LES CÉSARS DU TROISIÈME SIÈCLE

TOME TROISIÈME

LIVRE VII. — L'ÉPOQUE DITE DES TRENTE TYRANS - 260-275

CHAPITRE PREMIER. — DÉCHIREMENTS DE L'EMPIRE SOUS GALLIEN - 260-272.

 

 

Il y avait eu déjà en ce siècle (et nous les avons signalées), chez le peuple de Rome ou chez le peuple des provinces, quelques velléités de résistance et de liberté. Sous Commode, une émeute populaire, chose bien rare dans les annales de la Rome impériale, avait renversé son ministre Cléandre. Contre le Goth Maximin, l'Afrique avait proclamé les deux Gordiens, Rome et l'Italie les avaient soutenus ; Rome et l'Italie avaient été victorieuses. Mais la suprématie des soldats reprenait bientôt son cours ; et bientôt, s'il y avait émeute, ce n'était plus qu'émeute militaire ; s'il y avait lutte, ce n'était plus que celle d'une légion contre une autre ; s'il y avait empereurs élus ou empereurs détrônés, ils n'étaient élus ou détrônés que par les soldats.

Mais, après la captivité de Valérien, il sembla que la liberté romaine ou plutôt la liberté provinciale, irritée de tant de malheurs et de tant de hontes, se réveillât enfin et fût prèle à briser le régime qui lui avait valu tous ces maux. Il y eut un moment où l'impérieuse nécessité de la défense, où l'inaction, soit volontaire, soit forcée, du pouvoir romain, amena tous, peuple et soldats, à pourvoir librement à leur salut ; où l'on sembla avoir conscience de ce qu'avait de désastreux cette unité romaine qui opprimait au dedans et ne défendait pas au dehors ; où la monarchie d'Auguste fut sur le point, pour le bonheur du monde, de s'en aller par morceaux. Il y eut quelques années d'une crise douloureuse, mais pendant lesquelles on put espérer que de l'anarchie, fille du despotisme, allait naître la liberté ; de la suprématie des légions, l'indépendance des peuples ; de l'irruption des barbares, le réveil des nations ; de la captivité d'un César, la fin de la puissance césarienne ; de la dissolution de l'empire romain, la naissance anticipée des peuples modernes.

Jusqu'ici l'armée, c'est-à-dire l'armée prétorienne, faisait un empereur. Mais cette fois, chaque armée se fit son empereur ; et comme les armées s'identifiaient à peu près à la province qu'elles habitaient, on peut dire que chaque province se fit son empereur ; l'impuissante centralisation romaine ne lui donnant plus de chef ni de défenseur, elle se fit un chef et se défendit. Si ce mouvement avait duré ; si cette unité romaine qui avait été nécessaire dans l'ordre des desseins de Dieu, mais qui maintenant pesait si lourdement et si inutilement sur les peuples, eût pu être définitivement brisée ; de cette crise comme de celle du cinquième siècle, mais par un enfantement plus précoce, seraient sorties les nations européennes, libres, distinctes, vivant chacune de sa vie, et n'ayant plus qu'à accepter le Christianisme, qu'elles eussent, bien moins que Rome, tardé à accepter.

Un lien cependant serait toujours resté entre ces peuples. Rome eût toujours été, non la capitale de leur empire, mais la cité mère de leur civilisation. Tout en se séparant de Rome, ils prétendaient demeurer Romains ; ils revêtaient leur chef de la pourpre, ils l'appelaient César et Auguste ; et, autant qu'on pouvait le faire sous la tente qui lui servait le plus habituellement de palais, ils l'entouraient de toute la pompe du mont Palatin. Ils n'abjuraient pas leur nom de Romain, d'autant qu'ils n'en connaissaient plus d'autre ; ils n'abdiquaient pas cette patrie que la conquête leur avait imposée ; leur patrie originaire était depuis trop longtemps sortie de leur mémoire. Le nom de Rome Our eux voulait dire civilisation ; entre le Romain et le barbare, ils ne connaissaient pas de milieu. Ils eussent ainsi fait ce qu'un peu plus tard les Empereurs eux-mêmes essayèrent de faire : un empire romain divisé en plusieurs rameaux ; un par la civilisation et par les souvenirs ; divers par l'indépendance réciproque des nations sous les chefs divers qui veillaient à leur défense. Ils se séparaient sans se haïr, uniquement pour anéantir le tyran commun, le César de Rome, et pour mieux combattre l'ennemi commun, les barbares.

Il ne faut donc pas trop dédaigner cette période, pleine de souffrances et de désastres, mais où se manifeste du moins un effort de la liberté humaine, où une énergie inattendue se fait voir chez des peuples jusque-là si profondément abaissés. Ces empereurs d'une seule province et d'un seul jour, qu'on appelle les trente tyrans (quoiqu'ils n'aient été ni trente ni tyrans), ne furent pas en général des êtres méprisables, et en moyenne valurent probablement mieux que les empereurs reconnus à Rome. La plupart étaient de courageux soldats, des paysans daces ou pannoniens, devenus après une carrière laborieuse chefs d'armée, à qui la pourpre était quelquefois imposée de force, ou qui la recevaient par dévouement, rarement par ambition ; car une prompte mort en était le bénéfice le plus probable. Ils avaient lutté bravement contre l'ennemi du dehors ; ils n'acceptaient avec le titre de César que le droit de continuer cette lutte, et de la continuer avec plus d'indépendance jusqu'au jour vraisemblablement prochain où la fortune des révolutions mettrait fin à leur règne et à leur vie. Ce qui les soutenait, ce qui combattait autour d'eux, c'était un sentiment d'indignation contre cette unité impériale si absorbante et si peu protectrice, qui épuisait la vie des peuples et n'avait en elle aucune vie, qui tuait et ne vivait pas.

