé de transplanter ailleurs cette nation rebelle : mais il n'est parvenu ni à la transporter ni à la soumettre ; elle est demeurée indépendante au milieu même du territoire romain, et les préfets impériaux qui l'entourent sont obligés de la reconnaître comme barbare, c'est-à-dire libre[7]. Probus à son tour veut venir à bout de cette enclave indépendante qui à ses yeux fait tache sur le sol romain. On nous raconte, avec des détails peut-être romanesques, le siège que ses généraux firent subir au chef des bandits isauriens, Lydius, renfermé dans la ville de Cremna au sein des montagnes. Le siège dura assez longtemps pour que dans l'intérieur de la ville, sur l'emplacement d'édifices abattus, les assiégés pussent semer, cultiver, recueillir du blé. A la fin néanmoins les vivres leur manquèrent. Lydius expulsa les bouches inutiles, et ces malheureux, enfants ou vieillards, repoussés à leur tour par les Romains, finirent par périr dans le fond des vallées qui ceignaient la ville. Des galeries souterraines, creusées avec un art admirable, donnaient aux assiégés des issues secrètes vers la campagne et ils en profitaient pour aller s'approvisionner. Mais une femme en révèle le secret aux Romains ; et alors Lydius de nouveau sacrifie une partie de la population ; il massacre même des adultes, ne gardant que le nombre de soldats nécessaires à la défense, et de plus quelques femmes. Mais enfin, un des assiégés, artilleur habile, que Lydius a fait fustiger pour avoir manqué son coup, passe à l'ennemi, signale aux Romains l'étroite fenêtre par où Lydius caché examine ce qui se passe au dehors, ajuste lui-même son ancien chef et lui donne la mort. Mais le bandit agonisant ordonne encore des supplices et fait jurer à ses compagnons de ne jamais se rendre. Ils se rendent néanmoins après sa mort, et Probus est vainqueur des Isaures comme l'ont été Gallien et Claude. Il parcourt leurs montagnes et, dans tous les endroits qui peuvent servir de repaire aux brigands, il plante une colonie de vétérans, exigeant que, dès la dix-huitième année, leurs fils appartiennent à la milice et ne restent pas dans ces montagnes qui leur enseigneraient le brigandage. Mais cette fois encore, la soumission ne devait être que momentanée ; il n'y avait là cependant ni des bras bien robustes, ni une bien grande habileté militaire, ni une sagesse politique bien profonde ; mais il y avait de très-rudes montagnes et des cœurs très-obstinés. Cent vingt ans plus tard, la Syrie et la Palestine elles-mêmes tremblaient devant les irruptions des Isaures[8]. Continuant ensuite sa marche vers l'Orient et le Midi, Probus va par l'Asie-Mineure et la Syrie jusqu'en Égypte. Là aussi, il se heurte contre une nation indépendante qui fait le désespoir des préfets romains. La géographie antique appelle du nom de Blemyes certaines peuplades nomades, à figures étranges, habitant les sables de l'Afrique. Pline les plaçait bien à l'ouest de l'Égypte dans les solitudes de l'Afrique intérieure ; Ératosthène les mettait sur les bords de la mer Rouge, Théocrite au fond de l'Éthiopie ; il semble que ce nom soit un nom générique appliqué aux peuples errants du désert[9]. Toujours est-il qu'au temps dont nous parlons, l'Égypte romaine ne connaissait que trop bien les Blemyes. Des peuplades de ce nom, noires, de haute taille, des bêtes sauvages plutôt que des hommes[10], habituées à l'usage du cheval et au brigandage, erraient dans le désert à droite et à gauche de la riche vallée du Nil, y pénétraient et la pillaient. Aurélien s'était donné le facile plaisir de montrer quelques envoyés Blemyes à côté de son char de triomphe. Firmus régnant au nom de l'indépendance égyptienne, avait fait des Blemyes ses alliés. Voilà le peuple que Probus rencontre plus puissant que jamais, grâce aux fréquentes intermittences du pouvoir romain, et, non pas seulement pillant, mais possédant presque un tiers de l'Égypte. Les deux grandes cités de Coptos et de Ptolémaïs sont entre les mains des Blemyes. Il parvient à les vaincre et à les rejeter, pour un temps, dans leurs déserts[11]. Or, pendant que Probus était ainsi sur les confins du désert, une ambassade du roi de Perse[12] lui arrive. Il ne la trouve pas assez soumise et la renvoie avec la lettre suivante : Au lieu de m'envoyer des présents, garde ce que tu as ; quand je le jugerai à propos, je pourrai te le reprendre. Plus tard, lorsque le roi de Perse apprit quel massacre Probus avait fait de ces redoutables Blemyes, il envoya une nouvelle ambassade et la paix fut signée. C'est sans doute la seconde de ces ambassades, qui aurait trouvé Probus assis sur l'herbe au milieu de son camp et faisant un repas de porc salé et de pois bouillis, ne portant mil autre insigne qu'une chlamyde de pourpre. Les ambassadeurs s'attendaient à être remis à un autre jour pour une audience solennelle ; Probus s'offrit à les écouter tout de suite. Et, comme leur entretien ne le satisfaisait pas complètement : Dites à votre maitre, ajouta-t-il, que s'il se refuse à me satisfaire, je rendrai son Empire nu comme ma tête. Et, ôtant le bonnet qui remplaçait momentanément son casque, il montra sa tête chauve. Cette simplicité du soldat fit peur au roi des rois, et il céda[13]. Il n'y avait plus maintenant pour Probus qu'à revenir à Rome et à triompher. On nous décrit en détail les fêtes de ce triomphe. Il y eut là tout ce que le peuple aimait : — chasse dans le cirque au milieu d'une forêt factice, avec droit pour les spectateurs de tuer ou prendre le gibier ; chasse de mille autruches, mille cerfs, mille sangliers, mille daims, ibis, brebis sauvages, tout ce qu'il avait été possible de trouver : malheureusement, bon nombre de ces chasseurs improvisés reçurent des flèches les uns des autres. — A l'amphithéâtre, cent lions à crinière, deux cents léopards, cent lionnes, trois cents ours et trois cents paires de gladiateurs, parmi ceux-ci des captifs des dernières guerres, Germains, Sarmates, Isaures, Blemyes, qui avaient suivi je char de triomphe pour venir mourir sur l'amphithéâtre. Les Blemyes, nous dit-on, étonnèrent le peuple par leur conformation singulière, ce qui ne nous oblige pas sans doute à croire qu'ils eussent les deux yeux au milieu de la poitrine, comme Pline, deux siècles auparavant, le disait sans les avoir vus. A part son étonnement en face des Blemyes, l'historien parle froidement de cette fête : Toutes ces bêtes féroces, dit-il, formaient un spectacle plutôt grand qu'agréable, et les lions, malgré leurs rugissements qui ressemblaient à un tonnerre, furent jugés manquer d'entrain[14]. Rome, malgré son déclin, voyait assez souvent de pareilles fêtes, et Aurélien, peu d'années auparavant, lui en avait donné une magnifique. Quand l'Empereur était un grand capitaine, on triomphait des barbares, oui, sans doute ; mais c'était bientôt à recommencer, et ce circuit autour du monde romain, que Probus, les armes à la main, venait d'accomplir si vaillamment et si promptement, dès le lendemain allait être à refaire. D'où venait le mal ? Probus ne l'ignorait pas. Mieux peut-être que ses devanciers, — si toutefois le manque de documents n'a pas été particulièrement dommageable à ceux-ci —, il sut, pendant un règne bien court et à travers bien des guerres, sonder le mal et essayer d'y porter remède. L'Empire se mourait d'inanition. Les habitants lui manquaient, et le pain manquait à ses habitants — preuve, entre bien d'autres, de l'erreur de ceux qui cherchent la richesse d'un pays dans la diminution de son peuple, comme si les hommes n'étaient pas eux-mêmes une richesse. La corruption des mœurs, le luxe, le dégoût du travail, la pression d'un despotisme intelligent et fastueux, l'excès de la prépondérance militaire avaient rendu et les mariages moins féconds et le labeur plus rare et le sol moins fertile. La population diminuait et en même temps elle s'affaiblissait. Il naissait moins d'hommes, et, pour ce peu d'hommes, il se faisait, proportion gardée, moins de blé. L'Empire était à la fois et trop étendu pour le petit nombre de ses habitants, et trop pauvre pour leur multitude. Il avait à craindre, faute de laboureurs, la disette, et faute de soldats, les barbares. Probus vit le mal et chercha le remède. Il trouvait un remède dangereux, mais quel autre choisir t C'est aux barbares, ces ennemis sans cesse vaincus et sans cesse en armes, qu'il alla demander pour l'Empire affaibli des laboureurs et des soldats. Dans les siècles antérieurs, on ne demandait aux vaincus que des captifs, c'est-à-dire des esclaves, pauvre ressource. Ces esclaves, ouvriers médiocres, tristes laboureurs, ne faisaient en tout cas ni des chefs de famille, ni des soldats. Aussi plusieurs Empereurs, entre autres Marc-Aurèle, avaient-ils déjà commencé à introduire dans l'Empire des barbares hommes libres pour cultiver et pour combattre. Ne l'avaient-ils pas même fait trop tôt ? L'avaient-ils fait avec assez de précaution et de mesure ? Quoi qu'il en fût, au siècle de Probus, on ne pouvait plus faire autre chose[15]. Probus employa ce moyen d'autant plus volontiers qu'après de nombreuses victoires, il avait plus de captifs et plus d'otages à sa disposition. Pendant que, sur le territoire germanique, il bâtissait des châteaux-forts qui étaient comme les sentinelles avancées de la frontière romaine, il emmenait dans l'intérieur de l'Empire des barbares qu'il dispersait, pour devenir, s'il était possible, des citoyens et des soldats, pour y prendre, non la corruption, mais la civilisation romaine et ce qu'on eût aimé appeler le patriotisme romain. Seize mille Germains reçus comme otages devinrent soldats ; mais, au lieu de former un corps séparé, ils furent distribués par cinquante ou soixante dans des provinces et dans des corps différents : Il faut, disait Probus, que, dans notre armée, l'auxiliaire barbare se sente et ne se voie pas. D'autres furent voués à la culture : Les barbares, écrivait ce prince au Sénat, labourent, sèment et combattent pour vous.... Un peu plus tard, cent mille Bastarnes, tribu sarmate, furent établis en Thrace, et devinrent des sujets fidèles. Des Gépides, des Juthunges, des Vandales furent transportés ailleurs ; des Francs furent établis jusque sur les bords du Pont-Euxin. Il est vrai, la fierté germanique ne se pliait pas toujours à ces volontés du vainqueur. Dans Rome même, on vit quatre-vingts prisonniers francs, dont on voulait faire des gladiateurs, se révolter, tuer leurs gardes, rallier à eux tous les bandits, et former une armée contre laquelle il fallut que marchât l'armée romaine[16]. Et, non moins hardis sur mer que ceux-ci l'étaient sur terre, d'autres Francs envoyés sur les bords du Pont-Euxin saisirent quelques navires, et s'aventurèrent sur les flots ; abordant pour piller, se rembarquant pour fuir, ravageant successivement les côtes de Grèce, d'Asie, de Lybie, et même un instant maîtres de Syracuse, ils passèrent enfin le détroit, et par le libre Océan retournèrent dans leur patrie[17]. Mais, en même temps que l'Empire empruntait le secours des barbares, il devait autant que possible user de ses propres ressources. L'état d'abandon des terres romaines était effrayant. On le comprend sans peine après tant de guerres intérieures et tant d'invasions du dehors. Ainsi, de trois provinces voisines les unes des autres, l'une, la Dacie, énergiquement colonisée au temps de Trajan, avait dû être abandonnée ; la Mésie, située plus dans l'intérieur, avait pu (tant elle contenait de terres incultes !) donner place à tout ce qui restait des colons de la Dacie ; plus dans l'intérieur encore, dans la Thrace, Probus avait pu implanter jusqu'à cent mille Sarmates. Que de déserts donc au sein de cet Empire si fier de sa civilisation et de sa culture[18] ! Aussi Probus dans sa sagesse ne se contentait-il pas de demander aux peuples vaincus, souvent meilleurs laboureurs que les Romains, des bras pour cultiver les terres romaines, mais aussi des beaufs pour le labour, des troupeaux pour la nourriture de son peuple, des chevaux pour sa cavalerie, des grains pour les greniers de Rome. A ces barbares qu'on avait eu le