Malheureusement, c'est une histoire que nous ne faisons qu'entrevoir. Non-seulement l'unité romaine, triomphante à l'issue de la lutte, a dû effacer, autant qu'elle a pu, le souvenir des vaincus, et leur a infligé, comme le fait presque toujours l'histoire contemporaine, sinon la calomnie, au moins l'oubli. Mais en outre, la décadence rapide du génie littéraire faisait que désormais aucune histoire un peu grandiose ne pouvait être dignement racontée. Le premier siècle de l'Empire, encore voisin de la grande époque littéraire de Rome républicaine, avait été, bien que moralement plus bas, intellectuellement plus élevé ; il avait subi un Néron, mais il avait eu un Tacite. Le troisième siècle, pendant lequel la décadence littéraire se continuait toujours, en même temps que le Christianisme infiltrait au monde une vie morale nouvelle, le troisième siècle put avoir des héros, non des écrivains. Un chrétien seul eût été en état de raconter cette crise de la vie de l'Empire : mais, étrangers par devoir aux luttes politiques, les chrétiens avaient autre chose à faire qu'à les raconter : ils pansaient les blessures, ils détournaient leurs regards du combat. Il ne nous est resté que de pauvres abrégés, écrits par un païen sujet de Constantin, dans lesquels nous essayons de deviner l'histoire, mais nous ne la lisons pas. Il raconte en trois ligues la vie de chacun de ces empereurs, dont plusieurs, il est obligé de l'avouer, n'ont pas été sans de grandes vertus ni sans rendre de grands services à la république[1].

Les auxiliaires ordinaires de l'histoire, les monuments, ne viennent ici que bien peu à notre aide. Les monuments de l'architecture et de la sculpture sont rares à cette époque de trouble politique et de décadence artistique. Les monnaies peuvent s'appeler la presse officielle, et les inscriptions, dont une bonne partie a été dictée par de simples citoyens, la presse officieuse de l'empire romain. Et, par aucun temps moins que par un temps de révolution et de trouble, la presse officielle et la presse officieuse n'ont donné des renseignements certains. Elles sont optimistes, elles ne parlent jamais, au milieu des désastres de l'Empire, que de la félicité publique et des triomphes du prince. Beata tempora ! bienheureux siècle s'écrient-elles toujours le lendemain d'une invasion de barbares, ou au milieu d'une épidémie. Le prince a beau être cruel et impudique, il est toujours pieux ; il a beau être battu, il est toujours heureux ; Gallien, qui a perdu toutes ses provinces, n'en est pas moins invaincu ; il est appelé le restaurateur de la Gaule[2] ; après sept ans de désastres et de guerres, il est tué en assiégeant Milan, il n'en a pas moins été le restaurateur de la paix. Ces monarques d'un jour ont tous l'éternité pour devise. Lisez le Moniteur du huit thermidor, et vous verrez comme le matin de ce jour-là, Robespierre était respecté, aimé, pieux, clément, inébranlable.

Cependant, au premier moment, après le désastre de Valérien, Gallien son fils semble avoir été partout reconnu comme seul empereur. Ce n'est pas que le principe de l'hérédité monarchique eût pour les Romains quelque valeur. Mais Gallien était depuis sept années associé à l'Empire avec le titre, non-seulement de César, mais d'Auguste ; il était l'égal de son père ; il avait plus de quarante ans ; il avait commandé les armées ; la nouvelle du désastre paternel le trouvait dans le nord des Gaules, occupé, sinon à défendre les armes à la main, du moins à garder la frontière du Rhin contre les Francs et les Allemands. Cette association par avance à l'Empire était pour les princes un moyen détourné et rarement efficace d'arriver à l'hérédité du pouvoir. Il réussit pour Gallien ; était-ce pour le bien de l'Empire ? On va le voir.

Gallien n'était pas sans quelque mérite[3] : il était artiste, lettré, poète, rhéteur ; Néron l'avait été aussi ; mais les vers de Néron étaient lourds et plat, et étaient souvent faits par d'autres que par lui. Ceux de Gallien et ses harangues demeurèrent longtemps célèbres, et, au mariage de ses deux neveux, l'épithalame qu'il leur chanta l'emporta sur celui de cent autres poètes latins ou grecs. Il eut quelques traits d'esprit, ce que Néron n'eut jamais. On s'amusa un jour d'une saillie qui lui échappa à l'amphithéâtre, où un taureau énorme avait été amené sur l'arène : un chasseur l'ayant ajusté avec son arc et l'ayant manqué dix fois de suite, Gallien décerna une couronne au chasseur. Comment donc ? murmura le peuple. — Oui, répondit Gallien, pour manquer ainsi dix fois de suite le taureau, il faut être bien adroit. Ce qui le séparait davantage encore de Néron, il eut à la fois de l'esprit et de la clémence. Un orfèvre avait vendu à sa femme de fausses perles. L'homme est saisi, mené sur l'arène pour être dévoré par les lions ; la porte de la cage s'ouvre, il en sort au lieu d'un lion, un chapon. Il m'a trompé, dit Gallien au peuple, je l'ai trompé à mon tour. Et il le renvoya sans autre châtiment que la peur.

Différent encore de Néron sous un autre rapport, Gallien fut soldat, ou au moins par moments il sut l'être. Quand la colère le poussa, il eut des heures d'activité, d'énergie, de courage. Il donna plus d'une bataille et remporta plus d'une victoire. Il ne fut pas sans doute tout ce qu'il aurait fallu être dans un empire aussi vaste, attaqué de tant de côtés, et où le prince, craignant toujours des rivaux, prétendait être le seul général de son empire : mais quel César ou quel Charlemagne eût suffi à une pareille tâche ?

Il y a même quelque chose de plus en faveur de Gallien, et, quelque chose qui le sépare bien davantage encore de Néron. Au premier jour de son règne, il suspendit la persécution contre les chrétiens, que, dans les fers de Sapor, Valérien expiait à cette heure. Gallien fut-il frappé par ce jugement de la Providence et voulut-il éviter d'encourir un semblable arrêt ? Ou bien un sentiment d'équité purement humaine le détermina-t-il à respecter la vie d'hommes irréprochables, et à ne plus prétendre venger sur eux des dieux auxquels on ne croyait même pas ? Ou enfin un calcul de pur bon sens lui fit-il comprendre qu'un Empire si menacé et qui avait besoin de' toutes ses forces contre l'ennemi du dehors, ne devait pas égorger ses propres enfants ? Quel que fût le motif, l'acte était méritoire chez un Empereur, et il semble avoir été complet. Voici ce qu'après cet édit le fils de Valérien écrivait à des évêques pour protéger les lieux de sépulture des chrétiens qui étaient en même temps des lieux de prière : L'empereur César Licinius Gallienus, pieux, heureux, Auguste, à Denys, Pinna, Demetrius, et aux autres évêques :Nous voulons que le bienfait accordé par nous se répande sur tout l'univers, et que tous respectent les lieux religieux. Vous pouvez donc agir selon les termes de notre rescrit sans que personne ait le droit de vous nuire. Ce qu'il vous est permis de faire a été depuis longtemps déterminé par moi. Aurelius Cyrenius, intendant du trésor suprême, se conformera à la teneur de notre rescrit. Et, en même temps, par d'autres lettres, non-seulement la sentence était maintenue, mais les lieux de sépulture envahis par la violence étaient restitués aux évêques chrétiens[4].