bonheur de vaincre, on prenait tout parce qu'on manquait de tout. Aidé de ces ressources, Probus eût voulu relever l'agriculture qu'avec leur gouvernement exclusivement fiscal et militaire ses devanciers avaient tant contribué à affaiblir[19]. Il abrogeait la loi absurde par laquelle Domitien, pour favoriser exclusivement les vignobles d'Italie, avait interdit partout ailleurs la culture de la vigne ; il permettait à la Gaule, à l'Espagne, à la Pannonie, à la Bretagne même, de donner à l'Empire les vins dont la fiscalité romaine l'avait privé jusque-là. Il plantait lui-même la vigne sur les hauteurs du Mont Alma près de sa ville natale de Sirmium et sur celles du Mont d'Or (Mons aureus) dans la Mésie supérieure, deux terroirs célèbres encore aujourd'hui par le vin qu'on y recueille. Il ne croyait pas abaisser ses légions en employant leurs bras à de tels travaux. En même temps que l'Empire romain attaqué de toutes parts avait besoin d'un nombre de soldats qu'il avait peine à trouver, le sol romain appauvri avait besoin aussi de tout ce qu'il pouvait rencontrer de laboureurs et d'ouvriers. Si le même homme n'était soldat et ouvrier à la fois ; si le légionnaire, gardien nécessaire, mais souvent oisif, d'une frontière immense, n'employait pas à la culture ses jours de trêve et ses années de repos ; les bras allaient manquer et l'Empire était perdu. Déjà en Égypte, avant d'être Empereur, Probus, grâce au labeur de ses légions, avait, par des travaux intelligents le long du cours du Nil, accru la somme de blé que Rome retirait de cette contrée ; il avait dégagé quelques-unes des embouchures du fleuve, desséché des marais, construit des ponts, des temples même, des portiques et des basiliques : plusieurs cités montraient longtemps après les travaux des soldats de Probus[20]. Empereur, il ne se fit pas faute, selon l'ancienne discipline, un peu oubliée probablement depuis que les soldats étaient rois, de mettre la pioche entre leurs mains. Les vignobles de Sirmium et ceux du Mont d'Or furent plantés par eux[21] avant d'être remis à des cultivateurs ordinaires. Il avait horreur du désœuvrement pour le soldat : Il ne faut pas, disait-il, qu'il mange son pain gratuitement. Et, voyant la paix se faire partout, les frontières devenir plus sûres, les barbares entrer en rapports amicaux avec Rome, il envisageait l'époque où les légionnaires ne seraient plus que des ouvriers : Bientôt viendra, disait-il, le jour où nous n'aurons plus besoins de soldats[22]. Malheureusement il avait à compter avec des armées orgueilleuses, corrompues, indisciplinées, telles que les avaient façonnées un siècle et demi de domination à peu près absolue et quinze ou seize empereurs faits et défaits par elles (sans parler des tyrans). Ce labeur impérieusement exigé, ce congé définitif annoncé d'une manière menaçante, pouvaient-ils plaire au soldat-roi ? Nous étonnerons-nous que l'armée, même sous Probus, ait eu des caprices ; que, même après tant de Victoires, Probus ait entendu parler de compétiteurs ; que, sous son règne comme sous le règne du fainéant Gallien, il y ait eu des tyrans ? L'histoire de l'un d'eux, Saturninus, nous montre ce qu'étaient ces caprices des armées. Ceux qu'elles faisaient Césars étaient moins leurs héros que leurs victimes. Saturninus était Gaulois de naissance, général éprouvé ; Aurélien lui avait donné le commandement de la frontière orientale. L'Égypte était près de lui sans être de son domaine, et Aurélien lui avait dit : N'entre jamais en Égypte. C'était une tradition de la politique d'Auguste que nul sénateur, nul chef d'armée ne touchât, sans une permission spéciale du prince, cette Égypte qui nourrissait Rome ; cette tradition était plus importante encore à l'heure où l'Égypte, un instant indépendante, venait d'être vaincue. Saturninus s'oublie cependant et vient à Alexandrie (280) ; le peuple de cette cité, toujours turbulent et pour lequel la présence d'un haut dignitaire romain était une nouveauté, crie sur son passage : Saturninus Auguste, que les dieux te gardent ! A ce seul cri, le pauvre Saturninus se sent perdu, s'enfuit d'Égypte, court se cacher en Palestine. Là, il délibère. Quoi qu'il fasse, il a été proclamé Auguste ; l'Empereur ne lui pardonnera pas ; en acceptant la pourpre, il gagnera au moins quelques jours de répit. On lui met un manteau de sa femme, on lui jette sur les épaules un lambeau de pourpre pris à la Vénus la plus proche, ses amis l'entourent et le saluent Auguste. Il pleure cependant : La république va perdre en moi un homme dont elle avait besoin. Je lui ai rendu la Gaule, j'ai repris l'Afrique sur les Maures, j'ai pacifié l'Espagne (sans doute au temps d'Aurélien). Mais à quoi bon ? Cette malheureuse acclamation a tout effacé. On l'encourage : Non, dit-il, vous ne savez pas quel malheur c'est que d'être César ! Du reste il jugeait mal Probus, en le jugeant d'après ses devanciers. Probus au contraire lui écrivait en lui promettant son pardon. Mais l'omnipotence Militaire déjoua cette pensée de clémence. Les soldats de Saturninus ne voulurent pas croire à la réalité du pardon et résistèrent. Les soldats envoyés par Probus ne voulurent pas respecter le pardon promis et Saturninus fut égorgé[23]. Alexandrie avait ainsi jeté un César éphémère aux hasards de la fortune ; Lyon en jeta un autre. Cette grande cité avait été le foyer de l'indépendance dans le midi de la Gaule, comme l'était dans le nord le camp des légions du Rhin. Durement traitée par Aurélien, elle aimait peu les Césars de Rome. Or un jour, quelques amis jouent aux échecs. L'un d'eux, le tribun Proculus, gagne dix parties de suite, ou, comme on disait, est dix fois de suite empereur. Salut, Auguste ! dit un bouffon qui était là. On apporte un lambeau de pourpre, on le met sur ses épaules, et l'on se prosterne devant lui, tout cela en riant. Mais, le moment d'après, on se dit que cette plaisanterie est dangereuse et que la meilleure chance est de la prendre au sérieux. Proculus était né dans les Alpes Maritimes, d'origine franque à ce qu'il prétendait ; noble, disait-on, quoique descendu de brigands et enrichi par les brigandages de ses ancêtres ; assez opulent enfin pour lever dans ses domaines une armée de deux mille esclaves ; malhonnête, débauché, se vantant de ses débauches avec un cynisme honteux ; mais brave et ayant assez de sang barbare dans les veines pour bien battre les barbares ; poussé surtout par une femme aussi brave et plus ambitieuse que lui, et que sa vigueur d'amazone avait fait appeler Sampso[24]. Il régna donc un moment et non sans quelque gloire. Car les Alemans ayant cru pouvoir envahir la Gaule, Proculus, qui n'avait probablement pas de légion sous la main, leur fit la petite guerre à la façon des brigands ses aïeux, et accomplit avec honneur cet office de défenseur de la frontière que les tyrans dans les Gaules accomplissaient d'ordinaire mieux que les Césars. Il attendait qu'un jeune enfant né de son mariage avec l'héroïne Sampso eût seulement cinq ans pour le proclamer Auguste. Mais le temps lui manqua. Attaqué par Probus dans le midi de la Gaule, poussé jusqu'au Rhin, forcé de se jeter entre les bras des Francs ses cousins, les Francs le trahirent, habitués qu'ils étaient à manquer de foi en riant[25] ; il fut une dernière fois vaincu et tué. Ce jour-là encore, il fallut que Lyon et la Gaule renonçassent à l'ambition de faire un César[26]. Mais les légions de la Gaule, les légions du Rhin, elles, n'y renonçaient pas. Avant ou après le débauché Proculus, on ne sait, elles proclamèrent le buveur Bonosus. Celui-ci tenait en quelque chose de chacun des peuples de l'Occident ; sa famille était espagnole, mais originaire de Bretagne, sa mère gauloise. C'était le fils d'un simple rhéteur ou grammairien qui mourut jeune, et la courageuse Gauloise sa mère, au lieu de lui faire enseigner les lettres, qui n'avaient pas enrichi son père, en avait fait tout simplement un soldat. Son mérite particulier était de boire sans fin et de ne jamais s'enivrer. Cet homme-là, disait Aurélien jouant sur deux mots qui se prononçaient à peu près de même, cet homme est né non pour vivre, mais pour boire[27]. Du reste, il employait ce talent à découvrir, au moyen d'une ivresse qu'il ne partageait pas, les secrets de ses convives ; et ce talent, comme je l'ai dit ailleurs, lui avait valu la main d'une fille des rois goths, prisonnière d'Aurélien, qu'Aurélien lui donna afin qu'allié des princes goths, il pût à table découvrir leurs secrets. On ne lui attribue nul autre mérite, ni militaire ni civil, mais, comme tant d'autres, il se fit empereur par peur. S'il ne s'enivrait jamais, il dormait parfois : n'ayant pu garder la ligne du Rhin où il commandait, ni empêcher les Germains de mettre le feu à quelques vaisseaux romains, il craignit la colère du maître, et pour l'éviter, se fit maitre lui-même. Son règne dura quelque temps ; mais enfin, vaincu par Probus dans une rude bataille, il se pendit, et l'on s'écria en le voyant : C'est une cruche et non pas un homme qui est pendu là. Que les lecteurs nous pardonnent ! L'histoire, malgré elle, devient triviale quand il s'agit d'un empire gouverné par des corps de garde. Autre était l'empire que les barbares préparaient au monde ; et la vierge Hunila, du sang royal des Goths, devenue, par l'ordre de son vainqueur, la femme du buveur Bonosus, garda dans son veuvage une dignité que Probus respecta et à laquelle Rome elle-même ne put s'empêcher de rendre hommage[28]. Mais c'était peu pour Probus d'avoir vaincu les tyrans au dedans, les barbares au dehors. Il aurait fallu vaincre sa propre armée et briser par la discipline et le travail cette omnipotence du soldat avec laquelle nulle sécurité n'était possible. Probus, au contraire, devait être vaincu par elle. La paresse et l'orgueil du soldat ne lui pardonnaient pas de lui avoir mis la pioche entre les mains. Auprès de sa ville natale de Sirmium, il avait entrepris un vaste défrichement de marais qui devait rendre au pays la salubrité et la fertilité ; un canal entraînant les eaux aurait à la fois assaini le sol et porté les navires jusqu'à la Save ou au Danube. Plusieurs milliers de soldats y travaillaient (282). Tantôt allant et venant au milieu d'eux, tantôt retiré dans une tour d'où il pouvait voir au loin, Probus surveillait ce labeur, qui ne s'accomplissait qu'en murmurant. Tout à coup, on quitte le travail, on se jette sur lui ; il peut cependant gagner cette tour que, pour la garantir des incendies, il a fait revêtir de fer ; il y est poursuivi, et une fois de plus l'omnipotente oisiveté du soldat a raison d'un des chefs les plus intelligents, les plus actifs, les plus courageux qu'eût possédés l'Empire romain. Le lendemain, comme il arrivait presque toujours, Probus fut pleuré par cette armée qui l'avait tué. On lui éleva à titre de tombeau un tumulus immense au haut duquel étaient écrits sur un marbre ces mots : Ici repose l'empereur Probus, vraiment probe, vainqueur de tous les barbares, vainqueur de tous les tyrans. On aurait dû ajouter : Vaincu par la toute-puissance du soldat. Disons rapidement les événements qui suivirent et après lesquels viendra une époque toute différente. Le César, ou plutôt la dynastie éphémère qui suivit Probus dura deux ans et peut se raconter en deux mots. Auprès du cadavre de Probus assassiné, comme auprès des cendres d'Aurélien, l'armée eut assez le sentiment du bien public pour lui donner un successeur qui n'était pas indigne de lui. Elle revêtit de la pourpre Carus, son ami, sa créature, son préfet du prétoire, Gaulois devenu Romain ou Romain né dans les Gaules, homme de guerre actif, éprouvé, énergique[29]. Mais cette fois le Sénat ne fut pour rien dans l'élection ; tout au plus la ratifia-t-il, de bonne ou de mauvaise grâce, lorsque tardivement elle lui fut apportée à Rome. L'armée rentrait dans la plénitude de sa souveraineté. Les barbares veillaient cependant : si Rome avait des
empereurs-soldats capables de repousser les barbares, elle avait aussi de
fréquents interrègnes qui leur laissaient le temps d'envahir et de piller.