Chez cet empereur, que les abréviateurs païens mettent au plus bas rang parmi les Césars, tout n'était donc pas, à en juger par les faits même que ces écrivains révèlent, dépravation, paresse, incapacité. Gallien n'était ni un Néron, ni un Claude, ni un Élagabale. Mais c'était un César. Il avait déjà pendant sept années, dans son association avec son père, bu à la coupe de la toute puissance impériale ; il avait respiré l'air du mont Palatin. C'était un César, et c'était un homme de son siècle, je dirais presque un homme de notre siècle.

Pour un païen de ce temps-là, qu'était-ce que le devoir, la vertu, l'honneur ? Je ne dirai pas un néant, mais je dirai quelque chose de bien vague. La croyance religieuse ou le peu qu'il y avait eu de foi et de sentiment religieux dans le paganisme était bien affaibli par le discrédit du paganisme lui-même. La croyance philosophique ou une croyance philosophique un peu arrêtée était le partage d'un bien petit nombre d'esprits, et, même chez les plus éminents, tels que Sénèque et Épictète, nés en un siècle moins avancé que celui dont nous parlons, on a déjà pu voir ailleurs[5] combien la doctrine philosophique prêtait un faible appui à la notion du devoir. Le sentiment patriotique, bien illogique lorsque la pensée religieuse ne le soutient pas, était de plus nécessairement effacé chez des peuples qui, à vrai dire, n'avaient plus de patrie. Le sentiment d'honneur personnel qui chez nous fausse l'idée du devoir presque aussi souvent qu'il la sert, 't'était pas même chez les anciens ce qu'il est chez nous ; il était remplacé par l'amour de la gloire, viande bien creuse et dont le plus grand nombre se passe sans trop de peine. Pourquoi donc alors, en l'absence de toute notion ou de tout sentiment quelque peu élevé, pourquoi se donner tant de fatigue ? Pourquoi vivre si ce n'est pour jouir ? Pourquoi être César, si ce n'est pour s'accorder les petites satisfactions sensuelles, ou, (dans la langue française d'aujourd'hui) le comfort qui devient le seul bénéfice et le seul but raisonnable de la vie ? Pourquoi ne pas avoir, si on y trouve son plaisir, une chambre à coucher garnie de feuilles de roses, des châteaux forts bâtis avec des fruits entassés[6], des melons et des figues en hiver, du vin doux toute l'année, une vaisselle d'or garnie de pierreries, des nappes de table tissues d'or, une tunique dorée, des pierres précieuses sur sa chaussure et de la poudre d'or sur ses cheveux[7] ? On a des festins où, couchés sur les lits du triclinium, contrairement aux bienséances romaines, hommes et femmes, le prince et ses concubines[8], boivent dans des coupes d'or des vins exquis, mais jamais deux fois le même vin. On a près de sa table la seconde table, celle des bouffons et des mimes. On n'a, il est vrai, ni l'absinthe ni la fumée du cigare ; mais on a bien mieux, on a ce que ne connaissent pas les modernes : le bain antique avec ses raffinements infinis ; le bain quotidien et plus que quotidien (poison de l'âme et du corps, mais peu importe). On se baigne chaque jour, six ou sept fois en été, deux ou trois fois en hiver. On va chercher le bain au loin ; on va le chercher par exemple dans la villa licinienne du mont Esquilin, villa héréditaire qu'on a embellie, où brille cette profusion de marbre et de porphyre, qui., dans l'Italie antique et même dans l'Italie moderne, constitue un beau jardin. On y va solennellement, emmenant avec soi toute la hiérarchie impériale, préfets, officiers du palais, conseillers du prince, tous admis ce jour-là à la table et même à la piscine impériale, et l'on se dit : Amusons-nous pendant qu'on perd l'empire du monde[9]. Pourquoi se refuser rien de tout cela, lorsque, comme aujourd'hui, on ne reconnaît guère de loi divine et qu'on est soi-même la loi humaine ?

On en viendra toujours là, dès qu'on cessera d'avoir une morale positive, c'est-à-dire une morale appuyée sur une croyance religieuse. Il n'y a que Dieu qui ait pu donner une loi à l'humanité ; les lois qu'elle se fait elle-même, comment ne les mépriserait-elle pas ? On en viendra là quand on voudra n'avoir qu'une morale indépendante, c'est-à-dire une morale vague, flottante, et que chacun se fait à son gré. L'intérêt terrestre ne remplacera pas le devoir. Il est vrai, l'intérêt terrestre d'un homme peut être d'éviter les fautes que les tribunaux punissent — et encore, en combien de lieux et en combien de circonstances, les tribunaux ne sont-ils pas désarmés ? — L'intérêt terrestre d'un homme peut être aussi d'éviter les excès qui ruinent son corps et son patrimoine ; mais cet intérêt est-il de ceux auxquels on fait toujours attention ? L'intérêt terrestre d'un homme peut être enfin, je veux bien le concéder, de ne pas donner de lui-même une trop mauvaise opinion ; mais encore faut-il pour cela qu'il y ait dans l'opinion dominante l'idée d'une loi morale ; et la morale que nous appliquons aux autres, quoique plus sévère, ne doit-elle pas finir par se proportionner à la morale que nous appliquons à nous-mêmes ? Et de plus, rien de tout cela ne mène à éviter les fautes, (et elles sont innombrables) dont l'intérêt terrestre n'est pas blessé. Rien de tout cela ne mène au dévouement, au labeur, à la fatigue, à l'offrande de soi-même, au sacrifice. Rien de tout cela n'est assez fort, (revenons-en à Gallien,) pour lui faire quitter ses thermes et ses cabarets de Rome, et lui faire passer, non pas un jour, mais presque toute sa vie, comme l'avait fait Marc-Aurèle, dans les plaines de la Moravie à combattre ou à surveiller les barbares. S'il avait seulement cru sérieusement à son Jupiter !

Tel était l'homme, ni plus ni moins mauvais que son siècle, qui devenait seul chef de l'Empire par la captivité de Valérien. Le désastre paternel ne lui fit pas autrement de peine ; c'était du pouvoir de plus et c'était un censeur de moins. Gallien était un homme sans préjugés : Xénophon apprenant la mort de son fils, disait : Je savais que je l'avais engendré mortel ; Gallien apprenant le malheur de son père crut devoir dire aussi : Je savais que mon père était mortel, et il ne manqua pas de se trouver des courtisans pour admirer sa fermeté philosophique[10].

 Les sujets de l'Empire étaient, eux, moins philosophes que leur souverain. Ils ne pleuraient peut-être pas Valérien, mais ils se pleuraient eux-mêmes. Cette victoire sur les armées romaines, si complète et si honteuse pour Rome, ouvrait à Sapor la frontière orientale de l'Empire. Les Francs et les Alemans étaient sur le Rhin, à peine contenus et toujours prêts à envahir. Les Francs étaient aussi sur l'Océan, prêts à se laisser conduire par leurs vaisseaux sur telles côtes romaines où les vents les pousseraient. Les Goths étaient sur le Danube ou non loin du Danube, et ils savaient le chemin de la Thrace et de la Grèce ; c'est là que Dèce était mort en les combattant. L'armée romaine sans doute avait des généraux et des généraux doués de courage et d'habileté, tels que Valérien avait su et voulu les choisir. Mais il y avait un grand et éternel obstacle à l'activité des généraux et au succès des armées : l'Empereur. Un général vainqueur était pour lui un rival ; triompher c'était se rendre suspect. On ne guerroyait pas, ou l'on guerroyait avec moins d'ardeur, par crainte, non des barbares, mais du prince. Et Gallien, à cet égard moins patriote que son père, donnait une preuve de la défiance politique que lui inspiraient les gens de guerre ; dans ce moment où il eût fallu encourager la milice de toutes les façons, il interdisait la milice aux sénateurs. Être à la fois un soldat et un homme quelque peu important dans la vie publique, c'était trop pour ne pas donner des inquiétudes au prince[11].

Que pouvaient donc faire ces provinces et es légions menacées par les barbares, délaissées ou découragées par les empereurs, que pouvaient-elles faire sinon ce qu'elles firent : jeter tout de suite leurs généraux dans l'abîme pour qu'ils ne fussent pas tenus en échec par la peur d'y tomber ; les brouiller une fois pour toutes avec le prince, afin que la crainte de déplaire au prince ne les gênât pas ; les faire empereurs pour leur propre compte, afin qu'ils fussent de meilleurs soldats et n'eussent plus à compter avec l'Empereur ? On employa la séduction et les menaces, on leur mit bon gré mal gré la pourpre sur les épaules, et c'est ainsi que tous les généraux de Valérien, la plupart soldats actifs et énergiques, furent amenés plus ou moins volontairement à se mettre en rébellion contre l'Empereur, afin de pouvoir mieux défendre l'Empire.

Le mouvement commence dans ces provinces du Danube, qui étaient les provinces militaires de l'empire romain, qui lui donnaient tant de soldats, et par suite lui avaient donné tant d'empereurs. Avant même que Gallien ne fût revenu de la Gaule, les nouvelles des désastres de la Perse avaient provoqué une puissante attaque de barbares. Sarmates sur les confins de la Hongrie actuelle, Alemans vers le haut Danube, Goths vers l'embouchure de ce fleuve avaient franchi leur limite et épouvanté l'Italie. Rome même, Rome, cette fainéante, déshabituée de l'épée, s'était armée ; le Sénat, en l'absence de l'Empereur, avait mis sous les armes les cohortes urbaines, il avait (chose inouïe) levé des soldats parmi les habitants de la cité[12] — ne serait-ce pas pour punir le Sénat de ce jour d'enthousiasme militaire que Gallien lui interdit la milice ? — Régillianus qui commandait en Illyrie avait le même jour livré trois combats et remporté trois victoires (près de Scupi dans la Dardanie, aujourd'hui Uscup). Ingénuus lui aussi, commandant des deux Pannonies, avait soutenu heureusement l'attaque des barbares. Ces victoires étaient trop compromettantes ; Ingenuus, dit l'histoire, était trop brave, trop nécessaire à la République, surtout trop aimé des soldats, pour ne pas craindre d'être suspect aux empereurs ; et ces provinces à leur tour étaient trop menacées pour ne pas vouloir garder son appui. Les légions de Mésie et celles de Pannonie proclamèrent Ingenuus empereur[13].

A cette nouvelle, Gallien bondit. Il avait certains élans de colère dans lesquels son âme savait trouver de l'énergie et son esprit de la promptitude. Sans que nous sachions les dates ni les détails, nous le trouvons à Mursia ( Eszek ?) sur la Drave près du Danube, vainqueur d'Ingenuus qui périt dans le combat ou peu après, de la main d'autrui ou de la sienne propre. Mais restait à punir les malheureuses provinces d'avoir préféré le chef qui les défendait au prince qui les délaissait. La colère de Gallien qui avait su vaincre, ne savait pas épargner. Citoyens et soldats périrent également. Dans certaines villes il ne resta plus que des femmes. Tu ne me satisferas pas, écrivait Gallien à un de ses officiers, si tu ne fais périr que les gens armés... Donne la mort à tout être masculin ; donne la mort à tout ce qui a conspiré, à tout ce qui a parlé contre moi, contre le fils de Valérien, contre le fils et le frère de tant de princes. Ingénuus s'est donc fait empereur ! Tue, brise, déchire. Tu peux comprendre ce que j'éprouve. C'est bien ma colère qui te parle, puisque c'est ma main qui t'écrit[14].

Mais Gallien n'était pas au bout de sa colère, et même les massacres qu'il ordonnait allaient faire revivre la révolte. Dans cette contrée où il a vaincu, des soldats, réunis en un festin, se mettent, nous dit-on, à plaisanter sur le nom de leur chef Regillianus : Il peut être notre roi, il peut nous régir. Un dieu lui a donné le nom de roi. Et le lendemain, lorsque ce général paraît devant le front des troupes, il est salué César. Regillianus était dace d'origine, descendant, disait-on, de ce Décébale roi des Daces, qui avait vaincu Domitien et que Trajan avait eu peine à vaincre. Nous venons de dire sa victoire de Scupi ; à ce moment-là un autre général romain, qui lui-même fut empereur, lui avait écrit : Tu mériterais le triomphe, si nous étions comme aux siècles passés. Mais rappelle-toi un certain présage ; sois vainqueur, mais sois-le avec prudence[15]. — Regillianus, à ce qu'il paraît, n'avait pas suivi le conseil, et il faut le compter parmi ces vainqueurs imprudents que l'éclat de leur gloire réduisait à se faire empereurs par mesure de sûreté[16].