Probus à peine mort, déjà la Gaule est menacée ; différents peuples sarmates
pénètrent en Thrace, en Illyrie, en Italie même (283).
Carus envoie son fils aîné Carinus dans les Gaules ; lui-même combat les
Sarmates, en tue seize mille, en prend vingt mille. Ces victoires sont
célébrées à Rome, sinon par un triomphe, au moins par une grande fête (septembre 283). Il fallait que chaque
empereur en donnât une au peuple romain, heureux par là de changer aussi
souvent de maître. Les historiens, si laconiques quand il s'agit de
l'histoire politique ou militaire, sont prodigues de détails sur ces fêtes.
Il y eut des spectacles d'un genre tout nouveau : le névrobate marcheur qui
semblait marcher sur les vents ; le trichobate qui, poursuivi par un ours sur
les murs, s'échappait à travers une muraille ; des pantomimes, des chœurs, des
orchestres sans fin ; les jeux sarmatiques, qui sont
ce qu'il y a au monde de plus délicieux[30] ; un cyclope,
etc. Mais, l'Orient était agité comme l'Occident, et la guerre que Probus préparait déjà contre les Perses était plus motivée que jamais. L'occasion d'ailleurs était favorable : les Perses étaient en proie à une guerre civile. La Mésopotamie s'ouvre donc sans résistance devant les armées romaines. Les principales cités perses, si souvent assiégées par les Romains, Séleucie et Ctésiphon, sont prises presque sans combat. Carus gagne le surnom de Parthique ou de Persique. Il y gagne même, à ce qu'il semble, la divinité ; car, pour lui comme pour Aurélien, une monnaie frappée de son vivant porte : A notre dieu et seigneur Carus[31]. Cette adulation impie allait, comme à Aurélien, lui porter malheur. Une question s'élève dans l'armée : Ira-t-on plus loin que Ctésiphon ? Jamais armée romaine n'a encore passé cette ville et l'on prétend qu'un arrêt du destin interdit de la passer ; raison de plus pour Carus de vouloir le faire. Il va donc placer son camp un peu en avant de la capitale vaincue, sur les bords du Tigre. Là se passe une singulière tragédie à laquelle la superstition a pu ajouter des détails, comme aussi l'adulation pour un pouvoir nouveau a pu altérer la vérité, et dont il est impossible à seize cents ans de distance de pénétrer le mystère. Pendant que Carus, fatigué, malade, repose dans sa tente, un orage épouvantable éclate (décembre 283 ou janvier 284)[32]. Le jour se transforme en nuit, on ne se reconnaît plus, on ne voit rien qu'à la lueur des éclairs : plusieurs hommes meurent d'effroi. Au milieu de ce désordre, on voit la tente impériale toute en flammes. On crie que l'empereur est mort, et que ses serviteurs, affolés par la douleur, ont mis le feu aux draperies qui l'abritaient. C'est ce qu'écrit au préfet de Rome Junius Calpurnus, secrétaire de l'Empereur : Carus a-t-il été tué par la foudre ? Il en doute. Par la maladie ? Il le croit. Par quelque autre cause ? Il n'en dit rien. Nous n'avions plus, écrit-il, dans le trouble qu'avait causé l'orage, le pouvoir de discerner la vérité[33]. Des deux fils de Carus, rainé, Carinus, était dans les Gaules, l'autre, Numérien, suivait son père. C'était un jeune homme doux, aimé, intelligent, plus littérateur et poète que soldat ; sa santé, sa vue surtout était délicate. On le proclame Auguste, et avec lui probablement son frère absent ; l'armée en deuil s'achemine pour quitter la Perse, plus persuadée que jamais que les aigles romaines ne doivent pas passer Ctésiphon. On marche donc. Le nouveau prince accablé de douleur, les yeux souffrants plus que d'ordinaire par suite des larmes qu'il a versées, ne voyage qu'en litière ; personne ne le voit ; des gardes empêchent de pénétrer jusqu'à lui. Arrius Aper, préfet du prétoire et beau-père du nouvel Auguste, commande l'armée, dirige la marche, donne aux soldats des nouvelles du prince malade, recommande qu'on ne trouble pas son repos. Mais au bout de quelque temps, arrivé sur les fiords du Bosphore, un affreux symptôme révèle un malheur ou un crime ; une odeur nauséabonde se fait sentir autour de la litière, le prince est mort. En quelques mois, deux Augustes, au milieu de leur armée, sans avoir rencontré un seul ennemi, ont péri d'une façon mystérieuse (septembre 284). Les soupçons éclatent ; les chefs de l'armée se réunissent, on dresse un tribunal de gazon en face des aigles, aux portes du camp ; Aper est saisi et amené. Le principal instigateur de ce mouvement ou le principal organe de l'indignation commune, le Dalmate Dioclès, qui se faisait appeler Dioclétien pour avoir un nom plus romain, et qui commandait à cette époque la garde personnelle du prince[34], est proclamé Auguste et chargé de venger la mort de Numérien (17 septembre). Ce qu'était ce Dioclétien, nous le dirons plus tard.