Ce n'est pas assez encore. Gallien venait à peine de quitter la Gaule, et la Gaule se révoltait derrière lui. La Gaule avait au milieu d'elle un homme d'une naissance obscure, mais soldat courageux, magistrat plein de fermeté, grand dans toute la conduite de sa vie[17]. En plaçant M. Cassianius Latinius Postumus[18] à côté de son fils Gallien dans les Gaules, Valérien en avait fait une sorte de mentor pour le jeune prince et le chef véritable de l'armée. Il est digne de l'Empire, avait écrit Valérien aux Gaulois ; si un tel homme trompe mon espoir, personne au monde ne mérite désormais qu'on se fie à lui. Cette confiance avait été justifiée ; Postume avait été pour la Gaule un utile et énergique défenseur, et les trophées monétaires que nous avons vu Gallien se décerner en abondance eussent pu, sans doute, être revendiqués par Postume. Aussi, quand, après la captivité de Valérien, le monde romain commença à se briser ; que les reproches d'insouciance et de mollesse qui pesaient sur Gallien, commencèrent à détacher les peuples de l'unité romaine ; ces légions du Rhin qui avaient vu Postume combattre avec elles, ces peuples gaulois dont la nature est de ne pouvoir supporter les princes légers, prodigues et dégénérés de la vertu romaine[19] ne trouvèrent pas que la pourpre pût être plus dignement portée par un autre que par Postume.

Faut-il dire que, si Postume comme soldat avait justifié la confiance de Valérien, d'un autre côté il la trahit indignement ; que, chargé de la garde du jeune Saloninus fils de Gallien, en prenant la pourpre, il le fit périr ? Ou faut-il croire que le meurtre du jeune prince, commandant nominal de la Gaule, fut le premier résultat de la révolte soldatesque ou populaire et précéda le règne de Postume ? Les récits diffèrent ; le meurtre est certain, mais on peut ne pas en accuser l'homme qui, après Sacrovir, Vindex et Sabinus, devait tenir dans les Gaules le drapeau de la liberté.

Quoi qu'il en soit, ce drapeau était levé ; il y avait, comme il y avait eu deux siècles auparavant, un empire des Gaules ; non-seulement un empire des Gaules, mais un empire d'Occident ; car la Bretagne et l'Espagne, satellites habituels de la Gaule qui était le lien commun entre elles et avec Rome, nous apparaîtront entraînées dans son mouvement[20]. Cet empire d'Occident, avec des fortunes diverses, durera quatorze ans et sera même un instant reconnu par les empereurs de Rome. Le nom de Postume, son fondateur, demeurera longtemps en vénération. Non-seulement le romain Trébellius Pollion atteste l'immense amour que lui portaient les nations gauloises, parce qu'ayant repoussé les incursions germaniques, il avait rendu à l'empire romain sa sécurité première[21] ; mais encore, au cinquième siècle, Orose, espagnol et chrétien, historien bien supérieur à Pollion, déclare que Postume a envahi la tyrannie pour le plus grand bien de la chose publique ; car, pendant dix ans, avec un grand courage et une grande sagesse, il a pu expulser les ennemis qui nous dominaient et rendre aux provinces ruinées leur prospérité première[22].

Nous dirons plus tard le peu que nous savons sur les luttes de cet empire gaulois contre les empereurs d'un côté, contre les envahissements germains de l'autre. Quant à sa vie intérieure, elle nous est moins connue encore. Nous n'en savons quelque chose que par ses monnaies. Elles nous sont demeurées en grand nombre, ce qui atteste ou la prospérité au moins relative du pays, ou la stabilité au moins relative du pouvoir. Elles sont de meilleur aloi que les monnaies romaines du même temps[23] ; la probité monétaire était rare chez les Césars de ce siècle. Elles portent bien quelque empreinte de barbarie ou plutôt de précipitation ; certaines inscriptions sont fautives et même barbares au point d'être incompréhensibles. Mais elles témoignent à la fois et du réveil de l'indépendance et de l'attachement à la civilisation romaine. La Gaule, quelquefois les trois Gaules (Lyonnaise, Narbonnaise et Belgique) sont à genoux devant Postume ou Victorinus, restaurateur des Gaules, qui leur tend les mains et qui les relève. Mais, si on se sépare de Rome pour être libre, on se rattache toujours à Rome pour être civilisé ; on ne la hait pas de la haine que lui portent les barbares. On garde les insignes du pouvoir romain ; on a un sénat dont le nom figure sur la monnaie de Postume, tandis que le nom du sénat romain n'est plus inscrit sur les monnaies de Gallien. On écrit sur l'or et sur le bronze les légendes habituelles de la monnaie romaine ; on y représente Rome sur son trône avec ces mots : A Rome éternelle. On ne brise donc pas avec elle ; il y a plus, on la défend ; qui combat-on sur le Rhin, sinon ses ennemis, les barbares ennemis de la paix et de la civilisation romaine ? Le dieu que Postume vénère le plus, celui dont il aime à prendre les attributs et dont il associe la figure à la sienne, c'est Hercule le dompteur des monstres, l'ennemi de la barbarie, le gardien de la paix, le sauveur du peuple. Les monnaies de ce soldat gaulois nous présentent toute la série des travaux d'Hercule ; mais ici, il faut bien le comprendre, l'hydre de Lerne et le sanglier d'Érymanthe, c'est le Chamave ou le Franc, et les exploits du demi-dieu ne sont que les symboles des victoires de l'Empereur. On écrit : A l'Hercule Libyque ou A l'Hercule d'Erymanthe ; mais on écrit aussi, du nom des lieux où Postume a vaincu les barbares : A l'Hercule de Deutz, Deusoniensi ou A l'Hercule de Macusa (Magusano). Voilà ce que les trois déesses monétaires (tres monetæ), l'or, l'argent, et le bronze, nous apprennent de cet empire gaulois, dont la vie de quatorze ans n'a pas été sans grandeur[24]

Mais, pendant que l'Occident se détache ainsi du trône romain, que devient l'Orient ? L'Orient, au premier moment après le désastre de Valérien, s'était montré fidèle et résolu. Ce n'est pas que Sapor n'eût poussé loin sa victoire ; il avait pris de nouveau Antioche, envahi les frontières de l'Asie Mineure, pénétré jusque dans la Cappadoce. Ses dévastations avaient été horribles : s'il faut croire les historiens byzantins, il faisait combler les vallées de cadavres, sur lesquels il aimait à chevaucher d'une montagne à l'autre sans descendre dans la plaine ; il se faisait suivre par des milliers de captifs mourant de faim, qu'une seule fois par jour, on menait comme des bestiaux à l'abreuvoir.

Rome cependant ne pouvait être si aisément vaincue. On le savait, même dans le camp de Sapor, et sa victoire, trop inouïe, faisait peur. Des rois ses vassaux répondaient à ses lettres triomphales par de sages avertissements : Tu n'as pris qu'un vieillard, lui écrivaient-ils, et le monde romain tout entier va s'armer pour le venger[25]. D'autres rois de l'Asie, craignant ou d'être écrasés par sa puissance ou d'être entraînés dans sa chute, ne recevaient point ses lettres et se rattachaient au contraire à la tutelle romaine ou comme moins oppressive ou comme plus assurée de l'avenir. Appuyé par eux, Baliste, préfet du prétoire de Valérien, ralliait les restes de l'armée vaincue, et, par une tentative hardie, au moment où les Perses assiégeaient Pompeïopolis en Cicilie, il s'embarquait dans un port de Syrie et allait par mer délivrer cette ville.

Un autre auxiliaire venait en aide à la fortune romaine. Depuis soixante ans, grâce à Julia Domna, à Mésa, à Sohémias, à Mammée, aux empereurs demi-syriens ou syriens, Caracalla, Élagabale, Alexandre, la race syrienne et les races ses voisines avaient grandi dans l'empire romain. Elles avaient porté la pourpre et elles pouvaient aimer à la défendre. L'arabe Philippe, les Césars éphémères Jotapianus et Uranius avaient montré que même la main d'un bédouin pouvait manier l'épée romaine.

De plus la ville de Tadmor, appelée par les Grecs Palmyre, bâtie par Salomon comme une oasis au milieu du désert[26], voyait depuis longtemps son importance s'accroître. Les sables qui l'entouraient la protégeaient contre les attaques du dehors, comme les flots de l'Océan protègent un peuple insulaire. Entre l'empire de Rome et celui des Parthes, elle avait su garder une demi-indépendance, et elle était comme un terrain neutre par lequel les deux peuples ennemis communiquaient l'un avec l'autre. Et cette sorte de neutralité et cette situation pour ainsi dire insulaire, faisaient d'elle ce que les populations des îles ont été si souvent, une riche commerçante. Elle était le point de jonction des caravanes venant, les unes par Damas du nord de la Syrie, les autres par Pétra de la Méditerranée et de l'Arabie ; et c'est à Palmyre que, dépouillant pour ainsi dire leur caractère romain, elles se mettaient en route pour les villes Parthiques de Vologésia sur l'Euphrate, de Séleucie et de Ctésiphon sur le Tigre. De là les eaux emportaient leurs marchandises sur le golfe Persique, sur l'Océan et dans les Indes. Palmyre, après Alexandrie, était la seconde ville d'entrepôt du commerce entre l'Europe et l'Asie, et nous voyons encore les ruines des vastes caravansérails et des immenses bazars de cette cité perdue au milieu du désert. Depuis un siècle et demi, les conquêtes de Trajan en Asie, le voyage d'Hadrien dont Palmyre a gardé des traces, la politique bienfaisante et paternelle d'Antonin le Pieux, avaient rendu Palmyre plus romaine ; l'avènement en Perse des Sassanides qui donnaient à Rome un rival plus redoutable, à Palmyre un voisin plus dangereux, les avait rapprochées l'une de l'autre et avait fait pencher davantage vers la souveraineté des Césars l'opulente ville de Salomon. Son titre de colonie, le surnom d'Hadrianopolis qu'elle paraît[27] avoir porté un moment, le caractère de son architecture, le double idiome, Grec et Oriental, employé dans ses inscriptions, les noms impériaux de Julius, d'Aurelius, de Septimius que ses chefs ajoutent à leur nom d'origine, témoignent que nous sommes ici en présence d'une race asiatique protégée par Rome et civilisée par la Grèce[28].

Or, dans Palmyre, grandissait depuis quelques années une famille que Septime Sévère avait décorée de son nom, et que, soit la richesse commerciale, soit le courage militaire, avait fait la première dans cette cité de marchands qui avaient à se défendre contre des peuplades de bandits. Déjà, sous Valérien probablement, un Septimius Odénath avait été assez puissant pour être soupçonné de méditer une révolte contre Rome ; il avait été assassiné, et lorsque son fils avait demandé vengeance à l'Empereur : Ne t'irrite pas, César, avait dit insolemment le meurtrier, mais regrette que je ne t'aie pas débarrassé du fils en même temps que du père ![29] La postérité d'Odénath, ainsi menacée, n'en avait pas moins été puissante après lui. L'aîné, Septimius Hairan, avait été sénateur et prince de Palmyre ; le second, appelé Odénath comme son père, portait déjà sous le règne de Valérien le titre de consulaire, et les Palmyréniens l'appelait Notre Maître[30].

C'est ce second Odénath qui, ce jour-là, devait sauver Rome[31]. Dans les guerres de Valérien, il avait pris parti pour la Perse d'abord, pour Rome ensuite. Mais quand la catastrophe du prince romain était venue le surprendre, il s'était humilié devant la fortune du grand roi, et lui avait envoyé de riches présents. Sapor était de ces hommes qui ne trouvent jamais la soumission assez servile ; la lettre d'Odénath fut déchirée, ses présents rejetés, son nom outragé.

Alors, soit pour se venger, soit pour se défendre, Odénath n'eut d'autre ressource que de s'unir au général romain Servius Batista. Il arme de nouveau ses soldats du désert, palmyréniens ou sarrasins, et de concert avec les Romains, il attaque le Roi des rois. Sapor qui a été pendant un jour un nouvel Annibal, Sapor est vaincu. Il est obligé de laisser aux mains de l'ennemi ses trésors, ses femmes mêmes ; sur son ancien territoire où il est forcé de se retirer, il n'emporte qu'un seul trophée, mais le plus douloureux pour les âmes romaines, le César captif et dégradé, Valérien. Le palmyrénien Odénath est avec Baliste le saveur de l'Empire et continuera d'en être le fidèle auxiliaire. Il semblait que les armées romaines, pour vaincre, n'eussent besoin que d'une chose, de ne pas être commandées par leurs empereurs.