Relevons seulement une circonstance qui prouve la puissance de la
superstition sur les âmes, peu religieuses cependant, des paysans et des
soldats. Dioclès avait été jadis en garnison chez les Tongres (Liège), dans le nord de la Gaule. Là une
druidesse — il y en avait toujours, s'il n'y avait plus de druides ;
Alexandre Sévère et Aurélien avaient jadis appris d'elles leur destinée —,
une druidesse se rencontre dans une auberge avec lui, et, ayant un compte à
régler ensemble, elle le trouve bien parcimonieux : Tu
épargnes trop, Dioclétien, tu es trop avare, lui dit-elle. Quand je serai empereur, je serai libéral. — Ne plaisante pas, Dioclétien, tu seras empereur quand tu
auras tué un sanglier. Là-dessus, l'ambitieux Dalmate se met en
chasse, cherche partout des sangliers, en tue un, deux, trois. Cependant,
Claude, Aurélien, Tacite, Probus, Carus, deviennent empereurs et non pas lui
: J'ai tué bien des sangliers, dit-il, mais la venaison est toujours pour la table d'un autre.
Ce n'est qu'au camp de Numérien qu'il reconnut dans le préfet du prétoire
Aper (sanglier) le gibier dont la
druidesse lui avait parlé. Aussi, lorsqu'après avoir proclamé Dioclétien Auguste, on se demande comment Numérien est mort et sur qui il faut le venger, Dioclétien n'hésite pas. Il tire son épée, et levant les yeux vers le soleil, atteste ce dieu qu'il n'a ni souhaité l'Empire ni trempé en rien dans le meurtre du prince. Puis se tournant vers Aper : Voici l'auteur du meurtre. Sois glorieux, Aper, tu meurs de la main du grand Énée ! et, avec cette citation classique, il lui enfonce son glaive dans le corps. Rentré dans sa tente, il dit à ses amis : J'ai enfin tué le sanglier fatal[35]. Que devenait cependant Carinus ? Ce fils de Carus, mis avec le titre de César en possession de tout l'occident de l'Empire, Rome y comprise, nous est peint sous de tristes couleurs. C'est, nous dit-on, un César du premier siècle, un Commode, un Élagabale, pire que Gallien : livré à d'abominables débauches, donnant les charges publiques aux êtres impurs qui en étaient les complices ; faisant l'un consul, l'autre préfet du prétoire, après avoir mis à mort le titulaire ; chargeant un autre de ces hommes de contrefaire son écriture et de souscrire à sa place les actes publics ; marié successivement à neuf femmes que presque toutes il a renvoyées enceintes ; remplissant le palais de mimes, de pantomimes, de chanteurs, de prostituées ; épuisant par un luxe fabuleux son empire appauvri, ayant des pierres précieuses à sa tunique, à son baudrier, à ses chaussures ; possédé de toutes les manies romaines, jonchant sa chambre de feuilles de rose, sa piscine de fruits et de melons, et, dans ses repas où il réunissait les plus malhonnêtes gens de l'Empire, faisant servir jusqu'à cent livres de gibier à plumes, cent livres de poisson, mille livres de viande. C'est ce que nous raconte Vopiscus, un peu suspect, il faut le dire, d'adulation envers Dioclétien successeur et ennemi de Carinus ; mais c'est ce que nous disent aussi, quoique avec moins de détail, Eutrope et Victor qui écrivaient après la mort de ces deux princes. Carus avait assez vécu pour apprendre au fond de l'Orient ce que faisait son fils à Rome et dans les Gaules : Cet homme-là n'est pas mon fils, s'était-il écrié. Il avait même pensé à ôter la pourpre à Carinus et à mettre à sa place un général déjà illustre, mais étranger à sa famille, celui qui avait triomphé à Vindonissa et que l'histoire connaît sous le nom de Constance Chlore. Au milieu de ses violences et de ses débauches, la nouvelle des révolutions de l'Orient arrive à Carinus. L'élection de Dioclétien faite sans mentionner un partage de l'Empire et sans rappeler le nom de Carinus était une déclaration de guerre. Et cette déclaration de guerre n'était pas la seule. Sabinus Julianus, qui administrait la province de Vénétie, s'était fait ou laissé proclamer empereur. Carinus, auquel, malgré ses vices, ni l'énergie ni la promptitude ne manquaient, écrase d'abord ce dernier ennemi dans les plaines de Vérone ; puis, à travers les Alpes et l'Illyrie, va au devant de Dioclétien qui arrivait de Byzance. On se rencontre près du Danube à Margus entre Viminiacum et le Mont d'or. L'armée de Carinus, plus nombreuse et non moins bien commandée, triomphe ; Dioclétien est vaincu. Mais Carinus, poursuivant les vaincus avec une impétuosité furieuse, est tué, non par l'ennemi, mais par ses propres soldats. Ceux-ci, satisfaits d'avoir remporté une victoire, craignaient sous leur chef affranchi de tout péril une domination plus que jamais effrénée. A cette crainte commune, s'ajoutaient des ressentiments personnels, juste châtiment d'une vie de débauche ; celui qui porta le premier coup, était un tribun dont la femme avait été séduite par Carinus. Grâce à ce meurtre, Dioclétien, ce fils d'un scribe dalmate, ce général vaincu et mis en fuite, devint le maitre universellement reconnu du monde romain (285). Le règne de Dioclétien formera une période toute nouvelle par son caractère et par sa durée ; car (chose inouïe !) il dura vingt ans. Il mérite d'être traité à part. Mais, quant à la période qui vient de s'écouler depuis Gallien, elle n'avait pas été, après tout, la plus défavorisée des annales romaines. Ce réveil ou ce demi-réveil des