Et néanmoins on voulait des empereurs ; et pendant que l'Occident se donnait son empereur à lui, l'Orient allait aussi faire le sien.

Dans cet anéantissement du pouvoir romain, l'Arménie et la Syrie ne devaient-elles pas opposer un César aux Perses sur l'Euphrate, comme la Gaule en opposait un aux Germains sur le Rhin ? Cet empereur ne fut cependant ni Baliste qui seul avait soutenu la chose romaine, ni Odénath que l'on jugea sans doute trop étranger ; ce fut ce Macrien qui avait perdu Valérien en lui conseillant la persécution contre l'Église, peut-être aussi en le trahissant en face de l'ennemi. Sollicité par Baliste de prendre la pourpre, Macrien, âgé et infirme, n'en voulut pas pour lui-même ou au moins pour lui seul. Il mit la pourpre sur les épaules de ses deux fils, hommes déjà mûrs et soldats éprouvés (261). A côté d'eux et sans prendre les insignes impériaux, il fut de fait le véritable empereur. Ambitieux, hardi, opulent, et réputé, malgré sa vieillesse, le premier homme de guerre de l'Empire, il fut reconnu jusqu'au fond de l'Égypte, et Rome se trouva ce jour-là menacée par deux empires séparés d'elle, celui de Postume dans l'Occident, celui de Macrien en Orient[32].

 

 

 



[1] Quamvis eorum aliqui non parum virtutis in se habuisse videantur, multum etiam rei publicæ profuisse. Trebellius Pollio in Salonino, 3.

[2] RESTITUTOR GALLIÆ. Monnaie de Lyon, dans la collection de M. Récamier.

[3] P. Licinius Egnatius Gallienus, fils de l'empereur Valérien (et d'une Egnatia Galliena ?), né en...., devenu d'abord César, puis Auguste en 253, Consul en 254, 255, 257 ; règne seul en 260, tué en mars 268 ; fait dieu après sa mort.

Sa femme : Cornelia Salonina Augusta (des monnaies grecques l'appellent aussi Julia Licinia et la surnomment Chrysogone). On a voulu la croire chrétienne d'après une monnaie où elle est représentée avec les emblèmes de la déesse de la paix et les mots AVGVSTA IN PACE : mais le mot in pace ne peut avoir ici la valeur qu'il a dans les épitaphes chrétiennes et on remarque que l'idée de paix est souvent rappelée dans les monnaies du règne peu pacifique de Gallien. (V. M. de Witte, Du christianisme de quelques impératrices, dans les Mélanges d'Archéologie du P. Martin, t. III.)

Seconde femme (ou concubine) de Gallien : Pipa ou Pipara, fille d'Attale (?) roi des Marcomans. (V. plus bas). On a voulu, mais à tort, la confondre avec Salenina.

Enfants de Gallien : 1° P. Licinius Cornelius Saloninus Gallienus, fait César, prince de la jeunesse et enfin Auguste, tué à Cologne en...., et fait dieu après sa mort.

2° Q. Julius Gallienus, César, déifié également après sa mort. (Orelli, 1012 et 1013).

3° Valerianus, dit le jeune Valérien, Consul en 265. (Orelli, 1015).

4° Une Julia mentionnée avec son frère Quintus dans l'inscription citée ci-dessus. (Or., 1013).

Il y a enfin une monnaie d'une Licinia Galliena Augusta. Ce ne peut guère être cette Gallieni parente de l'empereur qui eut part à la révolte de Celsus en Afrique (Trebellius Pollio). Faut-il croire avec M. Lenormant, que c'est une monnaie ironique, destinée à railler Gallien, en le représentant sous les traits d'une femme ? Elle serait l'œuvre de Postume, usurpateur dans les Gaules, et son poids est en effet analogue à celui des monnaies de Postume.

Nulle histoire spéciale de Gallien que la courte et très-imparfaite notice de Trebellius Pollion.

[4] Eusèbe, H. Ecclés., VII, 13.

[5] V. les Césars, Tableau du monde romain, liv. IV, chap. I, § 3. Les Antonins, II, chap. VII, § 2 (tome 1er).

[6] Veris tempore cubicula de rosis fecit. — De pomis castella composuit. Trebellius Pollio, in Gallien., 15.

[7] Trebellius Pollio, in Gallien., 16, 17.

[8] Concubinæ in ejus triclinio sæpe accubuerunt. Trebellius Pollio, in Gallien., 17.

[9] Et jocari ee dicebat, cum orbem terrarum undique perdidisset. (Trebellius Pollio, 17.)

[10] Trebellius Pollio, ibid., 17.

[11] C'est aussi à partir du temps de Gallien que disparaissent les monnaies émises an nom du Sénat et portant les lettres S. C. — Eckhel.

[12] Zosime, I, 37.

[13] Sur D. Lælius Ingenuus, voyez Trebellius Pollio in XXX tyrannis, 8 ; et deux fragments d'un historien inconnu, recueillis par le cardinal Mai, Scriptor. veteres, c. II. Zonaras.

[14] Gallieni epist. ad Verianum apud Trebellius Pollio, id.

[15] Lettre de Claude, depuis empereur, apud Trebellius Pollio, XXX Tyr., 9.

[16] P. C.... Regillianus (Trebellius Pollio et Victor in Cæsarib.) ou Regalianus (d'après Victor in Épitomé, et les monnaies), né en Dacie — proclamé empereur en Mésie, 260 — tué, 261. — Ses monnaies portent au revers une femme (?) tenant une bourse, une corne d'abondance et une lance, avec LIBERALITAS AVGGG (aurait-il associé deux fils à l'empire ?), ou bien un soleil avec ORIENS AVG. ou VICTORIA. Plusieurs de ces monnaies ne sont que des coins de Caracalla modifiés ; on lit encore sur l'une ANTONINVS PIVS, et la tête parait être celle de Caracalla.

Sa femme, (à ce que l'on pense, d'après les lieux où ces monnaies ont été trouvées) : Sulpitia Dryantilla. Ce nom se trouve sur des monnaies dont les coins primitifs paraissent avoir appartenu à Caracalla, à Julia Domna ou à Mæsa.

[17] Trebellius Pollio, In XXX tyrannis, 2.

[18] M. Cassianius Latinius Postumus, né dans les Gaules, gouverneur d'une province gauloise ou commandant des légions du Rhin sous Valérien ; proclamé empereur en 260, cinq fois consul (entre autres en 259 et 260), dix fois imperator, proclamé cinq fois Germanicus maximus ; s'associe Victorinus en 265, tué en 267.