peuples, qui contenait pour la civilisation un germe de salut, avait quelque peu retrempé les âmes, ramené dans les provinces un souvenir des anciennes luttes pour l'indépendance, et contribué énergiquement à défendre le monde romain, ou pour mieux dire le monde civilisé, contre les barbares. Il semble aussi qu'avec des pensées plus hautes, il y ait eu des mœurs un peu moins souillées, une vie un peu plus saine ; que l'atmosphère même de l'Europe romaine ait été purifiée ! Depuis la mort de Claude, nous n'avons pas entendu parler de ces épidémies qui, depuis Marc-Aurèle et surtout depuis le règne de Dèce, étaient presque permanentes dans l'Empire. Le monde romain n'avait donc pas à se plaindre de la Providence. La part de Dieu dans les affaires humaines (si nous pouvons nous exprimer ainsi), c'est surtout le choix des hommes qu'il donne au monde pour l'éclairer ou le conduire. Comme Dieu, tout en intervenant dansa vie des nations, ne cesse jamais de respecter le libre arbitre de ses créatures, il est permis de croire qu'un de ses moyens d'action les plus efficaces, ce sont les qualités naturelles de génie ou de cœur qu'il donne à certains hommes appelés à jouer un plus grand rôle dans les affaires de ce monde. A cet égard, la Providence, depuis un quart de siècle, n'avait pas été avare envers le monde romain. Sans parler de ceux qu'on appelle tyrans et qui valaient au moins autant que les vrais Césars, d'un Postume, d'un Odénath, d'une Victorina, d'une Zénobie, on avait vu, à l'époque où le César de Rome avait été décidément le seul, Rome recevoir des mains de ses soldats ou plutôt de la main de Dieu les Césars qu'elle eût pu souhaiter. Mettons à part le paganisme qu'elle ne songeait guère à leur reprocher, quels autres souverains eût-elle demandés qu'un Claude, courageux soldat ; qu'un Aurélien, comparable aux plus hauts génies militaires ; qu'un Tacite, homme de paix envoyé à son tour pour tenter une résurrection de la Rome civile et faire dominer les lois sur la force ; qu'un Probus aussi énergique qu'Aurélien, aussi modéré que Tacite : fallait-il d'autres hommes pour relever un Empire ? Les soldats, quand ils choisissaient, ne choisissaient pas toujours mal, éclairés qu'ils étaient par le sentiment du péril commun et par le repentir du crime de la veille. Mais qu'importe, puisqu'ils ne respectaient point leur propre choix ; puisqu'ils brisaient le lendemain celui en qui la veille ils avaient reconnu un élu de la Providence ; puisque le règne nouveau, quel que fût le mérite personnel du prince, était toujours maintenu dans l'impuissance de bien faire par la certitude de son peu de durée ; puisque le glaive d'un légionnaire turbulent était toujours comme l'épée de Damoclès suspendu sur la tête de l'Empereur et de l'Empire ; puisque le vrai souverain, c'était le poignard, et l'unique charte constitutionnelle l'omnipotence des assassins ? Dans l'ordre temporel d'alors comme dans l'ordre spirituel de tous les temps, les hommes se perdaient parce qu'ils voulaient se perdre. La Providence faisait, si on ose se servir de cette expression, ce qu'elle avait à faire pour les sauver ; ils s'obstinaient à se perdre par leurs passions et par leurs vices. Puisque j'ai parlé de l'assassinat politique, m'est-il permis d'ajouter un mot ? On dit quelquefois, avec une confiance que je voudrais partager, que les assassins politiques manquent toujours leur coup et desservent la cause qu'ils veulent servir. Je voudrais qu'il en dit ainsi ; et il en est ainsi quand les peuples sont honnêtes, quand par suite l'indignation surpasse la peur. Mais il en est autrement, lorsque le sens moral chez les peuples est affaibli, et que le parti des assassins paraît plus à craindre qu'à détester. Pour parler de notre siècle, on ne peut dire que Louvel ait manqué son coup, car dix ans après la dynastie était tombée ; ni Alibaud et ses imitateurs, car Louis-Philippe a fini dans l'exil ; ni Milano, car, bien peu de mois après, il n'y avait plus de roi de Naples ; ni Orsini, ni les assassins de Rossi, car peu après la révolution se faisait en Italie. Et ces hommes ont été tellement utiles à leur parti, il a eu un tel intérêt à faire redouter des actes semblables dans l'avenir, qu'il ne refuse à ces scélérats ni les apologies ni les apothéoses. C'est une honte, non pas seulement pour la vieille Rome, non pas seulement pour l'Europe moderne, mais bien plutôt pour l'humanité tout entière, que le crime, abhorré moins qu'il n'est redouté, devienne si souvent une puissance. |
[1] Probi epistola ad
Capitonem prœf. prœt. apud Vopiscus in Probo,
10.
[2] M. Aurelius Probus, né le 19 août 232, à Sirmium, tribun des soldats sous Valérien. — Sa guerre en Égypte, 272. — Commande l'armée d'Orient en 276. — Élu empereur par son armée après la mort de Tacite. — Défait Florianus près de Tarse, mai ou juin 276. — Son élection approuvée par le Sénat en juillet ou août. — Consul en 277, 278, 279, 281, 282. — Surnommé Gothique (GVTTHICO. Inscript., Orelli, 1838). — Tué par ses soldats près de Sirmium, en août (novembre ?) 282. Sa vie dans Vopiscus.
[3] Epist. Probi apud Vopiscus, in Probo, 11.
[4] Vopiscus, 13.
[5] Zosime, I, 83, 64.
Vopiscus, 10. Sur les Burgondes, leur origine et leur nom, V. Ammien Marcellin, XXVIII, 5 ; Orose, VII, 32.