Sa femme : Junia Donata ?

Une fille (?) et un fils, ce dernier associé à l'empire et tué avec lui.

Seul historien spécial : Trebellius Pollio, XXX tyr., 2 et 3, où il ne dit guère qu'un mot des deux Postumes.

Les dates qui précèdent sont conformes au récit de Trebellius Pollio, des deux Victors et d'Encrine, qui placent la proclamation de Postume après la captivité de Valérien, c'est-à-dire en 260 on plus tôt, et donnent par conséquent Postume 7 ou 8 ans de règne au plus. Mais je dois dire qu'Orose (que je citerai plus bas) et Eutrope comptent pur Postume un règne de dix ans. Et, ce qui est plus grave, on cite des monnaies portant la date de la neuvième ou même de la dixième année tribunitienne de Postume. Faut-il nier l'authenticité de ces monnaies ou intervertir toute une série d'événements qui se lient les uns aux autres 5' Je laisse au lecteur à en juger.

(D'accord avec M. de Witte, je suis l'orthographe des médailles et des inscriptions qui écrivent Postumus, plutôt que celle d'Eutrope qui écrit Posthumus et celle de Trebellius Pollion qui écrit Postumius.)

[19] Trebellius Pollio in Gallien., 4.

[20] Sur l'adhésion de l'Espagne à Postume et à ses successeurs, voyez une inscription trouvée à Cordoue au nom de POSTVMVS AVG. GER. MAX. PONT. MAX. TRIB. POT COS III. PP. (Orelli, 1015). — L'Espagne figurée sur une monnaie de Lollianus (suspecte ?), — une monnaie de Victorinus avec le nom de la légion X FRETENSIS qui tenait garnison en Espagne.

Sur l'adhésion de la Bretagne : trois inscriptions de Postume, Victorinus et Tetricus trouvées en Angleterre, (Orelli, 1016. Henzen, 5548, 5549), et la mention, dans les monnaies de Victorinus, de la légion XX VAL (ens) VICTRIX, qui tenait garnison dans la Grande-Bretagne.

[21] Pollio in XXX tyr., 4.

[22] Orose, VII, 22.

[23] L'aureus de Gallien varie de 5 grammes 15 à 2,15 ; celui de Postume, de 7,40 à 6,20 ; celui de Lollianus, son successeur immédiat, est de 5,70 ; celui de Marius, de 6,20 à 5,60 ; celai de Victorinus, de 5,35 à 5,10 ; celui de Tetricus, est de 4,40.

[24] Voyez sur cette histoire monétaire le premier volume de M. de Witte sur les Empereurs romains qui ont régné dans les Gaules.

[25] V. dans Trébellius Pollion (in Valeriano, 4, 5, 6) les lettres (authentiques ?) des rois Belsolus, Balerus des Cadusiens (Mazenderan), Artabasdes des Arméniens. Ce sont les Bactriens, les Ibères (Géorgie), les Albani (Chryvan et Daghestan) et les Tauroscythes (?) qui auraient fait adhésion à la puissance romaine.

[26] III Reg., IX, 18.

[27] Etienne de Byzance, de Urbibus V°.

[28] Voyez, dans le Recueil des inscriptions sémitiques de M. de Vogué, que je cite comme la publication la plus complète et la plus récente, les inscriptions de Palmyre, la plupart doubles, c'est-à-dire écrites en grec et en palmyrénien. Elles sont datées d'après l'ère des Séleucides ; la plus ancienne est de l'an 56 (256 avant J.-C.), et il n'y en a pas de postérieure à l'an 582 (271 après J.-C.) Palmyre en effet a été vers ce temps détruite par Aurélien. On remarque dans ces inscriptions les noms romains : d'Agrippa (greffier au temps du voyage du dieu Hadrien) en 131 ; — de Julius Aurelius Zebeïda, chef de caravane (inscription au nom des membres de la caravane) en 147 ; — de Julius Aurelius Zabdala, stratège de la colonie au moment de l'arrivée du dieu Alexandre César, (statue érigée en 242) ; — de Septimius Odénath, sénateur, vers 230 ; — de Septimius Hairan, sénateur et prince de Tadmor (en grec Παλμυρηνων), en 251, etc. — Mentions fréquentes des caravanes ; récompenses et témoignages honorifiques accordés par le Sénat ou par les caravanes à leurs chefs, à ceux qui les ont organisées ou protégées. — Le titre de colonie est mentionné pour la première fois en 242, le Sénat et le peuple de Palmyre le sont en 139, le titre de stratège de la colonie en 242.

[29] Fragment d'un continuateur anonyme de Dion Cassius. (Müller. Fragm. Historic. Græcor.) Ce serait peut-être l'Odénath dont parle Trébellius Pollion in Cyriade.

[30] Voici les noms de cette famille, tels que les donne M. de Vogüé, d'après les inscriptions (Syrie centrale, 1868) :

1° Vers 200, un Septimius Odanaïth, tué dans la guerre contre les Parthes ;

2° Vers 250, un Septime Haïran, sénateur, tué ;

3° En 251, Sept. Haïran, sénateur, chef des Palmyréniens, ami des Romains ;

4° En 258, Sept. Odénath II, seigneur de la ville, vir clarus, consulaire. C'est lui qui défait les Perses et se proclame roi.

[31] Le nom sémitique est Odainath, d'un mot arabe qui répond au latin auricula. Une inscription grecque de Palmyre, sur un tombeau construit par son père, donne les noms des trois générations antérieures à celui-ci : Hairan, Wahballath, Naçor. — Voyez sur lui : Trébellius Pollio, XXX tyranni, 14 ; Eutrope ; Zosime ; Procope, de Bello Persico, II, 15.

[32] Fulvius Junius Macrianus, — ses deux fils, T. Fulvius Macrianus, et .... Fulvius Quietus, proclamés empereurs en Orient en 261 ; tués, les deux premiers dans leur combat contre Auréolus en Illyrie ou en Thrace (262), le dernier à Émèse par Odénath. Leurs monnaies portant les légendes et les types ordinaires Apollini conservatori, Romæ æternæ, soli invicto, victoria Aug., fides militum, etc. ; il y en a d'Alexandrie avec la date de leur première et de leur seconde année.

Voyez Eusèbe, H. Ecclés., VII, 10. Trébellius Pollio in XXX tyr., 11-13, Zosime, Zonaras, et quelques mots d'un écrivain inconnu. Mai, Veterum scriptorum, nova collectio, II.