[6] Parmi lesquels un Semno, roi des Logions (peuplade franque ?) et son fils ; un Igillo, autre roi ou chef franc. Zosime, 1, 67, 68. Sur le reste, V. Vopiscus, 13 et 14.
[7] Pro
barbarie habentur et, cum in medio Romani nominis solo regio eorum sit, novo
genere custodiaram, quasi limes includitur. Trebellius
Pollio, in XXX tyran., 25.
[8] V. Pollio, loc. cit. Vopiscus, in Probo, 16, 17. Zosime, I, 69, 70. Hieronym., Epist. 88 ad Theophil. episcop . Le Lydius de Zosime est le même que Vopiscus appelle Palfurius.
[9] Voyez Ératosthène apud Strabon, XVII. Il en fait des sujets des Éthiopiens. — Théocrite, VII, v. 118. — Solin, 38. Pomponius Mela, I, 4, 34 ; VIII, 63. Le nom de Blemyes parait être dérivé de Bilmah, dans le pays de Tibbou, sud et sud-est du Fezzan, au sud de la ville antique d'Augilæ. Cette étymologie, qui justifierait l'indication géographique de Pline, est adoptée par M. Vivien de Saint-Martin, dans son livre : Le Nord de l'Afrique dans l'antiquité grecque et romaine. — Paris, 1863.
[10] Vix homines magisque semiferi. Voyez Pline et Mela, d'après le roi numide Juba.
[11] Voyez Vopiscus in Aureliano, 31, in Firmo, 3, in Probo, 17, 19, 20. — Mémoire de M. Letronne (Académie des Inscript., t. IX), relatif aux Blemyes, à l'occasion d'une inscription grecque, commémorative d'une victoire remportée sur eux par Silco, roi des Nubiens (au sixième siècle ?).
[12] Vararanes II ou Berhàm ; règne de 276 ou 279 à 293.
[13] Synesius (De regno) attribue cette anecdote à Carus ; mais les événements de son règne ne s'y prêtent guère et les modernes s'accordent pour mettre ici le nom de Probus.
[14] Vopiscus, 17, 20.
[15] Dès le temps de Valérien, nous voyons dans une même armée romaine quatre chefs, dont les noms sont évidemment gothiques on tudesques : Hart-round, Hald-gast, Hild-mund, Carlowisk. Epist. Valeriani apud Vopiscus, in Aurelian., II.
[16] Zosime, I, 71.
[17] Eumène, Panégyrique Constantin, 18.
[18] Aurélien rend les décurions responsables de l'impôt pour les terres qui ont été abandonnées ou dont l'on n'a pu trouver les possesseurs. Cod. Just., 1, de omni agro deserto (XI, 58).
[19] En des temps antérieurs, nous trouvons la trace de ce procédé fiscal, qui consistait, en face de plusieurs contribuables, à n'en poursuivre qu'un seul et à exiger de lui la totalité de l'impôt, pour la plus prompte expédition des affaires, sauf à lui à se pourvoir ultérieurement contre les autres, afin d'être remboursé par eux. Paul., 5, pr. Dig. de censibus (4, 15). On conçoit combien un tel procédé était ruineux pour l'agriculture.
[20] Vopiscus, 9.
[21] Victor in Cæsaribus ; Victor, Épitomé ; Eutrope ; Vopiscus, 18.
[22] Brevi milites frustra fore. Victor in Cæsar. — Victor, Épitomé. —Vopiscus, 20.
[23] S. Julius Saturninus, gaulois d'origine, maure selon d'autres. Voyez Vopiscus, in Saturnino, Zonaras, Zosime, I, 66. Il ne faut pas le confondre avec un P. Sempronius Saturninus, qui fut aussi tyran au temps de Gallien.
[24] Son vrai nom était Viturgia. Vopiscus in Proculo.
[25] Quibus
familiare ridendo fidem frangere. Vopiscus in Proculo.
[26] T. Ælius Proculus, né à Albenga sur la côte de Gène. Vopiscus in Proculo.
[27] Non ut vivat natus est, sed ut bibat. Vopiscus in Proculo.
[28] Sur Q. Bonosus ou Bonosius, V. Vopiscus, in Bonoso ; sur Hunila, ibid.
[29] M. Aurelius Carus (ou Karns), né à Narbonne (selon le plus grand nombre des écrivains ; d'autres le font illyrien, milanais ou carthaginois d'origine). — Proconsul de Cilicie. — Préfet du prétoire sous Probus. — Fait Auguste après la mort de Probus, en août 283. — Tué par la fondre ou par des assassins, en décembre 283 ou janvier 284.
Ses fils : 1° M. Aurelius Carinus, fait César sous son père, prince de la jeunesse et plus tard Auguste ; règne dans l'Occident ; combattant contre Dioclétien, est tué en 285...
Sa femme : Magnia Urbica (Inscription de Thamugas, Renier, 1512).
2° M. Aurelius (Numerius ?) Numerianus, César du vivant de son père, et plus tard Auguste. — Tué par son beau-père Arrius Aper, préfet du prétoire, en septembre 281. V. les inscriptions. Orelli, 1043, 1044, 1045, 5057. Henzen, 5556-5559.
Seul historien spécial : Vopiscus in Caro ; Numeriano et Carino.
[30] Ludum Sarmaticum quo nihit dalcius est. Vopiscus in Carino, 19.
[31] DEO ET DOMINO CARO AVGVSTO, et au revers : FELICITATI PVBLICAE.
[32] Il y a au Code Justinien un rescrit (5. Quando promeare non est necesse, VII, 64), portant le nom des trois princes, antérieur, par conséquent, à la mort de Carus, et daté du 8 des kalendes de janvier (25 décembre 283), et un autre (3. De revocandis donationib., VIII, (6), portant les seuls noms de Carinus et de Numérien, et daté du 2 des Ides de janvier (12 janvier 284).
[33] Vopiscus, in Caro, 8.
[34] Domesticos
tunc regentem.
[35] Æneœ magni dextra cadis. Virgile, Æneid., X, 831, cité par Vopiscus, in Numerian., 13-15.